Terres de Femmes

Étiquette : L’Amandier


  • Albertine Benedetto | Glottes



    Manège de la liste des souvenirs des courses des idées des bouts de phrases glanées
    Ph., G.AdC






    GLOTTES
    (extrait)




    ….me Virginia par la bouche de Mrs Dalloway qui dit qu’elle achètera elle-même les fleurs pour le soir ça n’est pas neuf mais c’est dans moi aussi cette coulée verbale une bouillie le plus souvent les mille riens qui font une existence quelque chose de pitoyable si on y pense trop tellement de matière comme une boue et le verbe nous tient la tête hors sinon ces choses de la vie si petites nous prendraient entièrement alors les mots braves fourmis en colonnes serrées qui vont à leur affaire sans se poser de questions classent rangent trient nomment nettoient jusqu’à la cendre l’insignifiance du vivre on voudrait bien parfois que ça s’arrête parce que ça tourne à l’obsession ce manège de la liste des souvenirs des courses des idées des bouts de phrases glanées ce matin au café entrées elles aussi dans la sarabande ce gaspillage des mots cette merveille tout ça parce qu’on se croit vivant à passer repasser la bande des étiquettes des fois qu’on se perdrait qu’on ne saurait plus où ça se trouve la vie à vivre alors la zique en fond sonore meuble le temps ainsi le verbe jusqu’à la fin l’éternité je crois n’est pas autre chose que le silence la bande son coupée net pfuitt effacée en une fraction de seconde mais tant que alors ça parle rien à faire tous ces mots qui ne servent à rien sinon à défier la mort défilement scories de l’espace et du temps si on les enlevait on resterait stupide si on ne se disait que les mots vrais de ceux qu’on ne prononce pas à la légère même tout bas même pour soi les mots qui font peur et battre le cœur et rire on serait comme des blocs vides privés de la circulation incessante de ces mots ridicules qui ne veulent rien dire mais qui sont là juste pour leur alignement comme sur les monuments aux morts des villages de France ou ceux du Mémorial du World Trade Center tous les mêmes à force d’insignifiance même quand les nouvelles du monde t’arrivent en caravanes radioscopiques te traversent comme si tu étais un jardin rafraîchissant te traversent la guerre la bourse les sans-logis les noyés de la nuit entre deux continents comme toi dans ta vie un radeau entre nuit et jour qui sait si tu y arriveras mais soudain tu as honte des derniers mots pourtant ils se sont élancés à la suite des autres tu n’y peux plus rien comme pour le reste ça avance tout seul dans ta tête et ailleurs c’est pareil à croire que personne n’est maître qu’on fait semblant d’hésiter de choisir quand les mots se bousculent et font toute l’histoire même celle que tu aurais préférée tenir secrète tes blessures intimes pas toujours belles à voir même celle dont tu te fiches tu n’es qu’une éponge à mots il arrive que ce soit toujours le même qui s’obstine tu refais le geste inlassablement d’une qui tord le même linge jusqu’à le presser de toute l’eau et le mettre à sécher au vent et au soleil sauf que pour toi il n’y a ni vent ni soleil juste l’eau à presser tellement que tu dois en avoir la cervelle toute rouge ou verte à force tu vas devenir mousse mais tu sais que jamais les mots ne prennent racine ils finissent par s’arracher même quand ça patine ça finit par avancer avec une secousse un hoquet ça reprend la ligne et ça file droit les mots laissent la place aux mots dans l’interstice du sommeil il y les mots du rêve morts nés mais au réveil tu continues avec juste un peu plus d’ombre des mots en creux des mots imprononcés qui alourdissent le train tu voudrais bien fermer l’accès t’asseoir au milieu d’eux ne pas toujours marcher au milieu des avalanches des éboulis déblayer un peu le chemin goûter la transparence te tenir prête pour accueillir le mot celui qui te ferait danser au lieu d’avoir le nez sur les choses pas moyen de prendre un peu de hauteur c’est toujours rasibus les mots ne t’aident pas ils t’enfoncent même si tu fermes les oreilles que tu éteins radio ordinateur que tu te fais sourde à la jacasserie du monde parce que tu ne veux plus de ce désert où des hommes crient tu sais qu’il faudrait aller plus loin dans la clôture t’amputer peu à peu des nouvelles des aimés et puis ne plus bouger parce que la moindre oscillation tu le sais provoque le tangage des mots et que l’inquiétude de vivre passe par ce roulis tu le sais alors tu vas continuer sans savoir jusqu’où tu pourras le supporter si à force de bavardage tu n’en auras pas assez de ces parasites com…



    Albertine Benedetto, « Glottes » in Glossolalies, éditions de l’Amandier | Poésie, Collection Accents graves Accents aigus, 2013, pp. 22-23-24.






    Albertine Benedetto, Glossolalies
    ALBERTINE BENEDETTO


    Albertine Benedetto.
    Source




    ■ Albertine Benedetto
    sur Terres de femmes


    [Ordinaire] (extrait du Présent des bêtes)
    [Si calme le piano] (extrait de Sous le signe des oiseaux)
    Vider les lieux (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Baltique



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Albertine Benedetto
    (sur le site des éditions de l’Amandier)
    la fiche de l’éditeur sur Glossolalies





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  • Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil-à-rien

    Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil-à-rien,
    Fonds Comp’Act, 2005, L’Act Mem, 2007,
    rééd. Éditions de l’Amandier, 2015.



    Quel_visage_te_donner_alparegho
    Ph., G.AdC






    « UNE PETITE ÉNIGME POUR CE PEUPLE DE LA MER »



    Alparegho Alparegho, Pareil à ? Pareil à qui ? Pareil à quoi ? Qui es-tu, toi qui traces ton chemin de poudres chamaniques en résonance avec les lointains de l’âme ? Alparegho, Pareil-à-rien !

    Quel visage te donner, Alparegho, toi dont le visage troué, sans yeux ni bouche, est peut-être le visage de chacun, le visage de tous ? De quel pays es-tu, toi l’exilé sans terre et sans roi ? Quelle est ton histoire, « prince-de-rien » ? De quelle geste médiévale es-tu l’humble survivant, toi, « l’homme aux bandelettes », le cavalier cabossé « pareil-à-rien » ? De quelle épopée homérique oubliée es-tu le héraut humble et discret ?

    Alparegho, Pareil-à-rien !

    J’interroge ma cartographie intérieure. Je voyage, Valparaiso ! Mais non, je m’égare, trop loin, bien trop loin, au-delà des Colonnes d’Hercule ! J’interroge ma mémoire latine et cabote, d’un poème à l’autre, entre fleuve et montagne, entre grottes marines et « coque » trempée de sel. Je fredonne au cœur de mon oreille le huitain ― ritournelle de comptine ― du titre : Alparegho, Pareil-à-rien ! Je le danse, comme toujours. Je le tourneRoule dans ma tête. Où se situe le seuil entre dissemblable et semblable ? Quelle part du héros l’emporte sur l’autre et annihile son contraire ? Est-ce l’identique, ce « par » répété de part et d’autre de la virgule ? Ou est-ce le dissemblable qui saute à cloche-pied du « reil » au « rien » ?

    Seule l’immersion dans la polyphonie du texte peut m’enlever dans ton histoire, « Pareil-à-rien », et me livrer peut-être une part du mystère de ton théâtre d’ombres.

    Je feuillette l’ouvrage d’Hélène Sanguinetti. Sept chapitres composent le corps du poème. Des chapitres d’inégale longueur où alternent strophes en caractères romains et strophes en italiques. Des imbrications de structures narratives ― apparentées au conte ― alternent avec prose poétique, laisses bercées par des reprises-cantilènes susurrées d’un couplet à l’autre ou lacérées par des cris de guerre éblouissant la page. Surgissent aussi tercets en lettres grasses et onomatopées en vibrato. Qui miment le crescendo-decrescendo de la voix qui les lance, scandent les appels en écho puis disparaissent et se noient. Et des tirets, de longs tirets à valeur de non-dits, en place des paroles. La phrase parfois tourne court, qui tient ses mots en suspens, « Veut s’accrocher un instant à ». Tout un travail de composition sur la scansion du récit, ses trouées de silence, sa ponctuation fortement émotionnelle, rythme le « narré » d’Alparegho. « Il n’y a que des phrases qui commencent,/ puis se trouent,/ les phrases sont avalées par le dragon/ aux yeux d’or qui veille dans la caverne… ». C’est ce que dit le « Je » qui fait brusquement irruption dans le récit. Un « Je » qui dit avoir un nom et un pays, peut-être un « Je » de l’enfance qui se souvient encore des « jeux de ballon » et de la « course ».

    Pris entre fracas des armes, suspens et silences, la geste d’Alparegho, Pareil-à-rien est à l’image du personnage lui-même. Indéfinissable. Une composition hybride d’un genre nouveau – tissée du merveilleux des contes et de ses magies, avec bestiaire fantastique et « formules éternelles », dragons et géants, nains et reines, guerriers et dictateurs, peuples criant famine et lâches qui se lamentent ― « Qu’est-ce qu’on en sait, nous, est-ce que c’est possible, c’est possible, ça ? » (Quelqu’un, sur le trottoir, s’excusait avec des larmes) ―, campagnes dévastées et meurtries, massacres et tueries, mélange des époques et des lieux, brouillage des langages et des voix. Cet étrange assemblage, miroir arlequin d’Alparegho, prend forme peu à peu autour du « pauvre guetteur », tout cousu et estropié, tout mangé et troué, dépecé, rafistolé-croûteux. Surgi d’on ne sait où. Arrivé quand ? Arrivé où ? Dans la maison, quelle maison ? La maison à l’échelle. La maison à l’escargot. Le « sans nom » reste là tout accroché, tout suspendu, équilibriste au bord de la chute.

    Ce jour-là, pourtant, jour de grand nettoyage, « de mise à nu dans le pays », est un jour de rencontre. Au milieu des voix ennemies ― (« Quelqu’un du village, qui s’avançait avec des griffes ») ― s’élève une petite voix qui hasarde des questions, interroge, têtue. Insistante et curieuse. Tenace. Le dialogue se noue entre « l’homme aux bandelettes » et la petite voix « douce et dure ». Une histoire d’amour partagé se tisse qui déroule ses échanges et se noue au fil des chapitres. Qui est-il, le sans-visage ? Il est celui à qui la petite voix demande de faire obstacle aux « brutes », celui qui rêve de serrer l’arc dans la paume de sa main. Ulysse, alors, et elle, qui tient dans la main « un vieux mouchoir durci », Pénélope ? Et eux, tous ces visages grimaçants sous leurs masques, les prétendants, alors ? Peut-être !

    Lui, Alparegho, se définit comme celui qui donne ce qui le traverse ; il est celui qui offre son « visage qui n’a pas de nom ». « Moitié soleil et moitié lune dans ses yeux », il tient dans sa main « un grelot qu’il cache/ une étoile sauvée de la petite poche/ d’un mendiant, de l’œil rasé d’un âne/ quand il boit ». Il est celui qui « regarde d’où vient la nuit » ? Celui qui dit : « je viens d’où je vais. Ne veux de nom qu’un visage, fait de tout. » « Une petite énigme pour ce peuple de la mer. »

    Cavalier déchu qui tremble sous l’armure, lépreux condamné à l’errance, rejeté de tous parce que d’identité incertaine, Alparegho, Pareil-à-rien, offre le visage des rescapés des outrages du monde. « Plus qu’un visage ». Qui « se dilate à l’infini » *. Alparegho, Pareil-à-rien, Pareil-à-tous.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    * Pietro Citati, La Pensée chatoyante. Ulysse et l’Odyssée [La mente colorata. Ulisse e l’Odissea, 2002], L’Arpenteur, 2004, p. 110. Traduit de l’italien par Brigitte Pérol.






    Alparegho




    D’origine corse (Castagniccia), née à Marseille, Hélène Sanguinetti vit et travaille actuellement en Provence. Elle adore la mer – regarder le ciel – tailler les arbres en boule – dire ses textes – lire, beaucoup et très tard dans la nuit les entretiens, les écrits des peintres, les biographies, les livres des peintres, des aventuriers, penseurs, poètes, et aussi le journal L’Équipe. Elle adore le sport et en pratique plusieurs (elle regrette de ne pas avoir joué au rugby). Écrit du poème depuis toujours.

    Son premier livre, De la main gauche, exploratrice, a paru en 1999, dans la collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno.

    Elle est aussi l’auteure de D’ici, de ce berceau (Poésie/Flammarion, 2003), publié en avril 2007 dans une traduction anglaise d’Ann Cefola sous le titre : Hence this cradle (bilingue, Otis Books/Seismicity Ed., Los Angeles), d’Alparegho, Pareil-à-rien (Fonds Comp’Act 2005, L’Act Mem 2007, rééd. Éditions de l’Amandier, 2015), du Héros (Poésie/Flammarion, 2008) ; en 2009, de deux textes-voix chez publie.net (Collection L’Inadvertance dirigée par François Rannou), ouvrages à voir et à écouter : Toi, tu ne vieillis plus, tu regardes la montagne et Une pie ; en 2012, de Et voici la chanson (Éditions de l’Amandier, Collection Accent graves Accents aigus) ; en 2017, de Domaine des englués (éditions de La Lettre volée).

    Très proche de toutes les expressions plastiques, elle travaille depuis 2006 avec une artiste polonaise, Anna Baranek (Gora soli, l’attentive, janvier 2008) ; invitée en 2005 par la Maison des Écrivains et le Festival de Danses d’auteurs, elle poursuit son compagnonnage avec les corps en mouvement (travail en cours avec la chorégraphe Muriel Piqué, Cie comme ça).

    Claude Adelen, poète et critique, perçoit dans le poème d’Hélène Sanguinetti « des sortes de fiction, où l’on entrevoit les profondeurs de quelque roman familial à travers l’opacité d’un mythe » et parle pour qualifier son écriture de « noblesse et roture du langage » et de « souveraineté radieuse » (L’Émotion concrète, L’Act Mem, Fonds Comp’Act, 2004).





    HÉLÈNE SANGUINETTI


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    Ph., G.AdC



    ■ Hélène Sanguinetti
    sur Terres de femmes

    De quel pays êtes-vous ? (extrait d’Alparegho, Pareil-à-rien + bio-bibliographie)
    De la main gauche, exploratrice (I)
    De la main gauche, exploratrice (II)
    De ce berceau, la mer (extrait de D’ici, de ce berceau)
    À celui qui (extrait de Hence this cradle)
    Et voici la chanson (note de lecture d’AP)
    [Automne vivant et adoré] (extrait de Et voici la chanson)
    Le Héros (note de lecture d’AP)
    [Ma trouvaille de tout à l’heure] (extrait de Domaine des englués)
    [Premier soleil] (autre extrait de Domaine des englués)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    La vieille femme regarde en bas
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un Portrait de Hélène Sanguinetti (+ un poème extrait de De la main gauche, exploratrice)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (dans la
    Poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique
    (+ un
    extrait sonore issu de Alparegho, Pareil-à-rien)
    un extrait sonore [10 mn] de Et voici la chanson (« JOUG 2 » « Voici la chanson », pp. 22-31) dit par Hélène Sanguinetti. Prise de son : François de Bortoli





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