Terres de Femmes

Étiquette : Pierre Gaudu


  • #TdF | Entretien avec Florence Noël

    Chroniques de femmes – EDITO

    Entretien avec Florence Noël



    Florence N 1

    Florence Noël, Branche d’acacia brassée par le vent, Huit mouvements,
    sur des photographies de Pierre Gaudu, Le Chat polaire,
    1348 Louvain-la-Neuve (Belgique), 2020.









    ENTRETIEN AVEC FLORENCE NOËL


    Un entretien de Terres de femmes (TdF) avec Florence Noël au lendemain de la publication de Branche d’acacia brassée par le vent, Huit mouvements.




    TdF: Branche d’acacia brassée par le vent est un titre habité par un élément, cette rafale qui agite les huit photos de Pierre Gaudu, et qui augure chacun des huit mouvements d’écriture annoncés par le sous-titre du recueil… Quelle a été la genèse de ce travail de collaboration ?

    Florence Noël : J’ai beaucoup échangé avec Pierre en 2009-2010, au moment où j’ai découvert ses œuvres picturales et photographiques. J’étais alors en arrêt de travail pour burnout. J’avais épuisé toute force vitale. J’étais exsangue. Dévitalisée. Tout effort m’était trop, tout me dégoûtait et me plombait. La projection même dans un avenir lointain d’une quelconque tâche me donnait la nausée. J’étais essoufflée, sans ressort, figée. Pour la troisième fois maman depuis un an, j’avais usé neuf mois de grossesse, puis encore neuf mois de reprise après mon congé de maternité sur les routes à faire la navette entre mon domicile et Bruxelles. Seize heures hebdomadaires qui se rajoutaient à mon horaire de travail. Je devais chanter dans la voiture pour ne pas m’endormir… Puis mon corps a lâché. Et ce n’était pas la première fois. J’avais une conscience aigüe que cette période d’arrêt allait devoir marquer une rupture, mais cette fois-ci une rupture désirée, une rupture fomentée. Que je devais « souffler » et « reprendre haleine ».

    Il se trouve que j’étais fascinée par la palette de Pierre, ses dessins, et peu à peu par sa vision photographique du monde, qui me sont parvenus en contrepoint lumineux de cette période très sombre. Ces deux pôles de son art en effet se répondent, et même de plus en plus avec le temps. Il photographie avec l’œil du peintre et peint avec cette perception du mouvement qu’il capte dans ses photographies d’éléments naturels habités par le courant, le vent, l’impulsion. Les torrents deviennent gemmes, les branches enlacements. J’ai été très impressionnée par le souci qu’il a du détail, de la finesse de l’architecture de ce qui nous entoure. Un souci qui pour moi est de l’ordre du souffle qui donne vie et anime. Je l’ai perçu comme une épiphanie, une connexion première avec la nature que je partage avec lui et qui pour tous deux a un côté curatif. Branche d’acacia brassée par le vent est le titre d’une série que Pierre a conçue lors d’une balade au cours de l’été 2009, alors que je ne le connaissais pas encore. L’éblouissement et le trouble qui avaient été siens face à cette branche, il me les a communiqués par le partage de ses clichés. Il s’était comme « ajusté » au souffle et à l’éclairage changeant de cette branche, capturant le flouté par la qualité de son travail sur la lumière. Cette grâce m’a remuée là où en moi tout était figé par l’épuisement. Et je me suis mise en mouvement. Mes mots ont cherché à prolonger cet état, mais en puisant dans mon propre référentiel féminin, spirituel. Du mouvement à l’image, je suis passée à l’écriture et à la musique.


    TdF : Branche d’acacia brassée par le vent est ton troisième recueil (quatrième si l’on prend en compte Pavane pour une nebbia publié chez Encres vives de Michel Cosem en 2015). D’où provient la tonalité plus lyrique de cet ouvrage ? D’autant plus que sa composition tranche par rapport aux deux autres recueils parus chez Bleu d’Encre (L’Etrangère) et chez Taillis Pré (Solombre).

    Florence : Oui, c’est un recueil plus ancien dans sa composition, mais dont le rythme, la danse, le chant demeurent très vivants en moi. Il exprime cette part élégiaque, cet élan amoureux mais sans la tristesse intrinsèque à cette forme. J’y ai plutôt fait écho à l’enthousiasme et à la fougue du Cantique des cantiques. Sans doute la sacralisation de l’élan vital qui anime ce dialogue amoureux de deux jeunes amants se cherchant, courant vers l’un vers l’autre, évoquant les délices érotiques avec force métaphores bucoliques et naturelles, m’est-elle venue comme étant la référence de base à cette branche d’acacia photographiée par Pierre Gaudu. Il y a néanmoins une connexion entre les recueils Branche d’acacia et Pavane pour une nebbia. Pierre est aussi un grand marcheur et découvreur de sentiers de montagne qu’il n’épuise jamais de son regard. Dans Pavane pour une nebbia, le tout premier vers est une phrase que Pierre m’a dite fin 2009 alors que nous discutions et commencions à collaborer. Je ne m’en suis souvenue que bien plus tard, elle s’était imprimée en moi à mon insu et a initié cette balade à l’aube qui commence ainsi : « au début mes yeux sont pauvres ». Lui et moi partageons une même conscience de notre pauvreté de regard : cette vacuité offre un espace pour que la nature prenne place en nous ; émotion, remuement et mouvement s’enchaînant par l’activité créatrice. Le vent a joué un rôle de déclencheur. Symbole de la légèreté, de la grâce, du souffle de vie, du Rouah hébreux que le Dieu de la Bible insuffle en tout être pour l’animer, le vent a cette liberté, cette puissance, cette vigueur que je n’ai pu que rapprocher de l’élan amoureux. Moi qui étais à bout de souffle, je me suis engouffrée, à l’image de la rafale dans cette branche, dans ces huit photographies. Je les ai intégrées à même mon corps et à ce qu’il me restait de vitalité. Et cela je l’ai fait dans une allégresse créative neuve et initiatique, sans la crainte physique qui me hantait dans la perspective de toute autre activité. En cette période-là, l’écriture m’a sauvée et m’a réconciliée. Je venais de collaborer sur une autre série photographique de Pierre « Chardons ». Et quelques mois plus tard, mi-2010, j’éditais le premier volume de l’éphémère revue DiptYque consacrée au dialogue artistique (poésie, prose, photographie, peinture et art plastique) avec le premier volet d’un double thème « La part de l’ombre » auquel répondra plus tard « Lumières intérieures ».



    TdF : Dix ans se sont écoulés entre la genèse de ce recueil et sa publication au Chat Polaire. C’était la bonne rencontre ?

    Florence : Oui, Marc Menu et Marie Tafforeau ont mis en branle une magnifique dynamique avec le Chat Polaire. Ils apportent une note fraîche et vive au sein de l’édition belge de poésie dont les lignes bougent peu depuis quelques années. C’est un projet éditorial courageux, encore plus en ces temps incertains, et dont l’impulsion première tient dans l’amour des mots, notamment dans le pouvoir sensuel et musical des mots, et dans l’amitié. Le Chat Polaire fonctionne comme une famille qui s’agrandit à chaque parution. Il y a une ligne éditoriale commune entre tous les recueils : langue dont on joue de manière ludique ou grave, musicalité et ouverture aux artistes (illustrateur, photographes, dessinateur…). Je me suis ainsi sentie assez en confiance pour proposer ce recueil qui me tenait particulièrement à cœur. Je ne pense pas que j’aurais pu le proposer facilement à n’importe quelle maison d’édition. Notamment en raison du format du recueil. Les recueils du Chat Polaire ont habituellement un format carré. Mais pour ce recueil-ci et afin de respecter l’horizontalité des photos de Pierre, les éditeurs ont proposé un format à l’italienne, un format allongé. Une seconde édition, travaillant davantage la qualité des photos, devrait voir le jour quand la crise sanitaire actuelle sera derrière nous.



    TdF : Ce qui fait peut-être de ce recueil une expérience à part, c’est ce rythme qui lui est propre, alternant des vers longs, presque prosaïques, et des vers courts, pour chaque mouvement de musique (Prélude et Fugue, Sarabande, Adagio, Largo, Andante cantabile, Menuet, Miserere nobis, Allegro). Quelle rôle la musique a-t-elle joué dans ton écriture ?

    Florence : Le mouvement m’était venu des mouvements du vent dans la branche. L’élan amoureux de la lumière et du souffle faisant écho aux textes érotiques de l’Antiquité. L’ivresse amoureuse nous fait renouer avec cette part innocente, insouciante qui est l’antidote de cette calcination intérieure du corps que produit l’épuisement. Me restait à « rendre » la variation de rythmes. J’ai travaillé chaque mouvement de la manière suivante : un des clichés photographiques m’inspirait un rythme intérieur, que je traduisais en un mouvement musical avec un tempo singulier (par exemple un adagio). Je m’immergeais alors dans l’écoute de nombreuses interprétations de ce mouvement (avec une prédilection pour la musique baroque ou la musique contemporaine). Et j’écrivais de telle sorte que les mots deviennent notes, et les phrases musicales le tempo inscrit dans le rythme. J’ai exploré les assonances, les allitérations, les phonèmes, tout ce qui pouvait créer une harmonie imitative. J’ai usé de ponctuation et de silence (tirets, virgules, élisions) pour marquer le tempo. C’est pourquoi je n’adhère pas du tout à l’idée qu’il s’agirait de textes pour partie prosaïques. Certes la rime est négligée, certes le passage à la ligne n’est pas un marqueur du vers, mais ce sont pour l’essentiel le souffle et la musicalité qui dirigent la partition du verbe. Il y a là un travail à la fois technique et synesthésique, une tentative d’alchimiser la langue pour qu’elle devienne partition. J’ai aussi, comme dans les mouvements musicaux, alterné des sections mélodiques principales avec variations (A,A’,A’’,… et C, C’, C’’, C’’’,…) avec des sections brèves (B, D) se découpant ainsi en quatre parties pour chaque mouvement.



    TdF : Est-ce à dire que le sens doit s’effacer derrière la seule « écoute » du mouvement poétique ainsi obtenu ?

    Florence : De la même manière qu’on peut écouter un musicologue ou un œnologue longuement raconter le déploiement d’une pièce musicale ou d’un vin rare, cette poésie s’inscrit dans une narration. Elle intercepte ce très jeune couple d’amants au seuil du jardin, prêts à « fouler la houle herbeuse », se précipitant l’un vers l’autre (Prélude-Fugue et Sarabande). Puis viennent d’autres saisons de l’amour, l’âge adulte, ses appuis et ses doutes, l’établissement, la jeunesse mature (Adagio et Menuet). S’ensuit l’âge d’accomplissement, où confiant, l’on va l’amble (Andante cantabile et Largo), enfin la dernière saison du couple, la plus longue souvent, parfois la plus dramatique, mais aussi la plus réconciliée (Miserere nobis et Allegro). Tout au long de ce voyage, les branchages, les frondaisons constituent le décor essentiel, comme l’arbre d’une vie, bien réel, dans un Éden simplement mortel. L’érotisme, la sensualité, le lien avec la Terre, avec l’ensemble des sens font sens. Bien sûr, et comme pour tout ce que j’écris, la signification reste ouverte. Un jour tel sens vous parlera tandis qu’un autre jour, vous le regarderez comme un objet étranger. Le lecteur a toujours raison d’aimer ou de ne pas aimer, de se sentir concerné ou non. L’offrande et la confiance doivent être le contrat implicite qui guide l’acte de publication. La poésie est une voie étroite d’où surgit quelquefois une voix aux accents universels. L’auteur ou l’autrice sont les plus piètres juges de ce processus.



    TdF : Ce recueil est-il alors un recueil qui s’adresse particulièrement à un éros au féminin ?

    Florence : Non, certainement pas. Dans cette lecture que chacun peut entreprendre, qu’il soit homme ou femme, deux voix peuvent dialoguer. Des déclamants pourraient s’approprier ce texte et le découper selon leur sensibilité et leur sensualité propres, seuls, en dialogue, avec une infinie variation de combinaisons. Si jamais, et c’est un rêve, une telle mise en voix était un jour montée, sur une projection des huit vues de la branche d’acacia, avec en contrepoint des interventions musicales, ce recueil aurait servi de relais toujours vivant entre ce souffle capturé par Pierre un jour d’été 2009 et le souffle des arts vivants incarnant ce moment de grâce et son infinie vitalité créatrice.



    Florence Noël
    pour Terres de femmes (3 juin 2020)
    D.R. Texte Florence Noël




    FLORENCE NOËL


    Florence Noël






    ■ Florence Noël
    sur Terres de femmes


    Sarabande (extrait de Branche d’acacia brassée par le vent)
    Solombre (lecture d’AP)
    [tu dis c’est l’heure jaune] (extrait de Solombre)
    L’Étrangère (lecture d’AP)
    [parler de soi] (poème extrait de L’Étrangère)
    Initiation au crépuscule
    [Donnez-nous des pierres] (Vases communicants)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    autant revivre en mon jardin




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    le site de Pierre Gaudu
    → (sur Karoo)
    une lecture de Branche d’acacia brassée par le vent par Thibault Scohier
    → (sur soundcloud)
    Florence Noël lit le Premier mouvement : Prélude et Fugue de Branche d’acacia brassée par le vent
    panta rei, les dits de la clepsydre de Florence Noël
    le site des éditions Le chat polaire






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  • Florence Noël | Sarabande


    SARABANDE
    (extrait)




    c’est là : le bougé du sujet, le flouté du dire que peint la feuille parmi ses sœurs et chacune liée à la souplesse de la branche, chacune et toutes ensemble dessinant le verbe, et sa gésine dans le désir d’un moineau pour l’envol, toutes en chacune s’animent,

    c’est là : dans le bougé des sèves, poussée organiste, ligneuse impatience – infléchie d’un soubresaut – dans le bougé des lèvres gonflées et si tendues dans le vouloir te dire,

    c’est là : l’à peine relié au trop, le fleuve ancré dans le filé du ciel, bougé d’un regard perdu de cible éperdu et perdant, le regard qu’on ne peut, le regard entier, et si osé le regard qui nous cloue nu et pantelant,



    Florence Noël, « Deuxième mouvement : Sarabande », Branche d’acacia brassée par le vent, Huit mouvements sur des photographies de Pierre Gaudu, Le Chat polaire, 1348 Louvain-la-Neuve (Belgique), 2020, page 19.






    Florence N 1






    FLORENCE NOËL


    Florence Noël






    ■ Florence Noël
    sur Terres de femmes


    un entretien avec Florence Noël
    Solombre (lecture d’AP)
    [tu dis c’est l’heure jaune] (extrait de Solombre)
    L’Étrangère (lecture d’AP)
    [parler de soi] (poème extrait de L’Étrangère)
    Initiation au crépuscule
    [Donnez-nous des pierres] (Vases communicants)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    autant revivre en mon jardin




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    le site de Pierre Gaudu
    panta rei, les dits de la clepsydre de Florence Noël






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  • Florence Noël, Solombre

    par Angèle Paoli

    Florence Noël, Solombre,
    éditions Le Taillis Pré, 6200 Châtelineau, Belgique, 2019.
    Frontispice de Pierre Gaudu.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « LA CÉDILLE DU ÇA »




    Solombre. Serait-ce, inconnu, le toponyme d’un pays oublié ? Celui d’une région perdue dans les ombrés des cartes ? Ou peut-être la dénomination d’un espace de solitude, intime et intérieur ? Solombre. La désignation d’un espace onirique, un lieu en demi-teinte, une pénombre, un chiaroscuro ? Mi-ombre mi-soleil. « [M]i-neige et nuit de moitié ». Un lieu de contraste violent, tout aussi bien, livré à l’oxymore, tel que le suggère le poète Octavio Paz dans quelques vers d’Expiration :

    Soleil de l’ombre Solombre aveuglante

    [Sol de sombra Solombra cegadora]

    Mes yeux vont enfin voir l’inentrevu

    Ce qu’ils perçurent sans le percevoir

    Le verso des visions et la vue.

    Solombre. Un titre choisi par Florence Noël, en écho à Octavio Paz que la poète cite dans l’épigraphe de son dernier recueil. Dans le sillage d’Octavio Paz, la poète tente de débusquer ce qui s’éclipse à la vue, ne serait-ce que l’espace d’un instant ou le temps d’un poème. Fixer l’image saisie sur le vif. Formes mouvements rumeurs couleurs, glyphes et paraphes inscrits sur la page. Impalpables et fuyants comme les frimas ou les flocons de neige. Des tableaux de genre d’où émergent, mystérieux et noyés de brumes hivernales, ces paysages de novembre, balayés de bourrasques, paysages du Plat Pays traversés par les vents du Nord. Mer terres et ciels s’agrègent sur des horizons effilochés de pluies. Paysages d’un autre temps, médiéval peut-être, un temps de mémoire pour dire le passage du temps, de la vie à la mort. Nuit cloches fleuves. Parfois surgit une ombre, la silhouette d’un homme seul traversant les champs à cheval, longeant des routes silencieuses. Il est là, dès le poème d’ouverture, qui chevauche : « c’est l’homme avançant vers sa mort / mourant aux autres… ». Et la lectrice que je suis va l’amble à ses côtés, certaine de chevaucher dans des contrées similaires à celles des toiles de Brueghel, paysages bleuis de neige :

    « tantôt la nuit éteint son aile

    arase les labours ridés d’argent

    une corneille y craque

    le silence

    entrouvre le noir

    grisé de sel

    des fossés friment la mort

    là dort l’appétit

    d’une nuit sans pareille ».

    La nuit, tout au long de cette première section — car il y en a une seconde, intitulée « Fourbure » —, la nuit égrène sa présence. Fuites et ressacs, déferlements. Le leitmotiv sillonne ses flux, ses efflorescences. D’un poème à l’autre. Et livre sa part d’ombre et sa part de plaintes. « La nuit fuit » / « la nuit reflue » / « la nuit s’étiole » / « les nuits nubiles »… La nuit dans ses extravagances, la nuit et ses excès :

    « fastueuse nuit

    terrassière sous

    la lame d’une lune

    revenue des enfers ».

    Pourvoyeuse de « matin noir », l’aube parfois point, qui fait « effraction » sous les « portes closes ». Sombres, les images de novembre sont marquées du sceau de visions douloureuses, solitude et deuil, doléances mordues de silence. « [N]uits rompues par fuites / et ferments. » La poète à l’affût s’arrime au déroulé de « l’heure blanche », avide de ses menus mystères ; elle interroge le « dire la rage lente des feuilles / pour déchirer leur pulpe ». Derrière ces dits de givre se glisse cet autre que l’on attend. L’« homme revenu / des confins » ; l’amant au « pelage/albinos ». Le « tu » vacille, d’elle à lui ou d’elle à elle :

    « tu dis c’est l’heure jaune ».

    Ou encore

    « c’est le jaune de l’heure que tu cherches ».

    Un « tu » qui transparaît aussi dans le nous :

    « aux fenêtres

    nous épinglons des astres

    trions les ciels des cartes

    jouons sur les morts…

    alors nous retournons le portrait

    face au mur ».

    Ou encore, naufragé de sa solitude, ce « nous », sombré, é/perdu :

    « et nous

    absents d’étreintes

    flottant à demi-mot

    sur la tranche des lèvres ».

    La nuit. Quelle est celle qui existe vraiment ? interroge la poète. La nuit ne serait-elle pas rien d’autre qu’un alibi du rêve, qu’une antichambre du néant et de la mort ? Des bruits et des rumeurs diffusent des messages nocturnes que seule la dormeuse semi-éveillée parvient à décrypter. La nature elle-même, démunie et gelée, souffre de ses blessures. Enclos dans une même prison glacée, les hommes et les arbres éprouvent une même difficulté à vivre et à aimer. Sentinelles de miséreux aux gestes inaccomplis, ils partagent une même pauvreté de corps et d’âme. En réponse à la supplication lancée dans la tristesse surviennent l’insecte et ses « battements d’ailes », en signe minuscule d’espoir.

    « coi de tristesse

    féconde

    un insecte joue

    sur ma joue

    le parfum sec

    des battements d’ailes ».

    Je ne saurais dire en quoi, au juste, les poèmes de « Fourbure », la seconde section du recueil, diffèrent de ceux de Solombre. Peut-être la mélancolie de « Fourbure » y est-elle plus douce, plus apaisée ? Peut-être aussi ai-je moi-même inconsciemment renoué peu à peu avec les paysages noyés du Nord, « alliance de densité / entre ce ciel lourd et cette bombance / spongieuse du sol… » ? Avec ces tableaux de genre où solitude et silence se disputent l’hiver.
    Affleurent dans « Fourbure » de semblables variations sur la lumière, captatrice de l’instant, confrontée le plus souvent à des zones d’ombre. Mais davantage encore à la pesanteur. Laquelle prend toute son ampleur et sa force sous la plume de la poète Mimy Kinet, citée en exergue :

    « La lumière prenait appui sur ses épaules

    il ne savait pas comment se décharger de cette grâce… ».

    Pour Florence Noël, la « fourbure » est corrélée à l’écriture. Et la fatigue d’écrire à la vacuité du dire :

    « je n’ai rien d’autre

    à vous dire

    que le verbe qui s’écaille

    dans ma main de labeur ».

    Comment se libérer de cette fatigue de dire, de ce « faix » trop lourd, lorsque les mains s’épuisent de tant de mots fourbus, de tant de lassitude à poser sur la page « le verbe qui s’écaille » ? Pourtant la griserie est sensible, qui gagne la poète, à recourir aux mots, parfois les plus insolites et les plus précieux, les plus innovants et rares – « on écueille/les rigoles ». En aède accoutumée au chant, la poète inventive joue avec les mots, leur proximité sonore, les glissements de sens, dépoussiérant leur étymon latin – « les humeurs / y percolent » ; la « parmélie », sa forme de bouclier rond – et, en arrière-plan, l’idée de la couleur parme qui se glisse. Et annonce peut-être le « mauve » qui, quelques pages plus loin, gagne le ciel du soir.

    De ces polysémies singulières irradie un mystère plus grand encore, comme dans ces trois vers :

    « c’est tue que

    je m’évertue

    à chanter ».

    Que dire de l’énigme portée par la vanité de la « tentation de la fatalité » ?

    « car rien

    jamais

    n’égalera la misère de Job. »

    Quant à la « fourbure », l’image en est disséminée à travers nombre de variations sonores – « fêlure », « engelures », « nervure », « froidure », « déchirure »… Une image reprise aussi dans son sens premier, de façon allusive, chaque fois qu’il est question de marche, de pieds, de pattes et de trot. Ainsi de ces quatre vers où le terme « avaloir » désigne la pièce de harnais à l’arrière des cuisses des chevaux…

    « on écueille

    les rigoles

    les avaloirs

    ces yeux noirs

    d’une terre aveugle ».

    La poésie de Florence Noël ouvre des sentes de lectures inépuisables et tout un chacun peut y cheminer à sa guise, avec sa sensibilité propre. Le livre refermé, la nuit s’efface, laissant la poète à sa fatigue inachevée, aux gerçures qui couvrent au matin les pages « d’une calligraphie joyeuse » — ces « mystiques méconnues / que gel et nuit fendillent ». Persiste alors cette interrogation latente qui filtre à travers mots : que restera-t-il des mystérieux écrits desséchés ? Sans doute ne laisseront-ils percer que très peu de soleil tandis que la poète, elle, qui ne souhaite rien dire d’autre que ce peu qu’elle nous livre, se réduira à moins que « la cédille du ça ». Ainsi se clôt la boucle amorcée dans « Fourbure ». Perdure la présence poétique d’un recueil dont la force à mes yeux n’a d’égale que la grande beauté.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Florence Noël  Solombre





    FLORENCE NOËL


    Florence Noel portrait





    ■ Florence Noël
    sur Terres de femmes


    un entretien avec Florence Noël
    [tu dis c’est l’heure jaune] (extrait de Solombre)
    Sarabande (extrait de Branche d’acacia brassée par le vent)
    L’Étrangère (lecture d’AP)
    [parler de soi] (poème extrait de L’Étrangère)
    Initiation au crépuscule
    [Donnez-nous des pierres] (Vases communicants)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
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  • Florence Noël | [tu dis c’est l’heure jaune]


    [TU DIS C’EST L’HEURE JAUNE]




    tu dis c’est l’heure jaune
    cette coulée au revers des nuages
    car là s’insinuent les ombres
    plates
    d’une promesse – cette antienne
    prélude pour l’attente
    dans les alvéoles de ton silence
    en cette fin d’après-midi
    – ton silence ingéré –
    l’attente s’y lasse

    tu dis c’est ainsi
    que vienne l’heure – l’eau
    jaune
    oindre la silhouette attentiste des hortensias
    rose sous la ruée
    d’or gris

    l’heure grosse – penses-tu –
    et c’est le jaune de l’heure que tu cherches
    à renouer aux heures antérieures
    les bottes cerise – la robe vichy
    la parka cirée qui luit
    les flaques égratignées de boues
    sur la commissure
    tant et tant de miroirs pour ce ciel
    tant d’arbres dédoublés dans leurs cris
    leurs bras jetés comme des brasiers
    de tendre
    à t’arracher l’amour de la gorge
    l’amour prescient des enfants
    de l’orage


    jaune un peu trouble
    tu ajoutes, l’heure est un peu trouble
    mais si paisible avant les trombes
    obliques qui bientôt
    strieront le portrait de l’enfance
    oscillant là
    à mi-hauteur
    entre glaise et braise
    de cet air gommé des soirs

    tu souris à l’épreuve
    ce jaune c’est l’éternité qui s’attarde
    un instant


    alors la nuit couche son bec
    dans l’herbe
    sa nuque requiert
    du moindre
    la rose
    et le mystère





    Florence Noël, Solombre, Le Taillis Pré, 6200 Châtelineau, Belgique, 2019, pp. 49-51. Frontispice de Pierre Gaudu.






    Florence Noël  Solombre





    FLORENCE NOËL


    Florence Noel portrait





    ■ Florence Noël
    sur Terres de femmes


    un entretien avec Florence Noël
    Sarabande (extrait de Branche d’acacia brassée par le vent)
    Solombre (lecture d’AP)
    L’Étrangère (lecture d’AP)
    [parler de soi] (poème extrait de L’Étrangère)
    Initiation au crépuscule
    [Donnez-nous des pierres] (Vases communicants)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
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