Terres de Femmes

Mois : février 2023

  • Camille de Toledo | Une histoire du vertige / Lecture d’Angèle Paoli

    Camille de Toledo, Une histoire du vertige
    Éditions Verdier 2023
    Lecture d’Angèle Paoli

     

     

     

     

    CAMILLE de TOLEDO

     

    « C’est là… que nous avons à reprendre pied »

    Un titre vous happe au passage et hop ! Voilà le livre entre vos mains. La quatrième de couverture ajoute à l’incitation provoquée par ce titre. Impossible de résister. Et voilà la lectrice passionnée, pour des après-midis entières où mettre le nez dehors relève de l’exploit, emportée par ce fameux titre. Une histoire du vertige. Signée Camille de Toledo. Parue aux éditions Verdier en ce début d’année.

     

    Le vertige, il me connaît et je le connais. Il a élu domicile en moi et il m’habite de longue date. Il survient sans crier gare ! J’y suis sujette. Pas seulement en haut d’une échelle ou en équilibre instable sur un muret mais aussi, allongée sous ma couette. Tout se met à tanguer, la bibliothèque, le lit, envers endroit confondus, dans un mouvement d’essoreuse interminable. Avec un mal de mer digne des traversées de l'enfance à bord du « Cyrnos » ou du « Commandant Quéré » . Peut-être le livre de Toledo va-t-il m’aider à comprendre d’où proviennent ces vertiges récurrents, surgissant à l’improviste, et m’ouvrir une voie inconnue de moi qui me permettrait de m’en débarrasser. Peut-être Toledo est-il lui aussi victime de ces tourbillons qui malmènent l’équilibre ? Alors pas question de résister à cet ouvrage même si je pressens intuitivement qu’il n’y sera nullement question de méthodes pratiques et de médecines pour juguler le mal. Aller à la rencontre de cette histoire – ces histoires – est une tentation irrésistible. Que vais-je trouver dans ce nouveau livre de Camille de Toledo, dont j’ai lu récemment Thésée, sa vie nouvelle ?

    Camille de Toledo part d’un constat qui est celui de chacun et de chacune d’entre nous aujourd’hui :

    « Nous vivons « au-dessus » du monde, dans des bulles d’histoires ; ce que nous voyons, au loin, depuis cette hauteur, c’est une Terre abîmée, épuisée. Nous entrons dans un temps vertigineux. »

    Comment ne pas être saisie par ce constat ? L’auteur complète aussitôt ces affirmations en exposant le projet qui est le sien :

    « Et moi, figure-toi, avec les livres qui m’ont accompagné, j’ai voulu saisir les formes de ce vertige. Comprendre cette guerre, ce combat, et cette blessure, entre les langages humains et les autres formes de vie… »

    Une préoccupation qui revient souvent sous la plume de l’auteur, sous forme d’interrogations, directes ou indirectes :

    « Je me demande, si tu veux, comment saisir les effets du vertige dont nous sommes le nom ? Comment réarrimer le langage à la vie ? »

    Car c’est bien là, dans ce chiasme qui sépare vie et langage, que se situe la faille sur laquelle nous maintenons nos déséquilibres. Sur les lèvres d’une blessure.
    « Ce livre arpente le lieu d’une blessure entre nos vies narrées par les fictions, les langages, les codes humains, et le reste de la vie terrestre. »
    Écrit Camille de Toledo avant d’entrer dans le vif.

    C’est dans cet écart entre la multiplicité de nos langages, leur prolification démesurée et la vie de la Terre et sur Terre que gît notre malaise civilisationnel. C’est cet écart que l’auteur se propose d’étudier et de soumettre à notre réflexion. Il est urgent, selon Camille de Toledo, de revoir nos systèmes d’encodages du réel qui masquent ce qui a été perdu. Effacé et donc manquant. Et de retisser le lien entre les mots et les choses. À force de saturer la nature de discours, d’enfermer la Terre que nous habitons sous des strates de langages inintelligibles, voire cacophoniques (techniques, numériques, sociopolitiques, religieux, linguistiques, philosophiques, cartographiques, statistiques, scientifiques, idéologiques…) nous contribuons à précipiter l’effondrement de l’ensemble de nos sémiosols. Chaque nouveau récit dominant remplaçant le précédent. Chaque nouveau récit se rattachant aux valeurs présentes, liées à l’actuel, et nous privant dans le même temps des appuis du passé, les reléguant très loin dans nos mémoires.
    « Qu’advient-il lorsque plusieurs codes – ces sémiosols auxquels nous nous lions – s’entrechoquent ou s’effondrent ? » Interroge l’auteur.

    Cet écart entre nos aspirations à protéger de l’oubli ce qui a été déterminant dans nos vies, à savoir notre appétence pour les univers narratifs qui nous ont structurés, et à devoir adapter nos réflexions et nos goûts à des logiciels dont le langage sans mémoire nous échappe, contribue à développer de manière vertigineuse le malaise qui, d’une génération à l’autre, gagne progressivement. L’homme du XXIe siècle n’échappe pas à ces bouleversements qui perturbent les regards et les sensibilités, les modifiant en profondeur. Or ces perturbations et ces mal-être ne sont pas nouveaux. Il faut remonter à la date mémorable qui bouleversa le monde et marqua l’entrée de l’Europe dans la modernité : 1492. Depuis le temps des grandes découvertes, le malaise civilisationnel n’a fait que s’aggraver au cours des siècles avec les violentes mutations de l’Histoire. Autant dire que l’entreprise de relecture de l’Histoire à travers ses secousses et ses vertiges à laquelle se livre Camille de Toledo est vaste. Vaste aussi est son programme. Ambitieux même. Et très mystérieux.

    Il s’agit là d’« un livre d’aventures », écrit l’éditeur. Mais, pour moi, il s’agit surtout d’un livre de l’aventure de la narration ; laquelle, selon l’auteur est indissociable de la destruction qui accompagne les êtres avides de fictions. Un livre habilement tissé d’érudition classique et de préoccupations contemporaines.
    Ainsi découvrons-nous que Sapiens narrans, prisonnier des récits en tous genres dans lesquels il aime à s’envelopper, est responsable de la destruction programmée de la Terre. À la fois témoin et acteur du désastre annoncé, Sapiens narrans court à son inéluctable perte. Le langage éthologique semble d’ores et déjà être le nouveau langage en gain de vitesse et en passe de remplacer tous les autres.

    « Nous sommes, à l’image de Don Quichotte, perdus dans nos narrations, encapsulés dans des foyers sémiotiques que certains appellent théories, d’autres calculs, d’autres règles comptables, d’autres plans d’architectes ou modèles économiques. C’est pour nous sortir de nos habitations fictionnelles que nous avons eu besoin au cours de ces cinquante dernières années de revenir à l’enquête, aux terrains des éthologues, des ethnologues… c’est pour nous rappeler que le monde existe en dehors de nos lignes de code qu’il a fallu promouvoir l’écologie politique, afin de nous sortir de nos alcôves narratives… »

    La suite du propos est tout aussi intéressante mais je ne peux m’empêcher de m’interroger sur le paradoxe que ce propos véhicule implicitement, à savoir que cette perspective d’un nouveau langage (éthologique) draine avec elle un recouvrement des langages anciens par un langage nouveau, lequel vient se superposer aux strates enfouies des narrations préexistantes, enfermant et « encapsulant » les adeptes de cette théorie de la même manière que les précédentes. Il y a là, me semble-t-il une contradiction qui me pousse à m’interroger sur l’envoûtement narratif auquel je souscris en tant que lectrice enthousiaste (à quelques nuances près) des huit chapitres passionnants qui composent cette Histoire du vertige. Et de m’interroger sur les limites, conscientes ou non, auxquelles s’expose Camille de Toledo.

    Enquêteur des textes qui lui sont familiers et qui le construisent, qu’il explore en comparatiste talentueux, l’arpenteur textuel Camille de Toledo échappera-t-il à la destruction annoncée ? Et à sa propre extinction ? Ayant choisi la fuite en vue d’un effacement du passé dans Thésée, sa vie nouvelle (un échec ?), Camille de Toledo renoncera-t-il à ses obsessions narratives et retrouvera-t-il en chemin la vie nue à laquelle il aspire ? La vie nue ! ce concept de « vie nue » me laisse perplexe. Si Camille de Toledo dans son précédent ouvrage a choisi le récit de sa « fuite » comme moyen d’échapper à son passé, c’est qu’il était bel et bien, qu’il le veuille ou non, dans l’impossibilité de partir de rien. De lui-même, sans rien d’autre, en étant son seul antécédent. Je ne peux m’empêcher ici de rapprocher l’expérience de Camille de Toledo dans son Thésée, sa vie nouvelle à celle de Cécile Wajsbrot dans son très émouvant Mémorial. Les deux ouvrages portent sur la même quête et se solde, chez Cécile Wasjbrot par un renoncement à poursuivre l’impossible. Il semble que nul ne puisse échapper à ses origines. Que toute tentative d’effacement soit soumise à l’échec. La nécessité d’un nouveau récit, venant recouvrir le précédent, n’est-elle pas la marque d’un échec, même partiel ? Peut-être cette Histoire du vertige apportera-t-elle des réponses.

    Ainsi entre-t-on avec cette Histoire du vertige dans huit cercles narratifs, huit bolges, aurait peut-être écrit Dante, huit récits soumis à l’examen du vertige. Récits dans le récit, emboîtements et mises en abîme successives, un auteur en engageant un autre à sa suite. L’ensemble est vertigineux en effet mais aussi très envoûtant. Voilà donc la lectrice, entraînée, réveillée et prise à témoin, aux côtés de son maître es narrations. « Tu t’en souviens », « rappelle-toi », « regarde », « vois », « reviens » … Les injonctions sont nombreuses qui émaillent les textes et sollicitent l’attention et la mémoire, la réflexion aussi, souvenirs de lectures et appréhensions que l’on ne soupçonnait pas et qui charrient avec elles ces peurs qui ne laissent désormais aucun répit. Ce procédé-miroir de la parole narrative contribue à associer le lecteur anonyme à l’auteur, à en faire des complices. Et à rendre le récit et sa suite, décors, circonstances, personnages, écritures, comparaisons et oppositions, absolument vivifiants et désirables. De fait, en ce qui me concerne, puisque l’auteur me sollicite, moi, sa lectrice, je plonge tête la première et quasi en apnée, d’un récit à l’autre, de Cervantès à Montaigne, de Lewis Carroll et de Borgès à Borgès et à Claudio Magris, puis de Musil à Celan, de Stefan Zweig à Edouard Glissant, de Faulkner à Pessoa, de Melville à Sebald. Mais aussi du Greco – les Vues de Tolède– à Hitchcock et à Vertigo, de l’histoire du Danube à la chute de l’empire austro-hongrois (avec Danube de Magris) et au Regard d’Ulysse du cinéaste grec Theo Angelopoulos, puis à l’éruption de la Pelée, La Martinique 1902. Et donc au poète Edouard Glissant. En chemin, nous croisons, à la manière de W.G. Sebald, des photos, des reproductions de peintures ou de films en noir et blanc. La statue de Lénine divaguant sur un fleuve ; l’étrange perspectographe de Dürer, estampe de 1538 conservée à Nuremberg ; Les Ambassadeurs d’Hans Holbein le Jeune (1533) ; la Tempête de neige de Turner (1842) ; un Portrait d’Ambroise Vollard, œuvre de Picasso (1910) et propriété du Musée Pouchkine à Moscou… Sans oublier les croquis fantaisistes de l’auteur et à la fin du livre, précédant une table des matières très détaillée, des « annexes » récapitulatives et évolutives sous forme de tableaux et de schémas. De quoi éclairer les lanternes du lecteur étourdi ou perdu dans ses errements instables.

    Par ailleurs Camille de Toledo, pris dans les rets séducteurs de sa narration et de son admiration pour les grands textes qui ont traversé le temps, adopte dans ses têtes de chapitre les annonces propres aux récits des épopées antérieures. Chaque paragraphe introductif (en italiques) développant une démarche narrative avec progression :

    « Où l’on dépeint notre habitation narrative et le rôle de la fiction dans la façon que nous avons, nous autres humains, de tenir au monde ; et comment ces fictions nous portent à oublier la vie terrestre.»

    « La machine fictionnelle », souvenir sans doute d’Italo Calvino – Si par une nuit d’hiver un voyageur– est en route ; et bien avant elle, celle du Diderot de Jacques le Fataliste ou plus près de nous de la pièce de Milan Kundera, Jacques et son maître. À plus d’un titre, Camille de Toledo, tout imprégné qu’il est de littérature et d’érudition, apparaît comme un maître incontesté des stratégies narratives sur lesquelles s’appuyer pour construire ses récits et le raisonnement qu’il veut mettre en valeur. Stratégies qui posent aussi le problème de l’auteurité, du véritable auteur ou de l’auteur fictif. Vertiges supplémentaires posés par les dédoublements – Don Quichotte et son double Quixada, Borgès et Suáres Miranda, son auteur fictif dans son Histoire universelle de l’infamie, Pessoa et ses innombrables hétéronymes -, de la copie et de l’original. Des récits et des contre-récits. Complots et conspirations. En bref, entremêlements labyrinthiques du vrai et du faux qui conduisent aussi les disputes de notre temps dans un jeu infini à la vie à la mort. Chacun/chacune choisit à sa guise les récits qui satisfont sa déstabilisation ou son rééquilibre. Ceux qui lui correspondent et auxquels il a lié appartenance de longue date. Chacun choisit le lieu narratif de son impermanence. Là où Don Quichotte fait le choix de ses chimères, préférant croire aux Géants qu’il s’apprête à combattre plutôt qu’à la réalité prosaïque des Moulins, Montaigne lui, opte pour le voyage immobile en sa « librairie » et le recentrement intérieur sur lui-même. Chacun à sa manière choisit son retrait du monde, son propre tsimtsoum. Claudio Magris, le grand intellectuel germanophone d’Italie du Nord (Trieste), remontant tout à la fois dans Danube (1986) à la source du fleuve et aux sources de l’Histoire en consultant les archives, se lance dans l’exploration du mythe sans fondement qu’est l’histoire de l’Empire Austro-Hongrois. C’est dans le vide existentiel historique de cet empire que gît l’histoire morcelée de l’Europe. Son effondrement. Ce que cherche Magris en remontant aux sources, réelles et fictives, c’est trouver le point de suture entre le fleuve – la vie même – et les récits qui se sont forgés avec lui et autour de lui. Et plus largement, entre l’Empire Austro-Hongrois et l’Europe entière. En cela il emprunte le sillon ouvert par Robert Musil dans L’Homme sans qualités (1930-1932). Issu de la destruction de l’Europe du XXe siècle (la Seconde Guerre mondiale) et de sa fragmentation (la chute du Mur de Berlin – 1989 – et ses conséquences), Claudio Magris décrit dans Danube un paysage pluriel hanté par les écritures et noyé dans une constellation de fictions qui rendent introuvables les origines.

    Face à la complexité des savoirs imbriqués les uns dans les autres, Camille de Toledo élabore des échelles d’intensité qui lui permettent de construire sa démarche analytique. Une sorte d’échelle de Richter de la narrativité qui lui offre la possibilité de mesurer les degrés d’intensité de l’hybris sémiotique. Ce travail de gradation permet à la fois d’évaluer les forces du vertige et leur hiérarchie et d’établir les lignes de faille et les cassures. Ainsi vont apparaître les mondes qui s’opposent. Le monde certain d’un côté, le monde tremblé de l’autre.

    Solidement inscrit dans la Renaissance italienne qui baigne l’Europe entière, le monde certain est symbolisé par la peinture choisie par Camille de Toledo. Les Ambassadeurs d’Hans Holbein (1533). Tous les signes de la puissance sont présents dans cette toile. Elle porte pourtant inscrite à même le sol, sous forme d’une anamorphose, la présence grimaçante et tordue de la mort. Quant à la toile de William Turner, La Tempête de neige, qui brouille l’espace et les éléments dans ses tourbillons, nuées eau mer neige, jusqu’à avaler la présence humaine du voilier et la rendre imperceptible, elle dit l’inquiétude du peintre dans l’époque confuse qui est la sienne :

    « Nous sommes dans l’après -1789 ; l’hybris révolutionnaire a produit ses ruines, les généalogies se réveillent des envoûtements de l’idée d’affranchissement. La puissante narration française a montré un visage de mort. Sur les champs de bataille, les paysages ont été éprouvés ; et Turner montre cet entrelacs de la vie avec la mer, avec le vent, avec les vagues. Sapiens narrans a tranché, il est devenu cette fiction – un sujet affranchi − posé à côté, contre, au-dessus du monde, mais il en a oublié ce qui le lie au reste. Lui, cet être de la coupure, s’est fait une idée de plus en plus abstraite de son lien à la vie… »

    Du côté de l’inquiétude, celle qui divise et oscille entre le fragmentaire et la quête de liaison, se trouve Fernando Pessoa. Le Livre de l’intranquillité témoigne également de cette crise du sujet, celle d’« un être à dimension variable » laquelle s’oppose au « je » cartésien, sûr de lui, de son existence ontologique – « Je pense donc je suis » –, de ses droits, de son autorité et de son savoir ; confiant dans une supériorité qui légitime son besoin d’ordonnancer le monde.

    « Quand Descartes croyait aux lignes claires, Pessoa dit le nébuleux. Quand Descartes suivait les voies de la raison en dénonçant la tromperie des sens, Pessoa énonce les raisons de ses sensations. Ce que fait Pessoa avec Bernardo Soares est un travail méticuleux pour décrire nos vertiges. »

    Rien de tout ce en quoi croyait Descartes n’existe chez l’écrivain portugais dont la personnalité se dilue dans une multiplicité de personnes aux noms changeants. Pessoa, écrit Camille de Toledo, « n’a pas de solution, il n’atteint aucune harmonie, aucune communion ; il n’est pas réconcilié ; il est comme nous, atteint par la démence moderne, par le trouble focal et l’errance fictionnelle. »

    Cependant, Le monde certain persiste, au-delà des crises qui le secouent. Il est celui de l’Europe industrielle et bourgeoise du XIXe siècle, triomphante, sûre d’elle-même, confiante en la stabilité de ses fictions – « positivisme, libéralisme, communisme… ». L’autre monde est celui du monde tremblé – celui de l’engloutissement de la ville de Saint-Pierre sous les cendres de la Pelée. D’un côté le monde lointain et sauvage du volcan en éruption, que l’européen considère de haut, de l’autre le monde civilisé, confirmé dans sa croyance inébranlable dans le progrès et dans les ordres établis. D’un côté le mouvant et l’instable, de l’autre la confiance en la fermeté et la sécurité. Il a fallu attendre la voix du poète Edouard Glissant pour renverser le regard sur les choses et ramener ainsi, pris dans le vacillement de son île, « la voix du monde tremblé ».

    Vacillements, oscillations, mondes tremblés contre mondes de la sécurité orgueilleuse. L’écrivain autrichien Stefan Zweig est là pour témoigner de l’existence d’un « âge d’or de la sécurité », antérieure à la Seconde Guerre mondiale. Ce qu’il fait dans son livre Monde d’hier sous-titré Souvenirs d’un Européen (1943), livre de chevet de Camille de Toledo. Avant de basculer dans le tremblement et de signer la fin de la croyance dans la stabilité et la sécurité :

    « Le récit de Zweig est celui d’un monde cultivé qui s’effondre, celui d’une foi dans le Progrès et les Lumières qui sombre dans la nuit. On peut y lire, depuis notre temps, un récit de formation méticuleusement déconstruit par l’Histoire. Dans Le Monde d’hier, tout est happé par de nouveaux encodages qui érodent la confiance du premier vingtième siècle. » Écrit Camille de Toledo.

    Confiant dans les récits qui ont façonné le monde d’avant, Zweig découvre avec effroi les nouveaux récits qui balaient avec violence les croyances antérieures. Laissant place aux « meutes nationalistes de la Grande Guerre ». Fascisme en Italie, foi hitlérienne en Allemagne ».

    Ainsi Le monde d’hier nous éclaire-t-il sur les mécanismes du vertige narratif :

    « nos ordres narratifs s’élèvent puis retombent dans la fable de Borges, comme les traces des ambitions éteintes dans la vallée du Danube ».

    Peut-être, comme le suggère la poésie d’Edouard Glissant, la solution viendra-t-elle de la traduction ? Peut-être laisser le « monde tremblé » s’étendre sur le monde certain et le recouvrir ? Traduire le monde plutôt que persister à l’encoder. Car traduire « implique de modifier la totalité de nos codes, de nos récits, de nos encodages… ». Détricoter les encodages destructeurs tels que la « globalisation » pour laisser place à nouveau aux mille-lieux qui façonnaient jadis le monde. Autrement dit, « repriser recoudre nos liens avec la Terre. » Retisser les liens entre le sujet et le monde qui l’entoure. Telle est la première piste à explorer pour suturer ce qui a été séparé. Ce désir renferme pourtant son paradoxe. Car plus Sapiens narrans cherche à se lier au monde, plus il produit des écritures qui l’en séparent. »

    Alors, que faire ? Après bien des interrogations, des perplexités et des vertiges face à ces perplexités, la lectrice se demande ce qu’il reste d’espoir, ce qu’il reste d’ouverture. Que peut donc proposer Camille de Toledo qui ne soit pas une voie sans issue, une fermeture définitive ?

    Revenir à Soares/ Pessoa, « l’être aux variations multiples ». Soumis à un trouble psychologique qui le fait hésiter entre rêve et réalité, entre fiction et réalité, « Pessoa invente un tiers-lieu d’énonciation cénesthésique… C’est dans ce lieu commun des sensations… que se dessine le sujet océanique », porteur d’un espoir. Ainsi commence le chapitre VI de notre livre.

    « Où l’on ouvre une brèche dans cette explosion des perspectives, dans cette fragmentation ; en évoquant le "sentiment océanique ", et l’affirmation d’une vie plus entrelacée. »

    Qu’est-il donc ce sujet océanique ? Que recouvre cette expression ?

    Peut-être dit sujet océanique « celui qui depuis la coupure moderne tente, par ses failles, de se rouvrir à un plus grand nombre d’attaches. » Parmi ces sujets qui nourrissent le sentiment d’« une connexion au plus vaste, ce plus vaste que le théâtre humain tend à piétiner », figurent le prix Nobel français, Romain Rolland ou encore Paul Valéry. Pour ne citer que les plus connus d’entre eux. Tous, Pessoa, Rolland, Valéry, portés par l’intuition de cette vastitude qui les dépasse, sont sensibles à la symbiose. Avec eux survient le « versant lumineux » de la blessure et l’affirmation d’un « vertige ascendant ».

    « Ce versant ascendant du vertige, je le nomme – car un peu d’élan ne nuit pas dans notre époque obscure – l’espoir océanique. »

    C’est vers Herman Melville que se tourne alors Camille de Toledo.

    Prenant appui sur une lecture personnelle de Moby Dick, Toledo dénonce le vertige mis en place par ceux qui organisent la prédation sur l’océan. Et donc « le capitalisme baleinier », lequel est représenté au plan narratif par le capitaine Achab et son équipe. Le Péquod est le lieu où s’affrontent deux conceptions du monde et deux « formes de l’habitation narrative. ». D’un côté le « capital » (et ses actionnaires) « véritable moteur économique du roman », lié au monothéisme. L’équipage et son capitaine sont en effet rattachés au « monothéisme », lequel autorise « l’exploitation océanique » et le massacre ; de l’autre, Ismaël*, le narrateur, et Queequed, le harponneur polynésien. Tous deux font scission dans cet univers océanique du profit. Tous deux ont pris la fuite pour s’engager sur le Péquod. Le premier, également issu de la tradition monothéiste, fuit le monde matérialiste de New York en s’embarquant sur le baleinier. L’autre, le païen, désireux de connaître la modernité, fuit les croyances ancestrales auxquelles il a été attaché. Tous deux ont une vision plus vaste de leur présence sur le Péquod. Leur rencontre se fait dans la jointure de leurs différences. Or le Péquod fait naufrage et Melville fait mourir Queequed. Et Toledo d’interroger :

    « Si le Péquod, le navire d’Achab, est le véhicule du naufrage, quel est le véhicule de notre naufrage ? […] Quelle est l’issue qui se dessine au cœur des ruines de la réification du monde ? »

    Ismaël, lui, seul rescapé du Péquod, est sauvé. Et c’est ce qui nous intéresse, nous lecteurs. Au milieu du désastre qui a balayé le bateau, ses occupants et ses promesses de richesses, Ismaël « est celui qui a vu la fin du projet de découpe du monde. » Il en est le témoin. Mais il est aussi porteur d’« un message », celui que son ami a sculpté sur les flancs du canoé-cercueil dans lequel le narrateur a trouvé refuge, le temps d’être secouru par un autre bateau. Il s’agit du « tatouage d’un ancien prophète », « une thèse complète sur les cieux et la terre et un traité mystique sur l’art d’atteindre la vérité. »

    Melville invente « une écriture de l’enlacement qui vient répondre, au nom d’une nature profanée, à une histoire de la coupure : un « script indien » effaçant l’encodage monothéiste et « prenant la relève du script moderne. »

    « Melville invente une réplique à la démence de notre habitation comptable, il pressent déjà qu’il faut réinsuffler une anima pour répondre à la ruine du monde. »

    Toujours en quête du vertige ascendant, ses « appuis » et ses « sources, Camille de Toledo se tourne en dernier lieu vers W.G.Sebald, dont l’œuvre l’inspire pour écrire son Histoire du vertige. Auteur de Vertiges notamment, Sebald est « cet écrivain des ruines dont l’œuvre est une promenade parmi les destructions dans une Europe hantée par les expériences passées. » Et Camille de Toledo de nous confier :

    « Tôt, je me suis fixé une tâche : ne pas me soumettre au verdict des apocalypses. Répondre à la culture de la mort, au deuil, à la disparition des êtres auxquels nous sommes liés. Je me suis toujours placé dans le sillon qui cherche à relancer la vie ; mais rien ne peut être écrit et vu de ce qui sauve si nous ne repartons pas du plus obscur de notre temps. »

    Ces affirmations laissent perplexe parce qu’elles semblent aller à l’encontre de la quête poursuivie par l’auteur dans Thésée, sa vie nouvelle. Relire, donc, Thésée, sa vie nouvelle à la lumière d'Une histoire du vertige?

    Revenons à Sebald et à Vertiges dont Toledo se propose d’interroger le tissage des récits qui composent cet ouvrage. Revenons à Toledo, lecteur de Sebald et des Conversations avec W.G. Sebald, rassemblées dans L’Archéologie de la mémoire, dont il s’inspire pour construire le dernier chapitre d’Une histoire du vertige. De Toledo à Sebald, de Sebald à Stendhal, de Stendhal qui n’est encore qu’Henri Beyle, puis à Kafka, puis de Sebald à Sebald, les récits s’emboitent, les narrateurs se relaient. Relisant le premier récit consacré à Stendhal, Toledo s’arrête sur un extrait dans lequel Henri Beyle, présent sur la plaine de Marengo, décrit ce qu’il imagine avoir été l’entremêlement des hommes et des chevaux pris dans le massacre de Marengo. « 10000 hommes et 4000 chevaux ». Récit où le mot « vertige », « lié à un sentiment d’excitation », apparaît sous la plume de Stendhal. Ce charnier peut nous sembler inactuel tant il est éloigné dans le temps. Selon Toledo au contraire, il fait figure d’archétype. Le vertige évoqué par Stendhal est « une expérience limite où le sujet se dissout, s’évanouit, perd pied… »

    Un peu plus loin, l'auteur écrit :

    « C’est ce charnier des temps entre les restes humains et le sol qu’il nous faut arpenter ». Et revenant à notre présent, Toledo ajoute : « il y a vertige en ce début de notre vingt et unième siècle parce que la ligne de séparation entre les humains et les êtres de la nature se trouble au cœur de la ruine. »

    Succession de « tuilages », les récits de Sebald dans Vertiges (4 au total) conduisent l’auteur diluant son « sujet vertigineux » à travers les époques. Emporté dans ses errances qui le conduisent sur les traces de Stendhal en Italie, puis en Autriche sur celles d’un ami qui souffre de troubles psychiques, Sebald suit les pistes de Kafka, de Venise à Verone, et revient ensuite sur les lieux de son enfance, dans sa ville de W. en Bavière. Sebald multiplie les récits, enquête sur des crimes passés, tente d’élucider ces énigmes, perd son passeport et prend la fuite, poussé par une panique sourde et déstabilisante. Difficile de ne pas se perdre à son tour dans le labyrinthe narratif dans lequel il entraîne sa lectrice, qui passe de Sebald à Toledo, revient sur ses lectures successives, leur chassé-croisé incessant, cherche les coïncidences, souligne les dates, note des points de repère. De Vertiges à L’Archéologie de la Mémoire, de Sebald à Toledo. Difficile de résister au vertige jubilatoire dans lequel l'on plonge, des heures entières. Comment ne pas perdre pied dans la démultiplication déréglée des signes et l’affolement qu’elle suscite. Face aux superpositions narratives qui forment strates de mémoire et de lectures. Pour Sebald qui enquête sur le passé de sa ville natale, les perspectives d’élucidation – policières ou logiques- s’avèrent infructueuses.

    « On se sort du vertige pour y replonger aussitôt, car aucune enquête, tu le sais, aucun jugement ne met fin au crime. » Affirme Toledo.

    Pourtant la quête de Sebald est perpétuelle dans son œuvre, elle irrigue le champ de ruines sur lequel elle est construite. Mais Sebald ne sépare pas le temps criminel de l’Histoire de « toute l’Histoire », laquelle englobe tous les génocides de tous les temps, toutes les tentatives de réification de l’être humain, toutes les formes de destruction et de séparation fondées sur la toute-puissance de la terreur. Dès lors, « comment définir un horizon de vie à partir de la mort ? » interroge Camille de Toledo. Il faut suivre Sebald jusque dans le dernier récit de Vertiges, lequel le conduit, en novembre, dans son village natal. Le temps est à la bourrasque. Une pluie ininterrompue noie le paysage et engloutit les toits des maisons. Le caractère sombre de la nature, les précipices dans lesquels s’enfoncent l’Inn, le brouillard dense qui brouillent forêts et montagnes, baigne l’ensemble dans « une atmosphère d’accablement, de ténèbres et de désolation. » Sebald en éprouve une « oppression » grandissante. Après une longue marche solitaire, il faisant halte près d’une chapelle, il se met à l’abri dans « cette coque de pierre ». Qui n’est pas sans rappeler, de manière confuse ou assourdie, le canoé-cercueil de Melville, dérivant sur l’océan, avec Ismaël à son bord. Or, voici ce que Sebald évoque de ce moment de méditation face aux éléments déchaînés qui prennent soudain des allures de déluge :

    « Dehors, chassés par la tempête, les flocons défilaient devant les fenêtres minuscules et bientôt j’eus l’impression de me trouver sur une embarcation traversant un vaste océan. L’odeur humide du calvaire se transforma en air marin ; le vent du large caressa mon front, sous mes pieds le sol tangua, et je m’abandonnai à ce fantasme de navigation qui me sauvait des montagnes englouties sous les flots … » ( p.161)

    À relire Sebald avec attention, l’on découvre la récurrence sous sa plume des métaphores marines. « Il y a dans Vertiges nombre d’images de navires qui vont tout droit au naufrage », écrit Tim Parks dans « Le Chasseur », chapitre de L’Archéologie de la mémoire.

    Et l’on retrouve donc, dans les errances tyroliennes de Sebald, ce même sentiment océanique cher à Camille de Toledo et inspiré par Melville. Ce sentiment qui relie chaque être humain à une dimension extérieure qui ouvre sur une forme de vertige-extase. De cette expérience naît le regain de tissage avec la nature. Et ce, en dépit de toutes les destructions, de tous les conflits, de toute perte de lien entre les éléments et l’homme. C’est là, dans cet entrelacs infini, que « nous avons à reprendre pied ».

    Reprendre pied, Oui. En ce qui concerne la lectrice que je suis, la littérature, dans sa foisonnante richesse, dans la vertigineuse diversité de ses narrations, est l’appui le plus sûr et le plus exaltant qui me permette de ne pas sombrer.
    Au moment même où j’écris cette phrase de conclusion, viennent me saisir les vers de Baudelaire :

    « Homme libre, toujours tu chériras la mer !
    La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
    Dans le déroulement infini de sa lame,
    Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. »

     

    ANGELE NB Angèle PaoliD.R. Texte angèlepaoli

     

     

    CAMILLE DE TOLEDO

     

     

     

     

     

     

     

    Voir sur  →  Tdf  

     

     

  • HAIKU | Anthologie du poème court japonais

    Haikus, poèmes courts japonais

    俳句、日本の短歌

     

     

     

    Basho_Horohoroto

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Haiku by Matsuo Bashō reading "Quietly, quietly, / yellow mountain roses fall – / sound of the rapids"

    Source 

     

     

    Ce printemps dans ma cabane –
                 absolument rien
                 absolument tout !

      Yamaguchi Sodô      25

     

     
         Autour de ma cabane
    les grenouilles rabâchent –
             tu vieillis tu vieillis

                  Kobayashi Issa     

     

     

           Sous les fleurs d’un monde flottant
                         avec mon riz brun
                         et mon saké blanc

                              Matsuo Bashô   

     

          
           Averse de pétales –
                je voudrais boire
      l’eau des brumes lointaines !

                   Kobayashi Issa

     

                  
                  Enseveli
        dans un rêve de fleurs –
    je voudrais mourir à l’instant !

                  Ochi Etsujin 

     

       
            La cloche se tait –
               les fleurs en écho
               parfument le soir !

                     Matsuo Bashô 

     

        
           Qui déteste ce monde
                 se doit d’aimer
          les fleurs de chardon

                  Masaoka Shiki 

     

    Anthologie-haiku

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Source 

    Haiku, Anthologie du poème court japonais, Présentation, choix et traduction de Corinne Atlan et Zéno Bianu,
    Poésie Gallimard, Éditions Gallimard 2002, pp.25, 47, 58, 58 ,59, 61, 63.

     

     

  • Zhai Yongming 翟永明 | La chanson de la beauté du temps

    << Poésie d'un jour

    <<   一天的诗

     

     

     

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    Photos : G.AdC 

     

     

     

     

     -  时光之美之歌 –

     

    今日独挑灯山水变色

    三泉青色,黄了我

    现在是重阳年

    让我热血沸腾

    远离我仰卧的山顶,

    还有一个,靠在我身上

    一丝不挂,扑进我的怀里。

    因此,我会不必要地

    享受阳光

     

    乡愁伤脾,如酒醉

    而这万千萧瑟的风声,谁来回应呢?

    当酒精通过喉咙冲入身体深处

    欲望、出生和死亡的问题

    分居与健康问题

    消散在喉咙深处,沉入身体深处

    变得灵动而常年蓬松柔软

    他们喝醉了,到处影射自己

     

    919日,在攀登南京附近的西峡山时。

     

    写于 1999 11 月。

     

    La chanson de la beauté du temps

    Aujourd’hui je suis seule à porter la lampe, le paysage a changé de couleurs
    Le cyan de trois printemps m’a étiolée
    L’année du Double Neuf va maintenant
    Me retourner les sangs
    Loin de la cime dune montagne où moi, couchée sur le dos,
    Et une autre, penchée sur moi
    Nue, m’a sauté dans les bras.
    J’aurai donc inutilement
    Profité du soleil

    La nostalgie blesse la rate, pareille à l’ivresse
    Et ces milliers de bruissements du vent, qui va leur répondre ?
    Comme l’alcool passe par le gosier et s’engouffre au plus profond du corps
    La question du désir, du naître et du mourir
    La question de la séparation et de la santé
    Se dissipent dans la gorge et tombant au plus profond du corps
    Deviennent agiles et vivaces cotonneuses et douces
    Elles sont ivres et s’insinuent partout

                  Le 19 septembre, en escaladant Xixia, la montagne près de Nanjing.

    Écrit en novembre 1999.

     

    Zhai-yongming-la-chanson-de-la-beaute-du-temps-cv

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Zhai Yongming, La chanson de la beauté du temps, Traduit du chinois par He Yuhong.
    Adaptation française de Jean-Pierre Chambard, des femmesAntoinette Fouque,2023.

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    翟永明-圆形

     

     

      翟永明

     

     

     

     

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    Voir aussi  – Rouges de Chine –  Angèle Paoli, Guidu Antonietti di Cinarca  sur  →Tdf  

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  • Estelle Fenzy | Boîtes noires

     

     

    Estelle Fenzy : Boîtes noires
    Illustrations Gwen Guégan, éditions Le chat polaire

    Lecture de Michel Ménaché

     

     

    EstelleQue retiennent les boîtes noires des trajets de vie interrompus, de la désintégration des corps, des points de suspension dans les carnets de voyages miraculeusement retrouvés ? – L’expertise aveugle des données informatiques laisse un grand vide, « le grand bûcher du vide ». C’est ce grand vide qu’interroge le dernier livre d’Estelle Fenzy, comme au sortir d’une zone de turbulence, ou au souvenir brûlant de la disparition d’un proche dans le crash d’un avion de ligne. La tendresse, en état d’urgence !

    Trou noir ! Les corps réduits en charpie deviennent plus effrayants que la mort elle-même : « bras jambes visages / et sous la peau viscères désaffectés / misérables / si pathétiques // que même les loups / n’en voudront pas. » Celle qui reste muette : « Qui trouvera / la boîte noire de mon crâne / avec dedans les restes de // mon existence. » L’auteure se revoit petite fille marchant seule en bord de mer… On devine son drame intérieur : « Heureusement / maman / est morte ». Et, d’une métaphore transparente, il s’agit de combler l’absence : « Je te ferai des signes // oiseau à la fenêtre / rose rescapée de l’eau / cristal sus ton pas… » Ailleurs, d’autres passagers disparus, de quel vol interrompu, de quel trajet en automobile, sont évoqués avec la douceur de l’appel des mères à la prudence, l’inquiétude de ceux qui attendent un signe qui, parfois, ne viendra pas car : « Je bruine / je brume / j’averse / je pluie // de cendres / et de sang // je pars en fumée. » Les proches, survivants, sédentaires, s’identifient au cercueil volant, portent le chaos en eux : « je suis cet avion / ses ailes brisées. » Ou encore : « N’être plus / que tripes et boyaux / cris vomissures. » Les voix se confondent, comme les cris, étouffés par le crash ! Jusqu’au soulagement paradoxal, en guise de chute : « Nous voilà / épargnés du triste // de ne pas partager // la fin. » Estelle Fenzy exorcise le drame intime en le multipliant, en poète, comme porte-voix de l’angoisse universelle de la perte brutale à la longue absence…

    L’ouvrage, publié dans l’élégante collection du chat polaire que dirige Marie Tafforeau, est délicatement illustré par Gwen Guégan, de traces et lignes sensibles qui font écho aux mystères non élucidés, aux énigmes du poème : « Qui / pourrait dire / ce qui survient / ce qui trébuche dans la poitrine / quand l’imminence de la fin // le temps réel de la mort collective // Qui quoi // sinon les yeux de l’autre sur le siège à côté. »


    Michel Ménaché
    sur  →  Tdf

    D.R. Texte Michel Ménaché
    pour Terres de femmes

     

     

     

    BoitesNoires

     

     

     

     

     

     

     

     

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    E S T E L L E     F E N Z Y

    Estelle fenzy

     

     

     

     

     

     

     

    Ph. Tous droits réservés

    ■ Estelle Fenzy
    sur Terres de femmes ▼

    → [Je n’ai jamais dit adieu] (poème extrait du Chant de la femme source)
    → 
    [Faire fi(n) | de l’exiguïté du temps] (poème extrait de Coda (Ostinato))
    → 
    Man’za (poème extrait de Gueule noire)
    → 
    [Rêve silex] [poème extrait de Chut (le monstre dort)]
    → 
    [Mon tablier déborde de prières](poème extrait de Mère)
    → 
    [Un seul pays natal](poème extrait de La Minute bleue de l’aube)
    → 
    La Minute bleue de l’aube (lecture de Murielle Compère-Demarcy)
    → 
    [Père, | tu le sais](extrait de Par là)
    → 
    Poèmes Western (lecture d’AP)
    → 
    [Retrouver la neige](extrait de Poèmes Western)
    → 
    Rouge vive (lecture d’Isabelle Lévesque)
    → 
    Sans (lecture d’AP)
    → 
    [Toi les yeux moi la voix] (extrait de L’Entaille et la Couture)

    ■ Voir aussi ▼
    → (sur Ce qui resteune page sur Estelle Fenzy
    → (sur la revue en ligne Possibles, nouvelle série n° 3, décembre 2015) 
    une page sur Estelle Fenzy
    → (sur Terre à ciel
    cinq poèmes d’Estelle Fenzy
    → (sur la revue en ligne Festival permanent des mots
    deux poèmes d’Estelle Fenzy
    → 
    le site des éditions Al Manar | Alain Gorius


     

     

     

  • Jean-Pierre Otte | Sur les chemins de non-retour

     << Poésie d'un jour

     

     

     

     

    ESQUIF DE FORTUNE

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    " le regard seulement accroché au sillage " 

    Aquatinte numérique de G.AdC 

     

     

     

     

     

                                39

    Avec l’âge nous vient le projet de composer,

    dans une baie inconnue accolée au cœur,
    un esquif de fortune où l’on réunirait les figures
    des filles et des femmes que l’on a connues, passantes
    d’une nuit ou compagnes de plus longues escapades.
    Au prisme des souvenirs nous revisitons
    en pensée leurs géographies charnelles,
    étonné de les retrouver sans ombre,
    avec des détails charmants, quand la chair
    délicieusement indiscrète, laisse voir
    des splendeurs comme au col des coquillages marins.
    Toutes ces images réunies des amours furtives
    nous habitent l’intime ; on en vient insensiblement
    à ne plus habiter qu’en elles. C’est alors la tentation
    de prendre place dans l’esquif de fortune que l’on
    s’est créé et de se laisser aller au gré du courant,
    le regard seulement accroché au sillage

    que l’embarcation sans bruit tire derrière elle.

     

    OTTE

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Jean-Pierre Otte, Sur les chemins de non-retour, poèmes, Revue Nunc | Éditions de Corlevour, 2022,p. 57

     

    JEAN-PIERRE OTTE

     

     

     

     

    →  Bibliographie 

  • Béatrice Machet | Tourner – Petit précis de rotation

    << Poésie d'un jour

     

     

    Chemin de ronde

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    " Tourner. Pour mieux détourner."

    Ph. : G.AdC 

     

     

    IX

    Tourner. Sur le cercle et dedans les pieds légers.
    Caresser le sol pour remercier sa mère. Ne pas
    la blesser. La sentir sous ses orteils chatouiller.
    Savoir le feu au cœur de la terre. Depuis toujours
    des intuitions premières à respecter. On tourne
    le dos au statut. On fait fac e aux seuls pouvoirs
    qui soient. Souffle, humilité, soin, égalité : nour-
    ritures de toutes sortes à diverses échelles. On
    tourne et chaque tour laisse échapper un peu
    d’ego. Chaque tour ajoute à l’expérience son
    chargement de conscience. Un rapace crie pour
    que les yeux se lèvent. Au ciel. Tournoyant toutes
    ailes déployées il happe l’attention et le mental se
    clarifie. On tourne et pulse partagé le pouls du
    vivant. Du verbe exister.

    On tourne. Les yeux rivés au soleil autour du mât
    sacré. Un arbre de vie pour axe universel. Solstice
    et pleine lune dans les corps. Se libérer des en-
    traves et pour cela tourner. Le sang coule dans le
    dos comme sur la poitrine. C’est offrande. C’est
    rendre à la terre un peu de ce qu’elle a donné.
    C’est accoucher d’un nouveau cycle ; On tourne
    pour s’élever.

    Parce qu’on a foi en l’esprit. Et ce n’est pas rêver
    que d’atteindre l’harmonie. Les rayons de lumière
    percent. La chair meurt et renaît. Façon de mûrir
    son humanité et pour cela tourner.

    De l’œil. Parce que chemin de ronde. Surveiller
    ou s’évanouir. Il faut choisir. Le dos à la punition.

    On tourne. Petites aiguilles et grandes autour des
    chiffres d’une horloge folle. Allongent leurs pas.
    Comme on dirait non.

    Tourner. Pour mieux détourner.
    Quitter une dimension sans crier gare pour en-
    trer sur les rails d’une constellation. Du verbe vo-
    luter. Dans l’élan de virer. On a perdu le nord on
    ne retrouve pas le sud et le tout à l’ouest rejoint
    l’est inévitablement on tourne. Cahin-caha sans
    même faire grincer les rouages.

    La langue répète ce que déjà dit redécouvre. Un
    grain de sable dans les engrenages mais le tout
    dans un grain. La perle dans la bouche comme
    première dent de lait. Elle est tombée jadis pen-
    dant qu’on tournait.

    Allongé par terre. Une course dans la voie lactée.

     

     

    Machet petit précis

    Béatrice Machet, Tourner Petit précis de rotation, Tarmac éditions 2022, pp. 28,29 ;

     

    Beatrice machet

     

     

     

     

     

     

     

    Voir sur  → Tdf