Terres de Femmes

Mois : avril 2015


  • Sylvie Fabre G. | [Plus forte que la forêt]



    COLLAGE DIPTYQUE -  Loup, y es-tu  -
    Collage-diptyque, G.AdC






    [PLUS FORTE QUE LA FORÊT]




    Plus forte que la forêt au Désert,
    Anna Livia en sa lancinante mélopée
    se fraie un passage dans l’énigme
    de l’invisible : Loup, y es-tu ?
    Sa demande pressante monte au faîte,
    rythme de grands rais les sapins mais,
    dessous, les mousses et les fougères
    étouffent les mots dans la répétition.
    Ils semblent s’éloigner pour mieux revenir :
    Loup, y es-tu ? M’entends-tu ?
    L’œil glaneur par aguets, la parole émotive
    court le risque de l’incarnation, trouve
    framboises comme alliées de secours
    et la voix rouge de sa dévoration
    l’hardie enfant étourdiment triomphe :
    Loup y est pas, il nous mangera pas !


    Quelle mère-grand démentirait son chaperon ?




    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres, L’Escampette Éditions, 2015, page 52.






    Sylvie Fabre G., Tombées des lèvres






    SYLVIE FABRE G.


    Sylvie Fabre G.
    Source



    ■ Sylvie Fabre G.
    sur Terres de femmes

    Tombées des lèvres (note de lecture d’AP)
    Tombées des lèvres (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [À l’orée] (poème issu du recueil L’Intouchable)
    L’Intouchable (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    Frère humain (note de lecture d’AP)
    Frère humain (note de lecture d’Isabelle Raviolo)
    [La pensée va, et vient à ce qui revient] (poème issu du recueil Frère humain)
    Sylvie Fabre G. par Sylvie Fabre G. (auto-anthologie poétique comprenant plusieurs extraits de L’Approche infinie)
    [C’est un matin doux et amer](poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    Dans l’attente d’un prolongement qui se meurt (note de lecture d’AP sur Corps subtil)
    Corps subtil (poème issu du recueil Corps subtil)
    L’Approche infinie (note de lecture d’AP)
    Celle qui n’était pas à sa fenêtre (extrait issu du recueil Le Génie des rencontres)
    La demande profonde
    Lettre des neiges éternelles (extrait de La Maison sans vitres)
    Piero, l’arbre (autre extrait de La Maison sans vitres)
    Maison en quête d’orient (poème issu du recueil Les Yeux levés)
    [Bien sûr le chant s’apaise dans le soir] (poème issu du recueil La Vie secrète)
    Quelque chose, quelqu’un
    Trouver le mot (autre poème issu du recueil L’Autre Lumière)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Sylvie Fabre G. (+ poème issu du recueil L’Approche infinie)
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer, par Sylvie Fabre G.
    Jean-Pierre Chambon, Tout venant, par Sylvie Fabre G.
    Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman, par Sylvie Fabre G.
    Alain Freixe, Vers les riveraines, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle, Ici en exil, par Sylvie Fabre G.
    Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Pierre Péju, Enfance obscure, par Sylvie Fabre G.
    Pierre Péju, L’État du ciel, par Sylvie Fabre G.
    Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu, par Sylvie Fabre G.
    Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer, par Sylvie Fabre G.
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    L’au-dehors
    → (dans les Chroniques de femmes)
    L’Amourier | Le Jardin de l’éditeur par Sylvie Fabre G.
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Anne Slacik par Sylvie Fabre G. : Anne, la sourcière
    → (dans les Chroniques de femmes)
    Ludovic Degroote | Retisser la trame déchirée, par Sylvie Fabre G.



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature) une
    fiche bio-bibliographique sur Sylvie Fabre G.




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  • Pia Tafdrup | Pouls imaginaire



    Le monde existe.
    Collage diptyque, G.AdC







    POULS IMAGINAIRE




    Le triangle des cris d’oiseaux,

    un portail ouvert.
    Entrer nu
    dans le monde, le quitter
    nu.
    Le corps de mon père est parti,

    incinéré et éloigné
    de la surface de la terre.
    Un pouls gravé dans des pierres et
    des routes

    qui avancent en se ramifiant.
    Nous ne partageons pas
    la mort ―
    mais mon père est dans mes pensées

    comme toujours,
    il continue à recevoir des factures et des lettres.
    Les meubles sont là où ils ont toujours été,
    les objets
    sont toujours « les siens » :
    les vêtements (encore imprégnés de son parfum),
    les chaussures (avec les contours de ses doigts de pied),
    les boutons de manchette, la montre,
    les livres, le coupe-papier, les lunettes,
    l’étui avec la rose, l’étui avec la rose.
    Quand on ouvre les tiroirs du bureau

    ils sont remplis
    de lumière perdue.
    Le monde reste là,

    même après
    le départ de mon père.
    Écriture de cendres. Journées de cendres. Floraisons de cendres.
    Résonance claire.
    Le monde existe.



    Pia Tafdrup, Les Chevaux de Tarkovski, Éditions Unes, 2015, pp. 92-93. Traduit du danois par Janine et Karl Poulsen.




    PIA TAFDRUP


    Pia_tafdrup
    Source




    ■ Pia Tafdrup
    sur Terres de femmes

    Baptême (poème extrait de La Forêt de cristal)
    Flamme de coquelicot (poème extrait du Soleil de la salamandre)




    ■ Voir aussi ▼

    le site de Pia Tafdrup



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  • Cédric Le Penven, Bouche-suie




    Vasarely
    Victor Vasarely, Zeta III, 1965,
    Tempera sur carton, 33 x 31 cm
    Source







    BOUCHE-SUIE
    (extrait)




    Après le mot chique, je voudrais le mot sommeil, le mot limpide, le mot flouve. Une nouvelle peau de mots qui sache tomber comme robe d’été, et disparaître lentement avec les bêtes nocturnes. Les serpents invisibles. La tête de Méduse qui roule au fond de l’Aveyron.




    Je prends une boule de glaise dans ma paume. La morsure du froid engourdit la mécanique complexe de mes muscles, et je veux savoir si je suis plus que cela : un agrégat d’atomes.




    Ma bouche-suie fait blocus. Elle réclame la retraite à trente ans, et j’ai seulement balbutié quelques poèmes. Juste le temps d’attiser l’amour, de vider le sac. Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine / Et mon mal est délicieux.

    Cédric Le Penven, Bouche-suie, Éditions Unes, 2015, pp. 32-33-34.







    Bouchesuie







    CÉDRIC LE PENVEN


    Cedric Le Penven
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Cédric Le Penven



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  • Jacques Moulin, Journal de Campagne

    par Angèle Paoli

    Jacques Moulin, Journal de Campagne,
    Æncrages & Co, Collection voix de chants, 2015.
    Dessins de  Benoît  Delescluse.



    Lecture d’Angèle Paoli



    JUSQU’À L’ABRIL D’AVRIL



    Journal de Campagne. Tel est le titre que Jacques Moulin a choisi pour son dernier recueil poétique. Je pense aussitôt à « campagne » d’Italie / d’Égypte / de Russie… Mais non, ce n’est pas cela. Il ne s’agit pas ici d’un énième récit rescapé de la vareuse de quelque grognard de l’armée napoléonienne. L’on pourrait aussi s’attendre, avec le terme « Journal », à une réflexion de diariste (comme le curé de Bernanos), écrite à partir d’un lieu donné et dûment daté. Ce n’est pas non plus tout à fait le cas. Pourtant la campagne existe bel et bien. Celle d’Alsace. Avec le village d’Uffholtz, dans le Haut-Rhin. Et son Abri Guerre, point de départ de l’écriture. Mais en place des dates, le poète en résidence dans son « Abri-mémoire » a choisi les mots. Des mots en rapport avec le thème proposé au résident. La « fortification ». Ces mots font figure d’entrées. Ouvertures vers un espace autre. L’espace du poème. Des poèmes pour se fortifier.

    « Fortifiez-vous c’est comme

    Un chant pour soi une romance un peu d’histoire

    Des retrouvailles dans l’inconnu ».

    À la fin du recueil, un petit lexique reprécise le sens exact de chacun des termes ― quatorze en tout ―, dans le contexte où ils sont employés. Celui de la Grande Guerre. 1914-1918. La terre d’Uffholtz est une terre de frontière avec tranchées, casemates, réduits, remparts. Et, partout, des brèches des fossés des abris. La découverte de cet univers se fait cependant sans heurt, en quatre temps. Et non sans plaisir, côté lecteur, ni sans curiosité. Cheminement / Approches / Meurtrières / Épaulements. Et la progression, par étapes ; ponctuée par les quatre dessins de Benoît Delescluse. Pour dire l’ombre et la lumière, pour dire leur trouée dans les feuillages. Ainsi découvre-t-on, en progressant dans ce curieux ouvrage, que le terme « cheminement » renvoie aux « travaux d’approche pour progresser à l’abri vers l’ennemi ». Dans le même temps, « approches » — au pluriel — désigne les « tranchées pour s’approcher d’une place sans s’exposer ».

    Mais toujours « [l]e poème tient debout sans rempart ». Quant à l’abri, cet Abri Guerre que l’on rejoint au cours de l’avancée, c’est

    « [t]out un chemin de voyelles pour toucher la fissure

    Agripper la paix ».

    On l’aura compris, le poème s’écrit pour résister à. Partant, pour donner vie à. La source les saisons la vigne les vergers. La poésie. Et « le poème prend ». Jusqu’à la paix :

    « Le pré en taupes cloque la terre

    Le rossignol gîte en muraille

    Tout reprend paix devant l’abri ».

    Le lexique du recueil s’approprie la coloration des abris chargés d’oubli et de mémoire :

    « Un abri fortifié souterrain

    Abri pour la mémoire

    Mémoire forte mémoire des fonds

    La mémoire oublieuse sans abri ».

    Et le poète joue, détourne, glisse, creuse, explore l’univers des tranchées, retourne la terre et les mots, les malaxe, de la bouche et des yeux, de l’oreille et des dents :

    « Trachée réduite suffoquer

    Pharynx perdu tu dis plus rien

    Poète casqué vers cadencés ».

    Et, dans le poème suivant, sur la page en vis-à-vis :

    « Tranchée guérite à terre

    Toit à cochons caponnière

    Cou tordu sabots crottés

    Fiente aux ergots

    Creuser toujours ».

    L’univers de l’abri abolit la notion habituelle d’espace, toutes directions confondues. S’abriter alors, nécessite de jongler avec les quatre coins du réduit, pentes talus boyaux :

    « S’abriter sous dedans derrière à l’intérieur

    Au fond paroi par-dessus

    Éviter l’avant se mettre en crypte

    Cultiver ses arrières à couvert

    Consolider son terme prendre asile ».

    L’arrivée à Uffholtz donne naissance à un très beau texte en prose qui résonne comme un rappel des paysages vosgiens, vignes et Ballons, chemins de terre avec « le vent des consonnes dedans les branches », les échos entre les voyelles [u] et [o], entre « ligne de crête » et « ligne de front ». Vient l’emménagement dans l’abri, et la phrase s’adapte au décor dans lequel elle naît : elle se mêle à la terre, suit les courbes et les entailles, murs et collines ; forge et sculpte :

    « La phrase galope la plaine le vers se pose en glaise

    Rencontre la tranchée comme un mot qui cisaille

    Une étendue de pages

    Zigzague un peu ».

    Un monde d’entre-deux se dessine, fait de claies et d’interstices, de palissades et d’ajours, de rideaux de trouées de haies, couloirs de traverse du « vent coulis ». Qui conduisent jusqu’à « l’abril* d’avril » qui scande son refrain :

    « Abri sous printemps

    La fleur sous abri »

    « Être à l’abri jusqu’à l’avril

    La fleur sous abri ».

    Ailleurs, dans F.O.R.T.I.F.I.C.A.T.I.O.N., le poète se livre à tout un travail de creusement et d’approches du mot. Sens et sons. Mot hérissé de fortins avec son « i » central, à la fois « pivot » et « point de rupture ». Un « i » lui-même évocateur d’images sonores et d’assonances aigües :

    « Un i comme on en voit dans la craie prêt à crisser fragile tendresse et calvaire des calcaires pour déliter sa forme et mourir poreux au pied du caillou dur écroulé lui aussi par la vertu du faible. Fort garde-toi de tes i qui ouvrent brèche dans le pli de la ligne. »

    Quant au final de ce beau texte de prose, il prend appui sur la finale du mot pour ouvrir sur un autre espace :

    « On entend la finale du mot comme un éboulement progressif jusqu’aux glacis. Oublieuse nasale qui s’ouvre à d’autres gestes. La vie voyage. L’écho des chutes s’entend longtemps. »

    Ainsi, de fortifications en redoutes, de redoutes en plongées, parvient-on au rondel en trois strophes et en alexandrin ― construit sur deux rimes et comportant un refrain :

    « On court sur la colline on traverse les forts

    On tombe sur des mots qu’on peut envisager

    L’alexandrin revient pour chacun les nommer

    Canon bastion redoute archère et contrefort ».

    Comment ne pas se laisser envoûter par le plaisir jubilatoire de cette belle jonglerie de la langue et des mots ?

    « Le rondel bat la brèche et se joue des rebords

    Sur le chemin de ronde au plus près des fossés

    Il cueille l’hellébore à l’euphorbe associée

    Prend son temps de berme et aux pierres jette un sort

    Il court sur la colline pour un herbier des forts ».

    Et comment ne pas sourire et s’interroger, se regarder en visière dans « For intérieur », texte plein d’humour :

    « On mijote un donjon. D’aucuns le posent encore comme une truffe à l’angle du jardin palissé. Fortin ou fortelet avec l’armée de nains-céramique pour monter aux créneaux. »

    Avec « Meurtrières », la poésie se durcit. La tranchée crache ses os et les quatre poèmes, dont HWK (1-2-3), disent les « Poilus dépecés », les chairs fragmentées, les gisants décapités.

    La traversée de Journal de Campagne se clôt sur une section où dominent l’amitié et le partage. À l’arrière, dans l’abri de la « gorge », le poète fête la vigne avec les vignerons de toujours. Avec les marcheurs du jour, le poème se met « en campagne »

    « Les mots dans le dos

    Sur le sentier en file indienne ».

    Au soir, sur la plate-forme de la « banquette », on se retrouve pour « bistroter ». « Abri café », « Pour faire tribu », « Stammtisch ici ». « Pour prendre mots relus ensemble ».

    Poème en campagne jusqu’à «&nbsp[l]’abril d’avril ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    _____________________________
    * Abril, chez Saint-François de Sales (1567-1622)






    Journal de Campagne







    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source




    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes


    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)
    Un galet dans la bouche (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la fiche de l’éditeur consacrée à Journal de Campagne





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  • 12 avril 1934 | Publication de Tendre est la nuit de Francis Scott Fitzgerald

    Éphéméride culturelle à rebours


    Scott zelda fitzgerald
    Source






    PIETRO CITATI, LA MORT DU PAPILLON | ZELDA ET FRANCIS SCOTT FITZGERALD
    (extrait)



    Tendre est la nuit, publié le 12 avril 1934, tandis que les tableaux de Zelda étaient exposés à New York, est le chef d’œuvre de Fitzgerald. Lorsqu’il parut, il portait une dédicace à Gerald et Sara Murphy, ses amis de la Côte d’Azur. Fitzgerald le commença plusieurs années auparavant, en 1925 ; il l’écrivit et le réécrivit, l’abandonna et le reprit, transforma complètement événements et personnages, y insinua sa propre vie, changea le titre, et se demanda pendant des années s’il parviendrait à le finir. Il vécut si longtemps dans son orbite qu’il lui semblait souvent que le monde réel disparaissait, et que le livre seul était réel. Quand celui-ci vit le jour, Fitzgerald était épuisé. Il n’avait plus aucune force. Il craignait même d’en avoir endommagé l’architecture en laissant l’abus d’alcool ruiner la dernière partie. Mais le livre est parfait, bien qu’il n’ait pas été aimé (ou fort peu) des lecteurs de 1934. Comme il l’écrivit aux Murphy presque trois ans plus tard, Fitzgerald avait une consolation : « Qui a dit qu’il était stupéfiant de voir combien les douleurs les plus profondes peuvent se changer, avec le temps, en une sorte de joie ? Certes, la coupe d’or est brisée, mais elle était d’or. »

    Tendre est la nuit est un roman sur le charme. Ce don, qui est à l’origine de la civilisation grecque, appartient surtout à Hermès, et signifie « fasciner par le regard », envoûter par la poésie, l’éros, l’oubli, le récit, la magie, le sommeil, l’espérance. Malgré les grâces de sa conversation, Fitzgerald eut toute sa vie le sentiment de ne pas posséder le véritable charme. Il n’en avait pas l’équilibre, la durée, la cruauté et la force. Il était trop précis, trop pédant ; il conservait trop de notes. Quand il représenta la figure de Dick Diver, bien qu’il lui eût confié une partie de son caractère et de son existence. Par ce double jeu d’identités et d’escamotage, il tenta de se connaître et de se comprendre, comme il avait essayé de le faire dans plusieurs livres. Je ne sais s’il y est parvenu.

    Dick Diver était un artiste, un inventeur, un chef d’orchestre, un psychiatre, un metteur en scène du charme : partout où il paraissait, sur la Côte d’Azur, à Paris et même aux États-Unis, sa voix, traversée d’« une mélodie irlandaise à peine perceptible, séduisait le monde. » Quand il s’adressait à ses amis et relations, il donnait l’impression d’avoir pour chacun des soins et attentions particuliers, révélant à chacun ce que son existence avait « d’unique et d’incomparable ». Il persuadait chaque ami de son affection, le débarrassait de la patine des compromis qui dissimulait son esprit ; et il lui ouvrait « de nouveaux mondes, une succession infinie de magnifiques possibilités. » Il l’inventait à partir de rien en tant qu’être humain, comme s’il eût été Dieu, ou le Démiurge. Il inventait les lieux, peignant les couleurs rose-pourpre et crème, ou les mystérieux verts laiteux, les montagnes, les collines et la mer de la Côte d’Azur. Quand il disparut, peut-être la Côte d’Azur disparut-elle aussi dans la grisaille et l’indifférence. […]



    Pietro Citati, La Mort du papillon, Zelda et Francis Scott Fitzgerald, Éditions Gallimard, Collection L’Arpenteur Domaine italien, 2007, pp. 80-81-82. Traduit de l’italien par Brigitte Pérol.






    Citati





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    10 mars 1948 | Mort de Zelda Fitzgerald (+ extrait de Tendre est la nuit)






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  • Jean-Louis Giovannoni | Îles circulaires



    ÎLES CIRCULAIRES




    La distance importe peu

    L’ombre se déporte – corps on ne sait où

    Soleil couchant, les formes s’allongent

    Et la nuit les confond




    La rive s’éloigne d’autant

    On aimerait
    — contre elle
    Dans les derniers rayons de soleil




    D’un corps à l’autre
    Nos mains

    Toucher – creuse

    Brûlures
    Insoutenables




    L’eau et la fraîcheur du soir
    Apaisent

    Les draps
    Entre
    Pour seule frontière




    Ta poitrine

    Autour l’air
    Circule




    Ai tourné
    Tourné

    La nuit entière




    T’ai vue t’éloigner
    Dès les premières lueurs




    Océan
    Nos mains ne peuvent



    Jean-Louis Giovannoni, poème inédit, juillet 2014.



    JEAN-LOUIS GIOVANNONI


    Giovannoni
    Ph. © Fabienne Vallin
    Source





    ■ Jean-Louis Giovannoni
    sur Terres de femmes


    [Ne me laisse pas ici parmi les ombres !] (extrait de L’air cicatrise vite)
    Ce que l’immobile tient pour geste (extrait de Pastor, Les Apparitions de la matière)
    Envisager (lecture de Tristan Hordé)
    [Aucune sortie possible] (extrait d’Envisager)
    L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare (lecture d’AP)
    [Vue imprenable] (extrait de L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare)
    [Il faut si peu de chose]
    Issue de retour (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Issue de retour (lecture d’AP)
    [Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant] (extrait de Journal d’un veau)
    Mère
    [Notre voix] (extrait de Ce lieu que les pierres regardent)
    [Nous venons d’un pays qu’on ne peut plus toucher] (extrait de On naît et disparaît à même l’espace)
    [Pourras-tu encore témoigner…] (extrait des Mots sont des vêtements endormis)
    Sous le seuil (lecture d’AP)
    [Le jour se lève] (extrait de Sous le seuil)
    [toujours cette envie de t’ouvrir]
    [Tout se cicatrise] (extrait de Garder le mort)
    Voyages à Saint-Maur (lecture d’AP)
    [Troisième voyage à Saint-Maur]
    [Huitième voyage à Saint-Maur]
    Jean-Louis Giovannoni | Stéphanie Ferrat, « Les Moches » (lecture d’AP)
    Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier, Ne bouge pas ! (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    Sylvie Fabre G., La demande profonde (poème dédié à Jean-Louis Giovannoni)
    → (sur Terres de femmes)
    3 février 1984 | Lettre de Raphaële George à Jean-Louis Giovannoni (+ La Main de Raphaële George, par Jean-Louis Giovannoni)
    → (sur Secousse-08)
    un entretien de Jean-Louis Giovannoni avec Anne Segal & Gérard Cartier (novembre 2012)



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  • Philippe Agard | [Câpre]



    Câpre
    Source






    [CÂPRE]



    Câpre
    Bibelot fragile
    Âpre assurément
    Où le velours prit la mer
    Tactile gemme
    Et du criquet le deuil
    Ni minéral ni animal ni végétal
    Modeste pièce
    Pour un musée de bocaux, gracile
    Flexueuse
    Côtes oblongues
    Amphore en bouche de saveurs défuntes



    Philippe Agard, Plomb des grives, Champ Vallon recueil, 2015, page 31.





    PLOMB DES GRIVES





    PHILIPPE  AGARD


    Philippe Agard
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Champ Vallon)
    la page de l’éditeur sur Plomb des grives




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  • Gabrielle Althen, La Cavalière indemne

    par Angèle Paoli

    Gabrielle Althen, La Cavalière indemne,
    Al Manar | Alain Gorius, 2015.
    Dessins de Philippe Hélénon.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Nous faisons de même avec nos palissades. Sans cesse nous rebâtissons nos murailles.
    « Nous faisons de même avec nos palissades.
    Sans cesse nous rebâtissons nos murailles. »
    [The Matter of Time: sculptures by Richard Serra,
    Guggenheim Museum Bilbao]
    Source







    UNE TRAVERSÉE D’AMANDE NOIRE



    Lumière amande beauté. Mais encore montagne azur âme. Ces mots, et tant d’autres, nous sont donnés pour traverser à gué La Cavalière indemne, dernier ouvrage de Gabrielle Althen. Qui est-elle, cette mystérieuse, qui annonce sa présence singulière dès le titre ? Singulière et belle. Singulière parce que déroutante. Inattendue. Belle parce que la beauté est au cœur du recueil, une beauté presque inaccessible, comme peut l’être l’azur auquel la poète aspire (la voix appartient le plus souvent à un narrateur masculin), beauté sans cesse ravalée au rang de « la tourbe de chez nous », liée à la douleur qui est aussi le lot des hommes. Là où passe « la cavalière indemne », l’orant demeure. Et « suintent partout les violettes fatiguées du remords ». L’immobilité comme une déchirure héritée de l’enfance. Une douleur inguérissable. Il faut attendre de remonter jusqu’à la prière au titre éponyme du recueil La Cavalière indemne, dans la toute fin de l’ouvrage, pour se saisir avec exactitude de la teneur métaphorique de cette image.

    « Je vois la vie passer comme une cavalière indemne sur le chemin, et je ne suis pas assez vif pour aller vers elle et l’aimer. »

    Quelques lignes plus bas, la même phrase est reprise, légèrement modifiée :

    « Comme une cavalière étrangère et indemne, la vie ne cesse de passer et je reste. »

    De cette comparaison insolite naît le chemin qui s’ouvre devant nous. Entre poèmes en prose et poèmes. Avec comme compagnon de route, ce « je » narrateur qui affirme sa difficulté à aller au-devant de cette « étrangère » et à l’aimer. Tout entier tendu entre la nécessité impérieuse de « réapprendre la vie sauve, la violente, l’alarmante vie sauve » et la mort, le narrateur poursuit sa route âpre, laissant tomber ses « pauvres choses basses, avec le ciel cachant ses gestes doux et le lin de la distance qui blanchit le présent. » Le lecteur fait de même, qui a conscience que « la route est brusque entre la mort avide et la lumière. » Aussi est-il attentif à suivre les jalons qui composent l’ensemble de l’ouvrage. Contre-terreur / Sed libera nos a malo / Sans preuves / Le corps indélébile. Un cheminement de funambule qui se vit sur le seuil, entre la double aspiration de l’amour et de la mort.

    « Seuil, seuil, la lumière ! Seuil, la ténèbre ! Je m’en fis un tremplin pour ne jamais faiblir. Seuil, la hache bleue du ciel, seuil, l’or jamais controuvé de l’instant ! Seuil, — qui sait ? — la promesse, la peur et le commencement… »

    Face au vide sidéral qui est au cœur de l’expérience humaine, chacun s’affronte comme il peut à « la vague brute », victime de son propre enfermement, du repli sur soi et de l’incapacité à regarder au-delà. Tel est le triste constat du narrateur.

    « Mais le cœur fatigué soupire et, dédaigneux de la navette qui le faisait tinter dans l’entre-deux des choses, il se mure : tête-à-tête de chacun et de son vain souci. »

    Comment, dès lors que l’absence de Dieu a ouvert sous nos pieds un abyme, regarder sans ciller cette « fleur sans charpente » qu’est la vie ? Comment demeurer indemne sur la rive où s’agitent les contraires ― lumière/ténèbre ― sinon en prenant garde de donner prise davantage à la « vulnérabilité sanguinolente » qui guette ? Le pèlerin, dans la démarche solitaire qui l’attache à soulever tous les voiles, a découvert les vérités qui s’opposent et déposé ses faiblesses. Pour lui, l’apocalypse a déjà eu lieu, qui se vit dans l’acceptation de sa pauvreté. Pour qui a soif d’absolu, l’expérience du dénuement et du renoncement est expérience vivifiante.

    Ainsi de cet aveu de la « pauvreté noire » originelle qui court dans le second texte de « Contre-terreur » jusqu’à son aboutissement :

    « La pauvreté noire revint parce que je n’avais rien… » / « Le poing noir se montra de la plus usée des pauvretés, sans un clapotis d’âme »… / « Voici venir une pauvreté de saison nue où l’âme se tiendra comme un poing muet en même temps que connu… / Petite sœur prête à pleurer, proche de moi, qui es moi, aimons, aimons la pauvreté quand elle irrigue ».

    Contre la terreur éprouvée face à la vie et au « vide inguérissable » qu’elle ouvre, l’avènement de l’écriture. Le temps du vitrail peut advenir, comme le suggère la peinture de Philippe Hélénon ― peinture en forme de tesselles de verre translucide serties de noir ― dans la page qui précède les poèmes de « Sed libera nos a malo ». Neuf très beaux poèmes, proches, par l’esprit, de la prière (Confiteor) et du psaume (Psaume 129). Des poèmes pour faire reculer la terreur, pour détourner l’absurdité des choses, pour tenter d’agrandir le monde au-delà de soi-même. Des poèmes pour contrecarrer la peur et « réapprendre la vie sauve ». Ainsi le suggèrent ces quelques vers :

    « Le ciel vide de chimères

    Est pourtant bien trop grand

    Pour un lieu si petit

    Marie-toi, étranger

    Étranger, marie-toi ! »

    Mais aussi des poèmes pour dire la beauté espérée du monde :

    « Le regard tout là-bas danserait

    Où la neige est lumière ignorante du gel »

    ou encore le désir de mots autres que ceux du poète pour nommer ce monde :

    « Les poètes ont des mots pour la beauté

    Je voulais d’autres mots

    Pour le monde qui ce soir accomplit son office de calme… »

    Pour ouvrir à l’amande son chemin de rigueur ; rigueur envers soi-même rigueur envers autrui. Ou pour permettre au monde une extension bienfaisante. Ainsi du poème intitulé « Le dialogue flexible », où se dit la proximité-rencontre, chère aux surréalistes, de la fenêtre et de l’enfant :

    « Face à face énervé de la fenêtre et d’une solitude

    Un enfant à côté pris dans cette solitude

    La fenêtre comme une femme fait glisser

    Sa main dans ses cheveux

    Avec un bras parti là-bas où traîne une lueur […]

    […] L’enfant le regard et la fenêtre sont roses de ce monde

    ― Roses profondes ―

    Lorsque la vie est sauve

    Entre un babil de bébé et le silence »

    Mais la terreur est toujours là. Tenace. Irréversible. Le sentiment de la perte demeure et, avec lui, celui du renoncement, de la défaillance, de l’insuffisance. Et au-delà, de l’incapacité de l’homme à aimer.

    « Le crépuscule arrive j’ai failli

    J’ai failli

    Ayant fini mon jour hélas

    Et non l’œuvre due pourtant à ce jour

    Le paysage vire sur tons de roses veules

    Autour d’un cœur

    Pas assez cœur

    Comme chaque cœur » (Confiteor)

    C’est pourtant au vif même de ces faiblesses que surgit la question essentielle. Celle qui repousse un instant l’idée du néant et le met en doute : « Y aurait-il pour rien tant de musique ? ».

    Peut-être la réponse se trouve-t-elle dans « Ateliers de Braque ». Dans le dernier poème de cette section, le narrateur-poète s’absorbe dans la contemplation des oiseaux du peintre qui habitent « un halo d’espace blanc / Tout frissonnant de foi prémonitoire… » Une foi qui « déplace les images » et conduit la poète à l’évidence :

    « Tous ces oiseaux coulaient de source. »

    Plus sûrement la réponse se trouve sans doute dans l’« Art Poétique » sur lequel se clôt La Cavalière indemne.

    « Sans preuves ». Avec l’écriture comme ligne d’horizon, le narrateur-poète poursuit sa quête de l’inaccessible. « Je voulais voir le palais de cristal que je nomme le monde. Les vitres en sont de toutes les couleurs, mais je cherchais l’odeur qui, selon toute probabilité, est aussi le signe de mon Dieu. »

    Sans preuves cependant que ce qu’il avance soit clairement défini ou vérifiable ; que ses méditations épousent l’exact contour de la pensée. Une question, surtout, obsède. La parole. L’immense parlure de notre temps a-t-elle remplacé la parole poétique ? C’est ce qu’énonce le narrateur-poète.

    « Entre une fumée de cigarette et son refus de sourire, le poète, qui la croyait de verre, prit le temps de transformer la cage du monde en un gigantesque parloir. »

    Serions-nous prisonniers de nos subterfuges de nos masques de nos fuites de notre déraison ? De l’immense cacophonie dont les poètes se seraient rendus responsables ? Peut-être, face à cette profusion incontrôlable, est-ce le silence qu’il faut choisir ? C’est ce vers quoi tend ici le poète.

    Ainsi, en dépit de toutes les hésitations et de toutes les blessures que la vie inflige, le choix est-il conclu, la décision prise. Courageuse, exemplaire. Évidente :

    « Je voyagerai avec les idées, parmi elles, contre elles, et me frayerai, entre leurs menaces, un chemin qui, dans un sens ira jusqu’au silence et dans l’autre, jusqu’à un visage autrefois vu de près, où pourra continuer de se jouer, entre deux comédies, ma grâce. »

    Assoiffé d’azur et de cristal, le poète cherche des ponts. Passerelles et arches, bras et doigts, sutures ; et peut-être mots, susceptibles de recréer les liens entre l’ailleurs et l’ici-bas. Des mots pour rendre à la montagne toute sa force de temple et sa lumière. Et à l’homme sa modeste jubilation originelle. « L’homme humblement prenait le pouls du monde cependant que se rapprochait de lui une échancrure de la montagne. » Il en était ainsi jadis où « les doigts crépus de nos vergers tressaient des arches naines à l’allégresse ».

    La poésie de Gabrielle Althen s’appuie sur une rhétorique recherchée, maîtrisée avec art. La métaphore, le zeugma, les enchâssements et les inclusions, les personnifications audacieuses, les constructions syntaxiques complexes, le passage entre concret et abstrait, les correspondances verticales, les répétitions et leur musique — « Musique et mots ! Musique des mots ! Retour du temps ! Retour du même ! » — sont pour la poète des outils dont il est impensable de faire l’économie. Autant de figures ouvragées qui permettent au narrateur de La Cavalière indemne d’apprivoiser les limites de ses questionnements, de dompter ses propres proies, de les transcender par l’écriture :

    « Une pierre dans l’azur fut ma moisson de pensée pâle. Ce fut aussi un angle et la tendresse. Je ne savais toujours pas quel chemin allait de l’un à l’autre, ni si ce beau dessin pouvait se parcourir dans les deux sens comme l’échelle de Jacob. »

    Cependant, et paradoxalement, le rêve de beauté alimente la peur. Il ouvre sur le vertige abyssal de ce que nous nous refusons de reconnaître et de nommer.

    « L’abîme commence là-haut et nous le savons tous, puisque nous avons peur et que nous colmatons les fenêtres qui donneraient sur le cristal. »

    De sorte que la peur se cultive, se dorlote et que le narrateur-poète en appelle à elle ; à sa présence intime consolatrice et touchante :

    « Ô ma peur, ma petite compagne, précise et jeune sous le vent, reste avec moi dans l’air tendre. Tu me rappelles que je vis et mon visage cabossé d’émotions contraires connaît déjà la rectitude vampirique des corvées de lumière. »

    Ainsi engendrons-nous nos propres monstres parce qu’inconsciemment nous chérissons nos souffrances et que nous nous nourrissons d’elles :

    « Bien malgré nous pourtant, nous nourrissons de tout petits dragons, afin d’aimer plus sûrement le feu chaque jour. »

    Nous faisons de même avec nos palissades. Sans cesse nous rebâtissons nos murailles. Nous habitons au centre même de la vie sans même en avoir conscience ni même avoir conscience de ce qu’elle est.

    « La vie est là. La vie est toujours là, et nous rebâtissons nos palissades, sans bien savoir que nous habitons le cercle de son œil », constate le narrateur-poète dans « L’œil », texte d’ouverture du « Corps indélébile ». De sorte que la mort suit à notre insu « son imperceptible méthode ». Même au plus haut degré de la beauté ― la beauté culmine avec le « Divin Mozart », dans cet « Art Poétique » final où coexistent les contraires ― la mort applique pour nous ― qui nous sommes cru un instant bénis ― sa terrible « morsure ». Cependant, même avec la mort à nos côtés, « d’inexplicables perles volaient sous le nuage, une fontaine heureuse nous comblait. » Il fut ainsi donné à chacun de connaître la jubilation.

    Portée par une réflexion dense et un style exigeant, l’écriture de Gabrielle Althen est une écriture de haut lyrisme et de spiritualité. Habitée par le souffle, elle est éblouissement. De cette traversée d’« amande noire », le lecteur ne peut sortir indemne. Quelque chose le touche de cette « crise de vide », qu’il reconnaît comme sienne et partage. Que faire alors face à « la mort nue comme une offrande sur du verre » ? Se raccrocher peut-être à cette phrase émouvante de simplicité énigmatique : « Les petites routes empourprées avaient cessé d’être fuyardes ».



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Gabrielle Althen, La Cavalière indemne




    GABRIELLE ALTHEN


    Gabrielle Althen
    Source



    ■ Gabrielle Althen
    sur Terres de femmes

    L’isole (extrait de La Cavalière indemne)
    Corps à corps (poème extrait de Soleil patient)
    Sans titre
    Vie saxifrage (extrait)
    Soleil patient (lecture de Matthieu Gosztola)
    Soleil patient (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Une fois le gris devenu l’autre versant du bleu
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un poème extrait de Vie saxifrage



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Le temps bleu) une recension de La Cavalière indemne par Roselyne Fritel
    → (sur Recours au poème) une recension de La Cavalière indemne par Sabine Huynh
    le site personnel de Gabrielle Althen
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Gabrielle Althen
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Gabrielle Althen, entre splendeur et écharde






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  • Pier Paolo Pasolini | [Ma io parlo… del mondo]



    Les premières marques d’une vieillesse féroce
    Source






    [MA IO PARLO… DEL MONDO]



    Ma io parlo… del mondo ― e dovrei,
    invece ― parlare dell’Italia, e anzi,
    di una Italia, di quella di cui sei,

    con me, destinatario dei miei versi, figlio:
    fisica storia in cui ti circostanzi.
    L’ho chiamato « innocente », il mondo, io,

    io, in quanto cieco, figlio martoriato.
    Ma se guardo intorno questi avanzi
    d’una storia che da secoli ha dato

    soltanto servi… questa Apparizione
    in cui la realtà non ha altro indizio
    che la sua brutale ripetizione…

    che scena… espressionistica! Penso a un giudizio
    subìto senza senso… le toghe… le tristi autorità del Sud…
    dietro i visi dei giudici ― in cui il vizio

    è un vizio di dolore, che denuda
    ambienti miserandi ― non si leggeva che impotenza
    a uscire da un’oscura realtà di parentele, da una cruda

    moralità, da una provinciale inesperienza…
    Quelle fronti da Teatro dell’Arte,
    quei poveri occhi di obbedienti onagri

    intestarditi, quelle orecchie basse,
    quelle parole che per mascherare
    il vuoto si gonfiavano a recitare una parte

    di paterna minaccia, di indignazione floreale!
    Ah, io non so odiare: e so quindi che non posso
    descriverli con la ferocia necessaria

    alla poesia. Dirò solo con pietà di quella faccia
    di calabrese, con le forme del bambino
    e del teschio, che parlava dialettale

    con gli umili, scolastico coi grandi.
    Che ascoltava attento, umano,
    e intanto, negli ineffati e nefandi

    fori interiori, covava il suo piano
    di timido che il timore fa spietato.
    Ai lati, altre due faccie ben riconoscibili,

    faccie che per strada, in un bar affollato,
    sono le faccie deboli, poco sane,
    di precoci invecchiati, di malati

    di fegato: di borghesi il cui pane
    certo non sa di sale, non ignobili, no,
    non prive affatto di sembianze umane

    nel pungente nero degli occhi, nel pallore
    delle fronti martoriate dalla prima
    feroce anzianità… Un quarto inviato del Signore

    ― certo ammogliato, certo protetto da un giro
    di rispettabili colleghi nella sua città
    di provincia ― rappreso in un sospiro

    di malato nei visceri o nel cuore ―
    se ne stava in un banco isolato: come sta
    chi si prepara a un premeditato disamore.

    E davanti a questi, il campione: colui che ha
    venduto l’anima al diavolo, in carne e ossa.

    […]



    Pier Paolo Pasolini, La realtà in Poesie in forma di rosa, Garzanti Editore, 1964, 1976.






    [MAIS JE PARLE… DU MONDE]



    Mais je parle… du monde — et je devrais
    plutôt — parler de l’Italie, et même
    d’une certaine Italie, de celle dont tu es,

    avec moi, destinataire de mes vers, le fils :
    histoire physique dans laquelle tu te circonscris.
    Je t’ai appelé « innocent », le monde, moi,

    Moi, en tant qu’aveugle, fils martyrisé.
    Mais si je regarde autour ces restes
    d’une histoire qui depuis des siècles n’a donné

    que des esclaves… cette Apparition
    où la réalité n’a pas d’autre indice
    que sa brutale répétition…

    quelle scène expressionniste ! Je pense à un jugement
    subi, privé de sens… les toges… les tristes autorités du Sud…
    derrière les visages des juges — dont le vice

    est un vice de douleur, qui dénude
    des milieux misérables — ne se lisait qu’impuissance
    à sortir d’une obscure réalité de parentés, d’une crue

    moralité, d’une provinciale inexpérience…
    Ces fronts de Commedia dell’Arte,
    ces pauvres yeux d’onagres obéissants

    entêtés, ces oreilles basses,
    ces mots qui pour masquer
    le vide s’enflaient pour jouer un rôle

    de menace paternelle, d’indignation Art nouveau !
    Ah, je ne sais pas haïr : et je sais donc que je ne peux pas
    les décrire avec la férocité nécessaire

    à la poésie. Je parlerai seulement avec pitié de ce visage
    de Calabrais, avec les formes de l’enfant
    et de la tête de mort, qui parlait en dialecte

    avec les humbles, dans un style scolaire avec les grands.
    Qui écoutait avec attention et humanité,
    et en même temps, dans les fors intérieurs

    tacites et indicibles, couvait son plan
    de timoré que la peur rend impitoyable.
    À ses côtés, deux autres visages bien reconnaissables,

    visages qui dans la rue, dans un bar plein de monde,
    sont les visages faibles, malsains,
    de vieux avant l’heure, de malades

    du foie : de bourgeois dont le pain
    n’a certes pas le goût de sel, pas ignobles, non,
    pas entièrement privés d’un semblant d’humanité,

    dans le noir transperçant des yeux, dans la pâleur
    des fronts martyrisés par les premières
    marques d’une vieillesse féroce… Un quatrième envoyé du Seigneur

    — évidemment marié, évidemment protégé par une clique
    de collègues respectables dans sa ville
    de province — figé dans un soupir

    de malade de digestion et de cœur —
    se tenait isolé sur un banc : comme quelqu’un
    qui se prépare à un désamour prémédité.

    Et devant eux, le champion : celui qui a
    vendu son âme au diable, en chair et en os.

    […]



    Pier Paolo Pasolini, La réalité (extrait) in Poésie en forme de rose, édition bilingue, Rivages poche | Petite Bibliothèque, 2015, pp. 124-125-126-127-128-129. Traduit de l’italien, annoté et préfacé par René de Ceccatty.





    Pier Paolo rose 2






    PIER  PAOLO  PASOLINI


    Pasolini
    Source



    ■ Pier Paolo Pasolini
    sur Terres de femmes

    5 mars 1922 | Naissance de Pier Paolo Pasolini
    22 septembre 1962 | Sortie de Mamma Roma (Pier Paolo Pasolini)
    2 novembre 1975 | Mort de Pier Paolo Pasolini
    Al principe
    A na fruta (+ bio-bibliographie)
    El cuòr su l’aqua
    Le chant des cloches
    Pier Paolo, le poète assassiné
    La Rage (extraits)



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  • Muriel Stuckel | Dans la césure de tes poèmes



    Pure dessaisie de l’éphémère
    Ph., G.AdC







    DANS LA CÉSURE DE TES POÈMES
    (extrait)


    à Béatrice Douvre              



    Toujours veille derrière toi une ample mélodie tissée
    de mille voix.

    Rilke



    Pure saisie de l’absolu

    Ta parole précaire
    Ton âme incandescente

    Dans ce peu de nuit
    Pour capturer tes nuages

    L’effroi de l’enfance

    De ses couleurs insensées
    De son écume sauvage
    De sa rumeur douloureuse

    L’effroi de l’enfance
    Se griffe
    Dans la chair nacrée

    De ta poésie constellée
    De si hautes larmes

    S’ouvrant à tous vents

    Allégés assoiffés illuminés
    De terre de mer de ciel

    Pure dessaisie de l’éphémère

    Si intense si instante
    Ta musique d’éternité


    […]



    Muriel Stuckel, Dans la césure de tes poèmes in L’Insoupçonnée ou presque, Voix d’encre, 2013, page 59. Peintures de Laurent Reynès. Préface de Bernard Noël.





    Muriel Stuckel, L'Insoupçonnée ou presque, Voix d'encre, 2013.




    MURIEL STUCKEL


    Muriel Stuckel 3




    ■ Muriel Stuckel
    sur Terres de femmes

    La poétique des failles chez Muriel Stuckel (Chronique d’Isabelle Raviolo)
    [Sous le pas d’une ombre vive] (autre extrait de L’Insoupçonnée ou presque)
    [Ce n’est pas tant] (extrait d’Eurydice désormais)
    [Demeure précaire] (extrait de L’Insoupçonnée ou presque)
    Le risque de la poésie (extrait d’Eurydice désormais)
    [Sous la courbe de la phrase] (extrait de Du ciel sur la paume)
    [Trop vif le soleil] (extrait de Petite Suite Rhénane | Kleine Rhein-Suite)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    La poésie échappée



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Voix d’encre)
    la fiche de l’éditeur sur L’Insoupçonnée ou presque
    → (sur Terres de femmes)
    Béatrice Douvre | l’Outrepassante



    ■ Notes de lecture de Muriel Stuckel
    sur Terres de femmes

    Jacques Estager, Douceur
    Gunvor Hofmo, Tout de la nuit est sans nom
    Stéphane Sangral, Circonvolutions



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