Terres de Femmes

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  • Florence Trocmé, P’tit Bonhomme de chemin

    par Angèle Paoli


    Florence Trocmé, P’tit Bonhomme de chemin [abrégé poétique],
    éditions LansKine, 2021.



    Lecture d’Angèle Paoli


    AH ! LE MALICIEUX PETIT PAN DE CUIR JAUNE !




    Inspiré de P’tit Bonhomme, roman méconnu de Jules Verne — P’tit Bonhomme de chemin se déroule dans l’Irlande du XIXe siècle. Rebaptisé ainsi de façon ouverte et polysémique par Florence Trocmé, le recueil porte le sous-titre d’« abrégé poétique ». En cinquante pages, en effet, Florence Trocmé reprend à son compte — dans une composition très originale — le roman initial de Jules Verne. Elle en condense l’action à la manière du conte en y apportant cependant de multiples touches très personnelles. Vive et déliée, sa voix court sous le texte. Mêlant oralité et forme écrite, elle présente son récit en vers justifiés*, procédé que le poète picard Lucien Suel a mis au point, et que l’on retrouve notamment dans le recueil intitulé La Justification de l’abbé Lemire. **

    Ainsi composé, ferré à gauche avec alignement des capitales et ferré à droite, le texte principal de Florence Trocmé constitue un ensemble visuel aisément identifiable. Il alterne avec d’autres textes — de type informatif, définitionnel, explicatif… — présentés en retrait par rapport aux ensembles justifiés. Il ne faudrait cependant pas imaginer que l’adjectif « poétique » ne doive être considéré que selon les seules règles esthétiques propres à la poésie. Il s’agit davantage de l’envisager selon le sens que lui donne Paul Valéry dans Variété V. Et entendre ce mot « selon son étymologie, c’est-à-dire comme nom de tout ce qui a trait à la création ou à la composition d’ouvrages dont le langage est à la fois la substance et le moyen. »

    À feuilleter ainsi cet « abrégé poétique », avant même que de s’immerger dans ses profondeurs, il appert que d’autres formes de textes, d’origines diverses, viennent s’insérer entre les grands paragraphes de vers justifiés. L’art poétique mis en pratique dans P’tit Bonhomme de chemin, qui relève de la collecte, ouvre sur l’élargissement et la « saisie ». Dans une re-création très réussie.

    Une frise de noms propres court entre les pages, séparant les différents épisodes de l’histoire de P’tit Bonhomme.

    Donegal — Glendowan — Derryveagh — Rindok — Milford — Carrikhart… Plus tard dans le récit, il y aura aussi Cork, qui constitue une étape importante dans le récit — « un grand tournant » — et Dublin. Puis Belfast.

    Ces noms ainsi égrenés évoquent la géographie de l’Irlande et tracent la carte des déplacements du personnage principal, de province en province, de comté en comté et de ville en ville. Du Nord au Sud, du Sud au Nord et sur la côte Ouest. Cet égrènement toponymique dresse les contours de l’île dans laquelle va s’inscrire cette histoire, non seulement celle du personnage et des différents protagonistes, mais aussi, plus largement, celle de l’Irlande. La Verte Erin, la Belle Émeraude, cependant meurtrie par la misère et les famines. Ainsi suivons-nous, de cairn en cairn, les errances et les péripéties auxquelles est soumis P’tit Bonhomme au cours de son existence. Depuis sa toute petite enfance jusqu’à l’espoir d’une idylle. Un roman de formation et d’apprentissages, en quelque sorte, pour un personnage qui n’aura jamais d’autre nom que P’tit Bonhomme.

    Enfant livré à lui-même que ce « fils de rien et de rienne » … « jeté à marâtre, rien de rienne, pire/Que dure, buveuse, teigneuse, buteuse… ». Ainsi est-il défini dès l’incipit du poème, accablé par un sort contraire. Lequel est heureusement compensé par une donnée positive : « ton obsti-/Nation sera ton viatique ». Un viatique qui s’enrichira en cours de route de toutes sortes de qualités. Honnêteté, agilité, bravoure, courage, ténacité, inventivité. Sans parler des multiples talents développés avec l’âge et l’expérience. Dons de l’observation, art de tenir les comptes. Et grande générosité !

    Le récit tel que le reprend Florence Trocmé tient du conte. Par sa brièveté d’abord, par la vivacité du ton qui tient en haleine, par sa structure qui alterne situations négatives, faites d’obstacles et d’épreuves, et situations positives régies par la résolution des obstacles. Ainsi, aux séparations douloureuses succèdent les retrouvailles. Aux accidents de la vie, les réparations bienfaisantes qui ouvrent sur des espaces de bonheur. À une situation initiale désastreuse, un « happy end » final. Il en est de même des personnages qui satellisent la vie de P’tit Bonhomme. Les uns mauvais, les autres bons. Parmi les bons, ceux qui comptent parmi ses amis et ses soutiens, ceux qui veillent sur l’enfant, qui l’aident, qui l’encouragent et qui le réconfortent, figure la bonne fée. Celle qui l’accompagne avec tendresse d’un bout à l’autre de son histoire et le suit sans le quitter des yeux. De manière implicite, elle lui avoue tout son amour. Car en amour comme en affaires, il faut savoir démêler le vrai du faux. Ce que P’tit Bonhomme apprendra à faire tout au long de l’aventure qu’il lui est donné de vivre. Avec la complicité de celle qui tire pour lui les bonnes ficelles, non sans humour ou sans clins d’œil sur sa propre histoire. Clins d’œil qui me font sourire :

    « Tu es son / Jouet, elle te pousse sur scène, ta mère de / Comédie, mais toi, tu ne sais pas faire comme / Si ! Humiliée la maman Canada dry s’éva- / Nouit dans la nature, sans toi, décevant / Joujou. Adieu luxe, calme et veloutés de lé / Gumes. Pour tout gîte, une dalle froide au / Vieux cimetière de Limerick. »

    Celle que je nomme la bonne fée, vigilante et bonne conseillère, attentive et attentionnée, n’est autre que la narratrice. Qui se confie à lui avec émotion pour parvenir à se comprendre elle-même :

    « P’tit Bonhomme, cette envie de t’écrire ! Souvent / je te parle, t’interroge. Qui es-tu ? Pourquoi me / parles-tu ? Que m’as-tu révélé, qu’as-tu touché / en moi ? Qui t’a aimé, qui t’aime aujourd’hui, si/l’on te connaît encore un peu ?… »

    Il faut cependant attendre la page 34 pour que se révèle clairement l’identité de la narratrice à partir de l’accord d’un seul et unique participe passé.

    « Conte, conte, serais-tu conte, ton histoire est-elle un conte, P’tit Bonhomme ? M’as-tu choisie autant que je t’ai choisi ? »

    Mais les interrogations qui suivent et dont l’une vibre comme un aveu, sont sans doute plus importantes encore. La première pose la question du projet d’écriture ; la seconde place le projet dans une perspective plus personnelle :

    « T’adresses-tu si intimement à moi qu’il me faille reprendre tes aventures et les relancer dans un nouveau siècle, loin de ton Irlande ? Représentes-tu une histoire qui élargit pour moi les murs de la vie, qui va m’aider à passer un cap, qui va me dire, au cœur d’une épreuve, qu’au-delà de l’épreuve, autre chose va survenir et que même l’épreuve que je traverse fait sens à travers ce qui sera peut-être un chemin de vie ? »

    Voici que s’inverse la situation et que la fée narratrice laisse percer son propre désarroi face aux épreuves de la vie qui font obstacle.

    Outre les noms de villes et de comtés, d’autres italiques apparaissent dans le récit. Quelle que soit l’importance des citations ou extraits ainsi présentés, ces italiques renvoient au texte original de Jules Verne. Ainsi trouve-t-on insérées des expressions du romancier, des énumérations descriptives à partir desquelles rebondir ou élargir le propos. Comme c’est le cas pour la description de l’Irlande, qui occupe tout un paragraphe : « Un beau pays pour les touristes, cette Irlande, mais un triste pays pour ses habitants… »

    Il arrive que la narration des aventures de P’tit Bonhomme soit interrompue par l’insertion, dans le texte poétique, d’autres types de textes. Citations d’auteurs chers à Florence Trocmé (Walter Benjamin, Jean-Christophe Bailly…), « traduction inédite d’Auxeméry », « bribes » personnelles tirées du Flotoir (une création originale de l’auteure), extraits de correspondance privée avec le poète picard Christian Edziré Déquesnes au sujet de la langue celtique — peut-être parlée ou chantée en chemin par P’tit Bonhomme —, définitions, récits dans le récit, énumérations diverses, chansons. Relevés d’occurrences. Ainsi du mot « pauvre » (91 occurrences) « au cours du récit de P’tit Bonhomme de Jules Verne » ; ou de « toutes les faims » (20 occurrences). Insertion d’exemples tirés de Wikipedia, comme pour l’article qui concerne « toutes les famines » du monde. L’ensemble obtenu sur la page participe de la collecte, du collage, de la constellation, de la mise en échos de textes qui en appellent d’autres, ouvrant sur des réflexions qui interfèrent, des souvenirs de lecture, des interrogations. Multiples. Ainsi procédait déjà Jules Verne qui puisait « une grande partie de sa matière géographique dans les bulletins de la Société de Géographie de Paris dont il sera membre pendant plus de trente ans ». Sur Jules Verne et ses Voyages extraordinaires ; sur le travail de l’illustrateur, Léon Benett ; sur la relation entre l’illustrateur, l’auteur et l’éditeur, Louis-Jules Hetzel, fils de Jules Hetzel, à qui est confié le roman ; sur l’histoire de la gravure et de la littérature jeunesse ; sur les étapes complexes qui président à l’élaboration du livre. Et l’on perçoit, à l’issue de l’explication donnée, une réelle admiration :

    « Si l’on pense aux milliers d’illustrations réalisées pour l’édition Hetzel des Voyages extraordinaires, soixante-deux romans et dix nouvelles, c’est vertigineux. Les Hetzel, père et fils, auraient fait travailler plusieurs dessinateurs et au moins cinquante graveurs. »

    Les exemples sont nombreux de ces élargissements, qui vont de la création au XIXe siècle des établissements créés en Angleterre pour les enfants abandonnés — « école des déguenillés », Ragged-school — à l’histoire du colportage et des chapbooks,  « supports imprimés sous la forme de feuilles ou de cahiers non reliés contenant une littérature populaire ou folklorique » en passant par l’histoire de la navigation :

    « Les premiers navires de mer équipés de machines à vapeur furent des voiliers à peine modifiés […] C’est à partir de 1837 que des navires purent effectuer la traversée de l’Atlantique tout entière à vapeur. »

    Chacune de ces collectes est habilement reliée au texte principal, en continuité avec lui. Parfois de manière inattendue, au gré des associations de pensées.

    Ainsi de ce moment de vie qui se referme sur l’enfant et ouvre sur l’histoire de l’Irlande :

    « Le bonheur referme ses/Bras sur toi, tu n’es pas même dix ans, c’est / L’année de la naissance de James Joyce, tu / Es seul, plus que jamais seul au monde.

    À la naissance de James Joyce, 2 février 1882, seulement / trente ans après la Grande Famine, l’Irlande est / Encore sous le joug d’une Empire Britannique / Qui l’a exploitée sans vergogne, allant jusqu’à lui / voler son propre langage. »***

    Ou encore, de cet épisode singulier du récit principal — P’tit Bonhomme sauvé du froid par le chien Birk — à l’allusion anachronique sur la mort du poète suisse Robert Walser :

    « En un instant il est là, tout près de toi / Te lèche, te réchauffe avec sa langue, il t’a / Sauvé, il te sauve, tu n’es plus seul. Blottis, / Vous êtes blottis tous les deux dans la / Grande nuit noire. Deux amis.

    Robert Walser le jour de Noël 1956 n’eut / pas Birk pour l’empêcher de mourir d’épui- / Sement et de froid, dans la neige. »

    Il reste encore tant de choses à relever ! Tant de choses à savourer ! Ah, le malicieux « petit pan de cuir jaune » ! si délicieusement proustien !

    Comme l’écrit la narratrice en interrogeant son personnage et en le prenant, comme souvent, à parti :

    « Qui lit quoi dans ton histoire, P’tit/ bonhomme ? Comme pour tout vrai conte, on/ n’en épuise pas le sens et on te lit avec ses / yeux et ses oreilles, parfois ses œillères à soi ! Oh multiples résonances du récit, chaque / aventure levant dans le pré mille insectes/chatoyant comme autant de réminiscences, / d’évocations, parfois à l’état de vagues / sensations, de petite loque mémorielle… »

    Je sais bien quant à moi avec quels yeux et quelles oreilles je lis ce texte éblouissant. Et par bien des aspects, bouleversant. J’ai quelque part dans ma mémoire cette « p’tite bonne femme de chemin » qui revenait comme un leitmotiv au cours de nos conversations d’antan. Je comprends aujourd’hui en lisant cet « abrégé poétique », bien au-delà des évidences d’alors, d’où venait à Florence Trocmé cette expression qu’elle avait faite sienne, qui flottait dans sa mémoire d’enfant depuis qu’elle avait lu le récit de Jules Verne. Depuis qu’elle s’était identifiée, d’une certaine manière, à ce P’tit Bonhomme qui la faisait et pleurer et grandir. Je sais sur quel travail et quelle érudition son P’tit Bonhomme de chemin s’est construit. Je sais quel cheminement patient et quelle obsti / Nation ont présidé à sa venue au monde. Car c’est bien d’une mise au monde qu’il s’agit ici. Pour notre plus grand plaisir.




    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    _________________________
    * Un vers justifié est un vers dont le nombre de signes, caractères et espaces, est défini à l’avance.
    ** Lucien Suel, La Justification de l’abbé Lemire, éditions Faï fioc, 2020.
    *** D’après Claude Tuduri s.j., « Une lecture de James Joyce, l’écriture, l’exil et l’alliance » in revue Études 2008/11, tome 409.






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    ■ Florence Trocmé
    sur Terres de femmes


    [Une nuit, j’ai rêvé de toi] (extrait de P’tit Bonhomme de chemin)




    ■ Voir aussi ▼


    Poezibao, le site de Florence Trocmé






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  • Florence Trocmé | [Une nuit, j’ai rêvé de toi]


    [UNE NUIT, J’AI RÊVÉ DE TOI]




    Une nuit, j’ai rêvé de toi, mais peut-être que je rêve de toi très souvent, P’tit Bonhomme ? Les héros de livres existent-ils ? Ils ne meurent pas donc ils n’existent pas ou bien s’ils existent, ils disparaissent. Ils ressuscitent aussi parfois. Toi, qui t’a rendu visite ces dernières années, ces dernières décennies ?  Une poignée de fous de ton père qui lisent toute son œuvre, peut-être ? Mais  même  plus un seul livre disponible avec tes aventures, c’est tout dire… Sans Famille t’a grillé la politesse, mais Rémi, oui, on l’aime bien mais ce n’est pas toi,P’tit Bonhomme, rien à voir.



    […]



    P’tit Bonhomme, cette envie de t’écrire ! Souvent je te parle, t’interroge. Qui es-tu ? Pourquoi me parles-tu ? Que m’as-tu révélé, qu’as-tu touché en moi ? Qui t’a aimé, qui t’aime aujourd’hui, si l’on te connaît encore un peu ? Puis-je t’écrire, existe-t-il un service postal à rebours du temps et s’il existe où t’écrire, chez la Hard, à la ferme de Kerwan, à ton magasin dublinois ? Chez Hetzel ou chez Jules Verne, ton père ?





    Florence Trocmé, P’tit Bonhomme de chemin [abrégé poétique], éditions LansKine, 2021, pp. 41, 45. [En librairie le 29 mars 2021]



    _____________________
    Florence Trocmé reprend ici à son compte un récit méconnu de Jules Verne, P’tit Bonhomme, qui relate le périple d’un orphelin au temps de la domination anglaise et des famines en Irlande, au XIXe siècle. Elle en réécrit l’histoire en vers justifiés et fait entendre en contrepoint toutes sortes de voix, personnelles et documentaires.





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    ■ Florence Trocmé
    sur Terres de femmes


    P’tit Bonhomme de chemin (lecture d’AP)




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    Poezibao, le site de Florence Trocmé






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  • Ruth Lillegraven | Abelone parmi les roses


    ABELONE PARMI LES ROSES



    Abelone debout parmi
    les roses trémières du jardin,
    elle parle avec ma mère, grande
    et mince,  elle ne ressemble pas
    aux autres jeunes filles, ni à mes sœurs,
    elle lit sûrement beaucoup de livres, on dit
    qu’elle sera institutrice, la première du village
    elle est sûrement plus intelligente que toutes ses
    camarades de classe, elle aurait pu être pasteur
    comme son père, oui, sauf que c’est une fille,
    à ce que dit ma mère, et là elle est debout
    parmi les roses, elle qui sait et connaît
    tant de choses, et on ne peut pas dire
    qu’elle soit vraiment belle,  avec son
    visage pointu, mais autour des lèvres
    elle a les traits les plus fins du
    monde,  je lui dis oh,  c’est toi,
    et ce sont mes toutes premières
    paroles, oui, dit-elle
    oui, c’est moi







    ABELONE



    Et c’est tout ce que je lui avais dit quand il est venu chez nous voir nos livres pour ce club de lecture que mon père avait fondé parce que la bibliothèque du village ne recevait jamais de nouveaux livres. Juste une caisse, mais avec de très beaux livres, des trésors qu’Endre prenait l’un après l’autre, les tournant et retournant tout en me regardant comme pour me demander lequel à mon avis il devait emporter. Après son départ, mon père a dit que ce jeune homme sentait l’étable et la résine, l’humus et le marais, il n’avait jamais lu de livre jusque-là, pas de son propre gré en tout cas, non, il n’était pas venu pour les livres, attends un peu, dans pas longtemps il reviendra en courant demander ta main, dit mon père avec un sourire entendu. Je n’ai pas répondu, car je déteste qu’il parle ainsi, et je ne savais pas du tout ce que je pensais de ce gars-là, c’est vrai qu’il tenait les livres comme si c’étaient des bêtes curieuses, et il avait l’air vraiment empoté en partant avec son livre sous le bras. Là-dessus je n’ai plus pensé à lui, mais maintenant le voilà prêt à danser, dans ses habits du dimanche, il a vraiment belle allure en s’avançant vers moi, et moi qui n’aime pas la danse, qui n’ai jamais été celles qui s’y précipitent, que dirait mon père, me voilà en train de tourner sur le plancher, de tourner, de tourner, et je n’ai pas peur de me tromper de pas car Endre me tient. Ecoute la musique, tu l’as en toi, dit-il en me faisant tourner jusqu’à ce que j’aie le vertige et que je ne puisse plus m’arrêter de rire.



    Ruth Lillegraven, « Partie Un », La Serpe, éditions LansKine, collection Régions froides, 2021, pp. 54-55. Traduit du norvégien par Anne-Marie-Soulier. Aquarelles de couverture et intérieur : Olga Korableva.






    La Serpe




    RUTH LILLEGRAVEN


    Ruth Lillegraven
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur La Serpe





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  • Serge Basso de March | [La corde à linge est seule]



    LA CORDE A LINGE
    Collage photographique, G.AdC







    [LA CORDE À LINGE EST SEULE]





    La corde à linge est seule et découpe la pluie
    au fil des aventures où les pinces se noient
    Squelettique et déchue sur le fil de ses larmes
    elle n’a plus de raisons au jeu du vent qui passe
    Elle trace au ciel qui pleut une ligne où se meurt
    l’appel des jours passés Elle se souvient d’hier
    quand le linge orgueilleux arborait ses couleurs
    quand le fil se tendait à ME coloriser
    et laissait voir au monde nos humanités
    Au pied de ses poteaux arthritiques et rouillés
    dans le silence épais qui sonne à contre-jour
    le soir gris la tutoie et connaît sa puissance


    Je te laisse le chat qui dort sur le fauteuil
    la couleur de la soupe et l’odeur du café
    Je te laisse un bouton un beau crayon sans mine
    le bout du bout du banc un truc et deux machins
    et la virgule en trop et la cédille en moins
    Je te laisse trois notes au-delà des portées
    et ce livre perdu jusqu’au bout de ses pages
    Je te laisse un vieux seau, trois tomates et un dé
    une ardoise et un sac et qui SAIT quoi encore
    Je te laisse des mots patati patata
    Garde ces trois fois rien qui font déjà beaucoup
    j’ai déjà trop de choses à ranger dans ma vie

    Je parle avec la mort sur le bout de la langue
    avec ce trou creusé sous le hasard des pelles
    Je parle pour savoir si l’envers de l’endroit
    est là-bas ou ici caché sous un mouchoir
    Je parle à contretemps sur l’absolu des mots
    qui resteront gravés sur la pierre établie
    et je radote un peu sur le peu qui me reste
    Je parle sans savoir ce que je ne sais pas
    ce qui me pousse encore depuis les premiers sangs
    à parler jusqu’au bout du silence ET des peurs
    Je parle pour souscrire aux déraisons des os
    qui viendront m’inventer jusqu’à demain déjà




    Serge Basso de March, «Première partie, Chœurs | J’ai la mort à nos pas Qui me sait Et puis quoi ? (Douze Poèmes au carré) », Triptyque d’un horizon aperçu, Oratorio, Avec la mort, un vieux chat et quelques personnages mythologiques égarés, éditions LansKine, 2020, pp. 22-24.






    Serge Basso de MarchTriptyque




    SERGE BASSO DE MARCH


    Serge Basso de March  portrait
    Photo : Adrienne Arth
    Ph. © Adrienne Arth
    Source





    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Triptyque d’un horizon aperçu
    → (sur le Dictionnaire des auteurs luxembourgeois)
    une notice bio-bibliographique sur Serge Basso de March





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  • Julien Nouveau, d’ombres, d’eau et de sel

    par Sabine Dewulf

    Julien Nouveau, d’ombres, d’eau et de sel,
    éditions LansKine, Collection Cearnach, 2019.
    Encres de Caroline François-Rubino.



    Lecture de Sabine Dewulf


    L’éditrice des éditions LansKine, Catherine Tourné, propose à nos yeux et nos mains un splendide recueil paru en édition courante, qui s’apparente à un livre d’artiste : les cahiers, non cousus, en sont libres et le papier, de fort grammage et de belle facture ; en belle page (page de droite) de chacun des cahiers resplendit une peinture de Caroline François-Rubino, la page de gauche nous offrant les phrases enveloppantes du poème en prose de Julien Nouveau.







    Caroline Nouveau 7
    Caroline François-Rubino,
    d’ombres, d’eau et de sel, cahier 8, 2








    Ce texte nous raconte une histoire étrange, audacieuse et prenante :

    « De là où je vous écris, la palpitation de mon ventre est vaine, mon souffle, hors de propos ».

    C’est par ces mots que la narratrice nous invite à entrer dans son récit murmuré d’outre-tombe. Elle s’adresse d’abord à nous, lecteurs, tout en affirmant appartenir à une communauté située à l’écart des vivants :

    « Nous habitons des terres meubles prêtes à nourrir les graines qui viendraient s’y semer. Les vivants auront ici leur part ».


    Elle s’adresse ensuite à son « bien-aimé » :

    « Mais tu me tenais la main ».

    « À ma peau, ton corps se fond comme l’eau au fil que gagne ma peau, sans cesse glissant à ses flots, à ses airs ».


    Elle commence par nous décrire son propre territoire (ce substantif convient-il ?), puis glisse rapidement vers le bruissement de sa mémoire :

    « Je me souviens de tout ».


    Son propos, ensuite, oscille constamment entre les « limbes » d’où elle s’exprime, où « un instant vaut pour une éternité », où la parole se pose davantage et où certaines peintures réduisent leur format, et cette vie courante, passionnée qui fut la sienne, dans la chambre commune ou dans la ville :

    « J’ai sur le fond de l’âme le plancher de notre chambre ».


    Elle se rappelle sa propre mort aussi :

    « Longtemps, j’ai cru me trouver sous une neige ».

    Ce grand passage se creuse de strates différentes qui échappent à notre expérience de vivants :

    « Et je l’appris de cette aventure, tout au creux de mon sommeil il existe un sommeil encore plus profond ».


    Des personnages de sa vie passée surgissent, des enfants, par exemple, mais également, comme au sein d’une mémoire si ancienne qu’elle déborde les limites de son existence terrestre, « des souvenirs de villes qu[‘elle n’a] jamais vues ».


    De l’ensemble du livre monte un chant d’amour vibrant. Qui vibre pour l’autre tant aimé et pour cette vie écoulée, écourtée, si puissante pourtant qu’elle continue de hanter sa conscience. Parfois font irruption des fulgurances d’un autre temps, d’une tout autre manière d’appréhender l’univers :

    « je ne suis jamais née ».

    « avant que mon monde se fût achevé, il dut se former une dissension, tout au creux, au plus sensible de mes ciels ».

    La mort déjà rôdait dans cette vie mais, on le voit, elle n’est pas nommée, seulement désignée par ce mot : « dissension », accompagné d’autres qui résonnent avec lui : « trouble obscur », « aigreurs », « torsions »…


    Peu à peu s’affirme ou se forme une identification entre les limbes et l’être physique du bien-aimé :

    « jusqu’à ce que mon ciel se fondît à toi, jusqu’à ce que mon ciel se fît ton visage et tes bras, et tout le ciel du revers de tes yeux ».


    L’hommage aux pouvoirs du corps est ici saisissant :

    « Toucher, être touchée me semblent folie pure. Il n’est rien, sinon les corps, qui le puisse ».

    Toucher s’impose comme le mystère par excellence, le miracle absolu. C’est tout le prodige de la rencontre amoureuse qui tente de se dire. Qu’est-ce qu’un corps, finalement, sinon d’abord un mélange d’eau et de sel ? Que dire d’autre de cette indéfinissable matière dont nos êtres sont pétris ? Depuis l’absence, une telle rencontre revêt sa dimension inénarrable et inouïe :

    « toi de pierre, d’eau et d’un peu de sel, moi de vapeurs, de ciel et d’un peu de verre, nous étions faits de chuchotements inaccomplis ».

    Une dimension d’ineffable éternité : « Cet absolu que je cultive ».


    Comment retenir quoi que ce soit de ce monde lorsqu’on en a été exilé ? Que peut-il en subsister, d’autant que rien ne nous sera révélé de son secret, lorsque nous l’aurons quitté ?

    « Ici, il est dit que l’on ne peut jamais connaître ce qui nous porte au monde, et nous pousse à son travers ».


    Pourtant, la « voix » du bien-aimé demeure, qui témoigne d’un monde toujours foisonnant, avec ses « bêtes sauvages » qui vivent, meurent et affluent « par milliers ». Une nostalgie douce, longue, irrémédiable parcourt tout ce recueil comme un frémissement, disant à la fois la continuité et la rupture des mondes, l’impalpable souvenir et la force d’étreintes inoubliables, dans la douceur d’un regard venu des limbes, toujours veillant. La puissance ensorcelante des phrases de Julien Nouveau, son lent écoulement de mots rythmés par les virgules, nous entraînent parmi les fils subtils qui tissent notre monde, nous relient à ces « fibres » qui font l’étoffe de la matière universelle dont nous faisons entièrement partie, vivants ou défunts.


    De ce chant scandé par cette formule réitérée : « je me souviens de tout », à la fois infiniment sensible et empli de sa mélancolie, les peintures de Caroline François-Rubino se font l’écho fidèle, dans l’intimité d’une sensibilité partagée : oscillant entre un bleu-noir et diverses nuances de gris, auxquels se mêle la blancheur nue du papier, ces superbes aquarelles nous ouvrent une fenêtre sur le pays des limbes : s’y pressent des lignes, des nuées dans la lumière, de denses morceaux de nuit, un peu de ciel qui semble aussi de mer, de neige, parcouru de traînées incertaines. Par ces carrés où la peinture se fait abstraite, il entre néanmoins, comme par des fenêtres, de fines allusions au monde des formes, comme perçu de là-haut, chaînes lointaines de montagnes, crêtes marines ou forestières… Nous y déchiffrerons ce que bon nous paraît, sans cesse guidés par un regard d’outre-ciel. Nous y lirons ce vif mélange fait de nos perceptions, de nos regrets, de nos désirs rebondissants.


    Et nous nous souviendrons, lisant ces lignes tour à tour de peinture et de mots, si profondes et si touchantes, que nous aussi, trop souvent, nous nous absentons du monde, et qu’y revenir nous est permis à chaque instant : en réaffûtant notre sensibilité, notre soif de courir et de palper ce flux de matière à la fois mouvante et sauvage où nous embarquâmes le jour de notre naissance, pour une traversée dont la durée n’est pas déterminée, ni par les bornes de notre mort future, ni même par ce qui pourrait s’étendre au-delà des formes qui nous sont familières. Nous veillerons à demeurer présents au monde, afin de ne pas avoir à « douter d’avoir jamais existé » et de pouvoir affirmer :

    « Pourtant ma joie frissonne encore, je la veux pour m’établir ».



    Sabine Dewulf
    D.R. Texte Sabine Dewulf
    pour Terres de femmes







    Julien Nouveau  d'ombres  d'eau et de sel





    JULIEN NOUVEAU


    Julien Nouveau portrait 2





    ■ Julien Nouveau
    sur Terres de femmes

    [Chacun est fait de beaucoup d’eau et d’un peu de sel] (extrait de d’ombres, d’eau et de sel )




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine)
    la page de l’éditeur consacrée à d’ombres, d’eau et de sel, de Julien Nouveau




    ■ Sabine Dewulf
    sur Terres de femmes

    Et je suis sur la terre (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Véronique Daine, Amoureusement la gueule (lecture de Sabine Dewulf)
    Pierre Dhainaut, Pour voix et flûte (lecture de Sabine Dewulf)





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  • Florence Jou | Alvéole 2


    ALVÉOLE 2
    (extrait)





    Éric / Le matin, je me lève, j’écoute les informations, je sens qu’on nous bâillonne dans de fausses idées de justice, égalité, bonheur au travail…

    Amélie / Dans le flux, c’est difficile de se repérer. Difficile de poser des critères dans ce jeu compliqué des dominations, du patriarcat à la famille moderne au travail à domicile. Comment avoir une clarté sur les situations, sur les circuits intégrés où les femmes sont prises aujourd’hui, en produisant plus de 50% d’aliments de première nécessité.

    Éric / Je ne perçois pas toujours les espaces de seuils possibles. Ces espaces où nous pourrions redéfinir un rapport à soi, aux autres et au monde.

    Amélie / Des seuils où nous inventerions des outils de décentrement, des régimes de vision.

    Éric / Des ripostes. Des modes productifs et reproductifs. Des valeurs différentes. Il existe des tentatives, des essais plus ou moins réussis, mais nous n’y arrivons pas toujours.

    Amélie / Pas toujours. Il nous faudrait inventer une citoyenneté de la nouvelle reproduction ou une nouvelle grille pour nous re-coder.

    Éric / Des grilles qu’il serait possible de manipuler si nous envisagions des pratiques de l’espace qui créent des ombres et des rencontres, avec des singularités et des îlots qui se forment. Nous traversons l’espace sans geste direct, sans chemin pré-déterminé. Nous bordons et débordons. Border et déborder. Penser que nous ne sommes pas des fantômes vivant sur des plans.

    Amélie / Tu vois, je me sens comme un endroit qui doit se ré-inventer parce que je bruis des voix d’autres, des luttes.
    Je ne veux plus être pestonnée.

    Eric / « Pestonnée » ?

    Amélie / Oui, ce pesto mondial, cette idée de piler et dépiler l’autre comme du basilic, comme de l’ail, comme des pignons. Pestonnée, dans la puissance de la machine à piler, de te faire pesto ou glace pilée, de la fragmentation du corps collectif en petites unités, du pilage de toutes tes capacités d’organisation et de relation. Tu sens quand tu dis le mot « pestonner ». Que tonne et retonne sur toi, sur nous, des lignes de partage qui nous ont opposés, des élans de libération étouffés, des problèmes pour répliquer, des injonctions sans cesse renouvelées. Tu sens la force des pestonneurs et pestonneuses.

    Éric / Tu te prépares comment pour répliquer au pestonnage massif ?

    Amélie / Je bartiste.

    Éric / Tu bartistes ?

    Amélie / Le bartitsu, tu allies tes pieds, tes mains, tu uses de bâtons, tu es offensif et défensif à distance, ou en mode rapproché, tu es aussi au corps à corps, tu bartistes.



    Florence Jou, « Alvéole 2 », Alvéoles Ouest, éditions LansKine, collection Poéfilm, 2020, pp. 32, 33, 34.






    Florence Jou  Alvéoles Ouest




    FLORENCE JOU


    Florence Jou
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Alvéoles Ouest





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  • Emmanuel Moses | [Mettre un éléphant dans un poème]



    [METTRE UN ÉLÉPHANT DANS UN POÈME]




    Mettre un éléphant dans un poème c’est tout à fait possible
    Il suffit de ménager un espace suffisant entre deux mots
    Pas un espace sur la page blanche
    Un espace de sens
    Comme entre joie et peine
    Amour et haine
    Âme et corps
    Vie et mort
    Enfin, vous comprenez
    Vous y placez alors votre pachyderme
    Qui croyez-moi
    Pourra courir et balancer sa trompe à son aise
    Sans jamais se sentir à l’étroit.





    Emmanuel Moses, Un dernier verre à l’auberge, éditions LansKine, 2019, page 31.






    Emmanuel Moses  Un dernier verre à l'auberge




    EMMANUEL   MOSES


    Emmanuel_moses_didier_pruvot_flammarion
    Ph. © Didier Pruvot/Flammarion
    Source





    ■ Emmanuel Moses
    sur Terres de femmes


    Dona (lecture d’AP)
    [La pluie donne un soir inachevé](poème extrait de Dona)
    La fleur « Shortia » (extrait de Polonaise)
    Ivresse (lecture de Gérard Cartier)
    [Derniers feux](extrait d’Ivresse)
    [Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité](extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je ferme les yeux](autre extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    [Je suis allée au puits](extrait de Comment trouver comment chercher)
    [La mer, à peau de cétacé](extrait du Paradis aux acacias)
    Quatuor (lecture d’AP)
    [Mais voilà il y a un au-delà des apparences](extrait de Quatuor)
    Tout le monde est tout le temps en voyage (lecture d’AP)
    Tardives (poème extrait de Tout le monde est tout le temps en voyage)
    [Le cahier vide et le cahier qui se remplit](extrait du Voyageur amoureux)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Un dernier verre à l’auberge
    → (sur La Cause Littéraire)
    une lecture d’Un dernier verre à l’auberge par Philippe Leuckx






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  • Anne Emmanuelle Volterra, Scènes d’Hiroshima

    par Angèle Paoli

    Anne Emmanuelle Volterra, Scènes d’Hiroshima,
    éditions LansKine, 2018.
    Prix Louise-Labé 2019.



    Lecture d’Angèle Paoli


    D’HIROSHIMA À EURYDICE
    LES LENDEMAINS DE « LA FLEUR MORTELLE »






    Alternance de textes en prose et de poèmes répartis en cinq sections, Scènes d’Hiroshima apparaît à première vue comme ce que le recueil ne sera pas : un ouvrage où se dirait la chronique d’événements connus revisités par le regard de la poète.

    Au fil de ma lecture, j’y ai perçu comme une entreprise personnelle de déconstruction et de « reconstitutions ». Tant de visages que de faits et de formes. Ainsi, dès le texte d’ouverture de la première section, « Visages au jardin I », la poète aborde-t-elle sans préalable ni prérequis lieux et temps indéterminés, pris in medias res, dans une sorte d’ébauche où cohabitent des attitudes figées et « d’insouciants visages ». Saisis dans une atmosphère faussement détendue. Le tout, brossé sous « la menace de sauvagerie, du ravage de la beauté », se dit en cinq phrases. Voilà pour les prémices, celles qui, précisément, donnent d’emblée le ton.

    Hormis le titre du recueil et trois intertitres – « Visages d’Hiroshima I » / « Visages d’Hiroshima II » / « Appendice : Cycle d’Hiroshima » (entre lesquels s’intercalent « Histoire et tragédies » et « Estampes ») –, il faut attendre le quatrième poème de la quatrième section (« Estampes ») pour mettre au jour la première occurrence du nom d’Hiroshima. Encore le toponyme apparaît-il accolé à d’autres noms de villes : « hiroshima vienne berlin paris ». Le Japon pourtant affleure. En attestent quelques mots évocateurs de « l’empire japonais » : « estampes » ; « rizières » ; « kimonos et yukatas ». Ainsi que deux noms propres, deux potamonymes (deux noms de fleuves) : Ōta et Sumida. Le premier fleuve traverse Hiroshima, le second Tokyo.

    En dépit des touches allusives disséminées dans les poèmes – univers floral des parcs et jardins ou motifs ayant trait à la guerre nucléaire –, Hiroshima se dérobe à notre regard et les scènes qui se déroulent sous nos yeux ne sont pas celles auxquelles nous aurions pu nous attendre. Dans un étrange kaléidoscope se font et se défont d’autres paysages, d’autres visages. Figurines et bustes « inconnaissables », exhumés sous les décombres :

    « les têtes ne peuvent émerger du socle qu’au prix d’efforts incertains

    par extraction du gazon, figures de jeunes enfants

    à côté d’une verrière où se côtoient par artifice

    Des espèces rares… »

    (in « Visages au jardin III [botanique] »).

    L’ensemble pourrait faire songer à une suite de tableautins, natures mortes et autoportraits, traités comme des collages ou à la manière des peintres cubistes :

    « L’os du nez scinde la chambre en mausolées de taille égale »

    ou encore à des photos recadrées ; avec inserts et gros plans.

    Ainsi dans « Autoportrait I [joue et vitre] » :

    « la vitre absorbe l’apparence de la joue

    s’y reflétant découvre sa texture [infidèle et trompeuse]

    Mais vibre dans l’os ».

    Il se pourrait aussi que ces variations, reconstitutions et recompositions envisagées sous différents angles de vue, participent de l’impossibilité à vraiment cerner la tragédie d’Hiroshima. Aussi faut-il mieux renoncer à chercher ou à attendre la moindre évocation historique de ce que fut cette tragédie. Sans doute parce qu’une tragédie d’une telle ampleur résiste à toute emprise/entreprise narrative. La poète se heurte donc à « l’impossible narration ». Comment dès lors écrire Hiroshima ? Comment écrire poétiquement Hiroshima ? L’approche que tente ici la poète est une approche personnelle et particulièrement originale, même si elle peut sembler déconcertante, grâce à un jeu alterné entre dicible – le vécu, le connu – et indicible – l’Histoire, le passé. « 1945 dans les livres d’Histoire traîne »… Comment surmonter « l’échec descriptif » ? Comment s’y prendre pour éviter la linéarité ? En « commençant par la décomposition du tout », écrit Anne Emmanuelle Volterra dans « Visage au parc II » (in « Visages d’Hiroshima II »).

    Cette conviction établie, la poète ne peut que se livrer au démontage du puzzle, lequel est composé de multiples pièces en corrélation ou non avec Hiroshima. Ainsi écrit-elle :

    « il ne fut jamais question entre nous

    de l’assemblage des pièces »

    ou encore :

    « Non, décidément

    les langueurs du soir s’opposaient

    à l’assemblage des pièces

    qui aurait expliqué le largage de la bombe ».

    Car, ce qui intéresse la poète, c’est d’envisager/discerner les « relations des formes entre elles ».

    De sorte que s’organisent des scènes énigmatiques, en porte-à-faux les unes par rapport aux autres. Déconstruire pour reconstruire. Autrement. En juxtaposant des lieux et des temps qui se superposent et s’emboîtent selon une ordonnance ou une distribution propres à la jeune poète. Ainsi du poème VI de la section « Histoire et tragédies » :

    « À Ravenne l’heure était aux intrigues de fin d’époque

    aux amants

    aux spectacles

    aux rêveries d’anciennes mosaïques

    Pompéiennes

    […]

    Nous voyions sous la poussière

    des portraits de dieux ou des pans de murs

    romains

    Les corps disparus

    devant la banque du Japon

    Nous bien vivants

    (le tapage d’un attroupement

    en bas de l’immeuble) ».

    Ou, en mettant dans le même registre événements et non-événements. Non-événements qu’il s’agit de « débusquer » : « (toilette du matin ; pas sur les quais ; miettes ; moineaux) ».

    Ou encore, en disséminant dans des scènes en apparence insouciantes et/ou désinvoltes des allusions au désastre annoncé. Ou en voie de réalisation. En modifiant la perspective. En mettant l’accent sur une semblance de silence ou en attirant l’attention sur les diverses stratégies de diversion que tout un chacun met en place pour échapper à son propre aveuglement. Ou à son angoisse.

    Ainsi du poème V d’« Histoire et tragédies » :

    « Lors des grandes évacuations

    du printemps, nous sacrifiâmes

    à la routine, aux tâches administratives

    au recensement de nos biens


    Nous éprouvions pour les objets la détestation

    et l’affection qu’on voue d’ordinaire aux morts

    ils se refusaient au transport ; les coffres

    en débordaient

    des voix criaient : « Qu’on les jette ! »


    Il aurait fallu les abandonner aux mouches

    pour mieux fuir

    mais s’accrochaient les parasites les bains

    les repas, le chemin entre la maison et l’épicerie

    et d’autres vieilles habitudes ».

    À ce poème qui pourrait évoquer des tragédies similaires à celles d’Hiroshima répondent comme en échos assourdis les poèmes d’« Estampes » qui évoquent de manière feutrée l’après-Hiroshima :

    « un monde dont les couleurs ont passé

    ne laissant à nos jours qu’un trait de stylet

    […]

    nous avons pourtant survécu et repeuplé

    les ombres des cerisiers

    hiroshima vienne berlin paris

    redevenues de sublimes broderies


    (scènes de liesse sur la Sumida

    des musiciennes jouent du luth

    dans l’atmosphère clandestine d’une ancienne confiserie

    où nous avions nos habitudes)


    aux motifs

    de rues, de monuments »

    (in « Estampes », IV)

    On pourrait se croire un instant rasséréné par un retour à la vie insouciante si l’ouvrage ne s’achevait pas par les cinq magnifiques poèmes de la section « Appendice : Cycle d’Hiroshima. » Où l’on renoue non seulement avec les poisons versés par « la Fleur mortelle », mais aussi avec le retour sur la scène des « maîtres | D’humeur à jouer | Et détruire encore » (III).

    Il ne subsiste de la ville que les flammes qui la ravagent. Et des passants en fuite qu’accompagne leur ombre portée fossilisée, projetée sur les murs de béton. Ces passants ne se retourneront pas. Eurydice — intitulé du dernier poème — se consumera jusqu’à son dernier souffle sans qu’aucun regard ne s’attache à elle.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Anne Emmanuelle Volterra  Scènes d'Hiroshima






    ANNE EMMANUELLE VOLTERRA


    Anne Emmanuelle Volterra
    Anne Emmanuelle Volterra,
    23 novembre 2018,
    librairie Texture (75019 Paris)
    Ph. Tous droits réservés





    ■ Anne Emmanuelle Volterra
    sur Terres de femmes


    [Aux fissures invisibles des façades…] (extrait de Scènes d’Hiroshima) [+ notice bio-bibliographique]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Scènes d’Hiroshima





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  • [Prix Louise-Labé 2019] Anne Emmanuelle Volterra |

    [Aux fissures invisibles des façades…]



    [AUX FISSURES INVISIBLES DES FAÇADES…]




    Aux fissures invisibles des façades
    répondent des grincements de fêtes
    l’enivrement des rues et leurs cadavres malgré les rires
    Mais notre inquiétude
    dans les plaisirs et la mollesse des jours de congé
    leurs repas copieux, leurs siestes
    l’inquiétude qui tourmente ces jours heureux
    De grands jours
    de très grands jours sans couleur
    que ne gâchent que ces fissures
    que nous supposons aux façades
    et un sermon de Saint Augustin
    sur la vieillesse du monde



    ***



    Tant de promeneurs sur les boulevards
    en manteaux, en écharpes faites main
    de jolis gens chics qui se pressent aux fêtes
    malgré les vents contraires




    Anne Emmanuelle Volterra, « Histoire et tragédies », IV, Scènes d’Hiroshima, Éditions LansKine, 2018, page 26. Prix Louise-Labé 2019.






    Anne Emmanuelle Volterra  Scènes d'Hiroshima





    ______________________________
    NOTE d’AP : Anne Emmanuelle Volterra est lauréate du Prix Louise-Labé 2019 (décerné en 2020) pour Scènes d’Hiroshima.
    Ex aequo avec Béatrice Marchal pour Un jour enfin l’accès (éditions L’herbe qui tremble).




    ANNE EMMANUELLE VOLTERRA


    Anne Emmanuelle Volterra

    Anne Emmanuelle Volterra,
    23 novembre 2018,
    librairie Texture (75019 Paris)





    Anne Emmanuelle Volterra est née le 24 décembre 1980 à Fribourg (Suisse). Après avoir suivi des études de droit, elle travaille au ministère des Finances (Suisse), en charge de politique fiscale internationale. Elle vit à Zurich. Depuis 2015, elle publie régulièrement des poèmes en revues (Poésie/Première, Diérèse, Décharge, la Gazette de la Lucarne, Place de la Sorbonne, la Revue de Belles-Lettres). Elle est correspondante pour la Suisse de la revue Place de la Sorbonne. Scènes d’Hiroshima est son premier ouvrage de poésie.




    ■ Anne Emmanuelle Volterra
    sur Terres de femmes


    Scènes d’Hiroshima (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions LansKine)
    la fiche de l’éditeur sur Scènes d’Hiroshima






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  • Clara Regy | [les postières pour un calendrier]



    [LES POSTIÈRES POUR UN CALENDRIER]






    les postières pour un calendrier
    arrivée de C. par l’autorail de 12 h36
    Raymond avec 4 crêpes
    passé au croc le grand carré







    parfois ta bouche parle
    tu ne racontes rien
    je n’ose te le dire
    parfois ta bouche parle
    et me fait mal
    aussi
    quelques mots
    perdus

    je réponds en silences

    me reviennent alors
    les serpents enlacés
    et ta force d’Hercule
    pour dénouer leur lien
    au silence du parc
    où j’avais tant pleuré






    mis les plaquette Catch anti-mouches
    achat de nouveaux mocassins
    messe pour mon épouse
    neige glisse à la supérette







    tu cramponnes le temps au creux des arrosoirs
    sans doute un peu moins pleins
    la pomme fait semblant
    de pleurer davantage
    au-dessus des patates
    dans le creux de la terre

    hier tes bras forts
    pour arracher au puits
    mon jeune corps
    maladroit et stupide
    imprudente Ophélie






    Clara Regy, Ourlets II, Éditions LansKine, 2019, pp. 18-21.






    Clara Regy  Ourlets II





    CLARA REGY


    Clara Regy
    Source




    ■ Clara Regy
    sur Terres de femmes

    [après longtemps] (extrait de Furet)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur lelitteraire.com)
    une lecture d’Ourlets II par Jean-Paul Gavard-Perret





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