Terres de Femmes

Mois : mai 2008


  • Saint-John Perse | Invocation, 3

    «  Poésie d’un jour  »



    La_mer
    Ph., G.AdC






    INVOCATION

    3




        Poésie pour accompagner la marche d’une récitation en l’honneur de la Mer.
        Poésie pour assister le chant d’une marche au pourtour de la Mer.
        Comme l’entreprise du tour d’autel et la gravitation du chœur au circuit de la strophe.

        Et c’est un chant de mer comme il n’en fut jamais chanté, et c’est la Mer en nous qui le chantera :
        La Mer, en nous portée, jusqu’à la satiété du souffle et la péroraison du souffle.
        La Mer, en nous, portant son bruit soyeux du large et tourte sa grande fraîcheur d’aubaine par le monde.

        Poésie pour apaiser la fièvre d’une veille au périple de mer. Poésie pour mieux vivre notre veille au délice de mer.
        Et c’est un songe en mer comme il n’en fut jamais songé, et c’est la Mer en nous qui le songera :
        La Mer, en nous tissée, jusqu’à ces ronceraies d’abîme, la Mer, en nous, tissant ses grandes heures de lumière et ses grandes pistes de ténèbres ―

         Toute licence, toute naissance et toute résipiscence, la Mer ! la Mer ! à son afflux de mer,
        Dans l’affluence de ses bulles et la sagesse infuse de son lait, ah ! dans l’ébullition sacrée de ses voyelles ― les saintes filles ! les saintes filles ! ―
        La Mer elle-même tout d’écume, comme Sibylle en fleur sur sa chaise de fer …


    Saint-John Perse, Invocation, 3 in Amers [1957], Gallimard, Collection Poésie, 1970, p. 15.





    SAINT-JOHN PERSE


    Sjp


    Pour en savoir plus sur Saint-John Perse, se reporter au site « 
    Saint-John Perse, le poète aux masques », où il est possible d’écouter de nombreux extraits d’archives sonores, dont de longs extraits du Discours de Stockholm.


    ■ Saint-John Perse
    sur Terres de femmes

    31 mai 1887 | Naissance de Saint-John Perse
    Trentième anniversaire de la mort de Saint-John Perse par Joëlle Gardes
    Du Maître d’astres et de navigation
    Me voici restitué[e] à ma rive natale
    Pétrels, nos cils
    Vents



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  • Martin Rueff, Icare crie dans un ciel de craie

    Martin Rueff, Icare crie dans un ciel de craie,
    éditions Belin, collection L’Extrême contemporain, 2007.



    ICARO, È L’ORA



         En treize chants, Icare crie dans un ciel de craie narre l’aventure d’un moi icarien. Un moi confronté à une expérience aux rebondissements multiples. Au gré des fantaisies d’une imagination fertile et de ses inventions, le poète Martin Rueff revisite le mythe d’Icare, héros de l’Antiquité, son double, et le rend à la dimension existentielle qu’il a pour lui. Poème de l’espace et des abysses, épopée de la chute (katabase, retour vers « l’éternel premier cri »), Icare crie dans un ciel de craie est aussi le poème d’une métamorphose. Une mue lente et difficile qui s’accomplit en deux temps. Avant l’impact ― la chute dans les airs ―, après l’impact ― la chute dans la mer.

        Icare crie dans un ciel de craie. Parfait ennéasyllabe, le titre contient déjà toute la poésie enclose dans la combinaison des mots et des syllabes et évoque à lui seul les deux préoccupations majeures du poète icarien. Le travail sur les mots, agencements, échos et anagramme, Icare/crie/craie, et une réinterprétation personnelle de l’histoire d’Icare.




    Son_cri_dans_lespace_cleste_2
    Ph., G.AdC





    In der Luft


        Chant d’ouverture d’ Icare crie dans un ciel de craie, le chant premier du poème jette ses « mots isolés » sur les traces laissées par les mots du poète allemand Paul Celan. In der Luft, da bleibt deine Wurzel, da, in der Luft. « En l’air, là reste ta racine, là, en l’air » 1. C’est là, en l’air, dans le « ciel de craie » auquel il aspire, qu’Icare s’inscrit. Au-dessus de la ville et de son espace tendu de tours. Un espace conquis par la force du cri lancé au-dessus des dalles qui le tenaient prisonnier. Dalle/Dédale, première « astuce » d’Icare. Celle de la « dalle levée », première expansion vers le ciel dès le début du chant I. Enfin libéré de son préfixe privatif « dé », le fils de Dédale lance son cri dans l’espace céleste, espace ouvert dans lequel il cherche à s’enraciner. Loin du père. Un espace d’au-delà des tours qui enchaînent et enferment ― racine, fils ? Ancre, couloir, poitrine. Ciel où s’abolissent les contraires ― tour de silence/tour de cri (tour d’écrou ?). Un espace construit sur les répétitions de consonnes, celles-là mêmes qui sont incluses dans le titre. Le cri roule ses allitérations en « r », traverse l’espace par circularités, « de la gorge du ciel dans la gorge du ciel ». Le chant se clôt sur la douleur hurlante d’Icare, cri de révolte peut-être qui cible le ciel, criblant l’espace de crissements aigus.





    Modernité d’Icare


        Beaucoup plus long, le chant II situe l’aventure icarienne de Martin Rueff du côté d’Hyperboréa, espace glacé, confins de terres à explorer où soufflent les vents du Nord.

        L’envol d’Icare vient d’avoir lieu ― Ça y est/C’est fait. Le fils de Dédale s’est détaché du monde ancien qui était le sien jusqu’alors. Icare parcourt un monde nouveau, vitesse V et modernité, haute voltige de la technologie, altimètres et fuselages du corps magnifié par l’élan sportif. Hommage au passage à Guillaume Apollinaire et à « Zone », le long poème préliminaire d’Alcools. Nouveau Christ ascensionnel, tour à tour skieur de tremplin, cycliste en lycra, danseur étoile, amateur de trampoline, trapéziste, plongeur d’Acapulco, spécialiste du saut de l’ange et de la mort, parachutiste, Icare polymétis s’élance, glisse, dévisse, pique, attentif aux stratégies de son corps-fusée, pistes de lancement. Les phrases brèves, sans déterminants ni ponctuation, visent l’efficacité, la vélocité et répondent à la soif jubilatoire de la modernité. Une modernité qui renvoie Dédale, le père, et son enseignement, son savoir, ses transmissions, son goût de la technique et du vent dans des parenthèses qui ponctuent les différentes séquences du chant : (De son père il retient le respect des instructeurs/des ingénieurs/des inventeurs). À moins qu’il ne faille considérer ces parenthèses comme autant de reviviscences mémorielles. De son père, Icare a gardé « le goût les blagues sottes », celui des jeux de mots faciles ― « Globules de savon » ―, peut-être aussi celui des apocopes ― « mes hallus mignonnes » ―, des néologismes ou des citations, de la trouvaille ― « Effort suprême et pronominal » ― que le héros décline sous forme d’injonction répétitive, doucement persuasive :

          Se laisser aller
          Se laisser porter
          Facile à dire
          Se laisser aller
          Se dérober
          S’absenter

        Tous ces efforts ne vont pas sans douleur ni souffrance, ni « goût de sang dans la bouche ». Plaisirs et dangers de l’enfance et de l’adolescence se terminent par la chute finale d’Icare et l’interrogation inquiète de Dédale :

    Icare, dixit, ubi es ? Qua te regione requiram ? (Icare, dit-il, où es-tu ? En quel lieu me faut-il te chercher ?)

         Au questionnement du père, tel que rapporté par Ovide 2, répond l’Icare de Bruegel l’Ancien :

          « Dans un angle du tableau
          Oui, là, en bas à droite
          La jambe dans une gerbe d’eau
          C’est bien moi sur l’image
          Ô « comme tout se détourne »
          ― oui, comme tout se détourne

          C’était moi. »

         Plus près de nous, encore, cette évocation « vague » d’Icare dans les vers de William Carlos Williams (Paterson) :

          « A splash quite unnoticed
          This was
          Icarus Drowning »


          Disparition.





    Secou_par_la_nappe_du_ciel
    Ph., G.AdC





    Trouver son verbe


        À la longue séquence du chant deux, succèdent, du chant III au chant VIII, des poèmes brefs. Après les éclats sportifs et les performances d’artiste, Icare « secoué par la nappe du ciel » tente l’effacement. « Je m’efface » ; « j’essuie » ; « j’éponge ». Faufiler―se faufiler « dans la chair délitée de la tapisserie », afin qu’advienne ce qui doit se produire. Trouver enfin son verbe, tel est le désir exprimé au chant III.

        « Régi par l’éclair » du chant III, le verbe se faufile, dérive « dans les rafales rugies du ciel » du chant IV, puis se faufile encore de « rafales mugies » en « accalmies courtes ». Au chant V s’affrontent les contraires, l’un par l’autre abolis simultanément :

    « je suis et je ne suis pas cet été qui finit et ne finit pas ».

        Avec le chant VI se noue et se dénoue la relation au père. Aux souvenirs tendres et familiers ― « Mon père m’appelait le petit jour » ― succèdent projets, ambitions et désirs. Qui se construisent avec le père et contre lui, sans lui, dans le silence de la mémoire. Le futur chasse le passé. L’affirmation du moi s’écrit dans la « cicatrice ancienne » : « j’étais le fils tranchant/je serai le fils déchirant ».





    Petite suite après impact


        L’impact avec la mer se fait au chant VII. Rapide, bref, incisif, essentiel. Un baiser. Tout à la fois profond et ludique. Icare accueille la solitude des abysses. Mallarméenne solitude. « Solitude, récif, étoile ». Modernité.

        À partir du chant VIII, les poèmes sont annoncés par des titres. Intitulé le « Morceau fantôme », le chant VIII est un sonnet irrégulier. La tradition se fraye un passage à travers ce poème clos sur lui-même divaguant sur la vague, pareil à un vaisseau (une « urne ») porteur d’une voix inconnue, « Ta voix de cri de cœur ». Celle qui susurre « Sans toi, je ne suis rien/Sans toi, je ne suis rien ».

        Après « l’impact sourd » avec la mer suit un silence ou un temps d’arrêt, marqué par les points de suspension qui précèdent le titre du chant IX… « dans la vague creuse ». Finisterre. Dans le long poème de la vague creuse, Icare, sens en éveil, évoque sa plongée-délire dans les profondeurs. Délesté de son père, Icare « décroché » récupère ses « dé ». Qui roulent d’un mot à l’autre de l’énumération, par contamination de sens et de sons :

          « décroché
          désamarré
          déchu
          délapsé
          délavé
          dévissé
          dépoulpé
          désenfanté
          Icare désastré
          Icare
          décrié
          enfin
          Icare
          dégringolé donc
          dévalé dans l’averse
          vers les parvis agités
          des traînes frissonnantes… »

         La mer ― coups de poing dans la poitrine ― rythme le poème de ses onomatopées de locomotive ― tudum tudum tudum. Icare abandonné (lama sabakhtani ?)―« mère pourquoi m’as-tu abandonné ? »― « aux innombrables détours  », « aux méandres duplices », « aux murs aveugles », « aux jambages multiples », crie désormais « dans le royaume des bulles », « dans le tube vitreux de sa téléportation sous-marine. » Et « la mer labyrinthe », « ciel d’en-dessous », de gloser le « sanglot d’Icare/d’Icare criant dans un ciel de craie ». Jusqu’à ce que, englouti, démantibulé, il ne reste du plongeur que borborygmes, transmis dans un inexprimable hoquet christique :


    Hic Rhodus… Hic Saltus…

                            Hic.. Hic..

                                             Hic est corpus meus… Hic..

                               corpus

                                                                 Hic…

                                                              
         
                  …us…

                                                              
                 
                           Hic…


         Suit le chant X qui déroule les longues strophes de Nage nu/Souvenirs de maraudes aquatiques. Scaphandre lourd et malhabile, « michelin des profondeurs », « cosmonaute pataud lourd/pas lents », Icare nu explore les « combles poissonneux » de ses « maraudes » anciennes. De derrière la loupe arrondie de son « hublot ridicule », montent les bulles d’assonances en « u ». Nu / tuba / lunettes / buée / muqueuses / surface /voluptés /méduse / ondulations/ lotus / utriculaires /urinatores / ultralucides…

        Et toujours, le refus des techniques du père s’accompagne d’expériences nouvelles, nouvelles voies à explorer ― la voie du Tao, leçons des yogis mangeurs d’aulx… exercices de bathygymnosophistique ―, nouveaux jeux du langage ― célinien « agité du bocal » ―, petits blocs de terminologies futuristes, mystérieuses : « l’onde alea/mimicry/dont l’onde ilinx/nu dans la longueur/des ondes. Icare nu, pris dans son propre cercle, évolue au « ralenti » :

          « ralenti
          Icare
          nu
          regardait
          dans le nu
          le nu d’Icare ».





    La Babel subaquatique d’Icare ou « Quels sont ces vers exquis ? »


         Dans le chant suivant, Icare XI, également intitulé Papier bulle (Ivresses d’heures profondes), la remontée de « l’antiquaille » devient oppressante. Le chant s’ouvre en exergue sur un extrait de Fin de partie, de Samuel Beckett. Pour Winnie, les classiques ne sont plus qu’antiquailles qui aident à « tirer votre journée ».

        Icare, pauvre Job au fond du gouffre (Water, water, every where), « ivre mort d’aquatisme » en proie à l’ivresse des profondeurs, laisse affluer en lui le fatras des antiquailles. Les « dragées de couleur » et « perles de poèmes » remontent comme des tessons d’amphores désenfouies, surgissent sans ordre sous « l’effet de l’eau mnémotechnique », héritage du père et de la tradition. Les vers de L’Énéide se mêlent à la rasbaïe, les « fanfreluches antidotées » de Rabelais côtoient les messages in the bubbles, le poète français du XVIe siècle, Desportes, rejoint Ungaretti, dit Ungà, les adresses lyriques à Le Masson, moine chartreux picard du XVIIe siècle, succèdent aux comptines d’enfant. Le Dao De Jing de Lao-Tseu, Pline l’Ancien, Tibulle, Horace, Dante, Shakespeare, Goethe, Coleridge, Tennyson, Leopardi, Swinburne, Aloysius Bertrand, Baudelaire (« Élévation »), Edgar Allan Poe (« The City in the Sea »), Rimbaud, Mallarmé, Artaud, Valéry, Desnos, Ezra Pound, Saint-John Perse, Sylvia Plath (« Ariel »), Celan encore… et bien d’autres dont Ferruccio Benzoni et David Gray, sont aussi convoqués. Bosch et Chagall. Les citations anglaises, allemandes, grecques, latines, françaises forment un damier aquatique babélien. Encore enrichi par les néologismes, fantaisies de langage, mots rares et savants. L’ensemble, recomposé au fil des vagues, donne un manteau d’arlequin hérité de longue date, tissé du nom des néréïdes et troué ça et là (« peau de panthère et chlamyde trouée ») d’onomatopées marines avec ponctuation en forme de vaguelettes avec variations/tildes.


             …pof

                pof                                          

                pof…                                                            

                               

    ou

                   

      ̃

      ̃

              …pof

           pof

           pof

      ̃

      ̃


         Au final, il reste « un vieux poème/composé d’enfances/et d’allégories bêtes/en première communion ». Au final, « muet comme carpe / Icare récite en sous-marin / son naufrage ».

        Icare, rappelé à l’ordre, doit aller jusqu’au bout de sa chute :       Icaro è l’ora !

          « : c’est l’heure Icare
          : c’est l’heure
          mon petit
                                                c’est l’heure. »





    Noli altum sapere sed time (devise de Robert Estienne)


        La chute cruelle se poursuit au chant suivant. Icare XII. Ne coulant (En nage de sombrer). Emporté par les courants, Icare dérive sur « un lit de corail ». Il remonte l’alphabet, s’accroche aux hameçons des « consonnes indurées ». En proie à ses rêves et à ses souvenirs, Icare « sommeille dans un fourmillement des lettres ». Il « pleurniche entre les eaux » et se prend à rêver de ses poèmes de jadis et de son amour :

          Je me souviens comme je t’appris à nager…

          La mer était verte comme tu l’aimais
          La mer était verte et calme
          Tu avais enlevé ta robe…


        Je chantonne des bribes d’un vieil air : « La mer était verte, tu l’étais un peu… ». Quelle leçon tirer du « souvenir d’enfance d’Icare » ? En finir avec la jeunesse. En retenir la respiration.





    L’Eden d’Icare


        Dans le dernier chant, Icare XIII, noir profond rouge/sombrée Icare, Martin Rueff évoque la fin d’Icare, ce moment où la pensée se désagrège « dans la boîte noire illisible ». Inspiré de Jack London, le premier mouvement du chant reprend un paragraphe de Martin Eden. Martin Rueff prenant son élan sur les phrases de Jack London, les complète pour en attribuer le sens à Icare :

         « And at the instant he knew, he ceased to know 3//Et au moment même où il sut, il cessa de le savoir il mais qui maintenant qui sait quoi dès lors que hormis quand ».

        Icare « le foudroyé le fou noyé le fou droyé » …

         Le chant se termine sur l’éloge de « la rose des mers », la « nonpareille ». C’est là maintenant que loge Icare au cœur d’une rose.

        Une « rose      recueil » / « rose     relique » / « rose     réversible » /qui catalyse à elle seule dans l’intime du « bouton de rose entendu de personne » tous les pouvoirs de transmutation de la création poétique. L’absente de tout bouquet.

          « Un rien
          nous étions, nous sommes, nous
          resterons, en fleur ;
          la rose de rien, de
          personne. » 4


          « que s’endorme la mer, que s’endorme son immense détresse »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    _____________________________
    1 Paul Celan, « Et avec le livre de Tarussa », in La Rose de personne, José Corti, 2002, pp. 152-153.
    2 Ovide, Métamorphoses, VIII, vers 223-235, GF-Flammarion, 1966, page 210. Traduit par Joseph Chamonard.
    3 Jack London, Martin Eden, chapitre XLVI.
    4 Die Niemandsrose (Paul Celan, « Psaume », La Rose de personne, id., page 39).



    REMARQUE : la note de lecture ci-dessus a aussi été publiée par la revue Poezibao le 3 juin 2008.





    Icare crie dans un ciel de craie





    MARTIN RUEFF



    Martin Rueff portrait
    Source




    ■ Martin Rueff
    sur Terres de femmes ▼


    Et des coups de poing dans la poitrine (extrait d’Icare crie dans un ciel de craie + une notice bio-bibliographique)
    Le jaguar aux yeux d’eau (hommage de Martin Rueff à Claude Lévi-Strauss)
    Complaintes de Mare eorum (extrait de La Jonction)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur remue.net)
    une note de lecture (« En marge du cri, Martin Rueff ») de Shoshana Rappaport-Jaccottet sur Icare crie dans un ciel de craie. Cette note a également été publiée dans le n° 952-953 (août-septembre 2008. Georg Büchner – Roland Barthes) de la revue Europe
    → (sur Terres de femmes)
    Icarion





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  • 30 mai 1778 | Mort de Voltaire

    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 30 mai 1778 meurt à Paris François-Marie Arouet, dit Voltaire.





    Voltaire_bleu_par_aline_rohrbach
    Source






    MORT, FARCE ET APOTHÉOSES


         Mme Denis, qui s’ennuyait mortellement à Ferney, n’eut de cesse de ramener son oncle à Paris. Elle abrégea sans doute sa vie, mais lui permit une sortie de scène digne de lui. Arrivé le 10 février 1778, il tombe malade dès le 17 […]. À ne pas se confesser, il risquait d’être jeté à la voierie. Mais le clergé n’allait sans doute pas manquer d’exiger davantage : une rétractation solennelle. Que faire ? Un abbé se présente, qui plaît à Voltaire : « C’est un imbécile […] cela sauvera du scandale et du ridicule. »
        Le 2 mars, au beau milieu du « confiteor », l’abbé Gaultier lui donne à signer une rétractation, « pour vous épargner la peine de la composer vous-même ». Mais il reste quelques forces à M. de Voltaire : « C’est moi-même qui vais le faire… », et il la fait d’un trait. Que dit-il ? Non pas qu’il est catholique. Non pas qu’il renie ses œuvres, mais que « s’il avait jamais scandalisé l’Église, il en demande pardon à Dieu et à elle » !
        Apaisé par cette rétractation, il se confesse et reçoit l’absolution. Mais ses crachements de sang lui interdisent malheureusement toute communion ! Un peu inquiet, l’abbé lui fait alors signer un post-scriptum, qui dément à l’avance un éventuel reniement du mourant. Est-ce la faute de Voltaire si, cette rétractation de la rétractation, il l’avait déjà rédigée ? « Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne haïssant pas mes ennemis, et en détestant la superstition. » Que ce credo déiste ne dise pas comment on peut « détester » sans « haïr », n’enlève rien à son panache.
        La perspective, même repoussée, de la communion avait apparemment revigoré le terrible vieillard : le 30 mars, il reçoit l’hommage de l’Académie française, et la foule le porte en triomphe à la Comédie-Française, pour la sixième représentation d’Irène. Mais il reste interdit à Versailles, et son sacre exaspère les dévots.
        Le 23 mai, bourré d’opium, il est à l’article de la mort. Plus d’abbé Gaultier : c’est le curé de Saint-Sulpice, plus rigoureux, qui vient exiger une rétractation en règle. Mais Voltaire n’est plus en état de discuter théologie.
        L’Église et le Pouvoir tombent d’accord le 23 mai pour éviter le scandale par qui tout arrive : on transportera Voltaire à Ferney, après sa mort, comme si le malade voulait rentrer chez lui, ce qui escamote élégamment l’épineux problème de l’inhumation ou du permis de transport du corps.
        Mais le neveu de Voltaire, l’abbé Mignot, se souvint que son oncle était rusé. Il obtient de l’abbé Gaultier « un billet de banque pour l’autre monde », un billet de confession laconique mais en règle : « Je déclare que j’ai été appelé pour confesser M. de Voltaire, que j’ai trouvé hors d’état d’être entendu et sans connaissance. Ce 30 mai 1778. » Voltaire mourut en effet le soir même. On embauma son corps, et on l’emporta, mais pas à Ferney ! À Scellières, chez l’abbé Mignot, dans le diocèse de Troyes ! Où on l’enterra le 2 juin, juste avant qu’une lettre de l’évêque de Troyes ne l’interdise. « Voltaire avait joué son dernier mauvais tour aux prêtres. Après leur avoir escroqué une communion en 1768, une autre en 1769, une absolution le 2 mars 1778, il obtenait le 2 juin des obsèques religieuses qui ne furent pas sans solennité » (René Pomeau1).
        « Des extrémistes songèrent à une exhumation, qu’on se garda de leur accorder. On se vengea en lui refusant une messe à l’Académie française, réclamée par… d’Alembert, et en déplaçant le pauvre desservant de Scellières ! Somme toute, Voltaire s’était mieux tiré des griffes du clergé parisien que de celles de Frédéric II à Francfort. Son ami Frédéric se révélait mauvais prophète, qui prédisait que Voltaire les déshonorerait tous, par panique, à l’article de la mort, le dernier de son inépuisable dictionnaire philosophique.
        À défaut de l’immortalité de l’âme, dont il ne s’était jamais vraiment persuadé, d’autres apothéoses l’attendaient, et bien des reniements. Sa vie posthume se devait de rivaliser avec son existence agitée. On ne se débarrasse pas d’un Voltaire avec un diabète, une strangurie, et un billet de confession. »


    Jean Goldzink, La légende de Saint Arouet, in Voltaire, Gallimard, Collection Découvertes, 1989, pp. 118 à 122.




    _______________________________________
    1 René Pomeau, La Religion de Voltaire, Nizet, 1969, p. 547.






    VOLTAIRE


    VOLT AIRE -
    Image, G.AdC



    ■ Voltaire
    sur Terres de femmes

    21 novembre 1694 | Naissance de Voltaire
    13 octobre 1761 | Voltaire, Début de l’affaire Calas
    14 mars 1764 | Lettre de Madame du Deffand à Voltaire
    28 décembre 1765 | Lettre de Madame du Deffand à Voltaire
    5 octobre 1770 | Lettre de Madame du Deffand à Voltaire





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  • Paul Celan | Lob der Ferne

    «  Poésie d’un jour  »



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    Ph., G.AdC







    LOB DER FERNE



    Im Quell deiner Augen
    leben die Garne der Fischer der Irrsee.
    Im Quell deiner Augen
    hält das Meer sein Versprechen.

    Hier werf ich,
    ein Herz, das geweilt unter Menschen,
    die Kleider von mir und den Glanz eines Schwures :

    Schwärzer im Schwarz, bin ich nackter.
    Abtrünnig erst bin ich treu.
    Ich bin du, wenn ich ich bin.

    Im Quell deiner Augen
    treib ich und träume von Raub.

    Ein Garn fing ein Garn ein :
    wir scheiden umschlungen.

    Im Quell deiner Augen
    erwürgt ein Gehenkter den Strang.






    ÉLOGE DU LOINTAIN



    Dans la source de tes yeux
    vivent les nasses des pêcheurs de la mer délirante.
    Dans la source de tes yeux
    la mer tient sa parole.

    J’y jette,
    cœur qui a séjourné chez des humains,
    les vêtements que je portais et l’éclat d’un serment :

    Plus noir au fond du noir, je suis plus nu.
    Je ne suis, qu’une fois renégat, fidèle.
    Je suis toi, quand je suis moi.

    Dans la source de tes yeux
    je dérive et rêve de pillage.

    Une nasse a capturé dans ses mailles une nasse :
    nous nous séparons enlacés.

    Dans la source de tes yeux
    un pendu étrangle la corde.



    Paul Celan, Pavot et mémoire in Choix de poèmes réunis par l’auteur (édition bilingue), Gallimard, Collection Poésie, 1998, page 43. Traduction de Jean-Pierre Lefebvre.






    ■ Paul Celan
    sur Terres de femmes

    23 novembre 1920 | Naissance de Paul Celan
    La main pleine d’heures
    Lointains
    Stimmen
    TANT D’ASTRES
    Tübingen, Jänner
    13 février | Paul Celan, Tout en un
    5 décembre 1960 | Lettre de Nelly Sachs à Paul Celan
    Jeudi 11 décembre 1969 | Lettre de Paul Celan à Ilana Shmueli
    Correspondance Nelly Sachs | Paul Celan



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Lyrikline)
    Paul Celan disant lui-même dix de ses propres poèmes





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  • TdF n° 3 ― février 2005



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    Image, G.AdC



    SOMMAIRE DU MOIS DE FÉVRIER 2005


    Terres de femmes ― N° du mois de janvier 2005
    1er février 1926 | Italo Svevo et Adrienne Monnier
    Sylvia Plath | Winter trees
    Marguerite Duras, « l’autre façon de se perdre »
    2 février 1922 | Première publication d’Ulysse
    Icarion (Angèle Paoli)
    De Burano à Bastia, Venezia 83 (VIII) (Angèle Paoli)
    Portrait de jeune fille au bonheur-du-jour (Angèle Paoli)
    3 février 1923 | La Vagabonde
    « En ce lieu qui l’enfante » (Angèle Paoli)
    Marina Tsvétaïeva | J’aimerais vivre avec vous
    4 février 1944 | Création d’Antigone d’Anouilh
    4 février 1969 | Récital de Barbara à l’Olympia
    5 février 1919 | Fondation de The United Artists
    6 février 1671 | Lettre de Madame de Sévigné à Françoise de Grignan
    Maroussia (Angèle Paoli)
    7 février 1915 | Premiers poèmes de Giuseppe Ungaretti
    8 février 1828 | Naissance de Jules Verne
    Paule Constant | Les couloirs de la mort (note de lecture d’Angèle Paoli)
    Henry Bauchau | Diotime (note de lecture d’Angèle Paoli)
    10 février 1953 | Lancement du Livre de Poche
    Henry Miller | Trois grains d’ellébore, ma commère ! (note de lecture d’Angèle Paoli)
    11 février 1948 | Mort du cinéaste Sergueï Eisenstein
    Colette au Crotoy
    Castifau (Angèle Paoli)
    Le gué (Angèle Paoli)
    flamenco (Angèle Paoli)
    13 février 1966 | Mort de Marguerite Long
    Claude Louis-Combet | « J’écris du désir comme du désert »
    Cauchemardesques (Angèle Paoli)
    15 février 1961 | Balthus, directeur de la Villa Médicis à Rome
    16 février 1967 | Inauguration de l’exposition Toutankhamon
    16 février 1988 | Mort de Charles Delaunay
    17 février 1986 | Création de Pour un oui ou pour un non de Nathalie Sarraute
    Orages (Angèle Paoli)
    Nathalie Sarraute | Portrait d’un inconnu
    Claude Louis-Combet | Isula, Insula
    18 février 2001 | Mort de Balthus
    Masculin féminin (Carnets du père)
    Silvio D’Arzo | Une vie de chèvre
    21 février 1908 | Ouverture d’un cinéma dans la salle du Cirque de Paris
    Annie Le Brun | Imperceptiblement le lichen tétanise l’espace
    22 février 1944 | Arrestation de Robert Desnos
    Drago Jancar | Le Christ est ressuscité
    Marie Ferranti | Rappelle-toi Barbara
    24 février 1979 | Création à l’Opéra de Paris de la version intégrale de Lulu
    Julia Kristeva | Au risque de la pensée
    Feux de jardins (Angèle Paoli)
    26 février 1901 | Lettre de rupture de Lou Andreas-Salomé à Rilke
    27 février 2005 | Ultime projection à la salle Chaillot de la Cinémathèque française
    Gaspara Stampa | O beata e dolcissima novella
    28 février 1912 | Première exposition de Marie Laurencin
    L’espace fuit (Angèle Paoli)
    Déserts (Angèle Paoli)
    Terres de femmes ― N° du mois de mars 2005



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  • 28 mai 1990 | Mort de Giorgio Manganelli

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 28 mai 1990 meurt à Rome Giorgio Manganelli.






    Image, G.AdC
    Giorgio_manganelli    Écrivain majeur de l’Italie contemporaine, poète, essayiste, romancier, traducteur, « maître de l’ironie sarcastique », Giorgio Manganelli est né à Milan le 15 novembre 1922. Connu pour ses nombreuses traductions ― celle de l’œuvre de T.S. Eliot, parue en 1952, celle de l’œuvre complète d’Edgar Poe parue en 1982 ―, Giorgio Manganelli est l’auteur d’essais rassemblés dans Littérature comme mensonge/La letteratura come menzogna, publié en 1967, Angoscie di stile (1981) et Laboriose inezie (1986). Pour Giorgio Manganelli, théoricien du désengagement, la littérature est « asiociabilité, provocation, mystification » et le langage, seule visée de l’écrivain. Quant à sa production poétique, peu connue du grand public, elle a été publiée il y a peu (juillet 2006) par Daniele Picini chez Crocetti.

        Dernier écrit de Manganelli, publié par Adelphi en 1991, Le Marécage définitif offre la « vision étincelante » d’un lieu frontière, « suprêmement dangereux », « répugnant et attirant » où se déroule l’aventure solitaire d’un narrateur et de son cheval. Un lieu énigmatique, « mystérieuse et taciturne patrie » du visionnaire que fut Giorgio Manganelli.






    EXTRAIT du MARÉCAGE DÉFINITIF


        Je chemine à présent, avec la chevalinité à mon côté, en un lieu obscur, une sylve, et ce n’est pas le marécage. Je regarde avec méfiance la chevalinité, et je lui demande où elle m’a conduit. Sa réponse est vague, dénuée de sens, et semble faire allusion à un lieu où je ne trouverai ni eau ni boue. « Tu ne voudras pas me conduire aux volcans ? » dis-je ; la chevalinité rit, et le rire de sa bouche, qui devrait être énorme, a quelque chose d’aimable, une grâce insidieuse ; de nouveau je sens que, à condition de ne pas abandonner la chevalinité ou de ne pas être abandonné d’elle, je suis prêt à en accueillir en moi, dans ma vie, toutes les dégradations les plus inguérissables. La chevalinité, pensé-je à présent, sait sûrement si le roi des volcans existe et s’il est amical à mon égard. Je me tourne vers la bête et je suis sur le point de lui poser la question quand je m’aperçois qu’elle porte sur la tête une minuscule couronne. Je m’étonne non pas tant de la couronne que de sa petitesse, comme si elle coiffait quelque chose de minuscule à l’intérieur de la chevalinité, quelque chose d’enfantin, et voici qu’elle sourit, une abstraction sourit, et peut-être cette abstraction est-elle le roi, l’associé, le dyarque qui m’a été assigné pour compléter la phrase grammaticalement fautive, l’anacoluthe de mon destin. Est-il possible que j’aie toujours été avec mon bien-aimé dyarque, et qu’il se soit travesti si astucieusement qu’il ne m’a jamais été permis de le reconnaître ? Mais en vérité je ne le reconnais pas même à présent, je marche à côté de la robuste chevalinité, l’abstraction qui ne craint pas le marais marécageux, et je m’aperçois seulement maintenant que la robustesse même est une partie de l’abstraction, la chevalinité renferme des petitesses que je voudrais retirer de leur écrin. Qu’il est étrange de dire « sylve », d’employer un mot si féerique et si courtisan, mais cette sylve est à son tour très féerique, et courtisane en ceci que c’est justement le genre de forêt où les filles de roi, ou les rois eux-mêmes, quand ils sont très jeunes, aiment à se perdre, et c’est ici que se cachent des murs démolis de palais royaux, sur les portes desquels est clouée la tête d’un cheval décapité, tué pour que de ses entrailles sorte l’âme royale, prophétique, omnisciente.


    Giorgio Manganelli, Le Marécage définitif [La palude definitiva, 1991], Le Promeneur, Éditions Gallimard, 2000, pp. 92-93. Traduit de l’italien par Dominique Férault.






    Manganelli
    Source



    In morte di Giorgio Manganelli, 28 maggio 1990

    I



    Piangere il vento della giovinezza
    o mio primo stendardo di cultura
    al tutto che diviene e che si annienta
    ritrovare il tuo volto solamente.
    Sei più vivo ora,
    la tua morte è si potente che somiglia a un mito
    e ne siamo sconvolti.
    Quante porte blindate, Amore, hai chiuso sul destino.



    Alda Merini, Vuoto d’amore, Collezione di poesia 224, Giulio Einaudi Editore, 1991 ; rééd. 2006, p. 86.





    Pleurer le vent de la jeunesse
    ô ma première bannière de culture
    au tout qui advient et qui s’anéantit
    retrouver ton seul visage.
    Tu es plus vivant maintenant,
    ta mort est si puissante qu’elle ressemble à un mythe
    et nous en sommes bouleversés.
    Combien de portes blindées, Amore, as-tu fermées sur le destin.



    Traduction inédite d’Angèle Paoli





    ■ Giorgio Manganelli
    sur Terres de femmes

    Scrivi, scrivi (poème)





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  • 26-27 mai 1853 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet

    Éphéméride culturelle à rebours



    Louise Colet et Gustave Flaubert  par Charles Hobson
    Source







    [Croisset], nuit du jeudi, I heure, [26-27 mai 1853.]



    Je ferais mieux de continuer à travailler et de t’écrire demain, car je suis ce soir fort animé et dans un grand rut littéraire. Mais comme demain il peut revenir, cela me remettrait trop loin (au plaisir que me font tes lettres, je pense que tu dois bien fort aimer les miennes). Et puis il faut se méfier de ces grands échauffements. Si l’on a alors la vue longue, on l’a souvent trouble. Le bon de ces états-là, c’est qu’ils retrempent et vous infusent dans la plume un sang plus jeune. On a dans la tête toutes sortes de floraisons printanières qui ne durent pas plus que les lilas, qu’une nuit flétrit, mais qui sentent si bon ! As-tu senti quelquefois comme un grand soleil qui venait du fond de toi-même et t’éblouissait ? […]

    Eh bien, oui, je deviens aristocrate, aristocrate enragé ! Sans que j’aie, Dieu merci, jamais souffert des hommes et [bien] que la vie, pour moi, n’ait pas manqué de coussins où je me calais dans des coins, en oubliant les autres, je déteste fort mes semblables et ne me sens pas leur semblable. C’est peut-être un monstrueux orgueil, mais le diable m’emporte si je ne me sens pas aussi sympathique pour les poux qui rongent un gueux que pour le gueux. Je suis sûr d’ailleurs que les hommes ne sont pas plus frères les uns aux autres que les feuilles des bois ne sont pareilles : elles se tourmentent ensemble, voilà tout. Ne sommes-nous pas faits avec les émanations de l’Univers ? La lumière qui brille dans mon œil a peut-être été prise au foyer de quelque planète encore inconnue, distante d’un milliard de lieues du ventre où le fœtus de mon père s’est formé. Et si les atomes sont infinis et qu’ils passent ainsi dans les Formes comme un fleuve perpétuel roulant entre ses rives, les Pensées, qui donc les retient, qui les lie ? A force quelquefois de regarder un caillou, un animal, un tableau, je me suis senti y entrer. Les communications entr’humaines ne sont pas plus intenses.

    D’où viennent les mélancolies historiques, les sympathies à travers siècles, etc. ? Accrochement de molécules qui tournent, diraient les épicuriens. Oui, mais les molécules de mon corps vivant ne tournent guère, et enfin ce n’est pas parce qu’un imbécile a deux pieds comme moi, au lieu d’en avoir quatre comme un âne, que je me crois obligé de l’aimer ou, tout au moins, de dire que je l’aime et qu’il m’intéresse.

    Il fut un temps où le patriotisme s’étendait à la cité. Puis le sentiment, peu à peu, s’est élargi avec le territoire (à l’inverse des culottes : c’est d’abord le ventre qui grossit). Maintenant l’idée de patrie est, Dieu merci, à peu près morte et on en est au socialisme, à l’humanitarisme (si l’on peut [s’]exprimer ainsi). Je crois que plus tard on reconnaîtra que l’amour de l’humanité est quelque chose d’aussi piètre que l’amour de Dieu. On aimera le Juste en soi, pour soi, le Beau pour le beau. Le comble de la civilisation sera de n’avoir besoin d’aucun bon sentiment, [ou] ce qui s’appelle [ainsi]. Les sacrifices seront inutiles ; mais il faudra pourtant toujours un peu de gendarmes ! Je dis là de grandes bêtises, mais pourtant le seul enseignement à tirer du régime actuel (basé sur le joli mot vox populi vox Dei) est que l’idée du peuple est aussi usée que celle du roi. Que l’on mette donc ensemble la blouse du travailleur avec la pourpre du monarque, et qu’on me les jette de compagnie toutes deux aux latrines pour y cacher conjointement leurs taches de sang et de boue ; elles en sont raides.

    Adieu, comme il est tard ! Je t’embrasse partout, du cœur et du corps, toi avec qui je me fonds et me confonds. Aussi je signe toujours de ce seul mot.
        Ton



    Gustave Flaubert, « Lettre du 26-27 mai 1853 » [extrait], Correspondance, in Œuvres complètes, vol. 13 [1850-1859], Paris, Club de l’honnête homme, 1974-1976, pp. 345-348.





    ■ Gustave Flaubert
    sur Terres de femmes

    12 décembre 1821 | Naissance de Gustave Flaubert
    4 janvier 1839 | Flaubert, Les Mémoires d’un fou
    23 août 1846 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet
    10 février 1851 | Lettre de Flaubert à Louis Bouilhet (Lettres de Grèce)
    19 septembre 1852 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet
    16 décembre 1852 | Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet
    26 janvier 1861 | Lettre de Gustave Flaubert à Jules Michelet
    18 janvier 1862 | Lettre de Gustave Flaubert à Mademoiselle Leroyer de Chantepie
    7 avril 1872 | Lettre de Gustave Flaubert à Laure de Maupassant
    9 avril 1872 | Lettre de George Sand à Gustave Flaubert
    19 juin 1876 | Lettre de Gustave Flaubert à Edma Roger des Genettes
    8 mai 1880 | Mort de Gustave Flaubert (+ extrait de Madame Bovary et d’Un cœur simple)






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  • Rencontre inédite autour de Charles Juliet


    Juliet






    ATTENTIVEMENT CHARLES JULIET



        J’ai entre les mains l’ouvrage que m’a récemment fait parvenir Marie-Thérèse Peyrin : Attentivement Charles Juliet. Je remercie Marie-Thérèse, grande prêtresse de « l’incitation poétique », de m’avoir offert ce livre de passion, témoignage de belle et précieuse amitié.

        Coédité par l’association lyonnaise « La Cause des Causeuses » et J A Éditeur, cet ouvrage rassemble « lettres, croquis et peintures dédiés à Charles Juliet ». Ces « Lettres d’Ami(e)s » ont été collectées à l’occasion du 10e Printemps des Poètes à Lyon. Les lettres adressées à Charles Juliet par les 47 auteurs, poètes et amis réunis dans cet ouvrage, sont un écho parfaitement synchrone avec le thème de l’Éloge de l’autre, proposé par Jean-Pierre Siméon. Lettres émouvantes ― écrites parfois sous forme de poèmes ―, vibrantes de vérité pudique, hommage à l’écrivain et à l’homme « rassurant » qu’est Charles Juliet. Un alchimiste et « sourcier », à qui ses lecteurs doivent beaucoup.

         Ainsi témoigne Paul Otchakovsky-Laurens qui écrit :

         « Qu’il s’agisse de ta poésie, lapidaire, mais chaque pierre y est comme taillée pour y être encore plus pierre que la plus pierre des pierres ― et pourtant ces pierres diffusent, rayonnent, irradient; qu’il s’agisse de tes fictions, roman, nouvelles, récits, rencontres dont l’économie de moyens et tout à la fois la force dramatique restent inatteignables; qu’il s’agisse de tes journaux qui, pour avoir gagné ligne après ligne cette sérénité vers quoi ils tendaient n’en demeurent pas moins empreints de la gravité qui en marquait les premières pages : ton œuvre entière m’est un insistant mais amical rappel à l’ordre. Je pense qu’elle est présente à chacun des moments de ma vie, et particulièrement à l’heure des choix. » (pp. 107-108.)

         Ou encore Jean-Pierre (Jean-Pierre Siméon) dans cette lettre adressée à Charles Juliet :

    Mon cher Charles,

        « AUJOURD’HUI en Auvergne le ciel est peint d’un gris discontinu, mouvant, dynamique qui s’ouvre parfois sur l’au-delà d’un bleu fragile mais têtu : on dirait un Bram Van Velde. N’est-ce pas le décor qu’il faut pour t’écrire ?
         Au fait, c’est mieux qu’un décor : ce bleu modeste mais sûr, cette clarté qu’incessamment dérobe l’épaisseur des nuages, voilà peut-être par coïncidence l’image juste de ce qui aimante ton travail d’écrivain. Je devrais dire : ton travail d’homme.
        Oui, il faut dire : ton travail d’écrivain qui est ton travail d’homme, parce que c’est dans cette exacte équivalence, rarement prouvée par ailleurs dans ce qu’on nomme le champ littéraire, que réside à mes yeux la singularité précieuse de ton œuvre. » (p. 138.)

         Un bel ouvrage attachant que celui qu’a réalisé Marie-Thérèse Peyrin. Ouvrage de partage, généreux et attentif à l’autre, à tous les autres, connus et moins connus, rassemblés autour de la présence chaleureuse de Charles Juliet. Joël Vernet, François Bon, Jean-Gabriel Cosculluella, Marie-Ange Sebasti, Anne Lauricella, Marie Morel, Véronique Morin… Et Tanguy Dohollau pour les dessins, Fanny Batt, Bobi and Bobi, Jean-Yves Pennec, Emmanuelle Rey, Anik Vinay pour les peintures. Guylaine Carrot, Rajak Ohanian, Sylva Villerot pour les photos.

        Avec, en exergue, un poème de Guillevic. Et en postface, un poème de Marie-Thérèse Peyrin elle-même :

    « tes mains
    pleines
    débordantes


    tes mains où s’enracine le chant fécond de l’autre source
    l’onctueuse                           pulsatile                           « l’intacte »

    au seuil de toute offrande
    à l’aval de toute coulure lumineuse
    abouchée à nos paumes rouvertes
    à nos lèvres débridées

    nos vies enfin debout

    renouvelées

    nos vies sauves…


    au long de tant de jours et d’aléas,
    grand bonheur, mon cher Charles, à croiser si souvent ton chemin… »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    CHARLES JULIET


    Charles Juliet
    Source




    ■ Charles Juliet
    sur Terres de femmes


    En surface
    ma hâte
    [Rien ne s’annonce]
    25 octobre 1964 | Première rencontre Charles Juliet-Bram Van Velde
    22 décembre 1989 | Charles Juliet, L’Autre Faim, Journal V
    3 septembre 1990 | Charles Juliet, L’Autre Faim, Journal V
    15 septembre 1990 | Charles Juliet, L’Autre Faim, Journal V




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Dailymotion) Charles Juliet :
    L’exultation calme (vidéo)
    Charles Juliet, attentivement (site dédié à l’oeuvre de Charles Juliet)





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  • 24 mai 1899 | Naissance de Henri Michaux

    Éphéméride culturelle à rebours

    Le 24 mai 1899 naît à Namur
    Henri Michaux.







    Lavis Qing
    Fragments de lavis Qing,
    cité-demeure de la famille Wang,

    Pingyao, Xian (Province du Shanxi)

    Ph., G.AdC, mai 2008






    Passage.

    Le goût de cacher l’a emporté. La réserve, la prudence l’a emporté, la retenue naturelle, l’instinctive tendance chinoise à effacer ses traces, à éviter de se trouver à découvert.

    Le plaisir de tenir caché l’a emporté. Ainsi l’écrit désormais à l’abri, secret ; secret entre initiés.

    Secret difficile, long, coûteux à partager, secret pour faire partie d’une société à l’intérieur d’une société. Cercle qui, des siècles et des siècles durant, va demeurer au pouvoir. Oligarchie des subtils.


    Le plaisir d’abstraire l’a emporté.

    Le pinceau permit le pas, le papier facilita le passage.

    Le   réel   originel,   le concret   et  les signes  qui  en   étaient   proches,   on pouvait dès lors commodément s’en abstraire, abstraire, aller vite, vite par brusques traits glissant sans résistance sur le papier, permettant une autre façon d’être chinois.

    S’abstraire l’avait emporté.

    Être mandarin l’avait emporté.


    Disparus, les archaïques caractères qui émouvaient le cœur. Disparus les signes sensibles qui comblaient leurs inventeurs, qui émerveillèrent leurs premiers lecteurs.

    Disparue la vénération, la naïveté, la poésie première, la tendresse dans la surprise de l’originelle « rencontre », disparu le tracé encore « pieux », la calme coulée. (Intellectuels absents et leurs tracés vifs, encore à venir, leurs tracés d’intellectuels… de scribes).

    Coupés les ponts avec l’origine…

    D’abord modifiés avec prudence, dans le naissant irrespect et la joie de voir que « ça marchait », qu’on suivait toujours…

    Emportés par l’entraînante impudence de la recherche, les inventeurs ― ceux d’un deuxième temps ― apprirent à détacher le signe de son modèle (à tâtons le déformant, sans oser encore carrément couper ce qui lie la forme à l’être, le cordon ombilical de la ressemblance) et ainsi se détachèrent eux-mêmes, ayant rejeté le sacré de la première relation « écrit-objet ».

    La relation à l’écriture reculait. L’irréligion d’écriture commençait.





    Henri Michaux, Affrontements, Éditions Gallimard, Hors Série Littérature, 1986, pp. 79-81-83.



    HENRI MICHAUX


    Henri Michaux
    Source




    ■ Henri Michaux
    sur Terres de femmes


    28 décembre 1927 | Henri Michaux embarque pour l’Équateur
    Mes Propriétés (extrait)
    3 juin 1937 | Première exposition Michaux
    12 février 1965 | Rétrospective Henri Michaux
    19 octobre 1984 | Mort de Henri Michaux
    La Ralentie





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  • 23 mai 1908 | Naissance d’Annemarie Schwarzenbach

    Éphéméride culturelle à rebours

    Topique : Voyage et récits de voyage



    Il y a cent neuf ans, le 23 mai 1908, naissait à Zurich Annemarie Minna Renée Schwarzenbach. Archéologue, voyageuse, journaliste, photographe, Annemarie Schwarzenbach est l’auteur de nombreux ouvrages, récits de voyages pour la plupart. De l’épopée afghane (6 juin 1939 – janvier 1940) partagée avec Ella Maillart, elle a rapporté Où est la terre des promesses ? et de très nombreuses photos (voir ci-dessous).








    Schwarzenbach
    Source







    DEUX FEMMES SEULES EN AFGHANISTAN


    Deux femmes parties seules sur les routes !

    « Comment avez-vous pu voyager ? Comment vous êtes-vous procuré à manger ? Où avez-vous dormi ? N’avez-vous jamais eu d’ennuis ? »

    Ce sont toujours les mêmes questions depuis que nous avons franchi la fameuse passe de Khyber et sommes parvenues aux colonies anglaises bien protégées de l’Inde. Et si, conformément à la vérité, nous répondons que nous nous sommes senties chez nos amis afghans aussi en sécurité que dans le sein d’Abraham, nous nous heurtons au sourire sceptique d’un Anglais ou à l’admiration mêlée d’indulgence de ceux qui n’ont jamais voyagé sans emporter avec eux un repas froid soigneusement préparé dans leur tiffinbox, une douzaine de bouteilles de bière bien au frais, et un boy à côté du chauffeur qui leur fait couler leur bain le soir et repasse leur chemise de smoking. Car les Britanniques sont la nation la plus conservatrice de la planète. Il leur est tout bonnement impossible d’oublier qu’il y a un siècle les tribus sauvages des montagnes afghanes ont infligé plusieurs défaites aux troupes anglaises venues d’Inde ; elles ont attaqué l’armée complètement affaiblie, alors qu’elle opérait une retraite désespérée en direction de la passe de Khyber, et l’ont si cruellement massacrée que cet événement est considéré aujourd’hui encore comme l’une des plus grandes catastrophes subies par l’Empire britannique. À cela s’ajoute qu’entre la province frontière du Nord administrée par l’Angleterre et la zone de souveraineté afghane se trouve un no man’s land appelé territoire tribal parce que les Mohmands, Shinwaris ou Waziris, hommes belliqueux et passionnément démocrates, n’y sont soumis à aucune loi en dehors de la leur. Et même s’ils garantissent la sécurité de la route du Khyber ― du lever au coucher du soleil, aucun coup de feu ne doit y être tiré, chacun devant pouvoir voyager sans être inquiété ―, les autorités anglaises pensent qu’aucune femme ne doit franchir la passe sans être accompagnée d’un gentleman. De l’autre côté du Tribal Territory commence en effet l’Afghanistan, le pays d’origine de ces mêmes tribus insoumises et guerrières ou de tribus apparentées. Quoi de plus naturel pour un Anglais, donc, de supposer que ce pays mystérieux et sauvage est, au moins au sens britannique du terme, non civilisé, dangereux ?

    Pourtant nous avons voyagé seules, sans boy ni chauffeur, et même sans gentleman. Nous n’avions emporté ni bouteilles de bière fraîche ni armes à feu, nous comprenions à peine quelques bribes de persan. Nous avions également renoncé à prendre un interprète. Jamais on ne nous a demandé un passeport, jamais on ne nous a réclamé les papiers de notre Ford immatriculée dans les Grisons. On n’a pas vérifié le montant de nos devises et on ne nous a pas fait payer de taxe pour un poste de radio qui ne fonctionnait d’ailleurs plus depuis longtemps. Certes, dans un trou complètement perdu, on s’est renseigné pour savoir si nous n’étions pas originaires du Japon, mais ça n’était vraiment pas méchant.


    Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des Promesses ?, avec Ella Maillart en Afghanistan (1939-1940), Petite Bibliothèque Payot, 2004, pp. 137-138-139. Traduit de l’allemand (Suisse) par Dominique Laure Miermont.





    ANNEMARIE  SCHWARZENBACH


    Annemarie_schwarzenbach_2
    Source




    ■ Annemarie Schwarzenbach
    sur Terres de femmes

    3 décembre 1933 | Annemarie Schwarzenbach, Konya
    7 février 1934 | Annemarie Schwarzenbach à Bagdad
    19 août 1934 | Annemarie Schwarzenbach, Lettre à Claude Bourdet
    16 décembre 1934 | Lettre d’Annemarie Schwarzenbach à Claude Bourdet
    La Mort en Perse (note de lecture)
    Melania G. Mazzucco | Lei così amata (note de lecture)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Bibliothèque nationale suisse) une
    sélection du reportage photographique d’Annemarie Schwarzenbach en Asie (Perse-Afghanistan-Inde)
    → (sur swissinfo.ch)
    une galerie photo consacrée à Annemarie Schwarzenbach
    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    Annemarie Schwarzenbach, La Quête du réel (une lecture de Nathalie Riera)
    → (sur Terres de femmes)
    22-23 juillet 1935 | Oasis interdites d’Ella Maillart





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