Terres de Femmes

Mois : février 2022

  • Terres de femmes n° 207 ― février 2022

     
     
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    du numéro du mois de février 2022
     
     
     
    TDF FEV. 22
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
    Image : G.AdC 
     
    Responsable de la rédaction : Angèle Paoli
    Coordination éditoriale et mise en pages : Yves Thomas  (  )
    Direction artistique et mise en images : Guidu Antonietti di Cinarca [G. AdC]
     
     
     
  • Yves Bonnefoy / Le lit, les pierres

     

                                                                                                                                                                << Poésie d'un jour

    Adam et Eve

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

                             Albrecht Dürer, Adam et Eve, 1504

                            Source 

     

     

     

    Le lit, les pierres

    Elle nomme le lit, qui est plus vaste
    Que le pays qui s’étend devant eux,
    Ce désordre de flaques et de joncs,
    Et de lumières, où des ailes remuent.

    Et lui nomme la pierre,
    Ses masses fissurées, ses grands creux d’ombre,
    Puis l’un et l’autre nomment la nuit qui vient,
    Un pour la dire obscure, l’autre claire.

    Que l’on donne deux noms à ce que l’on aime !
    Écrire à deux le monde aurait quelque sens,
    Dit à Adam rêveur Ève soucieuse.

    Ils vont, ils ont nommé, tant les mots veulent bien,
    Une maison, le safre, une huppe, un ravin,
    Un lit au loin, déjà couvert de pierres.

     

     

    Bonnefoy Galilée

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

                     

                      Yves Bonnefoy, Raturer outre, Galilée, 2010, p.32

     

     

    ADAM ET EVE DETAIL PIERO DELLA FRANCESCA

     

     

     

     

     

     

     

     

                             Piero Della Francesca: Adam et Eve,  détail, 1452 .

                            Source 

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                  Y V E S   B O N N E F O Y

    Bonnefoy
    Image, G.AdC

    ■ Yves Bonnefoy
    sur Terres de femmes ▼

    → 25 juin 1981 | Élection d’Yves Bonnefoy au Collège de France
    → 
    [De Caraco à l’île de Capraia] (extrait de L’Arrière-Pays)
    → 
    À la voix de Kathleen Ferrier
    → 
    « Le dialogue d’angoisse et de désir »
    → 
    Donner des noms
    → 
    Le myrte
    → 
    Les Raisins de Zeuxis
    → 
    Vrai nom
    → 
    Les Planches courbes : feuilleton pédagogique en 26 épisodes à l'usage des lycéens

    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site Université de tous les savoirs) écouter/voir la vidéo d'une conférence d'Yves Bonnefoy (La parole poétique) du 17 novembre 2000
    → (sur le site du Collège de France) 
    une bio-bibliographie d'Yves Bonnefoy

    ■ Piero della Francesca
    sur Terres de femmes ▼

    → Erri De Luca, Piero della Francesca
    → 
    [Anne-Marie Garat, I] Piero della Francesca | La Madonna del Parto
    → 
    [Anne-Marie Garat, II] Piero della Francesca | La Madonna del Parto
    → 
    Michaël Glück, L'Enceinte
    → 
    Mario Luzi | Près de la reine de Saba
    → 
    Angèle Paoli | [Te souviens-tu de la Madonna del Parto ?]
    → 
    Bernard Simeone | Madonna del Parto
    → 
    12 octobre 1492 | Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca


  • Gérard Engelbach / L’Incendie

     

                                                                                                                                                        <<Poésie d'un jour

     

     

    INCENDIE

     

     

     

     

     

     

     

     

    Source 

     

    NOIRS ÉCHAFAUDS dressés dans la lumière
    -Je roule avec les morts, je m’insurge avec eux-
    Villes, têtues sous les tambours de pierre,
    Les piques, les fumées.

    SURGIE dans un matin
    -Les tombes sèches renversées, le gai langage
    En mouvement parmi les cimes-
    Bourrue et tendre comme un chêne,
    Ourlée comme une vigne,
    La vérité des armes.

    LE FLEUVE AGRESTE des chansons dans les étages,
    Des meules dans les chambres,
    Des craquements de bête sous l’armoire.

    L’étang sous les baies rouges,
    Qu’il affleure, dormeur sombre,
    Sous les plinthes !

    Dans l’air docile une maison gravite.

    J’ai ressaisi le fleuve,
    À la bouche écumante j’ai livré mon sort.

    Lavé, drossé, grêlé par les embruns,
    Je gronde sous l’approche.

    Apre vaisseau je m’enfuirai
    Parmi les bêtes.

    LES ARBRES de nouveau, les rives débondées
    Clament, s’ébrouent.
    Accompagne, accompagne,
    Guerroyeur, ô poète,
    Ce monde en marche vers la terre !

     

     

    Incendie

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Gérard Engelbach, L’INCENDIE, Mercure de France, 1971, pp.9,10,11,12,13

     

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               G É R A R D    E N G E L B A C H

    Gerard Engelbach

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Wikipediaune notice bio-bibliographique sur Gérard Engelbach
    → (sur Recours au PoèmeGérard Engelbach, poète trop effacé

     

  • Forough Farrokhzâd / Une autre naissance

     

     

     

    FAROUGH FARROKHZAD

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Mon amant

    ˇˆˇˆˇˆ

    Mon amant
    Avec ce corps nu sans pudeur
    Solide sur ses pieds
    Debout comme la mort

    Des lignes saccadées
    Obliques, soulignent
    Les contours nets
    De son corps insoumis

    Mon amant
    Venu des peuples anciens

    On dirait
    Qu’au fond de ses yeux
    Un Tatar attend en embuscade un cavalier
    On dirait
    Un barbare aux dents éclatantes
    Qui convoite le sang chaud du gibier

    Mon amant
    Il s’impose comme la nature
    Imparable
    Avec ma défaite
    Il proclame
    La loi absolue du pouvoir

    Il est libre, sauvage
    Comme une pulsion de vie
    Au fin fond d’une île déserte
    Il prend un lambeau de la tente de Madjǔn*
    Pour nettoyer ses chaussures
    De la poussière des rues

    Mon amant
    Il me semble inconnu
    Immémorial
    Comme un dieu dans un temple du Népal
    C’est un homme des siècles passés
    Rappelant les beautés nobles

    Il est
    Comme l’odeur d’un enfant
    Qui réveille sans cesse
    Des souvenirs d’innocence
    Il est comme la joie d’une chanson populaire
    Sincère et brutale

    Il aime simplement
    Les grains de vie
    Les grains de terre
    Les chagrins des gens
    Les chagrins purs

    Il aime simplement
    Les allées des jardins du village
    Un arbre
    Un bol de glace
    Le fil du linge

    Mon amant
    Est un homme simple
    Dans un pays de malédictions et de merveilles
    Un homme simple
    Que j’ai caché dans la forêt de ma poitrine
    Comme le dernier signe d’une croyance fabuleuse

     

    Une autre naissance

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Forough Farrokhzȃd, Une autre naissance, Traduit du persan par Laura Tirandaz et Ardeschir Tirandaz, Éditions Héros-Limite

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        Forough Farrokhzȃd

    Forough-farrokhzad

     

    ■ Voir aussi ▼

    →  le site Forough Farrokhzad
    → (sur le site de La Revue de TéhéranForough Farrokhzâd, la grande poétesse contemporaine iranienne

     

  • Thierry Pérémarti / Bout portant

     

     

                                                                                                                                                     <<Poésie d'un jour

     

     

     

    The next %22click%22 (Paros island  Greece 2013)

     

     

     

     

     

     

    Photos:  Dimitris Gavalas

     

    Revenir au lignage à la source pour que le

    secret perdît son double, réfléchît soudain la

    lumière, l’enchevêtrement. Je voulais être

    bribes, fragments, glanures comme au premier

    jour, bouts de moi fertiles. Je ne suis que maille

    évidée irrattrapable,  longuement   je  mastique

    une promesse tête droite.  Peut-être le fragment

    qui empêche, vocifère le reste, et ce qui sans

    nom s’avance, le pli la rechute, après tout

    tu n’es ni toi ni l’autre, yeux au plus offrant

    tu survivais couché dans la vague terreuse,

    arraché aux nuits nouvelles. Ils vendaient ciel

    ouvert à demi, leur pesant de vertige, pour re-

    devenir fièvre qui s’éveille – toi doucement

    comme feuille d’arbre tombe.

     

    Bout-portant-couv-de-face-72-dpi

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Thierry Pérémarti | Bout portant, photographies de Dimitris Gavalas, La tête à l’envers, Collection Fibre.s, 2022

     

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    T H I E R R Y   P É R É M A R T I

    THIERRY PÉRÉMARTI

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Photo © Monard  Nichols 

    Lire la fiche de l'éditeur 

    Voir 17 photographies de →  Dimitris Gavalas

     

     

     

  • Brigitte Gyr / Une mémoire gainée de bleu

     

     

                                                                                                                                                                                                                                                                                                         <<Poésie d'un jour

     

    J’ai rêvé d’horizons lumineux

     

     

     

     

     

     

     

        Photo : G.AdC

     

     

     

    Le livre s’effrite
    la parole est bradée
    au marché de l’avide

    l’éventualité du bonheur
    bientôt
    s’effondrera

    j’ai rêvé cette nuit
    d’un monde aussi doux que laine
    d’hommes-oiseaux volant à travers ciel
    ignorants du bruit des armes
    des frontière d’où l’on meurt
    de la folie des Basse-Terre
    de l’arrogance des grands
    de la terreur des petits

    j’ai rêvé d’horizons lumineux
    loin très loin des mers ensanglantées
    des enfants abandonnés à leur sort
    convertis en soldats de la mort
    des villes dévastées
    de l’histoire bafouée

    j’ai rêvé de paix et de beauté
    loin très loin de cette débauche de corps torturés
    d’esprits anéantis

     

    Mémoire

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Brigitte Gyr, Une mémoire gainée de bleu, Cahiers du Loup bleu/ Les Lieux-Dits, Dessin de Sylvie Villaume, 2021.

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          B R I G I T T E    G Y R

    Brigitte Gyr

     

     

     

     

     

     

    ■ Brigitte Gyr
    sur Terres de femmes ▼

    → Incertitude de la note juste (lecture de Mireille Fargier-Caruso)
    → 
    Parler nu (lecture de Cécile Oumhani)
    → 
    [quand tu as décidé d’en finir] (extrait d’Incertitude de la note juste)
    → 
    [une frontière se tisse de non-dits](extrait de Parler nu)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) 
    au plus gris du corps

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Brigitte Gyr


     

     

  • Frédérique Cosnier / Ubique

     

                                                                                                                                                                                                                 << Poésie d'un jour

     

    Pull sans manches

     

     

     

     

     

     

     

     

     

                    " mon petit pull sans manches "

                            source

     

     

    Au café du coin
    louche
    on descendrait ensemble
    Matin dans les demains
    On parlerait des langues

    On apporterait des bouteilles
    des paquets de biscuits
    aux arrivés du kiosque

    Sous les marronniers
    on serrerait les mains on porterait
    des cœurs pleins

    On croiserait le regard de cette femme
    ciel ouvert
    et sa traversée jusqu’à nous
    On aurait honte
    On aurait honte
    Et puis la honte nous porterait plus loin

     

    Ubique

     

    On se gratterait le nez
    On boirait une bière avec les arrivés
    À l’ombre

    On remonterait la couverture sur la joue
    du kid aux cheveux gras de sable
    On regarderait nos mains
    et les veines dans nos bras

    On verrait que nos corps sont écrits
    sont
    des cartes

    se prolongent

    On couvrirait à peine
    nos espoirs
    Pluie brûlante rongeant branches
    fragiles

    Dessins furtifs en contrejour
    on remonterait de la ville
    le soir
    sans aller dans ta chambre

    Petit pull rouge

                       dessin de Pascale Sarfati

     

    Chacun on aurait
    nos chansons à écrire
    des pas de danse
    poèmes à faire à dire
    pour ces gens

    des rires à ramasser en gerbes

    Je laisserais là
    autour de ton cou
    pour la prochaine
    pour le Quand se revoir
    à la mémoire des cœurs exsangues
    hardis

    mon petit pull sans manches

     

    Ubique 2

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Frédérique Cosnier, « Tachycarde » in Ubique, La Clé à mollettes, Voix dans l’orme, 2021, pp. 46,47, 48,49,50

     

    Fréderique Cosnier

     

     

     

     

     

     

    Source

     

  • Silvaine Arabo / Capter l’indicible

        <<Poésie d'un jour

     

                                                                                                                                                                                                          

    Flottaison d'ondes

     

     

     

     

     

     

     

    " Une flottaison d'ondes dans les ombres bleues du soir"

    Ph.Angèle Paoli

     

     

    Les prairies lisses du désir fuyaient au loin
    Se repoussant l’une l’autre :
    Une grande prière monte et se creuse
    Une flottaison d’ondes dans les ombres bleues du soir
    Une immobilité géante qui ne condescend pas
    Un rayon suprême transformant toute chose
    Une magique baguette de la réversibilité

    Car enfin c’est le printemps :
    Arbres en fleurs et promesses de fruits !

    Des lignes entrevues couraient coulaient
    Comme rochers sous la mer
    Comme songe des plus hauts oiseaux
    C’était la note unique
    L’arcane mystérieux
    Archets de la musique et cordes dans le vent

    J’entends encore ta voix, Musicienne,
    La courbe de ton geste
    Et ton regard penché !

    Elle était là dans son être essentiel
    Ciseaux de lune et litanies du vent
    Elle sculptait d’innombrables visages
    Qu’elle oubliait ensuite
    Quand l’été feuillole de rires légers

    Les gouttes de la musique avaient rallié
    Son être : un semblant de sépulture
    Mort la grande mort roses à l’envers

    Soumis en elle aux fibres du Témoin
    Les vagues rennes de l’ancien monde
    S’agenouillèrent

    Pas un chasseur à l’horizon.

     

     

    Arabo

    Silvaine Arabo, Capter l’indicible, collection « Pour une terre interdite », Rafael de Surtis.

    En couverture : Balade en Saintonge : la Charente. Photo de Silvaine Arabo. 2021, pp.38,39,40

     

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        S I L V A I N E   A R A B O 

    Silvaine Arabo  par Jacques Basse

    Silvaine Arabo par Jacques Basse

    ■ Voir aussi ▼
    → (sur Traversées, revue littéraire) une lecture d’Au fil du labyrinthe par Rome Deguergue
    → (sur Terre à cielune page sur Silvaine Arabo

     

     

     

     

  • Gonzalo Eltesch / Collection privée / Lecture d’Angèle Paoli

          Gonzalo Eltesch, Collection privée, lecture d'Angèle Paoli

     

                                        Colecion particolar

     

     

     

     

                       

     

     

                                                                                                                                                                                                  

     

     

     

    « Une insupportable petitesse » :

    Nous sommes au Chili, entre les années 90 et aujourd’hui.

    Le narrateur de ce roman, qui en est aussi l’auteur, collectionne les fragments que lui fournit sa mémoire, tout comme son père, antiquaire, collectionne les objets qu’il déniche au cours de ses errances à travers la ville. Valparaiso. Le jeune auteur, né en 1981, procède donc dans son écriture comme peut-être dans sa vie, par morceaux qu’il tente de recoller et offre ainsi un étrange puzzle où alternent les tesselles de son enfance et  celles de son travail d’écrivain. Rien n’est figé, chaque page inaugure une nouvelle séquence. Il n'y a pas vraiment de rupture car la lecture en zigzag (ou à cloche-pied) permet de relier entre eux les épisodes qui vont ensemble. Comme le permettait aussi le jeu de recomposition des « sept familles » de nos enfances. Ainsi passons-nous de la vie vécue du jeune adulte à la vie de l’enfant, partagée dans la présence du père ; puis à la vie vécue avec la mère, les deux parents étant de longue date, séparés. Ces épisodes alternent avec les aventures amoureuses, ternes et ennuyeuses, dont on ne sait au fil du temps si les protagonistes féminines sont les mêmes ou autres. Sans visages, dénuées d’expression particulières, elles semblent neutres. Interchangeables. À une exception près.

    « Je me suis réveillé à l’aube. Elle était dans son lit et me tournait le dos ».

     Ou encore :

    « Nous n’avons jamais été véritablement ensemble. Se voir par intermittence pendant des années n’est pas une relation. C’est d’elle pourtant dont j’ai été le plus proche ».

    Les aveux en demi-teinte qui s’intercalent entre les épisodes consacrés aux parents ou à la famille, donnent de la relation amoureuse l’impression qu’elle n’est pas vraiment réussie. Ont-ils fait l’amour ? Rien n’est moins sûr.  S’aiment-ils ? Sont-ils heureux ensemble ? On en doute. Le bonheur ne semble pas à portée de main des amants. Ainsi l’exprime la poète Gabriella Mistral, dans le vers cité en exergue :

    « D’un âge éternel, sans jamais d’âge heureux. »

    À défaut d'amour partagé et de rêve, la relation amoureuse est pour le narrateur un moyen d’enclencher les souvenirs liés à Valparaiso – « C’est là, je lui ai dit en montrant la maison. On s’est assis sur le trottoir d’en face et on l’a regardée ».

     Un moyen de bâtir son récit : 

    « J’attends que sa respiration se fasse plus longue, plus profonde, pour être sûr qu’elle ne m’écoute pas quand je commence à lui parler de mon père, de ma mère, de ma grand-mère, de Valparaiso. Quand je commence mon histoire. »

    Ainsi commence l’histoire, en se glissant au creux de l’oreille de l’amante, que sans doute ces récits finissent par ennuyer puis assoupir. Mais qui semblent prendre corps progressivement pour le jeune homme en mal de mots, en lieu et place de l’amour :

    « Moi j’attends qu’elle dorme pour lui raconter quelques fragments de mon histoire, ce dont je me souviens à ce moment-là, ou ce dont je m’oblige à me souvenir. Une demi-heure plus tard, ou à peine plus, je m’arrête, m’extirpe avec précaution de ses bras, me lève. Je lui dis au revoir, presque en silence ».

    Ailleurs, sur une page blanche, le narrateur livre cet aveu déconcertant :

    « Je n’ai jamais connu de relation amoureuse stable. Je n’ai jamais eu de copine. Je ne me suis jamais marié. Elles n’ont jamais été amoureuses de moi. »

    Le jeune écrivain semble prisonnier de sa mémoire, des souvenirs qui l’habitent, comme il l’est aussi des cartes postales achetées sur le vieux Valparaiso. Et sa mémoire lui joue des tours. Des tours d’illusionniste. Les fictions s’entremêlent qui brouillent les points de vue. Les versions de la mère ne sont pas celles du père. Ainsi en est-il des rêves et de l’écriture. Son frère Pablo qui a sans doute existé, n'apparait sous la plume du jeune auteur que pour mieux disparaître. Comme en témoigne ce dialogue laconique entre elle et lui :

    « Et ton frère, pourquoi il n’existe pas ?
    Je l’ai éliminé, j’ai répondu. Autant de personnages, ça
    ne collerait pas avec le texte. Ils pourraient m’échapper des mains.
    J’aime bien ton frère, a-t-elle dit.
    Super, je crois avoir répondu. »

    Nombreuses et inattendues sont les réflexions sur l’écriture du livre en train de se faire. Et elles sont essentielles. L’auteur les pose sur la page, sans préambule, comme elles se présentent à l’esprit. Et jamais il ne s’attarde dans des développements qui alourdiraient son récit. Au contraire. Ainsi de ces réflexions contradictoires qui taraudent l’existence de l’écrivain :

    « Je me dis parfois que le roman devrait juste contenir l’inventaire des objets que mon père a achetés et a voulu garder. Toutes les antiquités dont il a senti qu’elles devaient lui appartenir pour toujours. »

    Ou encore :

    « Et si je recommence à écrire la même histoire encore et encore jusqu’à ce qu’elle devienne une histoire vraie, un roman réaliste ? »

    Comme dans les magasins d’antiquités où le flâneur se fraie un passage entre des opalines, des cartes postales jaunies et toutes sortes d’objets hétéroclites entassés les unes sur les autres, il faut, dans ce récit autobiographique, flâner d’un épisode de vie à un autre, suivre les cairns chronologiques disséminés entre les pages et s’interroger, avec le narrateur-auteur sur l’objet de ce livre. Objet multiple, démultiplié, ancré au Chili entre « son » Valparaiso à lui, qui est aussi celui du père et Santiago qui est la ville de la mère. Histoire d’une ville aimée, quittée par nécessité et évoquée non sans une certaine nostalgie. Histoire familiale, avec ses heurts, ses mensonges, ses incompréhensions. Construite à partir de nombreux retours en arrière qui ramènent le jeune professeur à son passé – la magasin du père, lequel se refuse à vendre ces objets auxquels il est très attaché -, les figures des grands-parents- les tentatives de la mère pour prolonger la présence du fils auprès d’elle, la mort des uns puis des autres, les amantes peu enthousiastes, les amis du père et la présence  à ses côtés de « la Paula », sa maîtresse. Autant de « petites anatomies sentimentales » auxquelles le narrateur s’attache à donner vie. Et il y parvient, tout en faisant sourire. Sans oublier, au passage, les deux brèves apparitions du général Pinochet, dont le père est un afficionado. Mais que ce soit dans la première apparition (en présence du père) ou dans la seconde (en présence de la mère) – qui renvoie aux années 90 – il se passe très peu de choses. Suffisantes cependant pour que le narrateur, alors un enfant, conclue par cette phrase :

    « Après quelques minutes, nous sommes rentrés dans le magasin, je me suis retrouvé sur une chaise, où je suppose qu’on m’avait assis, et je me suis senti heureux. » (Incipit du roman)

    Heureux ? Un adjectif inexistant sous la plume de Gonzalo Eltesch.

    Âgé de huit ans, l’enfant assiste à la cérémonie d’adieux de Pinochet à son peuple. Comme dans la scène première, l’arrivée se fait dans une voiture aux vitres teintées au milieu des bannières et des acclamations. Il ne se passe rien. Mais l’enfant s’imagine un instant que le général le regarde et c’est cette impression de reconnaissance qu’il garde en mémoire :

    « Il me regarde, je crois qu’il me regarde, je pense qu’il me reconnaît. Je le salue, je crie, je lui dis au revoir.

    Il n’en est pas de même des apparitions de Pablo Neruda. Le grand poète chilien, est une vieille connaissance héritée du grand-père paternel, grand collectionneur. Du poète, dont les choix politiques n’étaient pas de son goût, le père n’a rien retenu. Si le père a fini par l’apprécier, c’est qu’en fin connaisseur des objets insolites, Neruda portait sur eux un regard original, un regard neuf :

    « C’est Neruda qui lui a appris l’importance de la passion qu’un objet peut inspirer. Qu’une bouteille déformée par le feu pouvait être précieuse, ou qu’un tableau anonyme d’une pastèque pouvait être extraordinaire parce qu’en le voyant il te déclenchait une soif terrible. Que lorsque quelque chose te plaisait, le prix comptait moins que la façon de l’obtenir. De Neruda et de mon grand-père, mon père a appris à collectionner, à s’extasier sur des antiquités. »

     Les événements surgissent, d’une page l’autre, souvent en de courts paragraphes, ou même ramassés en quelques phrases lorsque la réflexion porte sur l’écriture. On est très loin des grands phrasés baroques auxquels les auteurs sud-américains avaient habitué son lectorat. Ici, dans ce roman résolument moderne, la lectrice (et le lecteur aussi, sans doute) est confrontée aux hésitations de l’écrivain en train de naître à son écriture. Aux tentations destructrices de soumettre la lecture du manuscrit, au père d’abord, puis à la mère. Il en sort des verdicts forcément contradictoires sur lesquels l’auteur ne prend pas le temps de s’appesantir. Une écriture parfois crue, lapidaire, un brin cynique même, mais non dénuée d’humour. Et la lectrice de se convaincre, comme le suggère Gonzalo Eltesch lui-même, que ce roman très attachant, est tout entier bâti sur « une insupportable petitesse » :

    « Je relis le roman et je sens un vide, une insupportable petitesse. Mon monde, leur monde à eux est simple. Je ne peux même pas l’enrichir avec des mots ou des fictions élaborées ; ce serait une tricherie – même s’il ne me déplaît pas de tricher. »

    Cette petitesse-là et ce vide, dans lesquels Eltesch excelle, font de ce roman valparaisien un premier roman très réussi.

     

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

     

                                                                                

    Collection-privee

     

     

     

     

     

     

     

     

      Gonzalo Eltesch, Collection privée, traduit de l'espagnol ( Chili ) par Gilles Moraton / in vif MAURICE NADEAU 

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          Gonzalo Eltesch-VicLit

    Gonzalo Eltesch

     

     

     

     

     

     

    Source

                          Lire en espagnol sur Revista Pliego Suelto