Terres de Femmes

Mois : juillet 2006


  • Le savais-tu ?




    Paroles_silence_2
    Ph, G.AdC



    LE SAVAIS-TU ?

    t’étais-tu déjà dit
    que tu étais un être de paroles
    souviens-toi
    ouvre les yeux
    les mots depuis toujours sont
    en toi chair vive
    à quoi bon
    les museler
    maintenant

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



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  • 23 juillet 1983 | Claude Roy, L’Été L’Attente

    Éphéméride culturelle à rebours
    «  Poésie d’un jour  »



    Chevre_2
    Ph., G.AdC





    Une chèvre écoute
    Kostas Papaiaoannou



    La chèvre aurait voulu en savoir davantage
    sur ces humains soudain débarqués sur la plage
    Ses yeux d’onyx égyptien et de curiosité
    embusqués derrière les rochers chauffés à blanc
    suivaient nos mouvements avec attention
    Elle remuait les oreilles pour nous écouter
    comme les vieilles dames de jadis tournaient leur cornet acoustique
    Elle attrapait un mot  un nom  un fragment d’idée
    qu’elle mâchonnait dans sa barbiche avec perplexité
    Héraclite ?   Elle connaissait   Protagoras aussi
    Elle savait de naissance la maïeutique et la metis
    Dix mille ans de grécité font les chèvres sagaces
    même si les dieux leur ont refusé les dons de l’expression
    verbale   Mais Hegel   la Divinité Histoire
    et le concept d’aliénation   (d’ailleurs contesté par Kostas)
    tout cela rendait pensive la chèvre de Skyros

    Le soleil nu   le sable feu   la mer blanche de sel
    la chèvre sage   et nous   nous écoutions heureux
    la parole de Kostas apprivoisant l’été
    en enseignant les chèvres qui en savent si long

    Le Haut Bout
    23 juillet 1983



    Claude Roy, L’Été l’attente in À la lisière du temps [1987], Gallimard, Collection Poésie, 1990, pp. 149-150.





    CLAUDE ROY


    Claude_roy_1
    Source



    ■ Claude Roy
    sur Terres de femmes

    25 février 1983 | Poème de Claude Roy à Jacques Roubaud
    20 novembre 1985 | Claude Roy | Tant
    29 août 1986 | Claude Roy | Pointe du Skeull


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Poezibao) une fiche bibliographique sur Claude Roy
    une notice de Catherine Réault-Crosnier sur Claude Roy : Claude Roy : poète et humaniste (1915-1997)





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  • 23 juillet 1966 | Ouverture du 7e festival de jazz d’Antibes/Juan-les-Pins

    Éphéméride culturelle à rebours



        Il y a quarante ans, le samedi 23 juillet 1966, était inauguré dans la pinède Gould le 7e festival de jazz d’Antibes/Juan-les-Pins. L’une des éditions les plus prestigieuses de ce festival mythique, créé en 1960 par Jacques Souplet et Jacques Hébey, en hommage à Sydney Bechet, mort l’année précédente, le 4 mai 1959.






    Ella_blue
    Image, G.AdC






        À l’affiche de ce 7e festival, l’orchestre de Duke Ellington et Ella Fitzgerald, les 26-29 juillet (cf. le film de Norman Granz : Duke et Ella à Antibes), et le Trio HLP (Jean-Luc Ponty au violon, Eddy Louiss à l’orgue et Daniel Humair à la batterie).

        Ella Fitzgerald était déjà venue deux ans auparavant à la 5e édition du festival (accompagnée par Tommy Flanagan au piano et Roy Eldridge à la trompette) et avait interprété, le 29 juillet 1964, « Mack the Knife », en duo improvisé avec les cigales de la pinède, un passage du concert passé à la légende sous le nom de « The Cricket Song ».

        Mais la grande révélation de ce 7e festival est le quartette du saxophoniste Charles Lloyd, avec Cecil McBee ou Ron McClure, mais surtout Keith Jarrett au piano et Jack DeJohnette à la batterie. Dès lors, Keith Jarrett est devenu l’une des véritables idoles du piano. Il est régulièrement revenu au festival auquel il a encore participé, cette année 2006, avec sa célèbre formation en trio (Gary Peacock à la basse et Jack DeJohnette).





    Duke_ella_en_1966
    Duke Ellington & Ella Fitzgerald en juillet 1966
    à l’aéroport de Nice

    Ph. D.R.
    Source





    Ecouter/voir aussi (Ella Fitzgerald/Duke Ellington au 7e festival d’Antibes-Juan-les-Pins de juillet 1966) :

    – (sur YouTube) Satin Doll. Ci-dessous :

     Ella Fitzgerald-Duke Ellington, Satin Doll

    – (sur You Tube) I Want Something To Live For et Jazz Samba. Ci-dessous :

    Ella Fitzgerald-Duke Ellington, I Want Something To Live For et Jazz Samba




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  • 22-23 juillet 1935 | Oasis interdites d’Ella Maillart


    Éphéméride culturelle à rebours


    Topique : Voyage et récits de voyage



    Carnets_de_notes_passeport_films_leica
    Image, G.AdC






    Catastrophes



        Un mois après avoir quitté Tchertchen, le 22 juillet, nous sommes à deux jours de Kachgar où nous envoyons un messager pour annoncer notre arrivée.
        Au bord de la route, les feuilles blanches et vertes des petits peupliers frémissent sur le fond bleu du ciel. J’avance à l’amble, heureuse. Plus loin, à l’ombre près d’un canal qu’ils viennent de traverser, nous rattrapons nos ânes partis avant nous ; ils sont arrêtés, ce qui n’éveille pas d’abord notre suspicion. Puis nous quittons la grand-route pour suivre un raccourci dans de vastes pâturages irrigués où le bétail repu nous regarde passer. Mon cheval suit de près le soldat monté qui nous escorte ; en traversant une rivière, le cheval de l’homme trébuche, se rattrape et sort de l’eau. Avant que j’aie le temps de comprendre ce qui m’arrive, ma bête s’embourbe, et terrifiée, se couche sur le flanc. Dans l’eau à mi-corps, je la tire de là avec l’aide de Nyaz, tout en jurant contre notre mauvais guide, l’invectivant en russe, faute de savoir assez de turki. Carnets de notes, passeport, films, Leica sont ruisselants ainsi que mon gros sac de couchage. Peter rappelle le soldat pour qu’il me prête sa selle: croyant que mon cheval était en danger, cet idiot appelait des berges au secours tout en s’esquivant.
        À Yapchen où nous arrivons ce soir-là, il n’y a pas de farine au marché, et nous ne parvenons à en acheter qu’en nous adressant au hsiang-ye. Pendant notre souper, un turki aux traits nets, habitué à commander, ce qui étonne chez un indigène, demande sèchement à voir nos papiers. Il sait le russe, vient d’Andijan et nous apprend que nous ne trouverons pas d’ânes ici. Mais ce n’est pas à cause de lui que je me souviendrai longtemps de Yapchen. La nuit se passe bien pour peu qu’on ne craigne pas de se voir transformer en terrain de saut par de charmants petits crapauds.
        Mais le lendemain, le 23 juillet, jour mémorable de notre arrivée à Kachgar, lorsque Peter ouvre sa valise pour en sortir son rasoir, il découvre qu’elle est pleine d’eau ! Et ce n’est pas tout; la cantine qui lui faisait pendant, a également séjourné dans l’eau quand un bourricot faillit se noyer dans le canal où nous l’avions dépassé la veille. L’ânier terrifié n’avait rien osé nous dire.
        Peter, l’impatient, est obligé de retarder notre départ : pour éviter des dégâts graves, il faut procéder à un séchage partiel. La mallette de pharmacie est transformée en papier éponge à l’intérieur duquel se dissolvent pilules, cachets et coton hydrophile. Mais le plus grand malheur c’est de découvrir que quelques films de Peter, déjà exposés, suintent et sont probablement perdus. Nos seuls objets de luxe, – et que nous avons failli abandonner à Toruksaï lorsque notre caravane fondait comme beurre au soleil – nos machines à écrire sont enrobées dans une couche de limon et ne fonctionnent plus; une heure durant j’étanche l’humidité et j’asperge mon Erika d’huile de fusil, jusqu’à ce que ses articulations reprennent vie.
        Parmi les effets de Peter qui s’égouttent sur une corde, pend lamentablement un complet en lainage d’été, tout panaché par le voisinage humide d’un foulard vert, souvenir de Khotan. Depuis des mois, chaque fois que Peter plongeait dans sa valise, j’y voyais la belle étoffe et les plis impeccables du pantalon. J’avais déjà prévu qu’avec ma petite jupe plissée (roulée en boule dans un sac depuis le départ) je ne pourrai guère passer que pour la cuisinière de Peter, lorsque, si élégant, il m’emmènerait dans la haute société de Kachgar ! Certes, il était vexant que ce vêtement fût ruiné sur la grand-route, bien loin des pistes périlleuses, et après avoir traversé toute la Tartarie; mais étais-je aussi triste que j’aurais dû l’être ?
        De nouveaux bourricots étant introuvables à Yapchen, nous obligeons l’ânier fautif à continuer avec nous en ne le payant pas ; et ce pauvre garçon incapable de payer ce qu’il doit pour la nuit, laissera son poignard aux mains de l’aubergiste en gage de sa dette ! »


    Ella Maillart, Oasis interdites, Petite bibliothèque Payot, 1994, pp. 195-196.





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    23 mai 1908 | Naissance d’Annemarie Schwarzenbach (extrait de Annemarie Schwarzenbach, Où est la terre des Promesses ?, avec Ella Maillart en Afghanistan [1939-1940])



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  • Erri De Luca | Qui a étendu ses bras au large

    Topique : Voyage et récits de voyage
    «  Poésie d’un jour  »



    Les_eaux_ont_des_visages
    Ph., G.AdC







    CHI HA STESO BRACCIA AL LARGO



    Chi ha steso braccia al largo
    battendo le pinne dei piedi
    gli occhi assorti nel buio del respiro,
    chi si è immerso nel fondo di pupilla
    di una cernia intanata
    dimenticando l’aria, chi ha legato
    all’albero una tela e ha combinato
    la rotta e la deriva, chi ha remato
    in piedi a legni lunghi : questi sanno
    che le acque hanno volti.
    E sopra I volti affiorano
    burrasche, bonacce, correnti
    e il salto dei pesci dche segnano il volo.






    QUI A ÉTENDU SES BRAS AU LARGE



    Qui a étendu ses bras au large
    en agitant les nageoires de ses pieds
    les yeux fixés dans l’obscurité de sa respiration,
    qui s’est plongé au fond de la pupille
    d’un mérou dans son antre
    oubliant l’air, qui a attaché
    au mât une toile et a calculé
    sa route et sa dérive, qui a ramé
    debout sur de longs bateaux: ceux-là savent
    que les eaux ont des visages.
    Et sur les visages affleurent
    tempêtes, bonaces, courants
    et le saut des poissons qui rêvent de voler.



    Erri De Luca, Œuvre sur l’eau, Poésie Seghers, 2002, pp. 18-19.





    ERRI DE LUCA


    Erri-De-Luca




    ■ Erri De Luca
    sur Terres de femmes

    Considero valore (un poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)
    Piero della Francesca (poème issu du recueil L’Ospite incallito)
    Première heure (note de lecture d’AP)
    Le Tort du soldat (extrait)
    Volti (poème issu du recueil Œuvre sur l’eau)



    ■ Voir aussi ▼

    le site de la fondation Erri De Luca (en italien)





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  • 21 juillet 1916 | Lettre de Marina Tsvétaïeva

    Éphéméride culturelle à rebours



    Levez la tête et regardez
    Ph., G.AdC






         À Piotr Iourkevitch


    Moscou, 21 juillet 1916


        Cher Petia,


         Je suis contente que vous vous soyez souvenu de moi. La conversation humaine est une des jouissances les plus profondes et les plus subtiles de la vie : on donne le meilleur ― son âme, on prend la même chose en échange, le tout avec légèreté, sans les difficultés et l’exigence de l’amour.
         Longtemps, longtemps, ― depuis ma toute petite enfance, aussi loin que je me souvienne ― j’ai cru que je voulais qu’on m’aime.
         Maintenant je sais et je dis à chacun : je n’ai pas besoin d’amour, j’ai besoin de compréhension. Pour moi c’est cela l’amour. Et ce que vous appelez l’amour (sacrifices, fidélité, jalousie), gardez-le pour d’autres, pour une autre, ― moi, je n’en ai pas besoin. Je ne peux aimer que quelqu’un qui, par une journée de printemps, me préférera un bouleau. ― C’est ma formule.
         Je n’oublierai jamais la fureur dans laquelle m’a mise, un jour de ce printemps, quelqu’un ― un poète, une créature charmante, je l’aimais beaucoup ! ― qui, alors qu’il traversait avec moi le Kremlin, sans un regard pour la Moskova et les églises, me parlait sans relâche et toujours de moi. Je lui ai dit : « Vous ne comprenez donc pas que le ciel ― levez la tête et regardez ! ― est mille fois plus que moi, vous pensez donc que par une journée pareille je peux penser à votre amour, à celui de qui que ce soit. Je ne pense même pas à moi, pourtant, je m’aime à ce qu’il paraît ! » […]
         J’attire les gens : aux uns, il semble que je ne sais pas encore aimer, aux autres ― que je vais magnifiquement et inévitablement me mettre à les aimer, aux troisièmes, plaisent mes cheveux courts, aux quatrièmes, que je les laisserai pousser pour eux, tous imaginent quelque chose, exigent quelque chose ― d’autre, inévitablement, ― oubliant que tout est quand même parti de moi et que si je ne les avais pas approchés, rien ne leur serait même venu à l’esprit, vu ma jeunesse.
         Or, je veux de la légèreté, de la liberté, de la compréhension, ― ne retenir personne et que personne ne me retienne ! Toute ma vie est une idylle avec mon âme, avec la ville où je vis, avec l’arbre au bord du chemin, ― avec l’air. Je suis infiniment heureuse. […]


    Marina Tsvétaïeva, Vivre dans le feu, Confessions, Robert Laffont, 2005, pp. 83-84.





    MARINA TSVÉTAÏEVA


    MarinaTtsvetaeva
    Source



    ■ Marina Tsvétaïeva
    sur Terres de femmes

    20 décembre 1915
    27 avril 1916 | Poèmes à Blok, 1
    14 août 1918
    18 septembre 1921
    19 novembre 1921
    5 décembre 1921, Amazones
    31 août 1941 | Vénus Khoury-Ghata, Marina Tsvétaïeva, mourir à Elabouga
    [Bras ployés au-dessus de la tête]
    Cessez de m’aimer
    J’aimerais vivre avec vous



    ■ Voir aussi ▼

    le site Marina Tsvetaeva





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  • Ingeborg Bachmann, Lettres à Felician

    par Angèle Paoli

    Ingeborg Bachmann,
    Lettres à Felician [Briefe an Felician, 1991],
    Actes Sud, 2006, pp. 73-74.
    Traduit de l’allemand et préfacé
    par Pierre-Emmanuel Dauzat.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Bachmann 2
    Image, G.AdC






    « SOMBRES ET ROUGE SANG SONT MES DÉSIRS »



         Les Lettres à Felician, lettres d’amour sans réponse, ouvrent-elles des pistes inédites dans la littérature épistolaire ? S’agit-il de nouvelles lettres fictives ? Et si aucun visage précis ne se cache derrière le nom mystérieux de Felician, quel énigmatique projet guide Ingeborg dans l’écriture de ces lettres ?

        Écrites au sortir du cauchemar nazi, ces lettres sont peu nombreuses. À peine vingt en tout, rédigées en prose ou en vers. La première lettre, écrite de Vellach, village de la Carinthie paternelle d’Ingeborg, remonte au 16 mai 1945. Également écrite de Vellach, l’avant-dernière lettre, datée du 30 mars 1946. D’autres lettres sont censées avoir été écrites d’Innsbruck ou de Arzl. De Klagenfurt. Ou de nulle part. L’ultime lettre, celle sur laquelle se clôt la « correspondance » univoque d’Ingeborg, est datée du 2 avril 1946. Entre la première et la dernière lettre, de longs mois de silence. Ingeborg cesse d’écrire à son « unique ami » ou à son « maître », le 10 octobre 1945. L’essentiel des lettres d’amour à Felician couvre l’année 1945. Seules les deux lettres finales sont datées de 1946.

        Tout au long de la première période (1945), le nom du destinataire n’est pas directement donné. En en-tête des lettres, les formules varient. Tantôt redondantes, tantôt cumulatives, elles créent un effet de surprise, d’inattendu : Très cher/Bien aimé !/Mon chéri, toi, /Chéri (2 fois)/Chéri, chéri/Chéri, mon bien aimé/Mon unique ami/Mon ami, mon maître/Lointain ami. Certaines ne comportent aucune adresse. Seules les deux dernières lettres – qui appartiennent à la seconde période du recueil – sont adressées à Felician : « Felician ! » « Mon Felician ! » Felician dont nous ne saurons rien. Felician qui n’existe qu’en creux et n’est présent que par l’absence. Felician que l’épistolière interroge pourtant: « Pourquoi es-tu si loin ? Où es-tu, où restes-tu… ». Felician qui échappe jusque dans sa présence même : « J’ai du mal à penser que tu es ici ».

        Peut-être alors, ne faut-il voir en Felician qu’un destinataire fictif. Qui guiderait l’esprit vers l’écriture. Et derrière ce destinataire fictif, ne retenir que l’« idée ». Un absolu de la félicité. À qui adresser son hymne à la nature, à l’amour et au divin. Et en contrepoint à ces offrandes à Felician, derrière la quête de l’amour, lire la reconquête d’Ingeborg à elle-même. Une quête de tout l’être, habité par une ténébreuse mélancolie, déchiré par des antagonismes profonds : « Je suis tout à la fois énigmatique et transparente. Je suis aussi bonne que mauvaise ». Ou irréconciliables : « Je te vois et suis dans le royaume des plus amères béatitudes ». Un être traversé d’incertitudes et de doutes. Ainsi s’ouvre la première lettre, par cette phrase qui donne le ton : « Si maintenant j’avais une âme, je devrais la chercher dans la nuit obscure ». Ou encore avec cette autre, qui sert d’ouverture à la seconde lettre : « Si je n’avais rien à faire à longueur de temps, hormis être seule avec moi-même, c’est alors, enfin, que je serais infinie. »

        Pour parvenir jusqu’au seuil de cet infini, il faut arracher enfin le voile. Mais de quel « voile » le « je » souffre-t-il d’être masqué ? Quel est ce « dernier voile » que la scriptrice se dit prête, peut-être, à retirer ? Voile énigmatique qui se soulève comme un aveu. La soif de vérité rejoint le désir de l’écriture, passe par la recherche toujours insatisfaite de l’art. Défini comme une « rude maîtresse », l’art malmène le « je », pris en étau dans son questionnement : « Dois-je persévérer en toute humilité ou puis-je abandonner ma rude étoile et me dresser à la face de Dieu ? » À quoi Ingeborg répond : « Sombres et rouge sang sont mes désirs ! Je dois agir. »
    Puis, le silence !


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    ■ Ingeborg Bachmann
    sur Terres de femmes

    Schatten Rosen Schatten (poème extrait d’Invocation de la Grande Ourse)
    20 juillet 1945 | Ingeborg Bachmann : lettre à Felician
    17 octobre 1973 | Mort d’Ingeborg Bachmann






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  • Icônes sous verre

    Icônes de l’enfance (IV)




    Kohler




    Parfois, elle profitait du long sommeil de la maison et de son silence pour s’éclipser de la pénombre. Elle partait rejoindre en pleine lumière son amie. Son homonyme, à peine plus âgée qu’elle. Ensemble elles sortaient en catimini. Elles contournaient l’immeuble et se rendaient à la petite école. Assoupie sous « l’afa », à quelques pas de là. Elle aimait les murs décrépis de rose. Il lui fallait enjamber grilles et murets, ce qui rajoutait un soupçon de sel à leur escapade.

    Une fois dans l’enceinte de l’école déserte, elles s’engageaient en tapinois dans les allées. À la recherche de l’endroit idéal. C’était généralement un coin de plate-bande, avec de la terre facile à travailler. Accroupie dans la poussière, elle creusait. Des trous profonds. Ce savoir-faire, elle devait le tenir de son arrière grand-tante. Celle qui, dans le hameau corse de Minerbiu, chez son autre grand-mère, était affublée du surnom peu amène d’« u rospu », le « crapaud ». Elle passait son temps, celle-là, à gratter, à gratter sans fin, sans répit, la terre sèche et ingrate du rocher. Et des jardins suspendus au-dessus de la mer.

    Elle, la petite, elle grattait aussi, petite Antigone des temps modernes. Ignorante du monde enfoui qu’elle portait en elle. Puis elles sortaient de leur sacoche des images. Toutes sortes d’images. Images de chocolat Kohler ou Aiguebelle. Collectées des jours durant et rangées avec précaution dans des boîtes en aluminium. Elles les disposaient en rangs, alignées selon un ordre et une hiérarchie méthodiques. Dont elle ne sait plus le secret aujourd’hui. Chacune d’elles recouvrait son trésor de débris de verre, ramassés sur le terrain vague qui courait sous l’immeuble. Terrain vague sordide, vaguement inquiétant mais attirant. Hanté le soir par d’énormes rats en vadrouille, pataugeant dans la mélasse des détritrus. Terrain vague qui alimentait tout l’immeuble en grouillements de cafards. Mais rien ne pouvait interrompre leur rituel.

    Elles astiquaient et polissaient le verre protecteur du revers de leurs tabliers. Les images devaient garder toute leur netteté. Lisses et sans tâches. Enfin satisfaites de leur ouvrage, elles recouvraient le tout de terre. Il ne restait plus qu’à aplanir le sol du curieux enclos aux images défuntes. Elles regagnaient alors l’immeuble en traversant le terrain vague, pourtant interdit. Puis rentraient à la maison, sur la pointe des pieds. Pour s’adonner à des jeux d’enfants sages. Sur leur passage, les cafards sortaient de leurs trous, courant sur les tommettes fêlées. Elles ne pouvaient résister au plaisir pervers d’entendre crisser sous leurs sandales criminelles le sourd craquement et crépitement des carapaces éclatées.

    Quelques jours plus tard, elles refaisaient en sens inverse le même chemin. Elles se remettaient en quête de leurs images. Pour les déterrer. Les exhumer. Les remettre au jour. Ce n’était pas toujours simple. Elles ne retrouvaient pas d’emblée leur trésor. Ce qui rendait leur rituel plus excitant encore. Elle ignore combien de mois, combien d’années dura cette obscure cérémonie. Qu’elle accomplissait chaque fois dans l’ardeur du secret. Mais qui ne la quitta plus désormais. Tout cela était maintenant inscrit en elle. Et la mènerait, plus tard, sur des voies souterraines qu’elle ne soupçonnait pas encore.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



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  • Robert Alexis/La Robe merveille




    Egon_schiele_girldecabelosnegros1983_mom
    Egon Schiele, Jeune fille aux cheveux noirs, 1911.
    Aquarelle et encre sur papier, 56,2 x 36,7 cm.
    The Museum of Modern Art, New York.
    Source




    LA ROBE MERVEILLE

    Quelque part, dans une ville de garnison de l’Empire (austro-hongrois ?), un vieil officier confie à un jeune aspirant croisé sur son chemin, l’histoire de la rencontre qui a bouleversé sa vie. La Robe de Robert Alexis est le récit de cette envoûtante confession, mais aussi le vêtement superbe et troublant dans lequel vient se glisser, comme à l’intérieur d’une nouvelle peau, à la fois appréhendée et désirée, un narrateur-héros en métamorphose.

    Troublante, la robe que revêt le narrateur et troublant le récit dont le lecteur se fait le complice. Invité à se couler dans les colorations rouge et noir d’un climat fin de siècle, auréolé de satanisme. Tenu en suspens sur les marges de la guerre et de la mobilisation, dans les franges de l’attente, le jeune aspirant est invité à partager les inquiétantes ambiguïtés qui se trament autour des moires de ce fourreau superbe, porteur d’amour et de mort. Invité aussi à recueillir les folies du vieil officier. Folies rêvées ? Folies vécues ? Images de cauchemar et construction du réel s’entrecroisent ici sans qu’il soit possible de départager le vrai du faux. Car tout semble inversé dans l’univers où évoluent les personnages. La norme et les tabous, les théories et les pratiques, l’amour et ses mises en scène. Tout échappe, jusqu’au sexe du narrateur lui-même, soumis à de subtiles et cruelles machinations, habilement montées par un mercenaire/aventurier en fuite. Un manipulateur de génie, hanté par le désir d’atteindre ce qui est en lui « le point de retenue ». Un absolu dont il se libère en immolant sa propre fille !

    Récit très condensé, troublant mais aussi trouble, La Robe dilue insidieusement son poison dans le sang de qui en a respiré les effluves. Des exhalaisons pernicieuses y poursuivent leur trajectoire indéfinie. Qui tiennent le lecteur tendu entre malaise et fascination, habité sans fin par les figures grimaçantes du récit et leur esprit modelé par les attraits de la décadence. Demeure, au-delà de dialogues enlevés et d’imbrications qui mettent les nerfs à vif, le style de l’auteur. Une écriture hors temps, elle aussi, d’un maître du sarcasme et de l’ambiguïté. Une écriture ciselée, qui tient narrateur et lecteur en suspens au-dessus de l’échiquier. Pareils tous deux à deux pions manipulés avec art. Sans fin de partie.

    Robert Alexis, La Robe, José Corti, 2006.


    Angèle Paoli

    D.R. Texte angèlepaoli





    Voir aussi :
    – la
    fiche-livre de José Corti.




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  • René Char | La frontière en pointillé

    «  Poésie d’un jour  »



    Orion
    Nicolas Poussin (1594–1665)
    Orion aveugle à la recherche du soleil levant,1658

    Huile sur toile, 119,1 x 182,9 cm
    The Metropolitan Museum of Art, New York
    Fonds Fletcher, 1924.
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    LA FRONTIÈRE EN POINTILLÉ



    Passage des Gémeaux

        « Nous sommes lucioles sur la brisure du jour. Nous reposons sur un fond de vase, comme une barge échouée.

         Ces conflits entre le désir et l’esprit qui sème la désolation. Conflits d’où l’esprit sort vainqueur par le biais et non par le droit fil.

        Le contraire d’écouter est d’entendre. Et comme fut longue à venir à nos épaules la montagne silencieuse. Pour que j’aie pu ouïr un tel tumulte une locomotive a dû passer sur mon berceau.

        Dans sa lutte pour la vie, sans le mal aurait-il survécu ? Lui, l’homme blanc ? Puis il scella sa domination défleurante.

        La multiplication, opération aujourd’hui maudite. De même la croissance. Et l’exploit : ils ne pouvaient traverser que sous le regard nervuré des dieux, lesquels se lassèrent de ne pas se reconnaître en eux.

        Puis aux esprits de l’air. Donné aux verges de la terre. Déjà en naissant, nous n’étions qu’un souvenir. Il fallut l’emplir d’air et de douleur pour qu’il parvînt à ce présent.

        Le dard d’Orion. Le trèfle étoilé. Dans la garrigue, miroir de ciel diurne.
        Le trèfle obscurci… La cicatrice verte.
        La trombe de la souffrance, le balluchon de l’espoir.

        Un lac ! Qu’on nous l’accorde ! Un lac, non une source au milieu de ses joncs, mais un pur lac, non pour y boire, un lac pour s’offrir au juron glacé de ses eaux estivales. Qui sollicites-tu ? Nul n’est prêteur, nul n’est donnant.

        Mains autrefois sublimes. Pas aujourd’hui comptés. Un vivre évasif, un long-courrier retenu jusqu’à son service d’évidence inutile.

        Il y a une compréhension à tout, mais de ce filage monte un brouillard, une clameur de peur, et parfois notre haine traçante.

        La réponse interrogative est la réponse de l’être. Mais la réponse au questionnaire n’est qu’une fascine de la pensée.

        « Ton fils sera spectre. Il attendra la délivrance des chemins sur une terre décédée. »
        Tel le peintre Poussin, je me lavais au vent qui durcissait mes ailes sans un regret pour ma mère disparue. »


    René Char, Aromates chasseurs I [1972-1975], Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1983, pp. 515-516.





    RENÉ CHAR

    Renechar_manray
    Ph. D.R.
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    Voir aussi :
    – (sur Terres de femmes) René Char/Dame qui vive, c’est elle ;
    – (sur Terres de femmes) René Char/
    Juvénile devenir ;
    – (sur Terres de femmes) René Char/
    La chambre dans l’espace ;
    – (sur Terres de femmes) René Char/
    Souvent Isabelle d’Égypte ;
    – (sur Terres de femmes)
    14 juin 1907/Naissance de René Char ;
    – (sur TSR Archives)
    un film de Michel Soutter tourné en 1967 chez René Char, à l’Isle-sur-la-Sorgue.



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