Terres de Femmes

Mois : décembre 2016


  • Andrea Zanzotto | Verso i Palù



    VERSO I PALÙ

    O Val Bone

    minacciati di estinzione



    I

    Sono luoghi freddi, vergini, che

    allontanano

    la mano dell’uomo” — dice un uomo
    triste; eppure egli è assorto, assunto in essi.
    Intrecci d’acque e desideri
    d’arborescenze pure,
    domino di misteri
    cadenti consecutivamente in se stessi
    attirati nel folto del finire
    senza fine, senza fine avventure.






    […]


    IV

    Fulgore e fumo, più che palustre
    verde,
    acqua nel verde persino frigida,
    fa ch’io t’interroghi
    ripetutamente, perché
    nel tuo silenzio si aggira letizia.


    « Verso i Palù » per altre vie


    Nei più nascosti recinti dell’acqua il ramo
    il vero ramo arriva protendendosi
    sempre più verde del suo non-arrivare



    Proteggi dall’astuzia soave dei tralci
    dissuffla dall’ordine denso delle biade

    dello loro verdissime spade
    in cui si taglia e s’intaglia l’estate.







    VERS LES PALUDS

    Ou Val Bone

    menacés de disparition



    I

    « Ce sont des lieux froids, vierges qui

    éloignent

    la main de l’homme » — dit un homme
    triste ; et il est pourtant absorbé, en eux assumé.
    Enchevêtrements d’eaux et de désirs
    d’arborescences pures,
    dominos de mystères
    tombants l’un après l’autre en eux-mêmes
    attirés dans le touffu du finir
    sans fin, sans fin des aventures.




    […]


    IV

    Splendeur et fumée, vert plus que
    palustre,
    eau dans le vert même frigide,
    fais que je t’interroge
    plusieurs fois,
    car dans ton silence vagabonde de la joie.


    « Vers les Paluds » par d’autres voies


    Dans les enclos de l’eau les mieux cachés, le rameau
    le vrai rameau arrive pour se tendre
    toujours plus vert que sa non-arrivée



    Protège de la suave astuce des sarments
    dissuffle depuis l’ordre dense des blés,

    de leurs très vertes épées
    où se taille et s’entaille l’été




    Andrea Zanzotto, « Vers les Paluds » in Surimpressions, in Vocatif suivi de Surimpressions, Éditions Maurice Nadeau, 2016, pp. 162-163-164-165-166-167. Traduction de l’italien et présentation par Philippe Di Meo [ouvrage à paraître le 30 janvier 2017].






    Zanzotto Nadeau







    ANDREA ZANZOTTO


    Zanzotto
    Source



    ■ Andrea Zanzotto
    sur Terres de femmes

    10 octobre 1921 | Naissance d’Andrea Zanzotto (notice bio-bibliographique + un poème extrait de Fosfeni)
    18 octobre 2011 | Mort d’Andrea Zanzotto (+ un poème extrait de La Beltà)
    (Anticicloni, Inverni)(poème extrait de Fosfeni)
    Cantilene londinese d’Andrea Zanzotto
    Comment puis-je oser vous appeler ici (poème extrait d’Idioma)
    Così siamo (extrait de IX Egloghe)(Hommage à Andrea Zanzotto [III])
    Filò, la Veillée (lecture d’AP)
    Ticchietto (extrait de Meteo)
    Vocatif, suivi de Surimpressions (lecture d’AP)
    Vocativo (extrait)(Hommage à Andrea Zanzotto [I])
    A.Z. [Andrea Zanzotto], par Jacqueline Risset (Hommage à Andrea Zanzotto [II])





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  • 27 décembre 1882 | Naissance de Mina Loy

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 27 décembre 1882 naît à Londres Mina Gertrude Löwry, connue sous le nom de Mina Loy.

    « Immense poète, figure irrésistible des avant-gardes italienne, française et américaine — de Marinetti à Duchamp, de Djuna Barnes à Arthur Cravan qu’elle épousera —, avant-gardes qu’elle traverse et survole de son intelligence ironique. Entre 1914 et 1919, elle déploie dans ces manifestes écrits au scalpel une pensée radicalement utopiste et subversive. » (Loy, Manifeste féministe, Éditions Nous, 2014)





    MANIFESTE FÉMINISTE
    (extrait)



    Le mouvement féministe tel qu’il est constitué à présent est
    Imparfait


    Femmes si vous souhaitez vous accomplir — vous êtes à la veille d’un soulèvement psychologique dévastateur — toutes vos illusions domestiques doivent être démasquées — les mensonges des siècles sont à congédier — Êtes-vous préparées à cet arrachement — ? Il n’y a pas de demi-mesure — NUL coup de griffe à la surface du monceau d’ordures de la tradition ne conduira à la Réforme, la seule méthode est une
    Démolition Absolue


    Cessez de placer votre confiance dans la législation économique, les croisades contre le vice & l’éducation égalitaire — vous glosez à côté de la Réalité.
    Des carrières libérales et commerciales s’ouvrent à vous —
    Est-ce là tout ce que vous voulez ?


    Et si vous désirez honnêtement atteindre votre niveau sans préjudice — soyez
    Courageuses & reniez
    d’emblée — ce pathétique boniment-cri de guerre la Femme est l’égale de l’homme

    elle ne l’est PAS ! car


    L’homme qui vit une vie où ses activités se conforment à un code social le protégeant de l’élément féminin —
    —— N’est pas masculin


    Les femmes qui s’adaptent à l’évaluation théorique de leur sexe en tant qu’impersonnalité relative, ne sont pas davantage
    Féminines.
    Renoncez à chercher dans l’homme comment découvrir ce que vous n’êtes pas — cherchez au-dedans de vous-mêmes pour découvrir ce que vous êtes dans les conditions actuelles — vous avez le choix
    entre Parasitisme,
    & Prostitution ou Négation


    Les hommes & les femmes sont ennemis, de cette inimitié de l’exploité pour le parasite, du parasite pour l’exploité — pour le moment ils sont à la merci de l’avantage que chacun tire de la dépendance sexuelle de l’autre—. Le seul point où les intérêts des sexes se fondent — est l’étreinte sexuelle.



    Mina Loy in Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes [Jargon Society, 1982], Éditions Nous, 2014, pp. 15-16-17-18. Traduction et préface d’Olivier Apert.





    MINA LOY


    Mina Loy 2





    ■ Mina Loy
    sur Terres de femmes


    L’amour est des corps (+ notice bio-bibliographique)
    Chants d’amour pour Joannes
    Pétunia blanc




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    Arthur Cravan, poète et boxeur (Surpris par la nuit, France Culture), où l’on peut entendre un long extrait d’une lettre d’Arthur Cravan à Mina Loy





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  • Mahmoud Darwich | Des vœux



    DES VŒUX



    Ne me dis pas : Que ne suis-je vendeur de pain en Algérie
    Afin d’entonner un chant avec un rebelle !
    Ne me dis pas : Que ne suis-je gardien de troupeaux
    Au Yémen
    Afin de célébrer de ma voix les révoltes !
    Ne me dis pas : Que ne suis-je garçon de café à La Havane
    Afin d’exalter les victoires des démunis !
    Ne me dis pas : Que ne suis-je portefaix à Assouan
    Afin de chanter les rochers !

    Ô mon ami !
    Le Nil ne pourra jamais se déverser dans la Volga
    Ni le Congo dans l’Euphrate ou le Jourdain
    Tout fleuve a sa source, son courant, sa vie !
    Ô mon ami, notre terre n’est pas stérile
    Toute terre a son jour de naissance
    Toute aube, son rendez-vous avec un rebelle !



    Mahmoud Darwich, « Poèmes anciens (1964-1977) », in Europe, revue littéraire mensuelle, janvier-février 2017, n° 1053-1054, page 34.






    Darwich-UNE-75dpi





    MAHMOUD DARWICH


    Mahmoud-Darwish




    ■ Mahmoud Darwich
    sur Terres de femmes

    Je demeure vivant
    Si le jeune homme était un arbre



    ■ Voir aussi ▼

    le site de la revue Europe (présentation du n° 1053-1054 – Mahmoud Darwich – janvier/février 2017 + sommaire et préface en PDF)





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  • Françoise Chabert | Qiyunshan



    QIYUNSHAN


    À Bernard et Zhu Ping


    Au gré du vent
    Les horloges ont arrimé
    Les heures aux brumes
    Que les bambous caressent

    Au gré des averses
    Les collines ont disparu
    L’eau a bu le temps
    Qui a bu l’eau

    Au gré du soleil
    Les toits aux nez retroussés
    Ponctuent un paysage
    Mouvant comme les nuages

    Vent pluie soleil
    Jouent à qui perd gagne
    L’issue est incertaine
    Faute de règle au jeu

    Flotte à hauteur de nuages
    Qu’une nuit d’encre et d’eau
    Engloutit
    Le village s’abîmera
    Sans bruit





    Françoise Chabert, « Chine » in De la main à l’oubli, Voix d’Encre, 2016, s.f. Compositions d’Alain Blanc.






    Françoise Chabert, De la main à l'oubli






    FRANÇOISE  CHABERT





    ■ Françoise Chabert
    sur Terres de femmes

    1er octobre 2009 | Françoise Chabert, Avoir vingt ans à Xi’an, Journal de Chine



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Voix d’encre)
    la fiche de l’éditeur sur De la main à l’oubli





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  • Rodolfo Alonso | Noche cargada



    NOCHE CARGADA



    el viento bebe
    en la noche

    salta
    a la espera
    de la distancia

    tus pasos
    oyen también
    ese clamor

    aire
    duro
    de los solitarios

    viento libre
    en la noche







    NUIT CHARGÉE



    le vent boit
    dans la nuit

    saute
    dans l’attente
    de la distance

    tes pas
    entendent aussi
    cette clameur

    air
    dur
    des solitaires

    vent libre
    dans la nuit



    Rodolfo Alonso, Entre dientes | Entre les dents, édition bilingue, éditions érès, 25e volume de la collection Po&psy princeps dirigée par Danièle Faugeras & Pascale Janot, 2016, page 68. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet. Dessins de Sylvie Deparis.






    Rodolfo Alonso, Entre les dents





    RODOLFO ALONSO


    Rodolfo Alonso




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des editions érès)
    la fiche de l’éditeur sur Entre les dents de Rodolfo Alonso
    → (sur Recours au Poème)
    six autres poèmes issus d’Entre les dents de Rodolfo Alonso





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  • Joël Bastard, Une cuisine en Bretagne

    par Angèle Paoli

    Joël Bastard, Une cuisine en Bretagne,
    éditions LansKine, 2016.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « LES GRANDES ÉOLIENNES »



    « Agrandir les fenêtres », agrandir l’espace. Agrandir. À l’étroit dans son enfance et dans ses souvenirs, à l’étroit dans la mort du père qui le ramène dans la langue étrangère de sa Bretagne originelle, à l’étroit entre les murs grisaille de la routine, Joël Bastard ne se sent vraiment bien qu’en compagnie de son stylo de ses carnets et des mots. C’est sur les pages de ses carnets qu’il déambule, entre des phrases incertaines, des paysages insaisissables, avec pour tout ancrage le décor tanguant et déteint d’un bar de village breton. Et une cuisine. Qui s’agrandit d’autres cuisines. Le temps d’écrire et de composer avec la nature morte un peu particulière d’Une cuisine en Bretagne. C’est donc là, au cœur de paysages blêmes de « biefs obscurs » et sans relief autre que celui de la difficulté à faire vivre une famille, au milieu de landes désertes habitées par les chicots des chalutiers, que prend souffle l’écriture de Joël Bastard. Une écriture qui draine par fragments la prose poétique de ce dernier recueil.

    Prose poétique et non poésie car, écrit Joël Bastard : « Il n’est pas question que la poésie frappe à ma porte, ni qu’elle m’inonde de lumière. Il n’est pas question que la poésie me réveille à l’aube ou me berce le soir. Avec elle, il n’est pas question. » Position paradoxale et inhabituelle sans doute qui ne peut s’expliquer que parce que Joël Bastard met la poésie très haut et se refuse à obéir à une forme d’imposture qui ferait de sa cuisine bretonne un lieu rêvé propice à l’embellissement et à l’exaltation. Sans doute aussi parce que la poésie, celle dont il rêve depuis toujours, demeure inaccessible. « La poésie est toujours devant », écrit-il, stylo en main. Sans doute encore parce que, pour Joël Bastard, la poésie est dans l’ordinaire des choses ou des hommes croisés au café du village. Nul besoin de fioritures. Nul besoin de convoquer des « canopées bruyantes d’oiseaux inconnus ». Seul compte le « tapis sans intérêt » sur lequel il pose les yeux. Et de confier quelques lignes plus bas : « Ce tapis m’adoucit, ne traversant que le silence. » Seuls comptent les hommes, les femmes et les chiens qu’il croise dans la rue et au comptoir. Ils sont pour lui un sujet d’étonnement discret, et le regard qu’il pose sur chacun est tendre et bienveillant, même si la misère se lit dans les gestes insipides et dans l’obscénité qui ronge le théâtre ordinaire du bistrot. Et puis, au milieu de ce grand vide, il y a la tourmente de Gaza : « trop d’innocents, véritablement innocents dans la bande de Gaza. La bande, comme si ce n’était pas un pays où grandissent des enfants… » Ailleurs, dans un autre fragment, le poète écrit : « Une seule détonation dans la chair humaine et la moindre fourmi a des allures de soldat dans un dessin d’enfant. »

    Le poète vagabond éprouve le besoin permanent de rassembler le peu qui affleure d’une vie faite de disparitions d’écueils de mésententes de malentendus et de presque misère. Le père est mort. Un père breton issu de ces terres gastes qui mènent la vie dure à leurs habitants. Avec la mort du père reviennent d’autres morts, celle de la mère notamment : « Aujourd’hui, c’est l’anniversaire du dernier souffle de ma mère ». Et, en filigrane, celle de l’auteur lui-même : « J’ai l’âge de la disparition de mon père et je marche vers le lieu de sa naissance. » Remontent aussi « les oripeaux d’enfance » et, avec eux, le souvenir des deux grands-mères, si différentes l’une de l’autre, la bretonne et la corse. À chacune son monde ses us ses façons d’accueillir l’enfant. « Avec ces deux manières d’être grand-mère, toutes les grands-mères de l’humanité ». Il y a aussi « l’oncle bienveillant » qui offre un stylo plume Waterman à l’enfant désireux d’écrire. À quoi donc cela tient-il, l’écriture ?

    Tout cela est bel et bien mort et il en reste si peu de choses. Seuls les carnets, alors, pour conjurer le vide qui partout encercle et gagne. Croquer ici et là les portraits de ceux et celles que l’on rencontre, noter les « pensées aléatoires » terrifiantes qui embrument le cerveau ; consigner les citations rencontrées au cours des lectures. Les mots, toujours les mots. Ceux des autres et les siens propres. Et, au-delà, renouer avec « l’origine du silence avant les mots ». Mais en attendant de retrouver cette origine, il faut accepter les mots, les écouter les aligner à la queue leu leu, tels qu’ils se présentent, ou les agencer les uns aux autres. Parfois en une phrase unique qui rappelle l’aphorisme, parfois en paragraphes construits sur ces répétitions qui encadrent le paragraphe et l’enclosent dans un tout :

    « Pas d’arbres pour calmer mon inquiétude »

    « J’ai si peu de choses à donner »

    « Les yeux dans le pourrissement des épluchures »

    « Tant de villages et de villes se disputent en moi la durée d’une fenêtre ou d’un lit… »

    Répéter. Cela fait partie du travail de Joël Bastard. « J’écoute ma voix qui répète ce que je viens d’écrire. Celui qui écoute s’étonne de celui qui vient d’écrire et s’attendrit d’une certaine solitude. Il demande à l’autre de ne pas le laisser seul. Continuons donc à écrire. »

    Écrire est nécessité vitale. Pour combattre la solitude pour combattre l’attente. « J’attends. Je ne sais trop quoi. Pétri d’absence, j’attends. Un mot pour me délivrer de ce sens interdit. »

    Si méthode il y a, prendre des notes en constitue le socle. Mais cela demande aussi d’assumer les contradictions d’une semblable activité. Le met en évidence cet aveu :

    « Il y a quelque chose de réjouissant à prendre des notes. De terrifiant aussi de ne pas savoir où nous porteront ces notes. Pourtant nous savons bien que le monde se construit ainsi, au regard des pages précédentes. »

    Écrire alors et creuser. Revient sous la plume la métaphore de l’arbre. Qui plonge ses racines dans l’enfance. « J’avais planté un arbre comme celui-ci, il y a bien longtemps en Provence. Mal planté il n’a pas vécu. Il faut creuser profond en terre pour qu’une phrase s’élève, tienne debout et dure le temps de son paysage. »

    Les phrases sont là, certaines très belles, qui confirment le poète dans son travail.

    Écrire Une cuisine en Bretagne.

    Il faut attendre la fin d’un préambule (trente pages exactement), où se disent déjà tant de choses de ce qui compose le recueil, pour entrer dans la cuisine. Pour s’y installer. Aux côtés de Joël Bastard. C’est là, dans cette pièce, que se nouent, à mon sens, les plus belles pages de l’ouvrage, les plus fortes les plus denses. C’est là que l’écriture prend son envol. Envol ? Souffle plutôt. Ou Vagues. C’est là, « à la proue d’un navire figé dans le noir », qu’elle puise son énergie créatrice. Le poète choisit le navire. Et la proue. Il choisit aussi sa position – « assis de côté » (plusieurs fois répété). Le poète ? Celui qui écrit joue sur les pronoms personnels pour changer de perspective changer de point de vue ; pour faire jouer la distanciation. Pour « regarder au-delà de soi ». « J’écris, comme de loin… » ; « il écrit de côté… » ; « L’homme aux seins nus écrit de côté… ».

    La cuisine est le lit-clos de l’écriture. Clos sur la nuit clos sur le monde. Un ventre donc, puisque c’est un navire. Un antre qui protège. Avec vue sur cour malgré tout. Vue sur les toits, vue sur un jardin, eucalyptus et corneilles. Tout cela se saisit d’un seul coup d’œil, de l’autre côté de « la fenêtre fermée ». Le lecteur tourne la tête ; pour voir le jardin. Puis revient s’asseoir aux côtés de celui qui écrit. Il est cet ami silencieux qui suit des yeux les mouvements de la plume sur le papier. S’imprègne de son allant et de ses crissements. « Le bruit du stylo plume », semblable au « froissement unique d’une existence. »

    À l’intérieur donc, il y a la cuisine, il y a la table. Et, d’un fragment à l’autre, tout un travail sur la variation, répétitions et variantes. Tout un canevas de croquis, d’esquisses, conformes à l’esprit du carnet. Carnet de notes/carnet de croquis. « Sur la table de la cuisine encombrée de vaisselle et de papiers froissés ». Premier fragment. « Sur une table encombrée de farine, de verres vides, de moutarde et de pommes de terre […] Des feuilles griffonnées s’étalent sur sa droite… ». Second fragment. « Sur une table encombrée de papiers et de tasses, d’une poivrière, d’une pomme … ». Troisième fragment. D’autres variations se glissent à l’intérieur de chacune des natures mortes, qui jouent sur le passage du concret à l’abstrait.

    « J’aime voir l’encrier lourd de tous les possibles et que je sollicite avec humilité. Du moins j’essaie. »

    « Vers la fenêtre qui donne sur les toits d’autres feuilles griffonnées de présences fugitives. »

    « ce sera la première fois de sa vie qu’il utilisera la beauté indécise d’un point-virgule avec le désir d’un titre de livre aussi long que son contenu… »

    Le tressage se poursuit avec l’ensemble des motifs choisis par l’écrivain : fenêtre, eucalyptus, corneilles. L’écriture, elle, pousse : toujours devant. À la manière d’un Jack Kerouac tapant à la machine Sur la route… Et « sans regarder en arrière les feuilles qui s’accumulent sur la table de la cuisine ». D’autres métaphores viennent compléter les précédentes, qui tissent leurs liens avec forêts et oiseaux, page blanche et nid. Pour donner ce fragment magnifique de la cuisine qui, avec la tombée de la nuit, « s’assombrit », assombrissant dans le même temps « les objets utilitaires » de la nature morte en gros plan : « le bol, le couteau, le sachet de papier dans lequel le pain. » Et toujours ce regard bienveillant sur les choses :

    « Les couleurs sombres facilitent l’accueil de ce qui vient lentement s’engouffrer. Les derniers blancs tiennent encore un peu dans les yeux. »

    Ainsi, de cuisine en cuisine, se vit et se dit la nécessité impérieuse de l’écriture, celle qui détermine l’objet du livre et en donne la définition :

    « Donnez-moi du papier et un peu de lumière. Mes genoux feront l’affaire pour écrire dessus. Un morceau de ciel soufflera l’entier. Un seul souffle suffira pour dire l’humanité. »

    Le livre tire à sa fin. Le voyage de l’errant se délite en un fragment singulier qui nie tout ce qui précède. La Cuisine en Bretagne s’éloigne. Sans doute n’a-t-elle été qu’un rêve, le rêve nécessaire à l’écriture d’un passé dont il ne reste que le silence :

    « J’ai seulement regardé les grandes éoliennes tourner avec élégance sur les collines d’hier. »

    Telle est la phrase de conclusion de ce livre magnifique et bouleversant.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Une cuisine en Bretagne






    Joelbastard




    ■ Joël Bastard
    sur Terres de femmes

    [Assis à côté, à la proue d’un navire] (extrait d’Une cuisine en Bretagne)
    Bakofé
    Casaluna
    Chasseur de primes (lecture de Paul de Brancion)
    Le visage de Mah



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    le blog de Joël Bastard
    → (sur le site des éditions LansKine)
    la page de l’éditeur sur Une cuisine en Bretagne
    → (sur YouTube)
    une lecture musicale d’Une cuisine en Bretagne par Joël Bastard



    D.R. Texte angèlepaoli



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  • Robert Creeley | Words

    « Poésie d’un jour


    traduite par Sabine Huynh



    WORDS



    You are always
    with me,
    there is never
    a separate

    place. But if
    in the twisted
    place I
    cannot speak,

    not indulgence
    or fear only,
    but a tongue
    rotten with what

    it tastes – There is
    a memory
    of water, of
    food, when hungry.

    Some day
    will not be
    this one, then
    to say

    words like a
    clear, fine
    ash sifts,
    like dust,

    from nowhere.



    Robert Creeley, “Words”, in Words: poems [Rochester, Michigan: Perishable Press, 1965; enlarged as Words, New York: Scribners, 1967], in The Collected Poems of Robert Creeley 1945-2005, edited by Benjamin Friedlander, University of California Press, Berkeley and Los Angeles, California, 2006; reed, 2008, p. 103.






    Words







    Creeley Selected Poems







    MOTS



    Vous êtes toujours
    avec moi,
    jamais
    à part

    ailleurs. Or si
    dans le lieu
    altéré je
    ne peux parler,

    celle de l’indulgence
    ou de la peur seulement,
    mais juste une langue
    corrompue par

    ce qu’elle a goûté – Perdure
    un souvenir
    d’eau, de
    nourriture, quand on a faim.

    Un jour
    ne sera pas
    celui-ci, où
    dire

    des mots aussi
    clairs, habiles
    que la cendre séparera,
    comme la poussière,

    tombée de nulle part.



    Traduction inédite de Sabine Huynh pour Terres de femmes





    ROBERT CREELEY


    Robert Creeley
    Source



    ■ Robert Creeley
    sur Terres de femmes

    21 mai 1926 | Naissance de Robert Creeley (notice bio-bibliographique + extrait de L’Insulaire [The Island, 1963], Éditions Gallimard, 1972)
    The Return | Intervals



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur PennSound)
    le poème “Words”, dit par Robert Creeley (reading at the Unterberg Poetry Center, 92nd Street Y, New York City, October 24, 1966)
    le site de Robert Creeley
    → (sur Poetry Foundation)
    une bio-bibliographie (en anglais) de Robert Creeley
    → (sur PoemHunter.com)
    un grand nombre de poèmes (en anglais) de Robert Creeley
    → (sur PennSound)
    un grand nombre de poèmes de Robert Creeley dits par lui-même
    → (sur Culture, le magazine culturel de l’Université de Liège)
    un article (en français) de Gérald Purnelle sur Robert Creeley





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  • Margherita Rimi | La carezza



    LA CAREZZA



    Mia madre dà sempre ragione a mio fratello. Il mio fratello gemello.
    Avevamo litigato ancora.
    Mi sono messa a piangere infilata sotto il tavolo. E forse neanche piangevo tanto, un po’ facevo finta. Volevo chiamare — così — mia madre. — Così — chiedevo una carezza, senza dolore fisico chiedevo una sua carezza.

    Chissà se ha mai capito che io le chiedevo una carezza.
    Chissà se ha capito e
    non sapeva farlo.



    Margherita Rimi, “Sotto il tavolo”, Nomi di cosa-Nomi di persona, Marsilio Editori, Venezia, 2015, pagina 73.







    LA CARESSE



    Ma mère donne toujours raison à mon frère. Mon frère jumeau.
    Nous nous étions encore disputés.
    Je me suis mise à pleurer cachée dessous la table. Peut-être que je ne pleurais pas vraiment, je faisais un peu semblant. Je voulais —  de cette manière — appeler ma mère. Ma manière à moi de quémander une caresse, sans douleur véritable je quémandais une caresse.

    Qui sait si elle a jamais compris que je lui demandais une caresse.
    Qui sait si elle a compris et puis
    elle ne savait pas faire ça.


    Traduction inédite d’Angèle Paoli






    Margherita Rimi, Nomi di cosa-Nomi di persona







    MARGHERITA  RIMI


    Margherita Rimi 3
    Ph. © Dino Ignani
    Source





    ■ Margherita Rimi
    sur Terres de femmes


    Nero (extrait des Voci dei bambini)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur LaRecherche.it)
    une notice bio-bibliographique (en italien) sur Margherita Rimi
    → (sur Poesia de Luigia Sorrentino)
    une recension (en italien) de Nomi di cosa-Nomi di persona par Amedeo Anelli (+ deux autres poèmes issus de ce recueil)
    → (sur perìgeion)
    trois autres poèmes issus de Nomi di cosa-Nomi di persona






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  • Esther Tellermann, Éternité à coudre

    par Angèle Paoli

    Esther Tellermann, Éternité à coudre,
    Éditions Unes, 2016.
    Vignette de couverture de Gérald Thupinier.



    Lecture d’Angèle Paoli




    L’AUTRE CÔTÉ DU MOURIR



    « Éternité à coudre », du même élan que la brûlure de l’à-pic, éternités d’avant la césure sans doute, d’avant les déchirures, sang et cendre dans la bouche, éternités arrachées à l’enfance peut-être et à l’amour aussi, sans doute, au temps d’un jadis qui donnait prise sur le monde et donnait vie à des rêves communs. Puis quelque chose eut lieu qui mit le monde à sac, ouvrit béante la blessure. Temps de désastres d’éclatements d’éventrations. Les éternités s’effondrèrent. Éternités défuntes. Vint alors le temps de l’impossible cicatrisation. Accompagné pourtant du travail nécessaire à la suture des débords, et des rituels associés à la conjuration des maux :

    « je lavais votre

    bouche »

    ou encore :

    « de votre bouche

    je lavais le sel. »

    ou bien :

    « je brûlais

    sous votre nom

    des cendres. »

    Il fallut inventer, composer avec les « alvéoles   vides », les éboulis et les lambeaux, habiter d’autres seuils.

    « mots furent notre

    auge notre

    abri »

    Chercher à tisser d’autres alphabets dans les revers de la couture. Habiter des « envers ».

    « Vos silences

    hors de moi

    un envers qui

    ordonne. »

    D’un recueil à l’autre, Esther Tellermann poursuit inlassablement les questionnements qui accompagnent la quête obsédante. Le chant qui est le sien dans Éternité à coudre est prolongement de celui qui traverse Le Troisième. La plainte est la même, nourrie des mêmes modulations, des mêmes images :

    « Avions-nous le même

    orage ?

    Mêmes   monts

    bleus    mêmes

    alvéoles       mêmes

    murs

    peau attachée

    à la veine ? »

    La voix qui porte ce nouveau recueil nous est familière. Elle est celle que nous connaissons déjà. C’est une voix singulière à nulle autre semblable. Profonde et grave ; sourde et douce. Incantatoire. Une voix de gorge, intériorisée, qui charrie avec elle une Histoire venue de très loin et qui irrigue nos mémoires. Une voix personnelle faite de rythmes propres, de brisures et d’accrocs et qui porte en elle cet étonnant brouillage de lecture qu’opèrent les rejets. Le plus étrange est que derrière la syncope apparente des vers se crée une mystérieuse continuité mélodique. Le poème ouvre sur une lecture plurielle que facilite encore l’absence de ponctuation à l’intérieur d’un même espace poétique.

    Longilignes, les poèmes étirent leur verticalité sur la page. L’écriture est dépouillée, les mots souvent monosyllabiques. Les blancs typographiques et les alinéas sculptent le poème. L’espace respire. L’économie extrême recherchée par la poète protège de toute asphyxie et se joue de l’emphase. Tout au contraire. Le chant régulier agit comme une mélopée tendre qui berce les désirs et exorcise les peurs ou comme un baume qui apaise la douleur :

    « derrière le monde

    roseaux

    pliaient les amertumes. »

    Les leitmotive (avec variations) qui s’égrènent pareils à de lointains refrains renforcent encore le phrasé mélodieux du chant :

    « je vous ai mâché

    avec l’écriture. »

    ou encore :

    « je vous mâchais

    avec l’écriture »

    et

    « Levée au monde

    je voulais

    vous mâcher avec

    l’écriture. »

    Les voix se croisent, qui alternent les pronoms personnels entre le « je » et le « elle », le « il » et le « vous ». Fusionnent parfois dans le « nous ». Ou se dissolvent dans l’ellipse.

    « Avions tracé

    les marches et les frontières

    vous feuilleté

    je vous fis

    orage

    vous traversai

    d’éclats et de

    salive. »

    De ce dialogue intemporel — où tout ou presque se joue avec l’alternance entre l’imparfait duratif et le passé simple ponctuel —, il arrive que l’on perde le fil visuel et peut-être auditif. Mais cela n’a pas d’importance car ce travail de dissolution des pronoms personnels participe de la force incantatoire des poèmes. Tout comme les répétitions qui s’égrènent de manière récurrente.

    « Il voulait

    creuser la bouche

    qu’un silence

    scinde »

    et dans le poème suivant :

    « Il voulait que

    la parole entame

    la moisissure

    et l’horloge »

    Et l’écriture, alors ? Dans cette tension entre l’histoire personnelle d’Esther Tellermann et l’Histoire qui est la nôtre, l’écriture joue un rôle indissociable de l’existence. Elle lui est consubstantielle. Elle est ce travail patient des mots que la poète mâche pour couturer les plaies, pour dénoncer le poids des certitudes et la noirceur.

    « des sacs

    qui suintent un à

    venir

    éteint »

    et peut-être parfois pour confier un espoir qui s’origine dans l’autre :

    « mais ne peut cesser

    d’être

    issue de toi

    la parole. »

    Elle est cette « langue de silex » qui

    « garde

    les pleurs

    l’autre côté

    du mourir ».

    Et cette langue-coquille qui irrigue une grande voix, étreint en profondeur.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Esther Tellermann, éternité à coudre






    ESTHER TELLERMANN


    Esther tellermann





    ■ Esther Tellermann
    sur Terres de femmes


    Corps rassemblé (lecture d’AP)
    [Pour elle il voulut] (extrait de Corps rassemblé)
    [Un écho    un roman] (extrait d’Éternité à coudre)
    Carnets à bruire
    [Je sais vous me disiez de préférer l’ombre] (poème extrait du recueil Le Troisième)
    Je t’ai vu (poème extrait de Contre l’épisode)
    [Jours firent de toi ma teinture]
    [Onde] (poème extrait du recueil Voix à rayures)
    Première version du monde (lecture d’AP)
    Sous votre nom (lecture de Matthieu Gosztola)
    Sûrement je vous tiendrai (poème extrait de Terre exacte)
    [Un mot encore] (poème extrait de Sous votre nom)
    [Puis se ferme | la porte] (poème extrait d’Un versant l’autre)
    Voix à rayures




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la revue de littérature et de critique Le Nouveau Recueil)
    L’indécise exactitude de la terre : Esther Tellermann, par Michaël Bishop
    → (sur Remue.net)
    François Rannou / « D’où un homme est-il visible ? » | une approche de la poésie d’Esther Tellermann
    → (sur Recours au poème)
    une lecture d’Une odeur humaine d’Esther Tellermann par AP





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  • Danielle Risse | Sur la Place aux Foins



    Vissotsky !
    « Le vent porte la voix de Vyssotski »
    Nikolaï Egorovitch Dronnikov, Portrait de Vyssotsky
    Source







    [SUR LA PLACE AUX FOINS]



    Sur la Place aux Foins
    Une ombre vivante

    Traîne son âme écorchée
    Au plus près de l’horizon.

    La lune plonge
    Dans les eaux de la Neva,
    Chute infinie là où nul ne l’attendra plus.

    Jour d’été
    Une brise légère s’enroule
    Autour de l’ineffable.

    Saint-Pétersbourg s’agite et console.

    Le vent porte la voix de Vyssotski

    Au plus loin de l’arc-en-ciel.
    Requiem pour un poète chanteur,
    La nue efface les tourments

    D’une guitare orpheline.

    À l’heure solitaire
    Où le clair-obscur courtise
    L’avenue pressée de lumière,
    Un homme marche, le temps collé à sa peau.

    La ville abreuvée de roman
    S’insinue dans l’esprit de Fiodor.

    Une silhouette orpheline

    Faussement ensorceleuse
    Traverse l’espace glacé

    D’une nouvelle insomnie,
    À la recherche de l’unique chemin.

    Une nue frôle son épaule,
    L’horizon s’incline,
    On entend le bruit du vent
    Et court le pavé

    Usé par les semelles du temps.

    Le jour s’affaiblit,

    Suspendu aux nuages

    Le papier, la plume
    Des mots baignés de brume
    Et la main

    Qui écrit.



    Danielle Risse, Si près des étoiles Saint-Pétersbourg, Éditions de L’Aire, 1800 Vevey [CH], 2016, pp. 48-49.






    Danielle Risse, Si près des étoiles Saint-Pétersbourg






    DANIELLE RISSE


    Danielle Risse2




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions de L’Aire)
    la page de l’éditeur sur Si près des étoiles Saint-Pétersbourg de Danielle Risse
    → (sur le Cultur@ctif Suisse)
    une notice bio-bibliographique sur Danielle Risse






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