Terres de Femmes

Mois : septembre 2013


  • Bernard Vargaftig | [L’avènement s’éparpille]




    Comme nos failles se rejoignent
    Source







    [L’AVÈNEMENT S’ÉPARPILLE]



    L’avènement s’éparpille
    Les échos dans la broussaille
    L’immobilité d’une nuée
    Les images font mortellement peur


    Que j’aime l’énigme
    Profondeur qui est toi comme éperdument
    Te toucher est connaissance vive
    Comme nos failles se rejoignent


    Plénitude faille
    Plénitude que nous embrassons
    Où ni phrase ni silence les fauvettes nouent
    Eau et ciel et soif et monde ensemble




    Bernard Vargaftig, Je n’aime que l’énigme, suivi de L’Inflexion, Éditions Jacques Brémond, 2013, page 52. Encres de Sylvie Deparis.





    BERNARD VARGAFTIG


    Bernard Vargaftig




    ■ Bernard Vargaftig
    sur Terres de femmes

    [Ce n’est que l’enfance] (poème extrait du recueil éponyme)
    [Mon chant mon bonheur] (poème extrait de Chez moi partout)
    [Quelquefois je prends ta place] (poème extrait de L’Aveu même d’être là)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une notice bio-bibliographique sur Bernard Vargaftig
    → (sur Mediapart)
    un hommage de Pascal Maillard à Bernard Vargaftig
    → (sur P/oésie, le blog d’Alain Freixe)
    In memoriam Bernard Vargaftig
    → (sur Les Carnets d’Eucharis)
    un hommage à Bernard Vargaftig
    → (sur Lumière des jours, le blog de Jacques Ancet)
    Quatre notes sur Bernard Vargaftig





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  • 29 septembre 1571 | Naissance de Caravage

    Éphéméride culturelle à rebours





    Le 29 septembre 1571 naît à Milan, le jour de la fête de saint Michel Archange, Michelangelo Merisi, dit Caravage.





    Aîné de quatre enfants, Michelangelo Merisi (fils de Fermo Merisi et de Lucia Aratori) passe les cinq premières années de sa vie à Milan où son père occupe auprès du marquis de Caravaggio la charge d’architecte-intendant. Le marquis lui a confié la restauration de ses appartements. La petite ville lombarde de Caravaggio est depuis plusieurs générations le terroir de la famille Merisi et c’est à elle que Michelangelo Merisi empruntera son nom. Lorsque la peste survient à Milan en 1576, les Merisi se réfugient à Caravaggio. En octobre 1577, à la mort de Fermo Merisi, la famille Merisi se trouve à la tête d’un patrimoine important doublé d’un réseau relationnel qui se consolidera d’année en année tout au long de la vie du peintre. La disparition du père ne porte donc pas atteinte à l’aisance familiale.


    Michelangelo Merisi reçoit une éducation sérieuse et entreprend sa formation artistique en avril 1584, dans l’atelier du peintre milanais Simone Peterzano, de notoriété modeste. Pour autant, Peterzano donne à son élève un enseignement suffisamment solide pour que Merisi puisse entreprendre de travailler par lui-même. Il lui apprend le dessin, les techniques de la peinture à l’huile et de la fresque, la perspective, l’anatomie, l’espace et la lumière. Merisi a également eu l’occasion de s’initier à la nature morte et au portrait. À Milan où il a vécu ses années adolescentes, Merisi découvre la violence des mœurs et un goût prononcé de la contestation de l’autorité qui ne le quittera plus.


    Au cours de ses voyages en Italie du Nord (Lombardie, Vénétie…), Merisi se familiarise avec les œuvres des peintres reconnus de ces régions : Antonio Campi, Girolamo Romanino, Moretto da Brescia, Giovanni Savoldo. Mais aussi Tintoret et Lorenzo Lotto. Les portraits de Paolo Véronèse et du Titien ne lui sont pas inconnus. Pas davantage les sobres compositions d’un Giorgione.


    À l’automne 1592, Merisi, à peine âgé de vingt et un ans, est à Rome. Capitale de la papauté, Rome est alors un centre artistique obligé et les mécènes y sont nombreux. Michelangelo Merisi, s’il ne bénéficie pas directement des bienfaits dispensés par le pape Clément VIII Aldobrandini (pontife de 1592 à 1605), obtient en revanche les faveurs et le soutien de ceux qui étaient en grâce auprès de lui. Une cour importante, composée de prélats, d’aristocrates, d’intellectuels, de commerçants, tous richissimes. Il fréquente le Cavalier d’Arpin auprès duquel il peint fleurs et fruits. Après plusieurs mois de cet exercice qui ne le satisfait pas, il décide de s’établir à son compte et de se consacrer à la peinture des figures. Il travaille alors sous le mécénat de Prospero d’Orsi. C’est à cette époque qu’il peint le Jeune garçon pelant un fruit, le Petit Bacchus malade, le Jeune garçon à la corbeille de fruits, la Diseuse de bonne aventure, les Tricheurs. Merisi est alors sous la protection du cardinal Francesco Maria del Monte, ambassadeur des Médicis à Rome. En 1595, renouant avec les paysages, Merisi exécute le Repos pendant la fuite en Égypte. Méduse, le Concert de jeunes gens, le Joueur de luth, la Sainte Catherine d’Alexandrie, la Conversion de Madeleine, Judith et Holopherne datent également de la même période. Période intense au cours de laquelle Caravage élabore son style, travaille ses ombres et s’attache à perfectionner sa technique du clair-obscur.


    En juillet 1599, Caravage reçoit sa première commande publique — qui lui vient du cardinal Matthieu Contarelli — et signe son premier contrat. Il s’agit pour le peintre de réaliser deux toiles destinées à l’église Saint-Louis-des-Français. Ces deux toiles, illustrant chacune un épisode de la vie du saint — la Vocation de saint Matthieu et le Martyre de saint Matthieu — seront installées sur les parois d’une des chapelles latérales de l’église, la chapelle Contarelli.









    Caravaggio_-_Martirio_di_San_Matteo
    Source








    MATHIEU RIBOULET, 8. PEINDRE CEUX QUI SONT NUS IN LES ŒUVRES DE MISÉRICORDE (extrait)




    Le Martyre de saint Matthieu à Saint-Louis-des-Français fait la part belle à l’assassin, central, rayonnant, poignard dans la main droite, penché sur sa victime qu’il tient par la main gauche, auquel il est relié du geste et du regard, et, surtout, presque nu. Comme sont presque nus les deux adolescents qui nous tournent le dos et contemplent la scène, à droite, et celui qui, à gauche, semble vouloir partir mais s’attarde un instant.


    Que les anges soient nus, passe encore, mais les hommes ?


    Peindre les bourreaux nus, c’est porter à nos sens la fine perception de ce qui noue serré le désir et la mort, l’infime instant de joie qui vise à l’accepter avant de disparaître, c’est inscrire sur la toile l’instant de notre mort- comme à Malte où, au sol, le saint palpite encore quand le bourreau attend. Peindre les témoins nus, c’est dire où sont les anges et que nous n’avons rien d’autre à faire ici-bas que célébrer le monde. Ah, serrer Adrien dans mes bras assouplis et l’amener ici voir jaillir le prodige des murs de cette chapelle…


    Si le travail de la mort est vertical, celui de la grâce, dans la chapelle Contarelli, est horizontal. Face au travail du chien de l’assassin, à la peine, au labeur, à la gloire que son corps forme en déchirant l’ombre, une sorte de tranquillité domestique et paisible baigne le bureau de péage où Matthieu accomplit sa tâche quotidienne. Et c’est la belle lumière de l’étonnement que La Vocation de saint Matthieu peint sur le visage du percepteur, venue de Pierre, du Christ et des nuées hors champ, ou du récit de Marc, simple comme un bon jour : « En passant, il vit Lévi, le fils d’Alphée, assis au bureau des taxes. Il lui dit : « Suis-moi. » Il se leva et le suivit » (Marc 2, 14).


    On aurait suivi à moins un Christ d’une telle beauté, promesse que l’on distingue à peine.


    Qu’y avait-il au creux de ces regards que le peintre parvint à saisir, dans le choix des postures, dans l’ombre des modèle et qui m’est redonné, intact, éblouissant, à plus de quatre cents ans de distance ? De quelle liberté inouïe s’est-il nourri que je la sente encore à l’œuvre sur l toile où les horizons s’ouvrent ? Est-ce le tournoiement infini de la grâce ? Celui-là dont il est assurément question dans La Conversion de saint Paul, à Santa Maria del Popolo, où il atteint un degré tel qu’il a mis Paul à terre, laissant son cheval libre envahir tout l’espace ? Celui-là même que je n’atteindrai pas ?




    Mathieu Riboulet, « Peindre ceux qui sont nus » in Les Œuvres de miséricorde, Éditions Verdier, 2012, pp. 64-65.





    ■ Mathieu Riboulet
    sur Terres de femmes

    L’Amant des morts (note de lecture d’AP)





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  • 27 septembre 2011 | Alexandre Hollan, Carnets

    Éphéméride culturelle à rebours



    Portrait-Alexandre-Hollan
    Source







    CARNETS, ÉTÉ 2011


    27.9


    En regardant mes dessins de l’été j’ai vu clairement qu’une vibration s’imposait de plus en plus. Elle devenait une présence vibrante, mouvement de la matière du papier, et immobile, qui déchire les traits, qui les fait vibrer.

    La surface, quand elle vibre, crée un contact avec un autre aspect de l’arbre.

    Depuis longtemps je cherche à « être dans l’arbre », ne pas me promener sur sa surface, pas seulement trouver une direction, une force traversant sa masse, et disparaissant, ou changeant.

    La vibration apparaissait comme un mouvement à l’intérieur des traits, qui pouvait les « rendre vivants » — une tension — relâchement inimitable. (Je me l’expliquais en disant le trait tourne, avance en spirale, ce que je pense encore, comme un tire-bouchon qui pénètre une matière plus dense.)

    (Mais) en regardant les traits qui circulent dans mes dessins, et dans lesquels je poursuis une force présente au moment même, je devine « la matière » d’un regard naissant, d’une sensation – et c’est cette sensation qui vibre et qui anime le papier.

    Il y a des traits fins, légers, rapides, qui volent presque, sans laisser de contact. Une sensation plus lourde, plus dense, s’exprime par un trait plus affirmé, plus lent, plus visible.

    Les traits ont besoin de vibrer pour rester dans l’espace du papier (pour ne pas être trop forts, trop en avant).

    La vibration (est un) mouvement de la profondeur.

    La vibration est matérielle. Une vieille pomme vibre, un sac tissé vibre. La lumière vibre entre les feuilles d’un arbre.

    La vibration d’une peinture se concentre ou se dilate sur la surface travaillée. Les contrastes, le déséquilibre, suscitent la vie. La vibration cherche à rééquilibrer, atténuer les contrastes, en alternant les concentrations, en comblant les vides. Mais elle garde sa forme de vibration (par exemple une trame d’impression d’un journal ne peut reproduire une plus grande finesse que sa propre trame).

    Résonner, reproduire une vibration, la prolonger : vibrer.

    Se souvenir, retrouver une vibration dans la mémoire.

    Si je considère la vibration comme un mouvement, elle ne correspond pas à l’idée que je me fais du mouvement. Pour vibrer en me dépassant, pour vivre “ma propre vie” à l’intérieur d’un lieu vibratoire, je dois connaître ses dimensions, ses limites, et savoir jusqu’où je peux aller.

    Le langage des vibrations est concentration vide : point vide. Ajouter un *.



    Alexandre Hollan, Carnets, été 2011 in L’Atelier Contemporain, 1er numéro, été 2013, pp. 166-167.







    L'Atelier contemporain, premier numéro , été 2013





    ■ Voir | écouter aussi ▼

    Quelques « bonnes feuilles » du premier numéro de L’Atelier contemporain [PDF]
    → (sur le site de France Culture)
    Alexandre Hollan s’entretient avec Laure Adler dans l’émission Hors-champs (19 juillet 2013)
    → (sur YouTube)
    Alexandre Hollan sur le motif





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  • Stéphane Bouquet | East Side Story




    Vespa
    Source







    EAST SIDE STORY (extrait)



    2 jours avant la fin nous roulons
    1h en scooter, il est 1h du matin, je m’accroche à son ventre, j’ai

    glissé les mains
    sous son blouson et tee-shirt pour lui caresser la respiration et ne

    pas tomber
    dans virages et collines, où allons-nous, surprise, be not afraid,

    brise un peu froide
    malgré le réconfort de son dos. Nous sommes dans des bains de

    soufre jaune
    et chaud. L’employé indique doigt indifférent les salles rivées,

    cabine 13, sol
    inondé, nous nus et les affaires aux étagères, l’eau sourd paraît-il

    directement
    par robinet interposé des déesses de l’immortalité. Il rit, il dit, si

    on s’embrassait
    à fond dans la vapeur d’anciens lavis d’ici, il m’apprend à

    distinguer
    le mouvement song de sa langue dans ma bouche, le mouvement

    tang de sa langue
    dans ma bouche, ses dents frisent dangereusement la poésie de

    renaissance occidentale :
    petit gravier d’ivoire qu’il a plein la bouche, choselettes cachées

    sous le coussin
    des lèvres, il est 4 h du matin, je bâille et demain je travaille mais

    il faut rester
    plus longtemps pour survivre à encore plus d’années, chaque

    baiser profondément
    pensé dans le très peu de jours de nous deux. La brume aussi

    est tombée sur les
    collines du retour, la pluie aussi tombait sur le scooter. Il veut

    que je conduise pour
    à son tour se coucher sur mon dos et se reposer lui aussi dans la

    zone de certitude
    provisoire mais la route est mouillée, le brouillard nous encercle,

    je n’ai jamais
    conduit de scooter, je ne veux pas que tout finisse déjà dans la

    mort. Il dit
    I don’t really believe, à son âge, à la mort mais moi si et en fait

    assez pour deux.



    Stéphane Bouquet, “East Side Story” in Les Amours suivants, éditions Champ Vallon, Collection recueil, 2013, pp. 56-57.






    Stéphane Bouquet, Les Amours suivants, Champ Vallon, 2013.




    STEPHANE BOUQUET


    Stéphane Bouquet vignette






    Stéphane Bouquet
    sur Terres de femmes


    Preuves du monde (poème extrait du Fait de vivre)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Champ Vallon)
    une page sur Stéphane Bouquet





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  • 26 septembre 1973 | Mort d’Anna Magnani

    Éphéméride culturelle à rebours

    Lecture d’Angèle Paoli



    Il y a quarante ans, le 26 septembre 1973, décédait à Rome l’actrice italienne Anna Magnani.







    Magnani 1
    Image, G.AdC







    DOULEURS DE LANGUE | DOULEURS DE CORPS
    (lecture de La Langue d’Anna de Bernard Noël, par Angèle Paoli)


    Elle parle. Elle jette sa vie sur sa langue. Elle a toujours voulu tout et tout de suite. Elle est une comédienne célèbre. Elle a beaucoup parlé avec les mots des autres. Elle n’avait pas le temps de sa propre vie, mais voilà que son corps l’a rattrapée, l’a même doublée. Elle met du passé dans ce présent trop mortel. Elle appelle ses amis : Fellini, Pasolini, Visconti. Elle sait qu’il est trop tard. Elle ne s’y résigne pas. Elle ne s’est jamais résignée.


    Bernard Noël, La Langue d’Anna (roman), « Quatrième de couverture », P.O.L, 1998.



    Il y a pulsion vers, élan irrépressible vers, qui pousse à la rencontre. Rencontre de Bernard Noël avec l’autre, l’absente que la langue du poète va rendre présente, omniprésente. Illusoirement. Rencontre de la lectrice avec Anna et en contrepoint, avec le poète. Rencontre avec deux langues, en chassé-croisé et en surimpression. Langue d’un homme, entrelacée (enlacée) à la langue ― parlée ? imaginée ? pythique ? ― d’une femme. Le temps qu’opère la magie d’une écriture, stratégies et mensonges, propres à donner l’illusion de la vérité. Envers et endroit d’un même miroir bifrons. Le temps que dure la lecture de La Langue d’Anna, roman de Bernard Noël, l’adéquation se produit. Parfaite. Il y a imprégnation et appropriation. Symbiose. Avec ce « je » que Bernard Noël a choisi pour elle, ce « je » non autobiographique qui est celui de son personnage inextricablement combiné à celui de sa personne. À elle, Anna. Ce « je » qui traverse de part en part le roman d’une vie, jusqu’à la maladie et jusqu’à la mort ; et à travers lequel elle, Anna, parle, se dit, se raconte, elle, ses amours, ses délires et ses combats, ses contradictions. Et s’interroge sans fin : « Qui suis-je ? » « Je ne suis pas celle que vous croyez. » Leitmotiv obsédant qui rythme jusqu’au vertige le texte de La Langue d’Anna.


    Je sais que je me contredis : je ne suis pas celle que vous croyez, et je la suis, et je ne la suis pas dans la mesure où je me vois l’être, et tant pis si j’ai l’air d’embrouiller l’écheveau que je me proposais de démêler.


    De quelle identité est-elle faite ? Quel visage introuvable se cache désormais sous les masques multiples de son personnage ? Qui est-elle, sinon « une espèce d’hydre agitant les mille têtes qui furent d’autant plus » les siennes « qu’aucune ne l’était vraiment » ?

    Et pourtant, c’est elle, celle que nous connaissons tous, que nous avons aimée à travers les images que l’écran du cinéma nous a données d’elle. Reconnaissable entre mille femmes, mille actrices du cinéma italien, elle est Anna. Anna Magnani, la grande, la Diva, la divine. Elle est Anna la furieuse, la déchaînée, la débordante, la braillarde. La harpie. La gouailleuse et truculente mère du jeune Ettore, dans l’inoubliable scène de mariage de Mamma Roma (1962) de Pier Paolo Pasolini. Pier Paolo, qui la comprend et qui l’aime, même si la Magnani ne correspond pas tout à fait à son esthétique cinématographique. Pier Paolo, pour qui Anna nourrit une tendresse particulière. Elle est l’excessive. De tempérament et d’énergie, de trop de nez trop de chair trop de seins, de trop de. Elle est « l’excessive pour faire rire ou pour faire pleurer. » Celle dont Federico Fellini aurait déclaré : « Je ne peux pas te mettre dans mes images, tu les ferais déborder. » Elle est celle que Roberto Rossellini n’aimait que pour avoir aperçu en elle le personnage qu’il cherchait. Roma città aperta. Rome ville ouverte. 1945. Le coup d’éclat de l’actrice. Son sommet inoubliable qui la propulse au zénith et fait d’elle l’égérie du néo-réalisme italien. Nimbée de cette « couronne de douleur », « cette douleur ensanglantée », cette « douleur du monde » que l’actrice joue jusqu’à l’excès « pour en délier les spectateurs » et pour « expectorer » la sienne. Elle est la Magnani, prise dans le vertige d’une beauté construite de toute pièce, sublime beauté qui a relégué la laideur et la vulgarité ordinaire de la misère sous le tain du miroir, au fond du trou de la mémoire pour laisser émerger l’autre, l’éclatante dont la blancheur de la peau et les yeux de braise émeuvent autant que sa tignasse effarouchée et son cul ! Moulé dans l’étau de sa robe. La robe noire, mélange de dernier cri et de mode éternelle des paysannes de Ciocciara. Femme du peuple et symbole de la tragique exubérance de Rome pendant la Libération, elle est Anna. La Magnanime.

    De l’autre côté de l’écran, côté page blanche et stylo plume, il y a Bernard Noël, écrivain et poète, un grand, un très grand. L’un des plus grands de ce temps. Le plus grand peut-être. Pourquoi Bernard Noël a-t-il choisi, parmi tant d’autres icônes, cette femme-là, cette actrice-là pour fixer sa fiction romanesque ? Question récurrente dont la lecture du « roman » de La Langue d’Anna ne livre pas explicitement la réponse. Et la lectrice d’interroger sans relâche l’entremêlement de l’un avec l’autre. Il s’agit sans doute, chez le poète, de l’une de ces nombreuses variations sur l’écriture comme « lieu de la quête ». Quête inlassable, toujours recommencée, du moi et de l’identité. « Qui suis-je » ? « Qui suis-je quand je parle ? Qui suis-je quand j’écoute ? » interroge le poète dans Une Messe blanche (1972). « Qui suis-je ? » reprend en écho Anna. Qui ajoute :


    dans le patois de ma banlieue […] ça n’était pas une interrogation philosophique mais une exclamation d’étonnement.


    Auteur polygraphe, mais avant tout poète, Bernard Noël est l’auteur de quatre monologues « gouvernés par les pronoms personnels ». Le Syndrome de Gramsci (1994), La Maladie de la chair (1995), La Langue d’Anna (1998) et La Maladie du sens (2001). Dans chacun de ces monologues, l’auteur fait le choix d’un pronom personnel dominant. Dans le troisième monologue, le pronom personnel « Je » donne la parole à Anna Magnani. La Langue d’Anna (1998).


    l’autre est un sosie de moi
    même cicatrice


    confie Bernard Noël dans Tombeau de pierre. Peut-être dans cette cicatrice, cette autre s’insinue-t-elle, langue et corps, bouche et voix, sang et lymphe, viande et ventre, identité duplice, jusque sous la langue du poète, dans son être d’écriture et de chair ? Quelle est, dans La Langue d’Anna, la part de l’un la part de l’autre ? Par quels interstices de l’écriture se fait la pénétration de l’autre vers l’un ? Le poète n’est-il qu’« un simple porte-voix » à celle qui déclare ne pas savoir écrire ? La langue d’Anna « n’est pas faite pour le papier ». La langue d’Anna est celle du corps, un corps qui la déborde et attise sur elle la langue du désir et du sexe. Langue de l’amant d’une nuit, révélatrice d’un corps partagé en son milieu par une « plaie puante ». Qu’il a fallu apprivoiser pourtant, pour pouvoir se reconstruire. Langue apaisante, plus tard, réconciliatrice, de l’amant Rossellini, langue de la découverte de l’amour et de la jouissance :


    J’ai déjà sa langue dans mon horreur, et voilà qu’au lieu de me révulser, elle me réconcilie. Je suis lustrée. Je ne sais d’où me vient ce mot. Je le murmure dans ma gorge et mon corps s’éclaircit dans les yeux que l’homme ouvre devant les miens…


    langue virile,


    qui bande au milieu pour faire jouir la foule.


    Ailleurs, c’est la langue de la misère et de l’angoisse qui se tortille, cette


    langue intérieure ― la langue de la bête silencieuse qui dévore en moi les épouvantes et les douleurs.


    Et, avec la misère et sa horde dépenaillée de moisissures et de sordide, surgissent l’odeur de la vieillesse, le visage de la mère, ses yeux égarés, son haleine fétide et


    sa langue agitée sans cesse par la même répétition, [pareille à un] hanneton tournant.


    Rongée par la tumeur qu’elle voudrait arracher au trou de sa bouche, elle devient cette « corde » sur laquelle il lui faut tirer ― « tresse indivisible » des « douleurs de langue » et des « douleurs de corps ».


    Bernard Noël investit de son élan celle qui l’habite et qu’il recrée. « Tout comme Dieu tira Ève du flanc d’Adam », le poète « tire des mots une forme ». La forme d’Anna. Toute bruissante de la jouissance secrète de celui qui l’invente à son tour, après tous les autres (Rossellini, Pasolini, Fellini, Visconti,…). Mais leurs langues se mêlent dans la polysémie d’un corps à corps invisible que l’actrice — emportée par l’obscène cancre incrusté dans son ventre, longtemps avant que ne paraisse La Langue d’Anna — n’a jamais connu avec aucun des hommes qu’elle a aimés. Il y a de l’éros dans cette longue « copulation vocale », de la violence et de la révolte. De la rage, de la colère. Passion et mort étroitement arrimées aux signes et aux images.


    Images.
    Images : langue du fond. Langue fondamentale.
    Images filantes dans l’épaisseur émue où le sentimental est enfin tombé en poussières.


    écrit le poète dans La Chute des temps.

    Et Anna, à qui Bernard Noël confie ses propres images :


        Je vois souvent ma langue flotter derrière les créneaux de mes dents comme une flamme : elle bat au vent d’un orage, reçoit la foudre, la renvoie au ciel. J’aime la tête que j’ai alors, pleine de bruit et de fureur et tout habitée par la tragédie. Je ne sais pas ce qui est en jeu. Je n’ai pas besoin de le savoir. Je suis dans l’élan originel, celui qui donne aux pierres la forme des dieux, et aux hommes la volonté de se tenir debout.


    Peut-être est-ce là parole ardente, enfin libérée de la gangue des mots des autres ? Parole vraie, proférée depuis les profondeurs et sans prétention autre que celle de laisser son empreinte, juste une empreinte sur la page tremblée du miroir.


    la forme d’un corps
    la forme d’un visage
    ce que font les ténèbres
    en s’habillant de peau

    une expression humaine

    qu’est-ce que l’autre

    pas la figure
    pas le personnage

    mais l’apparu
    l’inévitable
    au bout du doigt
    au bout des yeux
    le même souffle […] *




    Angèle Paoli in Revue Nu(e)49, Bernard Noël, 2011, pp. 57-58-59-60.




    ________________________________
    * Bernard Noël, Les Yeux dans la couleur, P.O.L, 2004, page 66.





    ANNA MAGNANI


    Annamagnani 2
    Source



    ■ Anna Magnani
    sur Terres de femmes

    des extraits de La Langue d’Anna de Bernard Noël
    22 septembre 1962 | Sortie de Mamma Roma (Pier Paolo Pasolini)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Cinémathèque française)
    une fiche bio-filmographique sur Anna Magnani
    → (sur ansa.it)
    Omaggio a Nannarella, mito intramontabile (13 photos d’Anna Magnani)





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  • Luis Alberto de Cuenca | El albatros de Coleridge







    EL ALBATROS
    Source







    EL ALBATROS DE COLERIDGE


    A José Ángel Valente. In memoriam


    Sólo el mar, y esta sed inextinguible,
    y un montón de cadáveres a bordo,
    y la ausencia de Dios.
    No sé por qué
    me tienen que pasar a mí estas cosas.
    Verdad es que di muerte a aquel albatros
    que me quería y al que yo adoraba,
    el albatros de nieve que venía
    a comer en mi mano y a contarme
    historias de gigantes primigenios
    y de diosas de trenzas de esmeraldas;
    pero es habitual que acabe uno
    matando lo que ama (Wilde lo dijo).
    Verdad es que he pecado gravemente
    contra ti, atiborrándome de libros
    y poniéndome ciego de experiencias
    ajenas, a través de la lectura,
    que me han dado las claves de tu odio;
    pero eso ocurre cuando juntas agua
    y aceite, o cuando metes en el baño
    al dragón y a San Jorge, o cuando intentas
    que dos locos furiosos no se peguen.
    Verdad es, sobre todo, que estoy solo
    en este mar de risa innumerable
    que se burla de mí y me zarandea
    a su placer, como si fuera el Dios
    que se fue y que castiga mis pecados
    por persona interpuesta. Verdad es
    que el albatros de Coleridge me quería
    y que yo lo maté.



    Luis Alberto de Cuenca, Sin miedo ni esperanza, Visor Libros, 2002, in Los mundos y los días, poesía 1970-2005, Visor Libros, Colección Visor de Poesía, 2012.







    Cuenca, los-mundos-y-los-dias








    L’ALBATROS DE COLERIDGE



    Rien que la mer, et cette soif inextinguible,
    et un tas de cadavres à bord,
    et l’absence de Dieu.
    Je ne sais pourquoi
    ces choses-là doivent m’arriver.
    Il est vrai que je donnai la mort à cet albatros
    qui m’aimait et que j’adorais,
    l’albatros de neige qui venait
    manger dans ma main me raconter
    des histoires de géants primitifs
    et de déesses aux tresses d’émeraudes.
    Mais c’est habituel que l’on finisse par
    tuer ce que l’on aime (Wilde le dit).
    Il est vrai que j’ai péché lourdement
    contre toi, me gavant de livres
    et devenant aveugle d’expériences
    étrangères, à travers la lecture,
    qui m’ont donné les clés de ta haine ;
    mais cela arrive lorsque tu mélanges l’eau
    et l’huile, ou que tu mets dans le bain
    le dragon de saint Georges, ou quand tu essaies
    que deux fous furieux ne se battent pas.
    Il est vrai, surtout, que je suis seul
    dans cette mer de rire innombrable
    qui se moque de moi et me secoue à son gré,
    comme si c’était le Dieu
    qui s’en est allé, qui châtie mes péchés
    par personne interposée. Il est vrai
    que l’albatros de Coleridge m’aimait
    et que je l’ai tué.



    Luis Alberto de Cuenca in « 25 poètes d’Espagne », Inuits dans la jungle, numéro I, Revue annuelle de poésie internationale, Le Castor Astral, juillet 2008, pp. 83-84.






    Inuits 1







    LUIS ALBERTO DE CUENCA


    Cuenca
    Source



    Né le 29 décembre 1950 à Madrid, licencié en lettres classiques en 1973, Luis Alberto de Cuenca devient docteur ès-lettres classiques en 1976. Sa passion pour les livres lui a valu d’occuper de hauts postes, comme celui de directeur de l’Institut de Philologie (1992-1993), de directeur du département des publications du CSIC (Consejo Superior de Investigaciones Científicas, 1995-1996), de directeur de la Bibliothèque Nationale d’Espagne (1996-2000) et de Secrétaire d’État à la Culture sous le gouvernement Aznar (2000-2004). C’est un érudit traducteur d’Homère, d’Euripide, de Callimaque, de Charles Nodier et de Gérard de Nerval. En 1986, il obtient le Prix national de la critique pour son recueil poétique La caja de plata et, en 1987, le Prix national de traduction. Il est notamment l’auteur de Mitologías (2001), Sin miedo ni esperanza (2002), Vamos a ser felices y otros poemas de humor y deshumor (2003), El enemigo oculto (2003), El puente de la espada: poemas inéditos (2003), De amor y de amargura (2003), Diez poemas y cinco prosas (2004), Ahora y siempre (2004), Su nombre era el de todas las mujeres y otros poemas de amor y desamor (2005), La vida en llamas (2006) prix Ville de Melilla 2005, Los mundos y los días, poesía 1970-2005, 2012.



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur escritores.org)
    une bio-bibliographie (en espagnol) de Luis Alberto de Cuenca
    → (sur A media voz)
    une page sur Luis Alberto de Cuenca (comprenant de nombreux poèmes)





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  • Salah Al Hamdani | Bagdad, désespérément






    Bagdad_7
    Source







    BAGDAD, DÉSESPÉRÉMENT



    Partir sans se quitter soi-même
    regarder simplement le bleu de la mer
    et s’imprégner de la chair du ciel

    Ne pas fuir sa nuit
    sur un navire inerte

    Partir n’est pas regarder devant
    mais corriger l’usure du temps
    ébarber les saisons

    Partir ne signifie pas chasser le clair de lune
    mais l’aube qui aboie au fond de l’homme

    Car c’est ici
    que l’averse dissimule l’ombre de Bagdad
    comme au retour d’un long voyage
    comme une saison obscure
    cadencée par le deuil

    Le lointain vient en petites vagues
    et se fixe comme une aile sur mon matin

    Alors je sors
    je marche
    et je m’élève
    dans la lumière aveuglante

    Puis je me balance
    comme un hiver égaré dans sa brume



    Salah Al Hamdani, Rebâtir les jours, Éditions Bruno Doucey, Collection « L’autre langue », 2013, pp. 35-36.







    Hamdani








    SALAH AL HAMDANI


    Salah Al Hamdani  NB2
    Ph. H. Schneese



    ■ Salah Al Hamdani
    sur Terres de femmes

    Le début des mots (extrait de Bagdad mon amour)
    Saison du sel
    Isabelle Lagny — Salah Al Hamdani | [Dans la lumière blanche] (extrait de Contrejour amoureux)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Salah Al Hamdani
    → (sur YouTube)
    un entretien avec Salah Al Hamdani





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Mohammed Bennis |
    [Toujours ton ami d’Orient revient à l’automne]






    Qui t’a mis visage face au portail de la mer
    Ph., G.AdC






    [TOUJOURS TON AMI D’ORIENT REVIENT À L’AUTOMNE]



    Toujours ton ami d’Orient revient à l’automne
    Son turban répand sur toi sa verdure
    avant qu’il ne reparte par le chemin des pierres
    et des pluies légères

    Les gens ne savent pas comment est venu l’étranger
    ils ont inventé pour lui une stèle
    et des cérémonies avec bannières
    le figuier fait une ombre sur son puits
    on parle des tempêtes soumises au pouvoir de ses mains
    jusqu’à l’extrême sud





    Qui es-tu en ton exil
    Qui t’a mis visage face au portail de la mer
    pour examiner le silence

    Une mer te conduit en rêve où tu te vois
    spectre de mes voix anciennes
    Une fois je suis venu
    au-devant des vaisseaux portant mon soleil
    et j’ai le lustre des soupçons

    Qui es-tu mon arc
    ta détente galope sur une dune vêtue de mon chant
    Visage et eau
    se font face une seconde dans la mort
    puis le désir les unit



    Mohammed Bennis, Lieu païen, L’Amourier, Collection Poésie, 2013, pp. 28-29. Traduction de l’arabe par Bernard Noël en collaboration avec l’auteur.





    __________________________________
    NOTE d’AP : le prix Max-Jacob pour la poésie 2014 a été décerné au poète Mohammed Bennis pour son recueil Lieu païen.






    Mohammed Bennis, Lieu païen, L'Amourier, 2013






    MOHAMMED BENNIS


    Mohammed Bennis
    Source




    ■ Mohammed Bennis
    sur Terres de femmes


    Bernard
    Invitation
    Galaxie (poème extrait de Vin)
    la lectio magistralis, « Le poème et l’appel à la promesse », prononcée (en français) par Mohammed Bennis le 25 mars 2011 à Florence, à l’occasion de l’attribution du Prix Ceppo international de Pistoia




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Imperfetta Ellisse)
    Mohammed Bennis, poeta mediterraneo, vince il Premio Internazionale Ceppo di Pistoia
    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    la page de l’éditeur consacrée à Lieu païen
    → (sur Basilic 44, mai 2013)
    un entretien de Mohammed Bennis avec Alain Freixe [PDF]
    → (sur Lyrikline)
    dix poèmes de Mohammed Bennis dits (en arabe) par Mohammed Bennis





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  • 22 septembre 1962 | Sortie de Mamma Roma
    (Pier Paolo Pasolini)

    Éphéméride culturelle à rebours



    Anna Magnani dans Mamma Roma
    Source







    Le 22 septembre 1962 sort en Italie, au cinéma Quattro Fontane à Rome, Mamma Roma, film réalisé par Pier Paolo Pasolini. Avec Anna Magnani dans le rôle de la prostituée Mamma Roma et Ettore Garofolo dans le rôle d’Ettore.







    RENÉ DE CECCATTY, APRÈS LA PROJECTION DE MAMMA ROMA
    (extrait de Sur Pier Paolo Pasolini)




    Le tournage de Mamma Roma commence au printemps 1962. Pasolini […] s’adresse à Anna Magnani et prend pour acteur principal un serveur dans une trattoria du Trastevere. « Je l’ai découvert l’autre soir et ça a été aussi beau que de trouver le dernier vers, le plus important, d’un poème, que de trouver la rime parfaite. » Le plus étonnant est qu’il fera exercer à son personnage le métier de l’acteur. Il compare, d’ailleurs, cette vision d’Ettore Garofalo [ou Garofolo] avec son plateau à un tableau célèbre de Caravage (Jeune Bacchus). L’intrigue est inspirée d’un fait divers : la mort en prison d’un garçon de dix-huit ans, Marcello Elisei. Pasolini avait prévu de raconter cette histoire dans un roman, abandonné, Il Rio della grana.

    Il devait regretter d’avoir fait appel à Anna Magnani, à laquelle il reprochait son éducation petite-bourgeoise et non prolétaire. Mais Elsa Morante lui écrit à ce propos : « D’après moi, tous autant qu’ils sont avaient décidé dès le départ que Magnani devait être trop parmi les autres personnages, sans avoir le courage de juger à partir des faits mêmes. En fait, d’après moi, Magnani est splendide et son histoire n’aurait pu être mieux réussie, même dans ses rapports avec son fils. » Elsa Morante, elle-même, s’inspirera du personnage d’Ettore pour La Storia et Le Monde sauvé par les gamins.

    En réalité, s’il y a un problème Magnani dans Mamma Roma, ce n’est pas à cause de l’actrice, mais du personnage. Mamma Roma est un personnage symbolique et fantasmatique, ce que n’est pas Ettore. Et Pasolini a eu un certain mal à insérer dans une intrigue « naturaliste » deux personnages dont les fonctions sont aussi différentes à l’intérieur de son système de représentation de la réalité poétique. Il est évident qu’Ettore est le condensé de tous les garçons que Pasolini a aimés lorsqu’il enseignait dans le Frioul, puis quand il s’est installé dans les « borgate ». C’est le personnage qui, avec plus de tragique, annonce en partie celui qui sera son compagnon, Ninetto Davoli (qu’il rencontrera dans moins d’un an, en tournant La Ricotta). Il filme donc poétiquement et tragiquement Ettore : poétiquement quand il le montre errant dans les terrains vagues, tragiquement lorsqu’il le suit de dos (comme il filmera dans deux ans le Christ dans L’Évangile, selon son style indirect libre ou semi-direct) ou encore au moment de sa mort en représentant la « perspective en raccourci » du Christ de Mantegna. Alors qu’il filme beaucoup plus conventionnellement Anna Magnani : il a recours à deux conventions ; la convention populiste, lorsqu’elle est à son stand au marché — c’est ainsi qu’on filmait Sophia Loren à Naples — et une autre convention, elle, si l’on peut dire, beaucoup plus originale, la convention symbolique : les deux plans — séquences travelling — arrière où elle raconte sa vie aux souteneurs et aux clients. Il a été contraint d’inventer ce style qui n’est qu’en partie le sien : il sera réutilisé sur un mode comique, mais avec la même force symbolique, dans Uccellacci e uccellini. Mais il y a, heureusement, la scène d’ouverture, complètement géniale, la « cène de mariage » où il rejoint immédiatement le grand style pasolinien, celui qui s’épanouira dans Porcherie ou dans les Contes.



    René de Ceccatty, Sur Pier Paolo Pasolini, Éditions du Rocher, 2005, pp. 171-172.





    ANNA MAGNANI


    Anna Magnani dans Mamma Roma
    Source



    ■ Anna Magnani
    sur Terres de femmes

    7 mars 1908 | Naissance d’Anna Magnani (lecture de La Langue d’Anna de Bernard Noël, par AP)
    des extraits de La Langue d’Anna de Bernard Noël



    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur YouTube) la séquence Fiore di merda de Mamma Roma :

    Séquence du film Mamma Roma

    → (sur YouTube) la séquence finale de Mamma Roma :

    Séquence finale de Mamma Roma



    ■ Pier Paolo Pasolini
    sur Terres de femmes

    5 mars 1922 | Naissance de Pier Paolo Pasolini
    2 novembre 1975 | Mort de Pier Paolo Pasolini
    Al principe
    A na fruta (+ bio-bibliographie)
    El cuòr su l’aqua
    Le chant des cloches
    [Ma io parlo… del mondo] (extrait de Poésie en forme de rose)
    Pier Paolo, le poète assassiné (recension de Sur Pier Paolo Pasolini de René de Ceccatty)
    La Rage (extraits)





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  • Tomas Venclova | [Je bois pour nos murs en carré]





    Deux fois pour la haute fenêtre
    Ph., G.AdC






    [JE BOIS POUR NOS MURS EN CARRÉ]



    Je bois pour nos murs en carré
    Et pour les portes encastrées,
    Deux fois pour la haute fenêtre
    Et pour la lampe toujours prête,
    Pour tous les pays interdits
    Et les cartes enfouies,
    Pour l’air qui reste concevable
    Et pour le monde, en nous, friable,
    Pour les roues des locomotives
    Et les clés des geôles à vif,
    Deux fois pour nous deux, quatre fois
    Pour nous tous je rebois,
    Pour ce qui s’envole et trépasse,
    Pour ce qui renaît sous la glace,
    Pour nous deux qui ne feront pas deux
    Et pour deux fois deux qui ne font jamais deux.



    1961



    Tomas Venclova, Conversation en hiver [Winter Dialogue, Northwestern University Press, 1997], in Le Chant limitrophe, Éditions Circé, 2013, page 119. Préface de Joseph Brodsky. Poèmes traduits par Henri Abril.







    TOMAS VENCLOVA


    Tomas Venclova
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Circé)
    une fiche sur Le Chant limitrophe de Tomas Venclova





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