Terres de Femmes

Étiquette : Anne-Marie Garat


  • [Anne-Marie Garat, II] Piero della Francesca | La Madonna del Parto



    Piero della Francesco  Madonna del parto 2

    Piero della Francesca, Madonna del Parto, v. 1455,
    Museo della Madonna del Parto, Monterchi








    LA MADONNA DEL PARTO



    Ainsi apprenons-nous que les livres nous lisent plus que nous ne les lisons, qu’ils nous écrivent plus que nous les écrivons, ils déchiffrent le mystère dont nous avons seuls la clé, ainsi peuplons-nous le monde de présences avec lesquelles nous sommes d’intelligence, nous en courons le péril extrême mais c’est à ce prix que l’imaginaire instruit l’exacte réalité de nos vies.

    Mêmement les images, les films, et les tableaux, et non, mon si cher ami Enzo Battistini n’avait pas ignoré qui j’étais le jour d’hiver où il me conduisit au village de Monterchi voir la Madonna del Parto que dit-on y peignit Piero della Francesca en mémoire de sa mère native du village, longtemps reléguée puis oubliée dans une chapelle du cimetière où celle-ci reposait, fresque ruinée de moisissures et d’eaux de ruissellement avant qu’elle ne fût sauvée, restaurée puis exposée dans l’ancienne école, petite bâtisse en contrebas du village où nous l’avions visitée au soir tombant, par un détour que j’imputais à sa mélancolie et dont ma compagnie lui donnait l’alibi, quand aujourd’hui je crois qu’il ne m’y conduisit que parce que, ayant perçu ma détresse la veille quand j’avais subitement fondu en larmes dans son imprimerie, il avait pensé, avec la discrétion et le tact dont il était capable et sans montrer d’émotion, que ce tableau donnerait quelque réponse occulte à mon tourment.

    Le peu de recul qu’offraient la pièce exigüe et l’éclairage en veilleuse qui, autant qu’il épargne les pigments, confère à la fresque son aura magique, me firent paraître la Vierge telle une géante en sa robe bleue, encadrée d’anges jumeaux soutenant son dais d’or, une des rares œuvres qui représentât la Vierge enceinte. Encore que souvent elle y couvre son ventre du manteau virginal ou le ceint d’un ruban marial, quand ici elle expose avec orgueil et souveraineté le dôme renflant sa robe dont, d’un doigt paradoxal, elle écarte et referme à la fois la fente par laquelle il saille. Geste sans pareil qui fit couler bien d’encre et par lequel elle désigne le lieu de la conception – devant lequel nous sommes comme les petits enfants posant avec l’avidité ingénue de leur faim de connaissance la question la plus vieille et la plus brûlante de notre jeune humanité : d’où viennent les enfants ? Si nous spéculons sous des formes dissidentes de la raison, de la science ou de la philosophie, généticiens ni astrophysiciens n’en résolvent l’énigme, et si toute mère désigne en son ventre personnel l’origine du monde, la paternité reste sans solution, invaincu le mystère de la conception et des voies spirituelles par lesquelles s’accomplit celle-ci. C’est le génie de Piero d’avoir résumé ce que toute vie s’épuise à formuler en une création qui, comme toute œuvre d’art, n’est que la place où s’absente le monde pour se représenter, et il m’a fallu si longtemps pour déchiffrer ce que j’appris ce jour-là de la Madonna del Parto

    […]

    Ainsi le regard de la Madonna del Parto, entre toutes Vierges de la Renaissance, donne-t-il à quiconque la visite, si ignorant ou savant soit-il, dans un sentiment mêlé de paix et d’angoisse la conviction qu’elle parle sa langue intime à tout un – disais-je à Tomaso en marchant sur le chemin, son bras si lourd, si chaud sur mon épaule. Nous irons à Monterchi, mon amour, voir la Vierge et ses anges jumeaux, nous y emmènerons nos bébés parce que si je suis celle qui vous aime, que vous aimez, qui se proclamait nullipare et satisfaite de l’être et mit bas nos deux grenouilles, c’est que ce soir-là sans doute Enzo a rempli pour moi sans le savoir cet office, dont nous nous chargeons parfois si étourdiment, celui du messager, moins ignorant et obtus qu’on ne le croit, du passeur qui ouvre à son insu des brèches dans notre existence et, d’un mot que nous croyons sans conséquence, d’un geste ou d’un acte apparemment anodin, change magiquement la direction de nos vies – faites-moi une déclaration d’amour, là tout de suite, Tomaso, sur notre chemin de grâce. Amen.



    Anne-Marie Garat, La Nuit atlantique, éditions Actes Sud, Domaine français, 2020, pp. 294-296.





    Anne-Marie Garat  La Nuit Atlantique



    PIERO DELLA FRANCESCA


    Piero della Francesca  Autoritratto
    Piero della Francesca, Autoritratto
    Storie della vera Croce, v. 1466 (affresco)
    Arezzo, San Francesco





    ■ Piero della Francesca
    sur Terres de femmes


    Yves Bonnefoy | Une silencieuse ordalie
    Erri De Luca, Piero della Francesca
    [Anne-Marie Garat, I] Piero della Francesca | La Madonna del Parto
    Michaël Glück, L’Enceinte
    Mario Luzi | Près de la reine de Saba
    Angèle Paoli | [Te souviens-tu de la Madonna del Parto ?]
    Bernard Simeone | Madonna del Parto
    12 octobre 1492 | Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca





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  • [Anne-Marie Garat, I] Piero della Francesca | La Madonna del Parto


    En souvenir d’un pèlerinage à Monterchi (1980) et de la rencontre à La Scheggia (Anghiari) de mon amie italienne Alfea*, cette fresque de Piero (autrefois mystérieusement cachée dans la chapelle du cimetière de Monterchi et aujourd’hui conservée dans un petit espace muséal aménagé dans une ancienne école, au centre du village). Elle a été peinte trente ans avant La Naissance de Vénus de Botticelli. (AP)

    _______________________
    * Cf. AP, Italies Fabulae, récits et nouvelles, éditions Al Manar, 2017.






    Piero della Francesco  Madonna del parto

    Piero della Francesca, Madonna del Parto, v. 1455,
    Museo della Madonna del Parto, Monterchi







    LA MADONNA DEL PARTO



    La Madonna del parto […] n’est certes pas la seule, mais une des rares qui présente ainsi la grossesse de la Vierge, encore tire-t-elle, dans les autres modèles, son manteau virginal sur son ventre ou y noue pudiquement la ceinture mariale, alors qu’ici elle l’expose avec orgueil au regard, mais assurément elle est la seule d’un format de fresque aussi monumental, d’une posture altière et mystérieuse telle qu’elle n’a pas manqué de saisir l’ingénieur venu d’Arezzo, à la fin du XIXe siècle, inspecter un vieux puits du village et qui, en cette occasion, la redécouvrit par hasard, négligée puis oubliée qu’elle était dans son sanctuaire, presqu’aussitôt que peinte par Piero, en dépit de sa grande réputation, cependant elle y demeura, à travers les vicissitudes du temps, épargnée par une destruction de l’édifice qui concerna la nef et non, providentiellement, le chœur où elle était peinte. On ne peut que s’étonner de la pérennité miraculeuse de cette œuvre à la gloire de la maternité divine, même si l’on sait que les femmes venaient dès le haut Moyen Âge en pèlerinage à cet endroit pour avoir un enfant, soit que de très ancienne date un ruisseau proche, nommé Momentana, ait suscité la croyance profane en la fécondité instantanée de ses eaux de source, soit qu’une statue votive en bois de la chapelle ait relayé cette dévotion locale, et la mère de Piero était elle-même originaire de ce village, mais on ne sait si celle-ci inspira le peintre ou bien la longue tradition du lieu, ainsi les hommes perdant les raisons de croire reportent-ils de manière immémoriale la ferveur de leur espérance sur des objets qu’obscurément ils savent dignes d’elle.

    […]

    [La Madonna del parto] a ce geste sans pareil, qui a tant fait couler d’encre, par lequel elle désigne ostensiblement la place de sa maternité, les doigts de sa main droite bizarrement disposés, en une prise paradoxale, qui à la fois écarte et referme, désigne et confisque la fente que son ventre gros d’enfant ouvre sur un jupon blanc, devant lequel nous sommes comme les petits enfants posant, dans leur besoin acharné de connaissance, avec ingénuité, avidité et constance, sans toujours la formuler, la plus vieille question de l’humanité : d’où viennent les enfants.



    Anne-Marie Garat, Nous nous connaissons déjà, éditions Actes Sud, 2003, pp. 96-98.





    Anne-Marie Garat  Nous nous connaissons déjà 3



    PIERO DELLA FRANCESCA


    Piero della Francesca  Autoritratto
    Piero della Francesca, Autoritratto
    Storie della vera Croce, v. 1466 (affresco)
    Arezzo, San Francesco





    ■ Piero della Francesca
    sur Terres de femmes


    Yves Bonnefoy | Une silencieuse ordalie
    Erri De Luca, Piero della Francesca
    [Anne-Marie Garat, II] Piero della Francesca | La Madonna del Parto
    Michaël Glück, L’Enceinte
    Mario Luzi | Près de la reine de Saba
    Angèle Paoli | [Te souviens-tu de la Madonna del Parto ?]
    Bernard Simeone | Madonna del Parto
    12 octobre 1492 | Cole Swensen, Mort de Piero della Francesca






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