Terres de Femmes

Mois : décembre 2005


  • 31 décembre 1869 | Naissance d’Henri Matisse

    Éphéméride culturelle à rebours



    Henri Matisse naît le 31 décembre 1869 au Cateau-Cambrésis, ville du Nord de la France. Il mourra le 3 novembre 1954 à Nice.






    Signature_1





    Fils d’un marchand de grain, destiné à succéder au commerce de son père, Henri Matisse abandonne le droit pour la peinture. Très tôt, le jeune homme quitte l’atelier parisien de Gustave Moreau et ses amis peintres Marquet et Rouault. Il se libère peu à peu de l’influence de ses maîtres, Corot et les impressionnistes, Cézanne et Van Gogh. Il abandonne le Nord et ses soleils voilés pour le Sud de la France. Et le choc de la lumière. Un choc qui oriente l’art du peintre et sa vision du monde. Un univers paradisiaque où dominent durablement plénitude solaire et couleur.

    Marqué dès 1906 par un bref séjour à Tanger, puis par ses voyages successifs au Maroc, Henri Matisse reprend inlassablement le thème de l’odalisque, qui lui permet toute une série de variations sur la femme orientale montrée dans son intérieur. Matisse, coloriste de génie, joue avec bonheur sur les motifs des tissus, des objets, des décors. Et réactualise le rêve oriental de l’odalisque, un grand classique de la peinture depuis Ingres.






    Matisse, odalisque
    Henri Matisse,
    L’odalisque au fauteuil turc, 1928
    Huile sur toile, 60 x 73 cm,
    Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris
    Source







    L’ODALISQUE AU FAUTEUIL TURC


    Allongée sur son divan bleu, la belle lascive rêve, abandonnée à l’oisiveté de sa pose alanguie. Le coude appuyé sur un fauteuil, la tête reposant nonchalamment dans sa main, la jeune femme, les yeux fixés dans le lointain a délaissé le damier posé à ses côtés. Ainsi que son nécessaire à thé. Le bel ovale pâle de son visage est soutenu/souligné par la lourde torsade d’une natte noire. Une expression de vague nostalgie erre alentour d’elle. Pourtant, les formes généreuses, le galbe des hanches et du mollet — que souligne un bracelet de perles —, la tendresse lactée de la peau évoquent les indicibles voluptés de l’Orient. L’opulence des motifs floraux, le désordre apparent des objets et des formes, les bijoux et le choix des tissus, tout ici parle des femmes du harem. Une étrange douceur baigne cet intérieur clos. Se diffuse et gagne l’ensemble de la toile. Qu’irradie le bleu du ciel.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli


    ________________________
    * Attesté à partir de 1624, le terme « odalisque » est un emprunt du mot turc « odalik » qui désigne une concubine rattachée au harem ottoman.





    MATISSE

    Matisse
    Henri Matisse
    Autoportrait, 1918
    Collection du Musée Matisse, Le Cateau-Cambrésis




    ■ Matisse
    sur Terres de femmes

    11 juillet 1904 | Matisse à Saint-Tropez
    6 janvier 1963 | Inauguration du musée Matisse à Nice


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Memorial de artes)
    de nombreuses reproductions des toiles de Matisse





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  • Chronique romaine d’une jeune étudiante corse

    Chroniques de femmes – EDITO

    Chronique de Laetizia




        Pour finir en beauté cette fin d’année, je ne peux résister au plaisir de mettre en ligne pour les lectrices et lecteurs de Terres de femmes le courrier que nous a tout dernièrement fait parvenir Laetizia, une jeune et sémillante étudiante corse qui vient d’entreprendre des études de Beaux-Arts à Rome.

    Pace è Salute, Leti

    Angèle



    Laetizia_a_roma
    Ph. D.R.




    CHRONIQUE ROMAINE D’UNE JEUNE ÉTUDIANTE CORSE

        Ce mail est peut-être un peu long, mais je tiens à te raconter l’histoire qui m’est arrivée ce matin…

        Alors, voilà la différence entre France et Italie. On dirait un film…

        Quand je te dis : « burocrazia della putana della madonna », je déconne pas… Sur le papier français, il est simplement écrit : « Rendez-vous à l’USL* le plus proche où l’on vous remettra immédiatement, en échange de votre carte européenne, un carnet avec la liste des médecins conventionnés et donc remboursés ; de même pour la médecine spécialisée… »

        Attenzione…

        Je me rends à l’USL le plus proche (soit un arrêt de métro quand même !), une vieille folle qui se boit « un caffè » me fait monter au dernier étage pour me faire ensuite redescendre au second et me dire que dans le couloir 3, porte B, on pourra m’aider ! Là, un autre type me donne un papier sur lequel il y a marqué la fameuse adresse : « via Odescalchi », un autre USL ouvert bien sûr deux jours par semaine et seulement le matin entre 9.30 et 12 h…

        Je cherche donc dans le Tutto città, journal de référence pour les rues. Figurati, cette fameuse rue, elle existe dans la liste des rues mais pas sur le plan… impossible de la trouver, je te jure! Bref, je me rends sur mappy, je finis bien par la trouver, l’Odescalchi !

        Le lendemain, je me fais un métro et deux bus, j’arrive au numéro 68 de cette rue, et là…

        « Ah, ma no signora, lei si è sbagliata … è il numero 58… ! » [Ah, mais non, Madame, vous vous êtes trompée… c’est le numéro 58… !]. Okkay !

        Et là, j’arrive dans un bureau complètement pourri. On me reçoit au bout d’un quart d’heure et on me dit gentiment : « Madonna mia !!!!… Non é questo USL, è quello che si trova alla fine della via delle Sette Chiese… [Ce n’est pas cet USL, c’est celui qui se trouve au bout de la rue des Sept-Eglises] Mariangela !!! »

        Mariangela… Je sais pas ce qu’elle foutait, cette Mariangela, mais on m’a offert le « caffè » en l’attendant.

        « Allora, deve tornare verso via Colombo: è al largo delle Sette Chiese… »

        Bon… J’ai fini par y arriver, un immeuble années trente, tous les meubles dedans n’avaient pas été renouvelés depuis, de même pour la peinture… Je me croyais au Maroc, j’ai fini par prendre mon petit ticket avec mon numéro… Bien sûr, je suis le n°90 et l’écran qui indique les chiffres pendouille déjà à moitié sur le mur… il tombe en panne au n° 86… Aaaaahhh, ça fait un gros tuuuuutttt… et boom !!! Plus de chiffres. Trois portes s’ouvrent en même temps. Des gens sortent, entrent à nouveau :

        « La machinetta è stata rotta, è rotta la machinetta dei numeri… Madonna mia santissima, la machinetta… Federico… la machinetta …!!!! »

        La femme gueulait en l’appelant… Federico était au deuxième étage… Bon ! Là, j’ai explosé de rire devant toute la file des gens qui attendait.

        Ce qui est fou, c’est que les gens « s’engatsent »** pas comme en France, ils sont là et puis ils attendent, tout le monde se parle, se demande comment on va réparer la machinetta dei numeri…

        Du coup, le portier s’est mis à dire les chiffres à voix haute, les uns après les autres, et tout le monde a eu droit à son tour. On m’a présenté une espèce de liste toute moisie écrite à la main avec les noms des médecins conventionnés. J’ai recopié le nom de ceux qui étaient à côté de chez moi…

        C’est pas fini ! Pour la médecine spécialisée, comment je fais ? J’ai que les médecins généralistes !

        Là …

    « Aah, signora, no lo so, se lei ha un problema : prima va a vedere il medico generale, e poi, questo ti manderà verso quello di medicina specialistica … » [Aah, Madame, je ne le sais pas, si vous avez un problème, il faut d’abord aller voir le médecin généraliste, et lui vous enverra vers le spécialiste].

        Wwaaaaoooouuu !!!

        C’est le Tiers monde ici… ! Mais les gens sont trop fous et moi j’adore ! Pareil pour quand il pleut ! C’est pas comme à Paris, les gens « s’engatsent », mais pas de la même façon. Exemple : en bas de chez moi, y a le pont du métro et quand il pleut fort les voitures peuvent presque plus passer… alors les gens sortent des voitures, klaxonnent… les pieds dans l’eau … et vas-y que le Napolitain commence à insulter l’autre dans son dialecte et vas-y que le Romain de la voiture de derrière s’en mêle et que le bus peut plus passer … et que … fffooouu ! UN CASINO*** !!!

        Ils aiment trop la vie ces gens-là. Moi aussi !!!

    leti****



    * USL, Unità Sanitarie Locali (Centre de Santé)
    ** Engatser (s’) [définition trouvée sur la Toile] : verbe argotique marseillais formé à partir du substantif italien cazzo (trivial), qui désigne la verge, plus exactement la « bite ».
    Ce verbe s’emploie dans diverses acceptions : s’enthousiasmer, prendre la mouche, se fourvoyer, s’embrouiller, s’énerver tout seul, s’exciter et se disputer.
    « Il s’est engatsé pour la petite Fanny »
    « Il a un caractère, je t’assure; il s’engatse pour un oui, pour un non »
    « Ils se sont engatsés comme des estrasses. »
    *** Un bordel !
    **** Vous aurez reconnu l’air de la Fogaraccia (Nino Rota) dans Amarcord de Fellini (scusa, Leti, c’est l’air qui m’est venu en tête en te lisant).



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  • 30 décembre 1926 | Mort de Rainer Maria Rilke

    Éphéméride culturelle à rebours



    Il y a quatre-vingt-dix ans, le 30 décembre 1926, mourait d’une leucémie Rainer Maria Rilke, dans la clinique Val-Mont (Montreux, Suisse).











    « Boris, il est mort le 30 décembre, non le 31. Encore un coup manqué de l’existence. La dernière et mesquine vengeance de la vie contre le poète. »


    Marina Tsvétaïeva à Boris Pasternak, Bellevue, le 1er janvier 1927. In Rainer Maria Rilke, Boris Pasternak, Marina Tsvétaïeva, Correspondance à trois, Gallimard, Collection L’Imaginaire, 2003, page 252.






    Tsvétaïeva à Pasternak


       Bellevue, 31 décembre 1926.



    « Boris !

    Rainer Maria Rilke est mort. Je ne sais pas la date, il y a trois jours environ. On est venu m’inviter à un réveillon, et en même temps, on m’a appris la nouvelle.

    Sa dernière lettre (6 septembre) se terminait par un cri :

    Au printemps ! C’est trop long ! Plus tôt, plus tôt ! (Nous avions parlé de nous voir). Il n’a pas répondu à ma réponse, puis, après mon arrivée à Bellevue, je lui ai envoyé cette lettre en une ligne :

    Rainer, was ist’s ? Rainer, liebst du mich noch**?

    Dis à Svetlov (La jeune garde) que sa Grenade est ma poésie préférée, j’ai failli dire « meilleure » de toute l’année. Essénine n’en a pas fait une seule qui la vaille. Mais cela, ne le dis pas : laissons Essénine dormir en paix.

    Nous reverrons-nous jamais ?

    À sa bonne et heureuse ère, Boris ! »

    M.    

    *Im Frühling ? Mir ist lang, Eher ! Eher !

    **Rainer, que se passe-t-il ? Rainer, m’aimes-tu encore ?


    Rainer Maria Rilke, Boris Pasternak, Marina Tsvétaïeva, id., p. 251.








    Lettre posthume de Tsvétaïeva à Rilke


    « L’année s’achève sur ta mort ? Une fin ? Un commencement. (Très cher, je sais que maintenant ― Rainer, voilà que je pleure ― que maintenant tu peux me lire sans courrier, que tu es en train de me lire. Cher, si toi, tu es mort, il n’y a pas de mort, la vie – n’en est pas une. Quoi encore ? La petite ville de Savoye ― quand ? où ? Rainer, et le nid (le filet*) de sommeil ? Maintenant, tu sais aussi le russe, tu sais que nid se dit gnezdό, et bien d’autres choses encore.

    Je ne veux pas relire tes lettres, sinon je ne voudrai plus « vivre » (ne le « pourrai » plus ? Je « peux » tout ― ce n’est pas de jeu), je voudrais te rejoindre, pas rester ici. Rainer, je sais que tu seras tout de suite à ma droite, je sens presque, déjà, ta tête claire. As-tu pensé une fois à moi ? C’est demain l’an nouveau, Rainer-1927. 7. Ton chiffre préféré. Tu es donc né en 1875 (le journal) ? 51 ans ? Jeune.

    Ta pauvre petite fille, qui ne t’a jamais vu.

    Pauvre moi.
    Pourtant, il ne faut pas être triste ! Aujourd’hui, à minuit, je trinquerai (oh ! très doucement, nous n’aimons pas le bruit, toi et moi) avec toi.

    Très cher, fais que je rêve de toi quelquefois.

    Nous n’avons jamais cru à une rencontre ici ; pas plus qu’à l’ici, n’est-ce pas ? Tu m’as précédée pour mettre un peu d’ordre ― non pas dans la chambre, ni dans la maison ― dans le paysage, pour ma bienvenue.

    Je te baise la bouche ? La tempe ? Le front ? Plutôt la bouche [car tu n’es pas mort], comme à un vrai vivant.

    Très cher, aime-moi, autrement et plus que personne d’autre. Ne sois pas fâché contre moi ― habitue-toi à moi, c’est comme ça que je suis.

    Quoi encore ?

    Trop haut, peut-être ? Ni haut, ni loin.

    …un peu trop en face de ce spectacle émouvant, pas encore, encore trop proche, front contre épaule.

    Non, cher grand garçon ― ô

    Rainer, écris-moi (est-elle assez bête, cette prière ?)

    Meilleurs vœux et beau paysage de l’an nouveau du ciel !

    Marina.   

    Bellevue, le 31 décembre 1926, dix heures du soir.

    Rainer, tu es encore sur Terre, pour 24 heures à peine ! »


    Rainer Maria Rilke, Boris Pasternak, Marina Tsvétaïeva, ibidem, pp. 254-255.










    RAINER MARIA RILKE


    Rilke
    Source



    ■ Rainer Maria Rilke
    sur Terres de femmes

    4 décembre 1875 | Naissance de Rainer Maria Rilke
    15 avril 1904 | Lettre de Rilke à Lou Andreas-Salomé
    12 août 1904 | Lettre à un jeune poète (extrait)
    13 mars 1908 | Lettre de Rilke à Mimi Romanelli
    26 décembre 1908 | Rainer-Maria Rilke, Lettre à un jeune poète
    20 février 1921 | Lettre de Rilke à Merline
    Chemins de la vie
    Je voudrais tendre des tissus de pourpre
    Ouverture
    « Respirer, invisible poème ! »


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    12 avril 1926 | Lettre de Pasternak à Rilke
    → (sur Terres de femmes)
    5 février 1937 | Mort de Lou Andreas-Salomé





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  • Iacopone da Todi/O iubelo de core

    «  Poésie d’un jour »




    Quand_jubilation_sallume
    Ph, G.AdC




    O IUBELO DE CORE

    « O iubelo de core,
    Che fai cantar d’amore !

    Quanno iubel se scalda,
    Si fa l’omo cantare ;
    E la lengua barbaglia,
    Non sa que se parlare ;
    Drento no΄l pò celare
    (Tantè granne !) el dolzore.

    Quanno iubel c’è aceso,
    Si fa l’omo clamare;
    Lo cor d’amor è apreso,
    Che no΄l pò comportare;
    Stridenno el fa gridare
    E non virgogna allore.

    Quanno iubelo à preso
    Lo core ennamorato,
    La gente l’à ΄n deriso,
    Pensanno el so parlato,
    Parlanno esmesurato
    De que sente calore.

    O iubel, dolce gaudio,
    Ch’è drento ne la mente !
    Lo cor deventa savio,
    Celar so convenente;
    Non pò esser soffrente
    Che non faccia clamore.

    Chi non à custumanza
    Te reputa empazzito,
    Vedenno esvalïanza
    Com’om ch’è desvanito.
    Drent’à lo cor firito,
    Non se sente de fore. »




    Ô JUBILATION DU CŒUR

    « Ô Jubilation du cœur,
    Toi qui fais chanter d’amour !

    Quand Jubilation s’allume,
    Oui bien fait l’homme chanter,
    Si que sa langue bégaye
    Et ne sait parole dire :
    Dedans ne se peut celer,
    Tant est grande, la douceur.

    Quand Jubilation s’embrase
    Oui bien fait l’homme clamer ;
    Le cœur d’amour est saisi :
    Tant ne peut en contenir;
    Et criant le fait crier,
    Sans se vergogner pour tant.

    Quand Jubilation saisit
    Le cœur tant énamouré,
    Les gens l’ont à dérision,
    Jugeant ce qu’il va disant,
    Paroles démesurées
    De la grand’chaleur qu’il sent.

    Jubilation, douce joye
    Qui pénètres dans l’esprit,
    Le cœur alors devient sage
    À celer sa condition :
    Il ne peut pas supporter
    De rester sans oraison.

    Qui n’en a pas l’habitude
    Te juge devenu fou,
    Voyant tes étrangetés
    D’homme qui perd connaissance :
    Car le cœur dedans blessé
    Perd sentiment du dehors. »

    Iacopone da Todi, Anthologie bilingue de la poésie italienne, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1994, pp. 4-5.



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  • René Char | Souvent Isabelle d’Égypte

    «  Poésie d’un jour »



    Ne_brode_pas_dans_le_brouillard
    Ph, G.AdC





    SOUVENT ISABELLE D’ÉGYPTE


        « Ton partir est un secret. Ne le divulgue pas. Durant
    que roule le gai tonneau du vent, chante-le.

        Affronte Estropios tant qu’il sue.

        Fine pluie mouche l’escargot.

        La source a rendu l’ajonc défensif en le tenant éloigné
    du jonc. Ne fais pas le fier, rapproche le premier du second.

        Lit le matin affermit tes desseins. Lit le soir cajole ton espoir, s’il fuit.

        Ne brode pas dans le brouillard.

        L’angle de l’oreiller se moque de la tête.

        Compte huit bracelets à l’araignée, et une calotte en or. »


    René Char, La Flûte et le Billot, I, Chants de la Balandrane (1975-1977), La Flûte et le Billot I. Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1983, page 551.





    RENÉ CHAR

    Renechar_manray
    Ph. D.R.
    Source

    Voir aussi :
    – (sur Terres de femmes) René Char/Dame qui vive, c’est elle ;
    – (sur Terres de femmes) René Char/
    Juvénile devenir ;
    – (sur Terres de femmes) René Char/
    La chambre dans l’espace 
    – (sur Terres de femmes) René Char/
    La frontière en pointillé ;
    – (sur Terres de femmes)
    19 février 1988/Mort de René Char ;
    – (sur TSR Archives)
    un film de Michel Soutter tourné en 1967 chez René Char, à l’Isle-sur-la-Sorgue.



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  • Antonio Tabucchi |
    Rêve de Giacomo Leopardi, poète et lunatique



        En écho au livre d’Hélène Cixous sur le rêve, Rêve, je te dis, je propose un renvoi à Rêves de Rêves d’Antonio Tabucchi. Dans cet étrange et très original ouvrage, Antonio Tabucchi se glisse dans la peau de certains artistes, peintres, musiciens et écrivains. Il les met en situation de rêve et, à partir de ce qu’il connaît de l’histoire de leur vie, il imagine leur rêve d’une nuit. Mais le rêve de Tabucchi se superpose de manière très subtile au rêve des rêveurs choisis… Michelangelo Merisi, Debussy, Pessoa et tant d’autres. De sorte qu’il est bien difficile de savoir ce qui relève du rêveur originel et ce qui relève plus précisément de l’« écrivain rêveur ».

        Ainsi de Leopardi, « poète et lunatique ». Mais, comme tous les rêves, ce texte échappe au récit. Mieux vaut donc le lire pour pouvoir en savourer la teneur étrange.






    Tabucchi







    EXTRAIT de RÊVES DE RÊVES


        Une nuit des premiers jours de décembre 1827, dans la belle ville de Pise, via della Faggiola, dormant entre deux matelas pour se protéger du froid qui étreignait la ville, Giacomo Leopardi, poète et lunatique, fit un rêve. Il rêva qu’il se trouvait dans un désert, et qu’il était berger. Mais au lieu d’avoir un troupeau qui le suivait, il était commodément assis dans une calèche traînée par quatre brebis d’une éclatante blancheur, et ces quatre brebis étaient son troupeau.
        Le désert, et les collines qui le bordaient, étaient d’un très fin sable d’argent qui brillait comme la lumière des lucioles. C’était la nuit mais il ne faisait pas froid, au contraire, cela semblait une belle nuit d’arrière-printemps, de sorte que Leopardi enleva la cape dont il était couvert et la posa sur l’accoudoir de la calèche.
        Où m’emmenez-vous, mes chères petites brebis ? demanda-t-il.
        Nous t’emmenons en promenade, répondirent les quatre brebis, nous sommes des petites brebis vagabondes […]
        Ils arrivèrent au fond du désert et contournèrent la colline, au pied de laquelle se trouvait une boutique. C’était une belle pâtisserie tout en cristal, qui étincelait d’une lumière d’argent. Léopardi regarda la vitrine, indécis quant à son choix. Au premier rang, il y avait les tartes, de toutes les couleurs et de toutes les dimensions : tartes vertes à la pistache, tartes vermeilles à la framboise, tartes jaunes au citron, tartes roses à la fraise. Puis il y avait les massepains, aux formes drôles et appétissantes : modelés en pomme et en orange, modelés en cerise, ou en forme d’animaux. Enfin venaient les sabayons, crémeux et denses, avec une amande par-dessus. Leopardi appela le pâtissier et acheta trois gâteaux : une tourte aux fraises, un massepain et un sabayon. Le pâtissier, un petit homme tout en argent, avec des cheveux d’une blancheur éclatante et des yeux bleus, lui donna les gâteaux et comme cadeau une boîte de chocolats. Leopardi remonta dans la calèche, et tandis que les brebis se mettaient de nouveau en chemin, il commença de déguster les choses exquises qu’il avait achetées. La route avait pris de la pente, à présent elle grimpait sur la colline. Et, comme c’était étrange, ce terrain-là aussi brillait, il était translucide et envoyait une lueur d’argent. Les brebis s’arrêtèrent devant une petite maison qui étincelait dans la nuit. Leopardi, comprenant qu’il était arrivé, descendit à terre, il prit la boîte de chocolats et entra dans la maison. A l’intérieur une jeune fille était assise sur une chaise brodait au tambour.
        Avance, je t’attendais, dit la jeune fille. Elle se tourna, lui sourit,et Leopardi la reconnut. C’était Silvia. Sauf qu’à présent elle était tout en argent, elle avait les mêmes apparences qu’autrefois, mais elle était en argent.
        Silvia, chère Silvia, dit Leopardi en lui prenant les mains, comme il est doux de te revoir, mais pourquoi es-tu tout en argent ?
        Parce que je suis une sélénite, répondit Silvia, quand on meurt on arrive sur la lune et on devient ainsi.
        Mais pourquoi suis-je ici moi aussi, demanda Leopardi, je suis peut-être mort ?
        Celui qui est là n’est pas toi, dit Silvia, c’est seulement ton image, toi tu es encore sur la terre.
        Et depuis ici on peut voir la terre ?, demanda Leopardi.
        Silvia le conduisit à une fenêtre où se trouvait une lunette. Leopardi approcha l’œil de la lentille et vit aussitôt un palais. Il le reconnut : c’était son palais. Une fenêtre était encore éclairée, Leopardi regarda à l’intérieur et vit son père, en chemise de nuit, le pot de chambre à la main, qui s’en allait au lit. Il eut un coup de cœur et déplaça la lunette. Il vit une tour penchée sur un grand pré et, tout près, une rue tortueuse avec un immeuble où il y avait une faible lumière. Il s’efforça de regarder à l’intérieur de la fenêtre et vit une chambre modeste, avec une commode et une table sur laquelle était posé un cahier à côté duquel se consumait un bout de chandelle. Dans le lit il se vit lui-même, qui dormait entre deux matelas.
        Je suis mort ?, demanda-t-il à Silvia.
        Non, dit Silvia, tu es seulement en train de dormir, et tu rêves à la lune.


    Antonio Tabucchi, Rêves de rêves, Christian Bourgois Éditeur, 1994, pp. 77-81. Traduction de Bernard Comment.





    ■ Antonio Tabucchi ▼
    sur Terres de femmes

    24 septembre 1943 | Naissance d’Antonio Tabucchi



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site ina.fr)
    entretien d’Antonio Tabucchi avec Laure Adler (20 janvier 1998)





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  • Manfarinu, l’âne de Noël



        Le Conte ci-dessous a été publié (décembre 2007) en édition bilingue (corse-français) aux éditions A Fior di Carta (20228 Barrettali ― Haute-Corse). Traduction de Marcu Ceccarelli. ISBN : 978-2-916585-25-3

    Corse_7




    Manfarinu, l’âne de Noël


    Copertina_1
    Image, G.AdC



    Conte corse de l’Avent



    I


    Manfarinu_01_
    D.R. Image Véronique de Saint Vaulry
    Source




        Ils s’étaient installés dans le temps de l’Avent. Un temps long et gros d’une promesse étrange. Un temps de ralenti porté par la brièveté des jours. Brusquement, les premiers froids étaient tombés. Ils avaient franchi l’au-delà des montagnes, apportant les premières neiges. Une lune glaciale promettait des journées aussi coupantes que les nuits.

        Saveria, le ventre lourdement arrondi par ses dernières semaines de grossesse, s’appliquait à tisonner le feu. Dès l’aube, Santu, son mari, avait déchargé un stère de bûches qu’il avait entreposées près de la cheminée. Saveria, patiemment, les avait agencées une à une. De temps à autre, elle en remuait une dans l’âtre du bout de son tisonnier. Avec les mêmes gestes lents, elle tournait la grosse louche en bois de châtaignier, grattait le fond culotté de la pentula, rajoutait une tranche de lard et épaississait la soupe d’une poignées de fèves, jetées à la volée. Il fallait que cela tienne au corps, avec ce froid vif du dehors qui vous saisissait à la gorge et vous coupait le souffle. Par moments, elle redressait la tête, inquiète du raclement de sabots qui sourdait de derrière le mur de l’étable. Alors Manfarinu, l’âne de Santu, lançait un braiement à vous déchirer les entrailles. Pourtant, il ne manquait de rien, ni de paille fraîche ni d’avoine. Qui aurait pu dire quelle tristesse ancienne chevillait cet âne au corps ?

        Santu, ce matin-là, s’était mis en tête de ranger sa soupente, de mettre un peu d’ordre dans ses outils, d’affûter ses couteaux et de recoudre le bât de l’âne, qui, ici et là, laissait échapper ses bourres. Il était en plein ouvrage lorsque des coups frappés à la porte lui firent redresser la tête de dessus son établi. Il s’en alla ouvrir. C’était Marcanto’, le crâne engoncé dans une superposition de bonnets ravaudés. Il soufflait comme s’il avait couru et une haleine chaude dessinait des volutes grises au sortir de sa bouche. Sa moustache était perlée de givre. Le froid faisait couler son nez et transformait en minuscules stalactites cet écoulement qu’il tentait en vain d’endiguer d’un revers de manche. Du reste, ses yeux aussi pleuraient, et toute cette eau se figeait sur ses joues bleuies par le froid. D’un signe de tête, Santu l’invita à venir se réchauffer dans la maison. Ils entrèrent l’un derrière l’autre et Saveria s’effaça pour leur céder la place. Elle alla vers l’évier et mit le café en train. Il prendrait bien un bol pour se réchauffer. Marcanto’ ébaucha un oui de la tête.

        Saveria se demandait ce qui pouvait bien amener Marcanto’ jusqu’à eux par ce temps. Et de si bon matin. Santu se décida à briser la glace et prit la parole : « O, Anto’, di chi n’hè ? » Marcanto’, mal à l’aise, se tortillait et faisait crisser ses galoches l’une sur l’autre. Ce n’était pourtant pas son genre ! D’ordinaire, il lâchait ce qu’il avait à dire sans faire de manières. Ce malaise ne disait rien qui vaille. Un silence lourd commençait de s’installer dans la pièce qu’embaumaient les arômes du café. Saveria tendit aux hommes un bol fumant. Après quoi, elle ouvrit le buffet, sortit deux verres à liqueur et versa pour chacun d’eux une rasade d’alcool de châtaigne. Marcanto’ ne se le fit pas dire deux fois. Sans piper mot, il avala cul sec un premier verre, puis un second. D’un nouveau revers de manche, il essuya sa moustache puis se lança dans un discours improvisé. C’est que lui, en tant que garde champêtre, il avait reçu des ordres. Les autorités d’en bas lui avaient fait savoir que les habitants du canton devaient se rendre à la ville pour se faire recenser. Santu, inquiet, objecta :

    « Et Saveria ? »
    « Saveria aussi ! »
    « Dans son état ? »
    « Oui, elle aussi ! »

        Et il soupesa du regard l’état de la jeune femme.

    « Bon Dieu, c’est vrai qu’elle est grosse ! »
    « Mais comment est-ce possible ? »
    « C’est la loi ! Il y a ordre ! »

        Et il sortit de sa poche un document plié en quatre, couvert d’une écriture violine, signée et tamponnée des autorités préfectorales. C’était arrivé d’Ajaccio et sûrement que dans les cantons voisins, ils avaient dû recevoir les mêmes directives. Santu tourna le papier dans tous les sens avant de trouver le bon. Pas de doute ! Ça venait bien d’Ajacciu, c’était signé d’une plume enluminée d’une belle envolée. Même qu’il y avait la date. Pour le canton de Rezza, le recensement aurait lieu le 18 décembre. Quelques jours avant le solstice d’hiver. C’était aussi l’époque prévue pour la naissance du petit. Car ce serait un petit, à n’en pas douter ! Un rejeton mâle !

        Saveria était pâle et lançait vers Santu des regards désespérés. Lui était perplexe, ne savait que faire pour rassurer Saveria. La pauvre femme faisait peine à voir. Elle, d’ordinaire si calme et si enjouée, tremblait. D’un tremblement léger, à peine perceptible. Et une tristesse soudaine avait voilé son visage. Santu calcula le temps qu’il lui faudrait pour se rendre à la ville. S’il voulait être dans les temps, il fallait faire vite et partir dès que possible. C’était aussi l’avis de Marcanto’. Les deux hommes échangèrent quelques considérations savantes sur la question du recensement. Mais leurs avis divergeaient quant aux conclusions. L’un disait que c’était à cause de la guerre, imminente, là-bas, sur le continent; l’autre affirmait que c’était pour le prélèvement des taxes. Mais, dans un cas comme dans l’autre, qu’est-ce que les femmes avaient à voir là-dedans ? C’était égal ! Le document spécifiait bien que tout le monde était concerné, même les mourants ! « Beh, de mémoire de garde champêtre, Marcanto’ n’avait jamais vu ça ! » De longs espaces de silence ponctuaient leurs exclamations. Puis, les petits verres d’alcool de châtaigne aidant, le garde champêtre retrouva sa faconde. Du coup, il se mit à raconter que des mulets s’étaient échappés de leur masure, étaient partis vagabonder par le maquis et qui sait, maintenant, comment on allait leur mettre la main au licou! Il était réquisitionné pour aller avec les autres à leur recherche. Mais ça pouvait prendre des heures, voire davantage ! Et à l’idée d’aller courir la montagne par ces froidures, il en avait la chair de poule. Il préférait presque se mettre en route pour la ville et se débarrasser sans tarder de cette question du recensement.

        D’une certaine manière, Marcanto’ se sentait soulagé. Et n’en finissait plus de se répandre en discours et nouvelles. Il y avait la vieille, Maria a ciùnca, celle qui vivait seule à l’autre bout du village, qui avait fait une mauvaise chute. Celle-là, ses jours étaient comptés, et le recensement, elle n’en verrait pas la couleur. « Quandu u piru hè matùru, si ni casca » ! Santu acquiesça d’un hochement de tête approbateur. Tout cela, c’était bien beau, mais les poires, mûres ou pas, ne lui disaient pas comment il allait s’en sortir de cette affaire ! Marcanto’ perçut l’embarras de Santu. Il comprit qu’il lui fallait partir. Cela faisait plus d’une heure qu’il était là et il avait d’autres villageois à visiter. Il se leva, rajusta sa grosse cape, en remonta le col jusqu’aux oreilles, enfonça sur sa tête ses superpositions de bonnets et prit congé. Il serra la main de Saveria et lui souhaita bonne chance. Tout se passerait bien. Elle n’avait rien à craindre pour son petit. Il essayait de se faire rassurant. Saveria esquissa un maigre sourire, puis retira sa main, perdue dans la main calleuse du garde champêtre. La haute stature efflanquée de Marcanto’ emplit l’espace de la cuisine. Il hésita un instant dans le chambranle de la porte. Puis la clochette tinta et il disparut, avalé par le froid.



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    Conte de l’Avent


    II


    Manfarinu_02
    D.R. Image Véronique de Saint Vaulry
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        Enfin seuls, Santu et Saveria restaient silencieux. Ni l’un ni l’autre n’osaient prendre la parole, chacun faisant mine de s’absorber dans des gestes indispensables. Soudain Santu se lança. Il fallait partir demain. Il avait bien fait d’affûter ses couteaux. Il allait préparer la charcuterie, couper de larges tranches dans le prisuttu qui finissait de fumer au plafond. Il lui restait encore à consolider les coutures du bât de Manfarinu et à en recoudre les fentes qui laissaient échapper la bourre. Santu déposa un baiser sur le front pâle de Saveria, écarta une mèche qui s’était échappée de son fichu et lui balayait la joue. Puis il s’éclipsa et abandonna Saveria à la chaleur de la cuisine.

        Le lendemain, Santu se leva avec le premier soleil. Il avait bâté Manfarinu qui renâclait devant la porte. Il ne restait plus qu’à charger les sacs de jute. D’un côté, le sac empli de vêtements et de couvertures nécessaires pour le voyage et de l’autre, le sac de vivres. Le jeune homme jeta un dernier coup d’œil à l’atelier. Il avait eu le temps de tout remettre en place. L’établi était propre et dégagé. Les billots avaient été poussés dans un renfoncement de la pièce, les varlopes, les rabots, les clous et les tenailles avaient été rangés contre la paroi de l’atelier. Tout était en ordre. La cave sombre fleurait bon l’odeur des copeaux de bois fraîchement écalés. Santu avait pris soin de les mettre à l’abri dans un grand sac de corde fermé par une ficelle. Ainsi les copeaux seraient protégés de l’humidité et il les retrouverait à son retour, prêts pour la cheminée. Il était satisfait et en dépit de la pesanteur qu’il ressentait à l’idée de passer outre-monts, il éprouva un sentiment d’orgueil. Passager mais vif. Il tira la porte derrière lui, donna plusieurs tours de clés, vérifia que la porte était bien close. Puis il entra dans la cuisine, contiguë à l’atelier, et alla suspendre la lourde clé à la soupente de l’escalier en bois qui montait à l’étage. Il aperçut Saveria qui descendait les marches péniblement et tentait de conserver son équilibre en s’agrippant à la rampe. De la main restée libre, elle tenait un baluchon de voyage qui contenait châles, jupons, et bas de laine. Santu lui vint en aide. Il la délesta, posa sur le ventre rond un regard attendri. Puis, d’un geste lent de la main, il en caressa le galbe tendu et serré, agité de soubresauts de cabrettu…

        Un soleil pâle et rond commençait à poindre de derrière les crêtes hérissées du Monte d’Oru, lorsque Santu et Saveria quittèrent leur casetta de pierre. Bien calée sur le dos de Manfarinu, les jambes emmitouflées dans un châle de laine noir, Saveria regardait les maisons du hameau s’éloigner en cahotant. Santu tira sur la bride qui sanglait la monture. De temps à autre, il tançait son âne d’un « tsa-tsa » affectueux dont Manfarinu connaissait bien la musique. Les longues oreilles de l’animal vacillaient d’aise. En dépit de la lourde charge qui lui était confiée, il n’était pas mécontent de s’éloigner de l’étable et d’entendre ses sabots claquer avec la régularité d’un métronome sur les gros blocs de pierres mal équarris du sentier muletier. Parfois Santu s’arrêtait pour rajuster patiemment une pierre sèche échappée du muret.

        Le soleil était haut maintenant et ils avaient depuis longtemps dépassé les dernières maisons isolées du village, dépassé la fontaine et le lavoir, en contrebas du dernier hameau, laissé derrière eux les derniers jardins en terrasse. L’Ortu, Curtalina et Pjangattighju. Il n’y avait plus que le maquis à perte de vue. Et le sentier muletier dont il ne fallait surtout pas s’éloigner. Ils laissèrent sur leur gauche le moulin de Casella, franchirent le pont génois à deux arches, ensoleillé en cette fin de matinée. Sur la droite, de l’autre côté du pont, le torrent sinuait près de rives sablonneuses. C’est là qu’ils comptaient faire halte. Sur les plages de gravier fin. Saveria montra du doigt un arrondi de rocher qui pourrait servir d’appui à son dos fatigué. Santu l’aida à s’accommoder au mieux. Puis il déchargea un sac de jute et sortit les victuailles. Des poches de son velours, il tira son canif et tailla dans la miche fraîche qu’il tenait serrée contre sa poitrine, de belles tranches de pain blanc. Saveria sortit de sa musette le bocal de terre cuite où elle tenait enfermées les olives noires. Sur sa tranche de pain, elle versa précautionneusement un filet d’huile d’olive, saupoudra l’huile d’une pincée de sel fin, écrasa quelques feuilles de menthe séchée. Elle savoura à belles dents la simplicité rustique de ce mets. Avec son pain, un morceau de casgiu et quelques figues, elle pouvait tenir jusqu’au soir. Santu tendit à sa femme la gourde remplie d’eau fraîche. En échange, Saveria lui servit une tasse de café brûlant. Les voilà revigorés. Il était temps de reprendre la route. Il leur fallait arriver à la grotte de l’Onda avant la tombée de la nuit. Saveria retrouva le balancement chaloupé de Manfarinu. Elle somnolait, le buste penché en avant. Santu veillait sur elle. De temps à autre, il rajustait un pan de châle qui avait glissé de son épaule. Parfois, Saveria sursautait lorsque le pas de Manfarinu se faisait hésitant ou que son sabot venait à buter contre un escarpement de roche. Cela faisait maintenant un bon moment qu’ils grimpaient. Le sentier devenait plus ardu et Manfarinu peinait. Son pas ralentissait. Santu tança son âne par un « tsa tsa » plus sec et plus autoritaire. L’âne reprit son amble dignement. Ses oreilles oscillaient et ses yeux embués de larmes claires couvaient Santu avec tendresse. Il avait raison, Santu ! Le jour déclinait et bientôt ils seraient enveloppés par la nuit. Ils allaient faire halte à la grotte et Manfarinu aurait droit à sa ration de maïs et qui sait, avec un peu de chance, à quelques châtaignes rôties ! Il redressa le col fièrement et embrassa le sentier qui montait vers la bocca. Ils s’arrêteraient sûrement avant. La bocca, ils la passeraient demain dans la matinée et après… Qui sait ce qui les attendait après ? La grotte ne devrait plus être loin maintenant. C’est ce que disait Santu. Il disait qu’il restait encore une ou deux boucles. Il fallait d’abord passer l’ancienne bergerie, puis la minuscule chapelle mangée par les ronces. Sant’Agustinu. La grotte de l’Onda se trouvait juste après, au-dessus du ravin de Ronda. Un vol de bécasses traversa silencieux le ciel d’hiver. La grotte était là, creusée à l’aplomb dans le granit de la montagne. À peine masquée par le feuillage des chênes verts. Une barrière de bruyère en protégeait l’accès. Santu, les doigts engourdis par le froid, avait du mal à en dénouer les lacets de jonc. La barrière pourtant céda à sa pression. Il la poussa devant lui. Manfarinu, heureux d’arriver à bon port, fendit la mer de bruyères qui s’ouvrait sur son passage.



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