Terres de Femmes

Mois : juin 2023

  • Samira Negrouche | Stations | Prendre place dans la langue (Extrait)

     

     

     

    SAMIRA NEGROUCHE _Fotor

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Samira Negrouche, 8 juin 2023,
    Photo : Angèle Paoli

     

     

     

     

    Prendre place dans la langue (Extrait)

                                                  à travers les failles de l’histoire

     

    Il n’y a jamais eu de sentiment de culpabilité concer-
    nant mon utilisation de la langue française.
    Que ce soit pour parler ou pour écrire. C’est une idée
    qui ne me traverse jamais l’esprit.
    Cette langue s’écoule de moi, naturellement, parallèle
    à d’autres langues maternelles, se nourrissant aux
    mêmes affluents.

    Comme mes langues, je suis multiple. Aucune d’elle
    ne m’est étrangère, elles entrent toutes dans ma
    constitution la plus intime.
    Aucune d’elle ne domine, elles semblent cohabiter
    en toute harmonie, chacune s’exprimant librement,
    instinctivement, chacune me rapprochant un peu plus
    de ce qui est enfoui en moi.

    Plus intime encore, le rapport à l’écriture.
    Il s’inscrit en moi, ou se fraye un chemin à travers soi,
    par des chemins inattendus. Je ne crois pas qu’on
    puisse réellement choisir la langue dans laquelle on
    écrit de la littérature, c’est la littérature qui décide,
    la poésie à l’intérieur de soi qui ne se laisse jamais
    entraîner dans des logiques d’une tout autre nature.

    Qui est entré dans l’aventure intime de l’écriture sait
    que l’écriture est elle-même une langue, que cette
    langue se sculpte à l’intérieur d’une autre langue,
    lentement, soigneusement. Que tout écart de la langue
    est encore un creusement de la langue.

    J’ai toujours envisagé la langue française comme une
    langue maternelle, au même titre que le tamazight ou
    l’arabe, sans oublier que le tamazight et l’arabe sont
    déjà un arc-en-ciel de langues. Je dis maternelle et
    j’envisage que la première pensée de qui m’écoute
    ou me lit puisse être de questionner les apports de
    mon arbre généalogique. Je ne vais sans doute pas
    vous décevoir, je ne peux décevoir qui va au-delà de sa
    première impression. Il semblerait que je descende par
    ma mère et par mon père, sur plusieurs générations, du
    même village de montagne à cent quarante kilomètres
    à l’est d’Alger. Je suis Algéroise de naissance et de vie,
    mais ma montagne n’est jamais loin.

    Pourquoi alors cette référence à la langue maternelle ?
    Puisque ma mère m’a susurré d’autres mots à la
    Naissance ? Parce que ma mère avant moi, et tous ceux
    qui l’ont entourée avant moi, ont baigné dans cette
    multiplicité qu’ils ont faite leur. Parce que bien que
    conscients et inquiets de la disparition de la langue de
    leurs ancêtres, ils n’ont jamais envisagé que d’autres
    langues intimement ancrées en eux puissent annuler
    ou en affaiblir une autre.

    Je dis maternelle car, à travers cette paroi de chair
    qui me séparait du monde, il y avait déjà dans mon
    environnement immédiat ces trois langues comme
    trois triangles superposés, à jamais liés dans ma
    structure neuronale.

    Au-delà de ma naissance, c’est dans les rues de ma
    Ville, Alger, El-Djazair, les îles, Icosim, Icosium,
    que s’inscrit ce chant multilingue. L’Algérie est la
    terre de ce foisonnement, c’est d’elle que je tiens
    ma multiplicité, mes strates, c’est d’elle que je tiens
    cette affirmation simple que le français est une langue
    algérienne, et je ne pense pas une seconde qu’il y ait la
    moindre polémique là-dedans.

    J’ai parlé de langues arc-en-ciel en excluant le
    français de ce dégradé de couleurs, il est pourtant
    parmi les langues les plus chargées de dégradés de
    couleurs, parmi les plus étendues. Que cela s’entende
    ou pas dans les accents, par les expressions, par les
    néologismes ou les tournures de phrases. La langue
    française est chargée d’oligoéléments de la langue, sa
    musique ne lui appartient plus complètement, ou du
    moins pas à elle seule.

    Diplômée de la faculté de médecine d’Alger, je suis
    née longtemps après l’Indépendance de l’Algérie. C’est
    dans un pays indépendant depuis plus de trente ans,
    à une époque où l’Algérie a été désertée et endeuillée
    par la perte de ses artistes et de ses intellectuels, à une
    époque où le terrorisme était notre lot quotidien, que
    j’ai été formée.
    J’ai été formée en français dans une université
    algérienne, publique.
    Comme les intellectuels algériens formés au seuil
    de l’indépendance, j’ai été formée au seuil d’un
    basculement, ces périodes de l’histoire où l’élite ne
    signifiait plus grand-chose.
    Je suis un produit du peuple vacillant. Mon français
    est algérien, il a résisté aux hordes qui s’abattaient sur
    ce que symbolisait la langue française dans la société
    algérienne : un mélange de liberté, d’occident, de
    laïcité, de progrès, mais aussi parfois d’insoumission,
    de marginalité, de traîtrise.
    Pour beaucoup, c’était une langue de
    travail.

    Pourquoi je précise tout cela ?
    Parce qu’il faut de longues introductions pour qu’il
    n’y ait pas de malentendus entre nous. Et il y aura des
    malentendus, car aucune introduction ne peut suffire
    comme aucun instrument de mesure ne peut dire
    l’impact réel de cette langue dans le cheminement de
    nos neurones et celui de nos sociétés, de nos Histoires
    croisées.
    Nous sommes, notre francophonie est issue d’un viol.
    certains m’objecteront que le reste de l’Histoire de
    l’humanité est issu de viols.
    Je dis que nous devons assumer celui qui nous
    concerne, celui pour lequel nous avons un devoir de
    mémoire et de conscience.
    Il est important de dire cela, de l’accepter pleinement
    et d’accepter la part de ruines collatérales pour pouvoir
    vivre pleinement cette part intégrée et entière de soi…

     

     

    Chèvre feuille

    Samira Negrouche, « Prendre place dans la langue », in Stations
    10 décembre 2019,
    Illustration de couverture: Photographie © Arièle Bonzon Courtoisie,
    Éditions Chèvre-feuille étoilée, 2023, pp.160,161,162,163.

     

     

    SAMIRA    NEGROUCHE

    Samira Negrouche Guidu
    Image, G.AdC

    ■ Samira Negrouche
    sur Terres de femmes ▼

    → [J’aborde la plus haute rive](extrait de Quai 2 | 1)
    → Six arbres de fortune autour de ma baignoire (lecture d’AP)
    → [Des sillons se creusent] (extrait du Jazz des oliviers)
    → Tes vagues (+ notice bio-bibliographique) [extrait d’Iridienne]
    → [Tu ne te résignes pas] (extrait de Six arbres de fortune autour de ma baignoire)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) Il se peut

    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur YouTube) Samira Negrouche – Portrait d’une poétesse (Voix de la Méditerranée, Lodève, juillet 2011.
    Réalisation de Sonia Viel. Propos recueillis par Thierry Renard. Production Espace Pandora)

     

     

     

  • Gorguine Valougeorgis | Lecture de Patricia Cottron-Daubigné

    Gorguine Valougeorgis, matin midi soir, Éditions Polder, 2021
    Cheese !!! Éditions Plaine page, 2021
    L’âcreté du kaki, Éditions Mars-A, 2022

    Lecture proposée par Patricia Cottron-Daubigné

     

     

     

    Gorguine Valougeorgis

     

     

     

     

     

     

     

     

    Source : Facebook 

    Gorguine Valougeorgis, il faut bien retenir ce nom et lire ce que celui qui le porte écrit.

    À ce jour 4 livres existent :
    – Un Polder paru en 2021 : matin midi soir (on reconnaît là le flair de l’équipe Décharge-Gros textes)
    -Aux éditions Plaine page, fin 2021, Cheese !!!

    Et en 2022 deux livres, l'un chez Mars-A, L’âcreté du kaki, et enfin  Xoros  chez Lunatique dont je viens juste de découvrir l’existence, et que je n’ai pas encore lu.

    matin midi soir et Cheese !!! sont, pour l’essentiel, consacrés aux gens que Gorguine Valougeorgis rencontre dans son travail. Il est dentiste itinérant, actuellement dans le 93 et approche ainsi les publics empêchés ou éloignés des soins. Ce sont ces gens, pauvres, dans la misère physique et morale souvent, vivant parfois dans la rue, que l’on croise dans ces poèmes. Cheese !!! est accompagné de photos des belles céramiques, variations colorées et surprenantes de dents, par Anne Raskin.

    L’âcreté du kaki retrace, lui, le parcours d’un afghan, à partir des propos de ses patients demandeurs d’asile, depuis Kaboul jusqu’à la place de la Chapelle. Un parcours de drame, de douleur, de perte. SIXN a illustré ce livre de belles encres à la fois puissantes et funambules.

    Ces trois ouvrages ressortissent de ce que l’on a appelé la poésie « engagée », terme longtemps décrié. Mais si cette dernière est une manière de faire entrer le social dans les poèmes, de le montrer, de dessiller notre regard endormi par le tout-info, alors c’est une belle expression. Pour cela il faut trouver une manière, c’est à dire une langue, une vibration des mots, ce qu’a réussi Gorguine Valougeorgis.

    Ainsi le choix des mots, le choix du détail, l’acuité des sens associés à une grande douceur, une grande attention à l’autre font par exemple de ce poème une vraie réussite.

    « j’ai appris à l’usure
    à reconnaître l’odeur
    de l’humain qui dort dehors

    rance entre
    le tabac froid, la bouteille
    l’asphalte surtout du SDF: le
    poisson du poissonnier
    pénètre les pores jusqu’aux os colle
    à la peau
    s’infiltre comme la crasse sous les ongles puis
    aux articulations qui ankylosent
    les rapports au monde

    (…)
    quand cette odeur s’allonge
    dans mon fauteuil je suis
    très attentif à prendre le temps
    regarder bien dans
    les yeux et serrer un peu plus
    la poignée de mains de fin de séance

    ne pas nécroser plus loin ce
    qu’il reste de vie et (…) in matin midi soir

    ou celui-ci :

    « elle vit sans dents depuis des années
    mais vous ne mangez rien que de la soupe ?
    Je mange de tout docteur même de la viande je la coupe en tout petits morceaux et la machouille tout doucement
    Ses gencives sont dures comme des dents
    Je lui demande pourquoi elle n’est pas venue plus tôt avec l’assistante sociale vous auriez pu trouver une solution pour payer
    je suis seule et fatiguée docteur
    et puis j’avais honte » in Cheese !!!

    Tout l’art de Gorguine Valougeorgis se déploie dans ce poème aussi, brièveté, choix de l’intensité dans des énoncés sobres. Le dentiste sait entendre, reconnaître les éléments du corps qui parlent, en disent long d’une vie et les énonce sans fioriture ; mais il sait aussi lire au-delà du corps la détresse morale et ses gestes comme ses poèmes témoignent d’une empathie généreuse.

    C’est la dignité des êtres que le poète remet au centre de l’espace, au centre de notre regard. Il sait capter ce que nous oublions dans nos imaginaires ou nos fantasmes stéréotypés. Il va aux signes essentiels, le corps encore, pour dénoncer tout un système, si l’on veut bien s'arrêter sur la force de ces quelques phrases.

    « Elles vendent leur corps et leurs enfants sont aussi joyeux que les autres elles vendent leur corps pour sauver le rire de leurs enfants pour que leurs rires soient aussi forts que ceux des autres. » in Cheese !!!

    On a le cœur lourd de notre indifférence en le lisant et on regarde ensuite différemment ces hommes ou ces femmes que l’on croisait sans les voir.

    L’âcreté du Kaki s’attache, lui aussi, à rendre compte de la violence que les individus subissent dans le monde à travers le trajet d’un afghan, migrant. Exil et rêves perdus.

    « Sur le sol
    les arêtes de tant de rêves » in L’âcreté du kaki

    Une langue tendue vient frapper le lecteur avec l’efficacité pure d’un scalpel, sur un rythme vif, qui crée comme de l’irrespirable, par exemple dans ce poème de l’effacement du demandeur d’asile. Irrespirable qui est souvent la sensation d’oppression qu’il doit avoir :

    « il passe
    il ne fait que passer
    ne vous dérangez pas pour lui
    (….)
    il passe sa vie
    à passer
    d’un pays à l’autre
    d’un trottoir à l’autre
    d’un quartier à l’autre
    d’un rejet à l’autre
    d’un boulot à l’autre
    d’une pelle à l’autre
    d’un balai à l’autre
    (….)
    ça fait longtemps
    qu’il est devenu
    expert dans l’art
    de passer
    sans lui »

    L’un des mérites de ce livre, comme des deux précédents, est de rendre présentes ces personnes, que l’on évite souvent de regarder.
    Y aurait-il quelque espoir ?

    « la paume au ciel
    finit de décrocher
    l’avant

    de l’après »

    La seconde partie du livre est constituée autour d’un « je » autobiographique. Gorguine Valougeorgis a la chance, c’est ce que j’aurais dit spontanément, d’être né en France, d’une mère iranienne et d’un père grec. Mais c’était rapidement pensé car cette pluralité des racines qui vaut peut-être absence, forme d’exil, est aussi une difficulté à vivre dans laquelle la culpabilité a une grande place.

    « J’ai toujours eu mes trois repas par jour
    toujours eu ce qu’on me devait d’amour
    et aussi mes maux de ventre »

    ou bien

    « quand la nuit tombe dans l’alcool la danse je m’abandonne
    J’appartiens enfin
    à une communauté qui me ressemble
    celle
    qui a oublié sa provenance »

    Ce qui est sûr, c’est que Gorguine Valougeorgis, à travers ces trois œuvres (et je ne doute pas que Xoros dont la lecture m’attend, soit de même qualité) a rejoint la communauté des poètes qui ne sont pas tous à distance du monde.

    Patricia Cottron-Daubigné, 21-23 juin 2023

     

    PATRICIA COTTRON-DAUBIGNÉ

    Patricia_Cottron_Daubigne-2

    ■ Patricia Cottron-Daubigné
    sur Terres de femmes ▼

    → [Je marche seul avec mon fils] (extrait de Ceux du lointain)
    → Femme broussaille, la très vivante (lecture de Gérard Cartier)
    → Visage roman (lecture de Sylvie Fabre G.)

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions L’Amourier) une fiche bio-bibliographique sur Patricia Cottron-Daubigné
    → (sur le site des éditions L’Amourier) la fiche de l’éditeur sur Ceux du lointain

     

  • Patrick Quillier| D’une seule vague (Chants des chants, I)

    << Poésie d'un jour

     

     

    Hissa Hilal

     

     

     

     

     

     

     

     

    Hissa Hilal dans le désert:  voir → Wikipédia 

     

     

     

                 HISSA HILAL ET LE CHAOS
                           (ballade)

    C’est, en dactyles, voilée qu’elle chante
    Car son visage est menacé de mort,
    Oui, elle chante en dactyles soignés,
    Et le chaos de toutes les fatwas
    Qui gueulent assoiffées de mort violente
    Est pour son chant un plomb pesant que l’or
    De sa parole vient exorciser :
    Dans la seule vague elle fait sa joie.
    Telle est la destinée d’Hissa Hilal :
    Contre toute oppression, ouvrir un bal.

    Un bal de mots tout rythmé de dactyles
    Qui tracent dans l’air un nouveau visage,
    Un masque protecteur paradoxal.
    Une fine écoute entend dans la danse
    De cette voix l’ode émue à un style
    De vie pour des êtres libres et sages.
    Tel est le geste inné d’Hissa Hilal :
    Assumer tous les sens du mot prudence,
    Envers et contre toute assignation,
    Dans l’acte pur d’une émancipation.

    D’une émancipation en profondeur
    Pour elle, bien sûr, mais aussi pour d’autres :
    La liberté d’une seule n’est rien.
    Ainsi « toutes pour une, une pour toutes »,
    Voilà, par -delà le bien et le mal,
    La devise implicite de son cœur
    Qu’elle a su insuffler au nôtre, au vôtre,
    Selon le flux d’un cosmos aérien
    Configurant tout le chaos en voûtes,
    Boutures aubinées d’Hissa Hilal.

    Princes barbus qui en prenez ombrage,
    Prêchi-prêcheurs au vice proverbial,
    Tartuffes de tout bord, de toute rage,
    Cette vague portant Hissa Hilal,
    Vous ne la stoppez pas de vos barrages.

     

    D-une-seule-vague

     

     

     

     

     

     

     

     

    Patrick Quillier, «Chant Premier» in D’une seule vague (Chants des chants, I), La rumeur libre Éditions, 2023,pp.65,66.

     

    Patrick quillier

     

     

     

     

     

     

     

     

    Patrick Quillier  →Wikipédia 

     

  • Pierre Drogi | Les Fulgurés

    <<Poésie d'un jour

     

     

    HÉRON

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     " grince un seul héron         par-delà la raideur des arbres." 

    Source 

     

     

                                                                                                                                                  

    Ancézune

    des étourneaux peu discrets
          disputent encore entre les sureaux mûrs

                                        ils controversent à propos
                                        des corps et des lots
                chaque mot détaché
            déposé comme un être
       à tout hasard
                     réceptacle de la foudre

                 les bandes brunes du fond se voient      le fond
         se voit comme bandes brunes à la
                     limite des frondaisons
    une lumière éparpillée marbre le sentier
                bossu et raviné   (ravelé ?)   lucarnes
          ouvertes de tous côtés où glisse un
                           bout de fleuve

                s’achève d’elle-même
           la fin des buillons-blancs aspirés par la pointe
    s’affirme     le pullulement des chardons mûrs      tapissant le sol de
                                leurs flocons agglomérés
                     en touffes herbues      tombées du peigne
                chaque lot est alloué à un corps
          volée de moineaux francs dans les églantiers
    en volée franche – pris dans les aulnes

                  martin-pêcheur     sur sa ligne     dérangé

                       flux lent de poussière et de flocons         inexorable

    grince un seul héron         par-delà la raideur des arbres.

     

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    Pierre Drogi, «I, Les Fulgurés» in Les Fulgurés, dessin de Germain Roesz,
    Cahiers du Loup bleu, Les Lieux-Dits 2022, pp 19, 20.

     

     

  • Terres de femmes n° 222―juin 2023

     
    CLIQUER SUR LA PHOTO
    pour accéder au SOMMAIRE
    du numéro du mois de juin 2023

     

    TdF Juin 2023

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Image: G.AdC

     

    Responsable de la rédaction :  Angèle Paoli
    Coordination éditoriale et mise en pages  Yves Thomas  ( † 2021 ) 
    Direction artistique et mise en images : Guidu Antonietti di Cinarca:  (G. AdC ) 
     
     

     

     

  • Marie Fabre | Le hobby du journal

    <<Poésie d'un jour 

     

     

    FUMÉE

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     " Ces derniers mois j’avais entrepris d’arrêter de fumer " 

    Photo: G.AdC

     

     

     

     

     

     

     

    2017

    Entre-temps le temps continuait à tourner. Les fictions
    ne parlaient plus que d’une chose appelée futur mais
    c’était bien sur mon vélo le présent prenait l’air.
    Il n’y avait plus de tu et mon existence dérivait comme une
    fleur métaphysique. Le dernier tu s’était tu. N’était
    restée que cette manière d’être agréablement et
    désespérément moi-même. Les jours où. Comme le reste,
    du rythme, tous les jours ou pas.

    Et insensiblement, chaque jour, ls choses passaient
    à travers moi et demandaient d’être épargnées, mais
    il en passait plus que ne permettait le stock – vieux
    système d’information instable et déformant que
    j’étais. L’ethos à dire dépassait souvent la qualité de
    l’information. Mal. Je voulais voir, pas prendre :
    encore plus mal. Je regardais le soleil défoncer les volets
    du matin et n’en tirais aucune conclusion. Je restais là
    à regarder la lumière sans broncher. Je ne lisais pas
    non plus. Non studio non lavoro non guardo la TV non
    vado al cinema non faccio sport. Non studio non
    guardo la TV non vado al cinema non
    faccio sport. L’été avait suspendu tout désir à part le
    désir de perdurer de la peau. Je me levais et chantais
    dans mon lit jusqu’à ce que je ne m’entende plus.
    L’été n’était pas une bonne saison pour écrire, hélas
    j’écrivais quand même.

    Un matin le matin m’avait apporté un rêve. J’avais
    ouvert un œil, lu un texto, refermé l’œil. Texto
    messager du matin, signe bénin d’une amitié
    bienfait du réveil. S’en était suivi le rêve le plus
    bienfaisant du moment, ô merci à mon
    inconscient quand il réapparaît conscient de
    mes besoins, anticipant un baiser la plus douce et
    seule douceur depuis… sourire au réveil, souvenir
    d’un rêve d’une chose. Une fille me souriait et moi
    je caressais simplement son cou avec mes lèvres et
    ah tout était si injustement difficile dans la réalité !
    Des lignes et des lignes de studios alignés, hommes
    Et femmes seuls dans les maisons, clope du soir
    à la fenêtre et des verres alignés dans la raréfaction
    des regards. La nuit j’arpentais les rues, soirs d’été
    muets où je filais comme une petite flèche rouge ou
    marchais sans ciller, soldat dans la nuit de plomb
    pratiquant le marche toute droite et sans relief que
    j’avais spontanément apprise au fil des années pour
    ne pas attirer sur mon corps les concupiscences. Mais
    qu’importe aujourd’hui j’avais fait un rêve, un beau
    rêve longtemps médité dans les draps et remercié
    indéfiniment comme on remercie cet autre
    pour l’expérience qu’il nous a fait vivre et qui
    nous donne la vie. Je quittais la maison pleine d’allant.
    Ma vie clapotait dans des bars et je ne supportais plus
    qu’on me sépare du monde, si réduit soit-il. Mes amis
    prenaient des demis, futur passé présent alignés sur
    la table, trois et trois et trois et trois. Pas un coup de
    vent pour freiner la cadence. Je visais la dépense.

    Ces derniers mois j’avais entrepris d’arrêter de fumer :
    ça donnait par jour trois compotes, cinq cookies, et
    une quinzaine de clopes après minuit. Un putain de
    fiasco. Je me consolais en me disant que personne ici
    ne pourrait compter mes addictions, volontaires ou
    involontaires, le grammage inconnu des poisons qui
    infiltraient la subtile trame des peaux et des organes.
    Ce n’était pas très consolant, et je mangeais un coockie.
    La nuit je pensais aux années de macération tabagiques,
    à mes petits cendriers partout semés, je suais froid en
    pensant à une mort moche. Le réel m’apparaissait.
    C’était plutôt angoissant, et j’allumais une cigarette…

     

     

    Tout-corps-entame

     

     

    Collage BIS

     

     

     

     

     

     

     

     

    Marie Fabre, Le hobby du journal, dessins de Marie-Anita Gaube, Ecri(peind)dre, Æncrages & Co 2023, pp.15,16,19

    Marie Fabre sur → Tdf

     

  • Maria Meria | Petite suite cap-corsine

     

     

    Petite suite cap-corsine (extrait)

     

     

                                                                               

    À la mémoire d'Augustin Meria, mon cher capitaine
    À la mémoire de mon ami François Belfato, maçon-poète

     

     

    LE-CAP-CORSE-SANS-DESSUS-DESSOUS

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    "Le Cap Corse sens dessus dessous

    Photo-Collage de G.AdC sur des photos d'Angèle Paoli 

     

     

    I. Topographie

    C’est une échine maigre, la peau sur les os, un paysage toujours au bord de l’écroulement, surtout côté ouest, le plus violent. Le rocher et sa pente dictent leur loi, qui devient brutale avec les orages et les vents toujours plus déchaînés : éboulis, routes coupées, ponts détruits. À coups de barre à mine – dont les emplacements sont par endroits encore visibles – une ingénierie conquérante a taillé la route côtière célèbre pour ses virages, ses à-pics et pour les frayeurs qu’elle suscite chez les non-initiés. Une ingénierie régulièrement mise en échec et contrainte d’inventer les moyens, sans doute de plus en plus coûteux, de maintenir praticable ce lacet spectaculaire qu’on appelle la « route du Cap ». Elle sinue à n’en plus pouvoir, et tant bien que mal relie entre eux des villages qui ne se voient pas l’un l’autre. Certains s’accrochent à fleur de pente, comme repoussés au bord et prêts à dégringoler dans la mer : c’est ainsi que Minerbio m’a toujours paru en danger imminent, en équilibre précaire, comme Marinca où un mur de soutènement retient une partie du village.
    Parfois pourtant, la pente s’adoucit, le paysage s’évase et laisse place à des étagements moins abrupts, comme à Barrettali ou, mieux encore, au bout du Cap, lorsqu’on quitte la route principale pour un étroit filet de bitume qui descend en douceur vers l’extrémité de ce monde-là, les minuscules villages de pêcheurs de Tollare et Barcaggio, séparés par une plage si belle et sans apprêts qu’on y retournerait encore et encore, saisis par la quiétude les jours de calme mais avec sous les yeux le rocher déchiqueté de la Giraglia et son phare pour rappeler que la violence des éléments n’est pas à prendre à la légère.
    Des rochers donc, de l’austère en bien des endroits, une nature mise à l’épreuve sans cesse et d’un abord difficile pour les hommes qui ont vécu là. En face, la mer, presque toujours, sauf dans quelques courtes vallées qui s’insinuent vers l’intérieur. La mer, mais pas toujours jusqu’à l’horizon. Car lorsqu’on remonte la côte Ouest vers le nord, la vue s’arrête aux terres des Agriates, qui forment un profil délicat de l’autre côté du Golfe, parfois une série de paravents bleutés qui s’avancent doucement dans la mer, parfois au contraire une peau au grain net, d’une matérialité exacerbée, selon les variations de la lumière et des vents. Puis, passé Nonza, les contours du Golfe s’éloignent peu à peu et reste la mer elle-même, dont les changements d’état pourraient occuper une vie. L’exaltation peut venir les jours de libecciu, lorsque l’écume est violente et les couleurs de l’eau très denses sous un ciel blanc. Et la plus grande douceur, l’apaisement, les jours où une mer lisse, d’un bleu presque pâle, se fait à la fois matrice enveloppante et incarnation d’un infini familier.

    II. Asymétrie

    Le Cap, ses rochers, ses pentes sauvages, ses promontoires vertigineux, ses virages de mal de mer, oui. Mais il faut se souvenir qu’ici règne l’asymétrie. La vérité de l’Ouest, même avec ses nuances, n’est pas celle de l’Est.
    On le pressent en arrivant au bout du Cap, on en est sûr en admirant la vue depuis Rogliano, un paysage qui fait place désormais aux ondulations s’abaissant vers la mer plutôt que d’y chuter abruptement. Les verticales deviennent des obliques plus ou moins fortes, les vallées s’évasent et s’allongent, les marines ne sont plus à l’à-pic du village mais au bout d’un cordon ombilical qui les relie assez tranquillement à des séries de hameaux réfugiés sur les hauteurs. On en a fini avec les précipices, les conducteurs peu aventureux peuvent désormais souffler et longer tranquillement la côte, faire une pause sur une plage de bord de route.
    S’ils sont un peu curieux, ils remonteront pourtant les vallées vers Meria ou Pietracorbara ou Sisco, et découvriront des mondes plus terriens que maritimes, des villages de pierre qui résistent mal au glissement généralisé des populations vers les lotissements de bord de mer ou les villas plus ou moins luxueuses. Oui, les vallées sont sans doute plus surprenantes, chacune d’un dessin différent, certaines plus courtes et resserrées, d’autres plus larges et douces.
    Il paraît que la vallée de Sisco, peut-être la plus hospitalière, était une terre de paysans plus que de marins, qu’on y cultivait des oignons réputés et produisait du lait. La vallée de Meria eut sa mine d’antimoine, celle de Luri ses vignes, ses vers à soie, ses cédratiers. Chaque vallée est un monde et raconte une histoire singulière. Mais ces histoires sont closes ou à réinventer pour que ce Cap de l’Est ne s’étrécisse pas en un ruban maritime qui renoncerait à toute profondeur, qui abandonnerait ces chemins privilégiés reliant la mer aux crêtes rocheuses avec des ponctuations de ruisseaux, de chapelles et de fontaines.

    III. Déchaînements

    Beau temps calme sur le Cap Corse, lumière, chaleur peut-être, paysages bordés de douceur maritime. Alors le libecciu se lève. Il emporte avec lui la mer. Il la creuse et lui fait battre galets et rochers en soulevant des bouffées d’écume. Les vagues submergent les jetées des minuscules ports de pêche, elles frappent les anciennes maisons de pêcheurs des marines construites au ras de l’eau, elles dévorent les plages, rongent les tours côtières, dispersent leurs embruns à des hauteurs inattendues. Le ciel est blanc, l’eau d’un bleu intense crêtée de moutons blancs, la hauteur des vagues se compte en mètres. Ce n’est pas l’Atlantique mais c’est violent, et dangereux.
    Si tu es en mer et que le libecciu pointe au loin, tu ne fais pas le malin, tu rentres sans attendre. Sauf si tu fais partie des incroyants, de ceux qui pensent que la Méditerranée est une baignoire ou de ceux qui ne pensent rien et se laissent surprendre. Ceux-là, il faudra peut-être aller les chercher à la nage ou avec un bateau de secours qui disparaît dans les creux sous le regard de dizaines de badauds massés le long de la route côtière. Ceux-là peut-être ne se méfieront pas plus du feu qui s’engouffre l’été dans le sillage du libecciu. Un feu presque toujours sans origine connue, un sauvage furtif qui balaie les pentes, dévaste, tue cette végétation admirable d’opiniâtreté qui s’accroche encore et encore jusqu’à ce que vraiment plus rien de vivant ne soit possible. Le feu menace, coupe les routes, parfois lèche les villages. On guette celui qui a pris de l’autre côté du Cap et qui peut-être passera le sommet de la montagne. Il passe, il dévale l’autre versant, approche des premières maisons, qui ont été évacuées. Tu le regardes faire depuis la terrasse, ton grand-père te tient la main. Heureusement, les canadairs finissent par arrêter sa course. Mais la montagne est abîmée, les squelettes d’arbres craquent comme des os, le sol est noir ou gris de cendres, l’odeur de brûlé persiste. C’est un désastre qui se répète, même si au fil des années la lutte est devenue moins inégale, avec des hommes prévenus et plus aguerris. Mais qui peut vraiment lutter en même temps contre le feu qui file à son aise et un vent qui domine le ciel ? Qui peut faire mieux que calfeutrer les portes et les fenêtres, fixer les volets, mettre les barques à l’abri et se tenir éloigné des possibles écroulements ?
    Arrivent les orages. On disait autrefois qu’ils venaient après le quinze août, comme des oiseaux migrateurs. Ce calendrier ne tient plus, il se dérègle aussi, sûrement. Orages, en juin, en août, en janvier, pluies diluviennes. Elles font surgir à flanc de montagne des cascades éphémères, comme des vermisseaux qui se tortillent quelques heures puis disparaissent. L’eau tombe fort, ravine, arrache. Les ruelles empierrées des villages deviennent ruisseaux, torrents parfois. Tout part à la mer. Puis plus d’eau. Sécheresse qui dure des mois. Les réserves s’épuisent. On s’inquiète, pour maintenant et pour plus tard, pour l’été, quand le vide d’hommes se transforme en trop-plein. Il faudra bien de l’eau pour les habitants, les absents de retour, les touristes, les plaisanciers. Trop d’eau, plus d’eau, violences croissantes du climat. Comment négocier avec l’extrême ?

    IV. Traces

    Que tu passes en voiture, que tu marches sur les chemins qui mènent à la mer ou grimpent vers les hauteurs, tu ne pourras pas les rater. Ils luttent contre la pente un peu absurdement ces murets de pierre sèche qui continuent de dessiner des terrasses depuis longtemps abandonnées.
    Si tu as un peu d’imagination et un peu de curiosité pour le labeur des hommes, tu commenceras à mesurer ce qu’il a fallu de misère et de courage, mais aussi d’ingéniosité pour bâtir ces kilomètres de murs destinés à accueillir et retenir le peu de terre disponible. Tu les vois à moitié ruinés aujourd’hui, sauf ceux qui soutiennent de rares potagers de village, ou dans quelques microscopiques territoires où ils bordent encore des vignes cultivées soigneusement. Ils ont pourtant fait face, pendant des décennies, un siècle ou plus, avant de lâcher prise lentement, attaqués par le vent, la pluie, la végétation, vaincus par l’abandon, à moins qu’un individu ou une association ne décide d’en remonter quelques mètres en hommage aux générations passées ou par besoin de ne pas laisser la décision au temps.
    Si tu as de la chance, peut-être rencontreras-tu un amateur de traces, un lecteur de paysages qui te dévoilera, en luttant contre les broussailles et les éboulis, un peu de la complexité des lieux. Il te fera suivre les rigoles d’irrigation desservant les jardins nourriciers, il te montrera les multiples bassins qui recueillaient l’eau, il te fera visiter quelque abri de pierre avec sa fausse voûte en dégradé, il te fera remarquer les escaliers pour géant – de simples pierres plates fichées dans le mur. Il remettra de l’intelligence et de la vie dans ce qui ne t’évoquait qu’un temps définitivement mort, et tu lui en sauras gré.
    Peut-être même qu’il t’aura donné l’envie de poursuivre ces explorations, à la découverte de la plus modeste des chapelles de pierre, posée là on ne sait pourquoi, à la découverte de bergeries abandonnées dans un site grandiose dont tu ne révèleras l’emplacement qu’à des personnes de confiance, à la recherche d’aires à blé semblables aux vestiges de cercles rituels, et de tant d’autres constructions qui te relient pour un moment à une histoire lointaine.
    Il te faudrait une chance presque miraculeuse pour que ces pérégrinations te mènent jusqu’à un maçon des pierres, un qui sait encore monter avec art un mur de pierres sèches, choisir, agencer, équilibrer, trouver la place juste. Tu verrais comme c’est subtil, tu admirerais ce simple comptoir ou ce four à pain, ces quelques mètres carrés qui demandent temps, patience et adresse. Tu observerais les variations de la pierre, les nuances de couleur, tu prendrais le temps de caresser ce mur encore chaud de sa journée d’été.
    Mais tout ça sans nostalgie, non. Car qui pourrait être nostalgique de toute la peine contenue dans les tonnes de pierres charriées, taillées, assemblées, ce paysage humain qui, selon une réflexion que faisait souvent mon père, serait comme une réfutation tranquille de la légendaire fainéantise des Corses.

    V. Trésors

    Ce n’est pas une terre d’abondance. Ici ne pousse rien sans alliance avec le rocher et le vent: il faut amadouer un sol revêche et maigre et pentu souvent, déjouer les cailloux, ancrer profond sa survie. Il y faut de l’opiniâtreté, dont peut surgir la grâce: les œillets sauvages. Ils ne s’offrent facilement ni à l’œil ni au nez. À la fin du printemps, ils extraient des rochers ensoleillés leurs tiges graciles surmontées d’une corolle de cinq pétales effrangés – pas plus – d’un rose pâle ou plus dense. Une fleur sans grands éclats, mais pour qui sait se pencher, un parfum qu’il m’est aussi difficile d’oublier que de mettre en mots : léger et clair, un peu piquant, poivré peut-être. Mon grand-père, les matins de début d’été, lors de ses promenades sur la route qui fait face à la mer, en cueillait souvent un menu bouquet pour l’offrir à ma mère.
    Ce sont les mots de René Char « pauvreté et privilège » qui me viennent pour évoquer ces fleurs et ces trésors végétaux étrangers à toute exhibition, qui n’existent que pour des passants attentifs. Ainsi des asperges sauvages, dont l’apparence ne laisse rien deviner de la puissance gustative. Pour les débusquer, il faut, au début du printemps, parcourir les terrasses et les chemins abandonnés, de préférence après quelques pluies, et repérer les pieds d’asparagus. Là, dans l’enchevêtrement des tiges plus ou moins piquantes, se dressent, solitaires ou en petits groupes, des asperges fines, d’un vert sombre, qui laissent échapper quand on les coupe un suc à l’odeur forte. Pour en cueillir une botte, il faudra peut-être se piquer les doigts, se mettre à genoux, s’aventurer dans des éboulis; parfois un petit cimetière de village pas trop entretenu fournira une cueillette inespérée grâce aux conseils d’un connaisseur qui, par amitié, vous a livré son lieu secret.
    Et quand, pour le repas du soir, vous ferez revenir ces asperges à la poêle avant de les mêler à une omelette, quand vous partagerez ce plat avec quelques amis perplexes sur votre enthousiasme, quand vous verrez leur étonnement de découvrir un gout âpre et vert si éloigné de ce qu’ils associent aux asperges de leur connaissance, alors vous ressentirez de la gratitude pour l’ami complice, et aussi pour la terre dite ingrate qui peut concentrer de telles saveurs dans une plante apparemment sans qualités.

    VI. Cousins d’Amérique

    Du Cap Corse l’Amérique n’est jamais loin, qu’elle ait laissé sa trace dans le paysage ou dans les histoires de famille. Il y a bien sûr les maisons des Américains, ces demeures de modèle italien, hautes façades et toit à quatre pentes, terrasses à balustrade et jardins arborés. Chacune raconte une histoire de réussite, à Porto-Rico ou à Saint-Domingue, ou peut-être en Alabama. Un homme est parti, il a fait fortune dans des plantations ou dans le commerce, il est revenu inscrire sa réussite dans la pierrre et dans son paysage d’enfance. Une vaste maison pour la vie qui reste et la descendance, un fastueux tombeau pour la mort qui viendra, face à la mer de préférence.
    Ces architectures d’enfants prodigues font désormais partie du patrimoine et de l’imaginaire local mais elles ne peuvent résumer à elles seules les aventures des Cap corsins partis en Amérique. Certains n’ont pas su faire fortune ou personne ne l’a appris car ils ont largué les amarres sans retour. Parmi ces fantômes, un parent inconnu qui proposait qu’on le visite aux Caraïbes pour parler tranquillement de sa part dans l’héritage d’une maison. Sa part ne valant pas le prix du voyage, la rencontre n’eut jamais lieu et l’identité même de l’homme s’est perdue. D’autres absents ont joué, au sens propre, le rôle d’oncle d’Amérique, mort et enterré là-bas, mais dont le legs permettrait aux heureux héritiers d’ici de s’inventer une vie nouvelle.
    D‘autres encore, qui ont bâti leur vie et leur maison par-delà l’Atlantique, apparaissent de temps à autre et nourrissent un imaginaire qui fournit à de nombreux habitants des cousins d’Amérique. Dans mon village, ils revenaient l‘été, de loin en loin, avec leur famille. Avec eux arrivait une langue, l’espagnol, la seule parlée de leurs enfants et de leur femme ou de leur mère. Ils apportaient les images d’un ailleurs métissé, palmiers, haciendas, aisance financière.
    Certains, nés et grandis dans la Caraïbe, mais porteurs encore des histoires d’une grand-mère nostalgique morte depuis longtemps, reviendraient in extremis déchiffrer les traces du passé familial. Ils demanderaient à visiter la maison natale de la grand-mère, ils feraient la connaissance de vagues cousins avec lesquels ils échangeraient plus de sourires que de mots, faute de langue commune, ils finiraient pas découvrir une cousine hispanophone qui leur traduirait les souvenirs de son vieux père, pour lequel les fantômes qu‘évoquait la grand-mère émigrée avaient été des êtres vivants. Et à la fin de la conversation, la cousine de Porto-Rico se tairait subitement en fixant le visage de son lointain parent. Elle se tairait d’émotion parce qu’elle aurait retrouvé dans son visage à lui les traits de son frère à elle, déjà mort. Une ressemblance plus forte que le temps passé et la distance, comme la résurgence de traits communs entre deux êtres qui avaient vécu sans se connaître dans deux îles aux antipodes. Comme une résurrection d’un instant, un aller-retour express Cap Corse-Porto-Rico-Cap Corse. (Petite suite, dans quelques jours)

     

    Maria Meria photo de Mathias

     

     

     

     

     

     

     

    Photo de Mathias Fournel-Meria

    Maria Meria in Litteratura n°5, pp. 25 à 29, 2023.

     

  • Laurine Rousselet | Nuno Júdice

    << Poésie d'un jour

     

     

     

     

    Bernard moninot 772

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Lignes d'erre - 2016 graphite et aquarelle sur papier  de  Bernard Morinot

    Source 

     

     

    le sourire passe sans mesure
    de simples gestes s’accordent à montrer
    un paysage près de la rivière verte
    les racines des orchidées sauvages
    partager un présent sur les herbes folles
    enlacement lèvres danse
    empreintes
    la langue invite au basculement
    à la transgression
    la terre n’est-elle pas un trajet dans l’étrangeté ?

    la chaleur de l’après-midi augmente
    cela s’entend entre nous deux
    la soif s’amplifie
    les pages du carnet à spirales résistent
    les mins traversent jubilation
    l’écoute des fins de phrase s’émerveille

    le secret tire du recueil son voyage
    embrasser la profondeur des traits
    sous l’ombre des frênes qui se tapit
    le pouls chante le transport
    attraper une branche basse
    lever les yeux et dire
    le soleil emporte-t-il le parfum de l’air ?

    Et tu arrives, toi, le plus attendu des matins,
    avec tes mains ouvertes afin que la lumière passe
    entre tes doigts et t’inonde
    les seins. J’étreins ton corps de nuage
    alors qu’un chœur diurne entonne, sur un rythme
    s’écho, la chanson restée au fond
    d’un calice d’amour.

    J’ouvre la fenêtre pour te recevoir,
    ô désirée, et sur un horizon de présages
    sombrent les navires de la nuit, emportant
    dans leur cale la cendre d’anciens
    cauchemars. Et je décris ton visage
    de grenade, cueillant dans tes yeux
    ses grains et les déposant dans ta bouche
    d’où découlent, lentes, les gouttes
    de rosée en un désir de campagne.

    Alors, te parcourent les vents,
    dans une étreinte humide, et tu lâches tes bras
    comme un oiseau qui fleurit dans l’anse
    d’une île frémissante, ou comme la fleur
    dont je cueille le plus profond
    des pétales – celui que je garderai
    dans le rêve que tes cheveux
    dissimulent.

     

    Rousselet aigrette

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Laurine Rousselet | Nuno Júdice, Réponses à la lumière I et II, Dessins de Bernard Morinot, Traduction de Catherine Dumas, Éditions de l’Aigrette 2023, pp. 21 et 56

    1. Ce livre est constitué de deux cycles, chacun commencé par un poème de Laurine Rousselet en dialogue avec la réponse de Nuno Júdice.
    2. Les reproductions sont des dessins au graphite, crayons de couleurs et aquarelle sur papier. Avril 2023 ;© Bernard Morinot.

  • Lambert Schlechter | Fragments du journal intime de Dieu

     << Poésie d'un jour

     

    Scnlechter

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Fragment 918 – Mourir, ah mourir… Ils ne se rendent pas compte du privilège inouï qu’ils ont, eux tous, de connaître la mort, tandis que moi j’ai à poireauter, irrévocablement, dans mon innommable permanence, puisque tel est le noyau dur de ma définition : être éternel.
    Beaucoup d’entre eux s’obstinent à m’invoquer sous cette épithète pourrie : ô Éternel, ânonnent-ils, persuadés de me mettre de bonne humeur, alors qu’ils ne font que me rappeler, encore & encore, mon triste sort.

    Fragment 8 741 – Encore & encore je fréquente maître Eckhart, son néant est tellement plus fertile que celui de Heidegger. J’ai un réel faible, depuis toujours, pour le subtile nihilisme des mystiques rhénans.

    Fragment 5 633 – Quand il s’agissait de façonner le sexe d’Adam, je n’ai pas longtemps réfléchi, suffisait que ça soit fonctionnel & efficace, la mécanique de l’érection, il faut le dire, est ingénieuse, mais je n’avais aucun souci esthétique. Quant à l’élaboration de la vulve, ça m’a coûté, j’ai fait mille esquisses & brouillons, pour arriver finalement à ce chef-d’œuvre de raffinement. Et ça me plaît qu’il y ait à cet endroit-là cet accord parfait entre beauté et jouissance.

    Fragment 854 – Il m’a intrigué, ce jeune vicaire bavarois, venu à Rome pour quelques jours avec une trentaine de ses paroissiens, pendant la quinzième année du pontificat de Pie XII, je l’ai suivi pendant quelques heures ce jour-là, entrant dans ses pas, entrant dans ses pensées, comment il marche, absent à lui-même, absent à ses ouailles, comment il trébuche le long de la colonnade de la Place Saint-Pierre, ne voyant pas le petit troupeau de lycéennes piémontaises qui passent, leurs seins menus sautillant sous leurs blouses bleues, dans sa tête ça martèle colonnes, colonnes, colossales sales colonnes, en plein été romain il a froid jusqu’au fond de l’âme, et en haut de la colonnade les saints de Bernini gesticulent dans le vide, marbre froid, froides gesticulations, et la coupole cogne contre le ciel, qu’est -ce que je fous devant ce satanique palais, les paroissiens se sont depuis longtemps dispersés dans les boutiques de pieuseries, achètent cartes postales, chapelets, médailles et statuettes de la Vierge, quelques semaines plus tard je retrouve le vicaire, solitaire et muet, dans une grotte en Cappadoce, mourir ici, ici mourir…

    Fragment 3 221– Un certain Froybard ou Beaussard ou Baubarre ou… enfin, je ne sais plus, a publié un livre dans lequel, sur deux cents pages, il prétend m’avoir rencontré (« Dieu existe, je l’ai rencontré » !) – je dois dire que personnellement je n’en garde aucun souvenir. Par contre, Oksana, cette vieille paysanne ouzbek qui vendait pendant quarante ans des pastèques dans le souk de Samarcande, je m’en souviens comme si c’était hier, elle me tutoyait avec une tendre désinvolture qui me donnait chaud au cœur. Elle a failli me réconcilier avec le genre humain.

    Fragment 1 019 – Le déluge, comme idée, ce n’était pas fameux, c’était même dégoûtant, toute cette flotte, toute cette boue, tous ces cadavres, toute cette pourriture, c’était épouvantable. Pendant de longs jours encore, alors que les hérissons, les zèbres, les cochons, les chimpanzés, les humains, les antilopes, les belettes, etc… avaient depuis longtemps péri, noyés, – pendant de longs jours encore on voyait voleter désespérément les papillons, les hirondelles, les cigognes, les cygnes, les grues cendrées, les abeilles, les hannetons, les coccinelles, etc., c’était poignant, et sans issue, un massacre biblique s’il en fut. J’ai toujours eu un faible pour mon hanneton, et j’ai dû voir des centaines de milliers de hannetons, à bout d’épuisement, tomber finalement dans les flots, c’était un cauchemar. Plus tard Albert Schweitzer a philosophé sur la dignité des animaux. Et sur leur innocence.

    Fragment 2 018 – Si on me demandait, quelles sont les dix créations dont je suis le plus fier, je dirais en vrac : la lune l’œil le tournesol la grue cendrée le Lac des Quatre Cantons la coccinelle le lapis-lazuli les larmes l’hippocampe le clitoris – et j’ajouterais : le flocon de neige.

    Fragment 2 303 – C’est Ève ma préférée. Pendant des siècles l’exégèse mâle s’est acharnée à gommer ça.
         Le fruit de la connaissance, c’est elle qui le cueille. C’est elle qui a compris qu’il fallait absolument quitter ce Jardin de fade bonheur et d’ennuyeuse perfection. Elle n’avait aucune envie de passer une éternité aux côtés de cet homme indolent, béat et sans initiative ni charnelle ni intellectuelle.
          Par son geste de primordiale désobéissance elle accomplit la transgression qui fonde l’humanité.
          C’est Ève qui invente le temps, instaure la connaissance et le désir.
          C’est Ève qui trouve la mort et donne la vie – et ce qui fait vivre : le besoin de savoir et l’envie de jouir.
          Adam ne fait que croquer la pomme qu’Eve vient d’arracher à l’arbre interdit – mais désormais il va bander et cogiter.
         Si Ève n’avait pas désobéi, ils n’auraient pas inventé la roue, si Eve n’avait pas désobéi, ils n’auraient pas transformé la mécanique du coït en un rite d’érotiques délices.
          Ma seule intervention dans tout ça, c’était d’interdire.
    Et l’admirable riposte de la femme m’a épaté.

     

    Lambert Schlechter, Fragments du journal intime de Dieu, Illustrations de Patricia Lippert et Pascale Behrens,
    Collection Trait d'union,  L’herbe qui tremble 2023, pp.9, 11, 12, 13, 14, 16, 25, 30, 31.

     

    LAMBERT SCHLECHTER

     

     

     

     

     

    Source : Facebook 

     

  • Terres de Femmes : ce qu’en dit l’Intelligence Artificiel de Qwant ( moteur de recherche libre)

     

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    Terres de Femmes revue numérique de poésie et de critique a été fondée en décembre 2004 par Angèle Paoli. Elle y anime une rubrique de critique littéraire, coordonne des anthologies de poésie, et assure la gestion quotidienne de la revue avec ses collaborateurs. La revue se distingue par son éclectisme, sa richesse en contenus, et son ouverture à diverses formes d’écriture poétique, notamment en français, italien, et autres langues. Elle propose également des rubriques sur l’actualité culturelle, la musique, les beaux-arts, et les femmes dans la culture, dans le but de faire de cet espace une « terre de partage » pour la parole féminine et la poésie contemporaine.

    Elle se veut un espace d’expression ouvert, dédié à la poésie contemporaine, à la critique littéraire et à la culture en général. La revue met en avant une grande diversité de textes, allant des poèmes classiques et modernes aux traductions, analyses, et propositions d’écrivains et de poètes amis.

    La revue est riche en contenus, incluant des présentations d’auteurs, des textes, des traductions poétiques, des photographies, des extraits musicaux, et de très nombreux liens hypertextes de qualité. Elle a reçu le Prix européen de la critique poétique francophone Aristote en 2013.

    Angèle Paoli, poète elle-même née à Bastia, est la créatrice et la directrice de cette revue. Elle vit dans un village du Cap Corse et anime Terres de Femmes avec la collaboration, notamment de Yves Thomas, éditeur-webmestre (disparu en 2021) , et Guidu Antonietti di Cinarca, architecte, photographe et directeur artistique, responsable de la mise en pages et de la maintenance du site.
    Son engagement dans la poésie se manifeste à travers une sélection rigoureuse des poètes et poésies publiés, basée sur ses lectures, ses rencontres, ses découvertes, et ses échanges avec des traducteurs et des poètes. Elle privilégie la diversité, l’innovation formelle, et la richesse culturelle, notamment en valorisant la poésie italienne et américaine, tout en restant attentive à l’actualité poétique et aux coups de cœur personnels.

    Terres de femmes est devenue une plateforme importante pour la poésie et la critique, offrant une vitrine pour de nombreux ouvrages, qu'ils soient d'autrices ou d'auteurs, et permettant de faire connaître de nouvelles voix. La revue est également active dans la recension de la production éditoriale, notamment italienne, et favorise la diversité des talents.

    Angèle Paoli connaît très bien la scène poétique contemporaine, et sa revue constitue une fréquentation régulière et essentielle pour suivre l'actualité et la visibilité des poètes et autrices, notamment féminines, dans le paysage francophone et international.

    La revue est devenue une référence en ligne, reconnue pour sa richesse, sa diversité et son éclectisme, tout en étant le fruit d’un travail passionné et bénévole.

     

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