COMMENT HABITER L’INHABITABLE
Comment habiter l’inhabitable ? Comment s’y fondre et comment y vivre ? Comment rendre habitable ce que la mort réduit à un trou de terre qui s’ouvre sous le cercueil, comment habiter la vie et la mort, la vie avec la mort ?
L’Inhabitable refermé, la mort s’efface doucement. Seule persiste la sensation précise de l’odeur de l’amour au bout des doigts. Et cet éros léger qui court d’une section à l’autre, comme un frisson entêté. Tout cela qu’Ariane Dreyfus nomme « La greffe incompréhensible des amours sur le moi persistant » demeure. Avec ce rien de souffrance inhérente à l’amour. Baisers bouche salive lèvres sperme sexe, Ariane Dreyfus les offre en partage, presque impudiquement, et ces caresses du visage ― le visage surtout ― ajustement de mains qui signent la présence fascinée à l’autre. D’une rencontre à l’autre se dit et se vit l’échange. Effleurements progressifs des corps, puis étreintes savoureuses. Partage et échanges de mots aussi, la poésie étant au centre.
« Sans doute tu vas t’arrêter d’écrire pour m’ouvrir.
Tu vas cesser de mâcher dans l’obscurité ».
De Stéphane Bouquet, poète ― à qui Ariane Dreyfus dédie L’Inhabitable ―, à Georges B, Ariane (s’)expose et déclare : « Je nomme toujours l’ami »/« Nommer c’est entièrement ». Pratique qui surprend au premier abord et peut-être dérange ou agace, mais qui rend compte de l’authenticité du poète à dire son désir et à inscrire l’amant dans ce désir. À mi-parcours de la lecture, la section « La greffe incompréhensible des amours sur le moi persistant », images de l’enfant et de ses rêves, ouvre une dérive douce sur les empreintes de l’amour, la douleur douce « sans chagrin » de ce qui ne fut qu’un temps et qui n’est plus. Et que, peut-être, seul le poème sauve de l’entière disparition.
« Un homme gorgé de passé, je le caresse avec amour, une
fleur revient à l’extrémité.
Un poème pour empêcher qu’elle se ferme. »
Habiter L’Inhabitable d’Ariane Dreyfus n’est pas chose aisée. Ni se couler derrière le « je ». À l’immédiateté de l’écriture, rapidité et concision,
« Pas long le poème.
Viens vite ! »
répond la patience de la lecture et de la relecture. Lire et relire, repasser sur les mots, faire jouer entre eux le dit et le non-dit. Pour qu’advienne la tendresse. Tendresse infinie pour Ariane « se croisant les bras dans sa chute », « comme Alice ». Et pour l’amante qui ose écrire son cri.
Pour suivre les fils tendus entre les huit sections qui composent le recueil, il faut, dans les méandres du parcours amoureux d’Ariane, condensé en des formules frappantes, accepter l’inattendu. Celui des aphorismes et des zeugmas qui courent d’une page l’autre, d’un texte l’autre, d’un vers à l’autre. Équivalences et rapprochements, écarts imprévisibles, décrochages, distorsions syntaxiques (légères, à peine), collisions de rythmes, accélération du temps (il est bon, parfois, de lire à voix haute, de chercher où placer sa respiration), la poésie d’Ariane Dreyfus s’inscrit dans le vécu de l’instant, dans le concret de la rencontre. Heurts et raccords, séparations et solitude.
« Tu es venu.
Une part mangée, une part restée. »
Le désarroi et la tristesse se mesurent à l’aune de la baguette de pain. Et des miettes caressées « qui écorchent la nappe/Aujourd’hui ». Mais ils s’inscrivent aussi dans l’instant polysémique de l’étreinte ― « Me passe la main sur le visage » ― et de la fusion. Des corps et de l’âme.
« En pleine vie l’attirante tendresse.
L’âme se fend, l’âme c’est mieux. »
Lire et relire L’Inhabitable, s’en imprégner pour en vivre la profondeur et l’émotion. Loin de toute froideur, de toute convention, la poésie d’Ariane Dreyfus se pose. Sans pause. Sans affectation. Comme une évidence. Et « Si mourir était cette douceur de tomber pour aller embrasser » ?
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
|