Terres de Femmes

Mois : février 2023

  • Mérédith Le Dez | Alouette

    << Poésie d'un jour

     

     

     

     

    La bouche d'Emmanuelle Thomas

     " l’ablle avait inscrit  …  un autre chant."  Photo:    → G.AdC 

     

     

    VIII

    J’avais écrit un poème
    comme on raconte
    à soi-même une histoire
    il y a longtemps
    avec la phrase de l’homme
    à peine entendue
    j’aurais voulu l’inventer
    tant elle vibrait
    la phrase
    j’en ai fait un mensonge
    de travers
    pour un peu m’absenter

    C’était un temps
    de mauvaise fièvre
    à croiser le diable
    dans un corridor
    et l’adorer pourtant
    comme l’agneau mystique
    en le reconnaissant

    Poésie poésie
    qu’as-tu fait de ton visage
    la nuit était transfigurée.

                IX

    J’écrivais ce poème
    je mentais pour moi-même
    comme une autre au matin
    sortie d’un songe

    J’écrivais

    Je dis très bas
    je dis pour moi-même
    comme une autre ce matin
    j’ai marché
    j’ai marché
    une abeille sur les lèvres

    J’ai marché dans mon oubli

    Quelqu’un se pencha sur ma bouche
    et trouva porte close

    L’abeille à ma lèvre fendue
    gerçait la nuit

    À l’aube
    un autre encore
    quel fantôme
    se pencha

    sur ma bouche
    pour cueillir l’ombre

    J’ai marché dans mon oubli

     

    J’écrivais ce poème
    à peu près
    et je me récrie à présent
    car il y avait d’autres mots
    mais ceux-là seuls
    que je rapporte aujourd’hui
    je les tiens
    pour vrais

    Par sa bouche liée
    à ma lèvre fendue
    l’abeille avait inscrit
    dans mon corps
    une autre voix
    et dans ma voix
    un autre chant.

     

     

    Alouette-parution_Alouette-parution

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Mérédith Le Dez, Alouette, Le Manteau & la Lyre, Obsidiane, 2023, pp. 27, 28.

     

    _________________________________________________________________________________________________________

    ________________________________________________________________________________________________________



    M É R É D I T H    L E   D E Z

    Meredith Le Dez 2
    Ph. © Pascal Glais
    Source

    ■ Mérédith Le Dez
    sur Terres de femmes ▼

    → [La nuit | si je ne dors pas](extrait de Cavalier seul)
    → 
    [Légende blanche de l’air](extrait de Chanson de l’air tremblant)
    → 
    [Tu cherches en toi](extrait de La Nuit augmentée)

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Mazette) la fiche de l’éditeur sur Paupières closes
    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes) 
    une fiche bio-bibliographique sur Mérédith Le Dez
    → (sur le site des éditions de la Lune bleue) 
    une notice bio-bibliographique sur Mérédith Le Dez


     

  • Frédéric Benrath | Alice Baxter | Ces petits tas d’ombre et de lumière (Correspondance)

    Ces petits tas d’ombre et de lumière,
    Correspondance croisée choisie

    Alice Baxter & Frédéric Benrath
    Atelier contemporain 2022.

    Lecture de Sylvie Fabre G.

     

                                                                                                                                                                     

     

     

     - De la main qui écrit à la main qui peint –

     

    BRAXTER - BENRATH

     

    "Que nous soyons deux à porter la réflexion sur la peinture,
    tu es seule à écrire comme je suis seul à peindre.
    Je souhaite que ma peinture soit à ton écriture
    ce que cette dernière est à ma peinture,
    quelque chose d’assez rare et d’exceptionnel "

    Frédéric Benrath à Alice Baxter, 8 juillet 1978

     

     

     

     

     

     

     

     Après un premier volume consacré  essentiellement aux écrits théorique du peintre Frédéric Benrath, paru aux éditions du Grand Tétras en 2014, Alice Baxter, amie intime de l’artiste, écrivaine et critique d’art, poursuit la publication de ses textes avec Ces petits tas d’ombre et de lumière, une partie de leur correspondance « croisée » et « choisie », à l’ETC/L’Atelier contemporain. Elle nous permet ainsi d’approfondir notre approche d’un artiste et de son œuvre à travers une expérience humaine partagée où se confondent l’art et la vie avec la mort. Ces lettres, magnifiées par la langue, et profondes dans le questionnement et la pensée, montrent la qualité du regard et de la parole d’Alice Baxter sur l’œuvre du peintre, grand épistolier lui-même. Leur échange fort de plus de 500 courriers, s’étale de 1969, date de leur rencontre, à 2007, date de la mort du peintre. Celles retenues dans le livre par l’autrice témoignent d’une double initiation et d’un grandissement, car les deux correspondants épousent au plus près la vérité d’une vocation et le partage d’un lien passionnel, artistique et intellectuel, souvent tourmenté mais toujours authentique. Sa nécessité produit ce dialogue vital que n’arrêtent pas les métamorphoses du sentiment et les intermittences du temps.

    Comme le remarque Christopher Lucken dans sa préface éclairante de l’ouvrage, Frédéric Benrath a toujours vécu son aventure picturale comme « une aventure adressée » et il a eu tout au long de sa vie une correspondance très riche avec ses amis, mais il a trouvé sans doute en Alice Baxter une interlocutrice privilégiée et fidèle, d’une grande finesse d’esprit. Leur compagnie est d’exception, comme l’a été à sa manière celle de l’écrivain Jean-Noël Vuarnet avant une mort dont l’artiste parle comme d’un « cataclysme, le pire qu’il a dû endurer ». Convaincu que « l’œuvre se mérite », autant pour celui qui la regarde que pour celui qui la crée, Frédéric Benrath est admiratif de ce qu’Alice Baxter lui renvoie sur sa peinture mais aussi de ce que leur échange inespéré suscite en lui et fait bouger. Dans une lettre de juin 1976, il lui précise : « Voyant mes tableaux […] tu pénètres ce qui les constitue, tu les rends « existants ». L’artiste, souvent rongé de doute et affrontant les abîmes, vit ici dans « un chassé-croisé » de travail, de solitude et d’accompagnement incarné.

    Cette circulation de lettres, presqu’ininterrompue jusqu’aux années 90, leur permet de vivre un amour secret, en s’appuyant sur les axes fondamentaux de leur être-au-monde. Au cours du temps, Alice Baxter, , qui a été foudroyée par un des Violet d’Égypte de Benrath et a déjà renoncé à être peintre, fait de sa langue d’épistolière et de critique un apprentissage exigent et un plain-geste de création : « T’écrire, c’est aussi écrire », lui confie-t-elle. Pour l’artiste, qui lui-même a renoncé jeune à la poésie, cette correspondance devient une nourriture indispensable pour l’exercice de sa pensée et la mise en mots de son art. Peut-être aussi est-elle un rempart pour repousser un toujours possible effondrement, au moins dans ses débuts. Leur correspondance est donc vécue par chacun d’eux comme la « matière d’une utopie » et le véhicule d’une conversation irremplaçable. Ainsi forts d’une présence, proche ou lointaine selon les années, ils ont pu poursuivre opiniâtrement leur recherche pour faire advenir la part créatrice de leur être et accomplir leur destinée singulière.

    Essentiel donc pour mieux cerner la personnalité d’un peintre comme Benrath, tout entier voué à un art « qui le tue » et « le fait renaître », ce livre, où s’interpénètrent de façon consciente ou inconsciente le masculin et le féminin, nous fait donc entrer dans son espace corporel, psychique et culturel et dans l’intensité de sa pratique, toujours reliée à la force d’Eros et de Thanatos. Homme mélancolique, souvent hanté par le suicide, l’artiste exorcise ses failles en se mettant en état de les transcender : « Je ne suis rien et ma peinture n’exprime rien sinon un parfum d’amour et de mort ». Alice Baxter, qui, malgré son jeune âge, a mesuré immédiatement la valeur artistique de celle-ci et le place « dans la lignée des plus grands », le soutient avec lucidité, et un respect, une liberté rares. Si Frédéric Benrath voit en la peinture « un acte désespéré », il en fait aussi « un combat » dont il affronte les tensions et les souffrances. Il relate magistralement ses errances de voyageur en quête d’origine, de sens et d’infini. La peinture, lui écrit-il, « est un jalon vers cet ailleurs prodigieux que nous fait pressentir l’amour ». Cette aventure de création, absolue, n’est pas sans risque puisqu’elle met en jeu la vie dans son essence. Elle débouche sur une lumière qui est salut. Dans cet ouvrage, celle qu’il a rebaptisée Alice y tient le fil des mots et lui la palette des couleurs. La voie à suivre, pour lui la peinture ou pour elle la littérature, devient la pratique indispensable pour maintenir le fragile équilibre de leur être, sans jamais occulter l’énigme, matérielle, charnelle et métaphysique de l’existence.

    Comme le montrent de nombreuses lettres, la pensée de Benrath est empreinte d’une grande culture et il aimait transmettre celle-ci. De l’art primitif à la peinture italienne ou à celle du classicisme français, jusqu’à l’art le plus contemporain, le peintre a exploré toute l’histoire de la peinture et l’a méditée. On ressent dans son œuvre les grandes influences, comme celle de Monet, de Turner, ou plus tard de Rothko. Alice Baxter, quant à elle, évoque son apprentissage personnel, leurs visites au musée, analyse ses découvertes des grands maîtres au gré de ses élans, mais aussi leurs lectures partagées : Kafka, Celan à qui Benrath dédie une œuvre, Duras, Lacan, Artaud, Kundera, Cioran, et tant d’autres … le champ est trop vaste pour en parler ici. Le peintre a toujours lié étroitement littérature et peinture, on en retrouve l’écho dans les titres de ses tableaux et la réalisation de ses livres d’artiste, comme dans sa correspondance. Le romantisme allemand y tient une grande place : entre autres, Hölderlin, Novalis et Kleist pour la poésie, G.D. Friedrich pour la peinture. « Il faut porter en soi le chaos pour engendrer une étoile qui danse », citée très souvent par Benrath, la philosophie de Nietzsche irrigue sa pensée. En Allemagne, il a trouvé son pseudonyme, une reconnaissance artistique et des espaces de haute contemplation dans des paysages comme Sils-Maria ou des œuvres comme « Moine au bord de la mer » de Friedrich dont le pouvoir émotionnel l’aspire et l’inspire.

     « L’illimité mugit en moi et autour de moi/ O comment alors ne serais-je pas brûlé par la soif / de l’éternité ? », ce poème de Nietzsche éclairant, il l’envoie, lors d’un séjour à Portofino, à Alice Baxter. Elle-même évoque les voyages mentaux, où, par les intuitions d’un corps-esprit, et en submersion dans la couleur, il translate l’eau et le ciel, la neige et le sable, la montagne, ses brumes et ses gouffres dans la peinture, mais jamais, précise-t-elle, d’une façon naturaliste.

    Car ce que cherche à saisir Frédéric Benrath, c’est l’irreprésentable. Le réel, dans son œuvre est à trouver « au bord des limites », écrit-il à A. Baxter, ou « en-deçà et au-delà de la réalité et du rêve ». Ce que « l’œil-main-sexe » de l’artiste lève dans la confrontation à l’espace de la toile, ce sont « des tumulus de couleurs », des ombres habitées de clartés, des feux surgissant du noir. La ductilité de la matière épouse les vibrations de l’air, déborde les lignes d’horizon, appelle l’invisible et les profondeurs cosmiques. Le peintre, alors « absent de ce qui existe », « peint ce qui n’existe pas ». Il travaille le vide, la blancheur et les reflets sans fin du noir, le gris insaisissable, le Tremblé ou le nœud. Ses « Deltas Lumineux » sont ouverts en abîme, ces nuées apparues pour mieux disparaître, comme ces « Archipels » que commente Alice Baxter en 1981. Fusion des états et des tonalités relevée aussi par J.N. Vuarnet dans Deus sive Natura, la traversée de Benrath est celle du désert, « du transfini », de l’informe que sert l’usage de la térébenthine qui dilue les couleurs. Elle est aussi celle d’une ouverture aux contraires : « J’ai un bonheur de mort en moi », écrit-il à A. Baxter. Comme C. Lucken dans sa préface le montre, Alice Baxter écrit que son œuvre est sans cesse balayée par un questionnement métaphysique. Sa peinture prend en charge toute l’angoisse et toute la douleur qui l’habitent et elle la transforme en énergie vivante, sombre ou joyeuse sur la toile. Peut-être pour rejoindre ce « oui démesuré » dont parlait Blanchot, ou aussi suggère Anne de Staël dans sa postface en parlant du rôle de la correspondance, pour « rétablir l’équilibre avec une conscience prise de haut sur lui-même. »

    On pourrait encore beaucoup dire sur cet échange passionnant entre Frédéric Benrath et Alice Baxter dont les destins se sont unis pour faire résonner dans une œuvre le désir amoureux et créateur « d’un corps qui va vers un corps » et trouve « les hautes tonalités de l’âme ». Chacun d’eux au service de la vie, de la beauté et du sens nous font accéder à la vraie humanité de ceux qui luttent par tous les moyens d’un langage « pour respirer dans l’air libre ». La grandeur de l’œuvre de Frédéric Benrath, « au croisement des gouffres et des songes » procède d’une contemplation de l’espace et de la couleur mais aussi de la nudité de l’être livré au mystère du réel, du désir et de la finitude. Sa rencontre avec Alice Baxter, muse devenue écrivaine, est vécue dans une forme d’union qui n’empêche pas l’altérité ni la séparation, mais réaffirme, malgré toutes les « Zones d’insécurité », la force vivante qui réunit féminin et masculin pour entretisser, comme l’écrit Anne de Staël, peinture et écriture « à travers ce qui d’un infini humain est sans retour ».

     

    SYVIE FABRE G

     

     

     

     

     

    Sylvie Fabre G. sur → Tdf

     

     

     

    Notes et photos de l'éditeur 
     
     
    Frédéric Benrath
     

    Frédéric Benrath, pseudonyme de Philippe Gérard, est un peintre français né à Chatou en 1930 et mort à Paris en 2007. Après avoir étudié à l’école des Beaux-Arts de Toulon, sa passion pour la culture germanique et plus particulièrement pour le romantisme allemand le conduisit en 1953 au château de Benrath à Düsseldorf, qui lui inspira son nom d’artiste, couplé au prénom Frédéric en hommage au philosophe Friedrich Nietzsche. En Allemagne il fréquenta également l’écrivain Michel Butor, le compositeur Iannis Xenakis, ou les critiques d’art Herbert Read et Will Grohmann. Sa quête de paysages mentaux fut associée à celle des « nuagistes », comme Fernando Lerin, René Laubiès ou Marcelle Loubchansky.

     

    Alice Baxter

     
    Alice Baxter, pseudonyme de Michèle Le Roux doublement emprunté au récit Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll et au film Véra Baxter de Marguerite Duras, est une écrivaine, critique d’art et « presque-peintre » dit-elle, née en 1947 à Équeurdreville. Elle a enseigné les lettres et l’histoire-géographie au collège, avant de devenir professeure d’arts plastiques en 1976. Elle a notamment édité les Écrits et lettres de Frédéric Benrath (L’Atelier du Grand Tétras, 2014), et écrit de nombreux textes sur les œuvres de Tal Coat, Jean-Jacques Saignes, Claude Monet, Édouard Manet, Zoran Music, Jean Dubuffet, Jean-Gérard Gwezenneg ou Frédéric Faye.
     
     
    L'ÉTENDUE III . jpg
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
                                                                   
     
     
                                                                                                                   L'étendue III Œuvre de Frédéric Benrath
                                                                                                                   ( Voir d'autres par simple clic sur l'image ) 
     
     
    ______________________________________________________________________________________________________________________________________________________
     

     

  • Dominique Memmi | L’Urpflanze

    << Poésie d'un jour 

     

     

     

    Visuel2-urpflanze-dominique-lacloche

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Source 

     

     

     

    L’Urpflanze

     

    Tu es feuille, je tombe
    A l’endroit à l’envers
    Dans le grand bec de l’oiseau siffleur
    Dans le cœur jaune de l’automne
    C’est une chapelle
    J’y entre, glisse un sou froid
    C’est pour la bougie, mon âme.
    Je sais l’hiver à mes basques, mon tronc bientôt nu, ma chute infinie, mais
    Ce soleil à mes pieds c’est encore la beauté.
    Qu’on me donne une miette de pain et j’en ferai un astre,
    Qu’on me donne une brindille et j’en ferai un chêne.
    Terre, je te remplis de mots, à dire la racine, le tronc, la branche et l’étang
    Lettres impossibles en formes de chandelier, de pont, de becs et de futaie
    Signes d’un monde sans paroles humaines
    Lignes sans bruit qui croisent le ciel à venir
    Lettres dans la bouche des hommes qui ne savent pas te dire
    Terre
    Un Geai te traverse
    La coupe de tes feuilles mortes à mes lèvres
    Je suis celle qui fut, et le germe

     

     

     

    Dominique Memmi, Poésure & Gravésie, Gravure de Louise Gros, Éditions Silex

     

    DOMINIQUE MEMMI

     

     

     

     

     

    Voir aussi sur →  Tdf

     

     

     

  • Guillaume Decourt | Lundi propre

     

     

     

    Vouliagmeni

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Source 

     

     

     

     

    19. BONJOUR

     

          D’où me vient la certitude tranquille
          Que je pourrais mourir dès à présent
          Sans que rien ne me manque parce que
          Je t’ai connue en dehors de la ville
          Dans un petit jardin au bon moment
          Et cela me suffit plus que tout ce
          Qui désormais pourrait bien m’advenir
          Je t’attendais sans attendre personne
          Je n’aurais pas cru que quelqu’un me donne
          Un bonjour pour tous les jours à venir

    23. PALMIERS

     

          J’aime quand nous rentrons au soir tombant
          Par la grand-route de Poséidon
          Le vent joue dans les palmiers de Noël
          Ornés de guirlandes et de lampions
          On voit au loin le yacht appartenant
          À je ne sais quel grand industriel
          Qui demain s'en ira mouiller ailleurs
          Ensuite le sentier dans la colline
          Où deux renards se montrent à cette heure
          Attirés là par l’odeur des sardines

     

    27. VOULIAGMENI

     

          Un ciel très bleu et des citrons très jaunes
          Chaque fois que je m’en vais je l’oublie
          Et lorsque je reviens je suis surpris
          Dans notre jardin de Vouliagmeni
          Ces deux couleurs se mesurent à l'aune
          Du reflet d’argent des cinq oliviers
          J’ai nommé Prospero le chat sauvage
          Qu’un soir du mois d’août nous avons soigné
          Chaque jour depuis il nous rend hommage
          En quémandant des sardines grillées.

     

    Decourt Propre

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Guillaume Decourt, Lundi propre, Poésie, Éditions La Table Ronde, 2023, pp. 29, 33, 37.


    GUILLAUME DECOURT

    Guillaume Decourt .jpg

     

     

     

    Source

    ■ Guillaume Decourt
    sur Terres de femmes ▼

    → L’endroit (extrait d’À 80 km de Monterey)
    → 
    Le Cargo de Rébétika (lecture d’AP)
    → 
    Les Heures grecques (lecture de Sanda Voïca)

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions LansKine) la fiche de l'éditeur sur Les Heures grecques
    → (sur lelitteraire.com) 
    un entretien avec Guillaume Decourt
    → (sur lelitteraire.com) 
    une lecture des Heures grecques par Jean-Paul Gavard-Perret
    → (sur Recours au Poème
    une notice bio-bibliographique sur Guillaume Decourt
    → (sur Recours au Poème
    sept poèmes de Guillaume Decourt
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) 
    une notice bio-bibliographique sur Guillaume Decourt


     

  • Ariel Spiegler | Le mélange de l’eau | Lecture d’Angèle Paoli

     

    ARIEL SPIEGLER

     

           

     

     

     

     

    « Avant ce qui est bleu »

    Il y a quelque chose de déroutant dans la poésie d’Ariel Spiegler. Comme des décrochages dans la marche du vers, une brisure dans le rythme ou dans les associations d’images. Une cheville qui lâche à un moment de la lecture et crée un froissement, une torsion. Demeure cependant, attaché à la mémoire ou à la coloration du recueil, Le Mélange de l’eau, un sentiment d’étrangeté, peut-être teinté de nostalgie. Quelque chose semble avoir été brisé, qui nourrit le désordre intérieur associé au désenchantement du monde. Les espaces, brouillés de brumes, se confondent. Effacements des traits et des lignes. Pourtant s’opère soudain un changement sensible qui délivre l’esprit de sa « prison ancienne » et conduit vers la « guérison ». Avec le recul de l’« écharde », vient « La Liberté ». « Le monde offert en amandier ». Et la réconciliation apportée par l’amour fou.

    Certains poèmes de ce recueil sont très brefs, concentrés sur eux-mêmes en quelques vers ; d’autres beaucoup plus longs déroulent leur histoire. Le Mélange de l’eau est dédié à Étienne, À Étienne tout l’amour, que l’on retrouve associé à Juliette. Qui sont-ils ? Ils sont là, comme d’autres encore : Chantal Lapeyre, Pierre, Marianne Rötig, Fabrice Paulin, les « parents », Étienne Paulin, lui aussi poète. S’agit-il du même Étienne ? Sans doute. Car l’on retrouve son nom à la fin de l’ouvrage sous la rubrique « Remerciements ».

    Chaque poème est annoncé par un titre, le plus souvent mystérieux car rien au premier abord dans le poème ne vient en confirmer le choix. Il arrive que ce titre à usage unique (le terme n’est jamais repris dans le poème) soit polysémique et qu’il défie l’interprétation première. Ainsi du poème intitulé « Le Bassin ». Ce bassin, non situable dans un espace donné, est-il cet ouvrage ornemental, réceptacle de l’eau de pluie, que l’on trouve dans les jardins ? On pourrait le croire. Mais dès les premiers vers, le jeu lexical, le glissement habile du sens propre au sens figuré, conduisent vers une tout autre réalité et une tout autre interprétation. De « l’intérieur des vagues » (début du poème) aux « vagues de douleur » (fin du poème), les « parturientes » sont semblables « à l’Océan ». L’unité du poème, dans sa grande concision, n’en est pas moins admirablement assumée.

    Le titre du poème n’est donc pas un appui. L’eau, en revanche peut-être. Elle est omniprésente, qui draine le recueil, polymorphe. Eau vive, libre et naturelle ou eau civilisée. Canal, verre, salle de bain, baignoire, pont et port, fontaines… Pluie larmes mer torrent… vagues soulevées par la bourrasque, couleurs et sel, méduses et saumons. Odeurs. Et Lesconil, dont le nom ne laisse rien paraître mais qui se situe quelque part en Bretagne, au bord de l’Océan. C’est peut-être là, avec l’eau, le fil à tirer. Ainsi que celui de la tristesse, engendrée par une fêlure, présente d’emblée dans les interrogations, mises en exergue, empruntées à deux sonnets de Shakespeare :

    « Toi musique à entendre,
    pourquoi entends-tu la musique tristement ? »

    et encore:

    « Pourquoi m’as-tu promis un si merveilleux jour, m’as-tu fait partir
    en voyage sans mon manteau… ? »

    Tristesse et déception. Incompréhension, même, devant les mystères de la vie. Peur et angoisse. Accepter, dès lors, d’avancer, tâtonnant, sur la ligne de faille de la poète. Avec des vers qui disent un peu, sans vraiment dévoiler. À la recherche d’émotions tremblées, tendues vers ce qui grince du jour ; un paysage évasé, qui va decrescendo vers son rétrécissement, puis la chute, après le condensé des images.

    « Les voiles des bateaux s’obstinent à claquer
    Même à l’heure de la sieste
    Dans la mansarde sombre
    Papillons de l’été
    Lyrisme tombé comme un clown
    On sort son ennui en quignon de sa poche
    Voici l’eau calme dans un verre » (« L’Après-midi »)

    Le poème d’ouverture – « Réel »- confirme une partie du titre. À l’impression d’une confusion annoncée vient s’ajouter celle de la déception :

    « Fallait-il donner un nom
    À cette vie si mélangée ? »

    « On la croyait parfaite
    Beauté aux dents de travers. »

    Les décalages sont nombreux dans les poèmes. Ainsi du poème « Décalage », justement, qui joue sur l’irruption de l’inattendu dans un décor pourtant marqué d’irrégularités. Le poème s’étire dans sa durée énumérative. Tout cet univers clos inclus en six vers. Après-midis bourgeois, « figés dans les assiettes » ; atmosphère cossue, confortablement ritualisée et parfaitement ennuyeuse. Puis, entre la strophe inaugurale et la suite, un blanc annonciateur du décrochage, marqué par le tempo de l’horloge ; et le verdict, qui passe inaperçu à l’assemblée :

    « Au troisième coup de la pendule
    Quelqu’un est né
    Nu comme la vérité

    Personne ne l’a remarqué. »

    C’est peut-être de cet écart cruel entre des réels juxtaposés mais séparés, et indifférents les uns aux autres, que vient une part de la déchirure. Une déchirure associée au commencement. Ainsi la poète écrit-elle dans « À l’aube » (on ne peut s’empêcher d’entendre et de penser « à l’eau »)

    « C’est toujours la musique
    La déchirure et tout commence »

    Et d’interroger, dans le poème suivant – « Retour du soir »-

    « Qui vous a serrés
    Contre son cœur au commencement ?
    Et ainsi tous les jours jusqu’à la fin du monde. »

    Il y a quelque chose de désespéré dans ce constat répétitif d’éternité.

    Il faut remonter en amont pour rejoindre la ligne d’horizon qui sépare le temps :

    « Tout commence avant le réveil
    Avant ce qui est bleu… »

    Quelque chose a existé, dans un ailleurs, dont l’adulte cherche à retrouver la forme consolatrice :

    « Plus tard on cherche encore
    Le bercement de son pas sur la mer
    Avant ce qui est bleu. »

    Et soudain, l’éclaircie. Non pas immédiate. Il reste encore des pluies battantes, des brouillards. Mais à nouveau surviennent les vers de Shakespeare, annonciateurs de guérison :

    « Je suis venu pour guérison, et par cela prouve
    Ceci : si le feu d’amour échauffe l’eau, par l’eau
    l’amour n’est refroidi. »

    À partir de ce moment, quelque chose de paisible, de rasséréné prend place dans les poèmes. Le voyage a commencé avec la neige. Il se poursuit avec le printemps. La rencontre a eu lieu. Dès lors, la vie prend ses aises, se déroule, bienveillante, intérieur / extérieur. Chaque chose trouve sa place sous le regard apaisé et confiant. Le recueil se clôt dans la douceur, sur un poème lumineux, offrande à la vie et à l’amour : « Vivre avec eux ».

    « Cheveux qui volent
    Toute la lumière
    Pétales en cortège pour un courant d’air. »

     

    ANGELE NB

     Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli

     

    Voir aussi sur →  Tdf

  • André Du Bouchet / Jean-Michel Reynard / Regard de l’indifférencié | Lecture d’Angèle Paoli

     

    A. Du Bouchet / J.-M. Reynard
    Regard de l’indifférencié
    Correspondance        1977-2001
    Éditions le Bruit du temps, 2023

    Lecture d’Angèle Paoli

     

     

     

    Du Bouchet : Reynard

     

     

     

     

     

     

     

    Ph. DR 

     

     

     

    Regard de l’indifférencié

     

    « Si vous arrivez à vous rejoindre à travers cette dépossession qui est une donnée de départ, vous pouvez du même coup rejoindre quelqu’un d’autre à l’infini. Il y a quelqu’un d’autre qui se reconnaît dans ce que vous avez écrit, et un échange redevient possible. » (25)

    Ainsi s’exprime André Du Bouchet dans les Entretiens avec Alain Veinstein. (1979-2000)1

     

    Si un vrai dialogue a eu lieu entre André Du Bouchet et Alain Veinstein, un échange profond a eu lieu avec Jean-Michel Reynard, poète et essayiste. Échange intellectuel et amical sur la langue, la poésie et la peinture, véritable partage d’idées, de réflexions, de goût, de sensibilité aux choses et au monde. Partage attentif « de cette matière commune de mots et de choses ». Parce que Jean-Michel Reynard, né en 1950, s’est intimement reconnu dans l’écriture d’André Du Bouchet, son aîné de vingt-six ans, et que cette écriture dont il s’est longuement nourri, a donné naissance à L’Interdit de langue, Solitude d’André Du Bouchet, essai qui a couronné le travail de lecture et d’annotations de Reynard. En amont, il y a une correspondance importante entre les deux poètes, preuve qu’ils étaient en confiance l’un avec l’autre depuis longtemps. En réalité leur première rencontre remonte à l’hiver 1976, dont l’on doit l’initiative au poète Jacques Dupin. Cette correspondance entre les deux poètes a duré vingt-quatre années, de 1977 à 2001. Écorché vif, homme d’émotion, d’une sensibilité exacerbée, Reynard place André Du Bouchet très haut, du côté de l’inatteignable. Très à l’aise dans l’art de pratiquer la prétérition et la confidence, Jean-Michel Reynard se livre puis finalement s’en veut ; avance des réponses possibles de Du Bouchet qui souvent réserve sa réponse ; ou n’en livre qu’une partie :

    « Au fond, ma maladresse aura peut-être permis que je me précise cet aspect de votre travail. J’espère en tout cas que vous vous reconnaitrez mieux à présent et, encore une fois, que vous me pardonnerez ″l’ombre″ absurdement jetée par ce que je vous avais écrit. En attendant de vous revoir.
    Bien affectueusement. Jean-Michel » (10/1981), p.54)

    C’est cette correspondance, – Regard de l'indifférencié – à la fois difficile et passionnante mais aussi émouvante, qu’Antoine Jaccottet met à notre disposition dans sa maison d’édition « Le Bruit du temps ». Avec la complicité, la coopération et les regards croisés de Gilles Du Bouchet, de Corinne Blanchaud et de Clément Layet sur l’échange épistolaire entre les deux poètes. 2

    La question du regard et de « l’indifférencié », qui donne son titre à cette correspondance, est présente dans les dernières lettres datées de juin 2000. Reynard évoque « l’identité indifférenciée conglobante de l’espace-temps » à quoi André Du Bouchet propose « l’unique réponse à laquelle il croit » :

    « sur soi le droit de regard de l’indifférencié qui nous emporte, peut pour chacun de nous devenir son propre regard. »*

    Et Clément Layet d’ajouter dans sa postface ce commentaire éclairant :

    « Cette parole n’est susceptible d’aider Reynard, et aujourd’hui de nous aider, que parce qu’elle n’est pas spécifique à André Du Bouchet, et parce qu’elle fait pourtant retentir une voix qui n’appartient qu’à lui. Elle n’est pas différente, en son esprit, d’une parole de Reverdy, vis-à-vis duquel Du Bouchet s’était situé comme Reynard par rapport à lui-même :

    « si l’homme disparaît, il reste la terre, les objets inanimés,
    les pierres sans chemin. Si la terre disparaît, il reste tout
    ce qui n’est pas la terre. Et si tout ce qui n’est pas la terre
    disparaît, il reste tout ce qui ne peut pas disparaître** […] 3

    Pour trouver sa langue, pour surmonter le défaut de sa personne : adopter le regard de ce « qui ne peut pas disparaître », fût-t-il cause d’une disparition universelle. »

    La dernière lettre écrite par le poète André du Bouchet est datée du 26 février 2001, un mois et demi à peine avant la mort du poète, survenue le 19 avril de la même année. La première lettre, signée Jean-Michel Reynard, est datée du 18 mars 1977. La correspondance entre les deux poètes s’est effectuée de manière discontinue, avec parfois des espacements importants. Cependant comblés par des rencontres, notamment dans la Drôme où résidait souvent André Du Bouchet. Entre le début de cet échange épistolaire et la fin, le rythme et l’importance des propos se sont accrus et accélérés. Jean-Michel Reynard, passionné par la poésie de celui qu’il considère comme son maître, est alors un poète débutant, qui recherche dans l’aîné qu’il admire, son amitié, ses conseils, son regard critique ; mais aussi sa reconnaissance et son appui. L’œuvre d’André Du Bouchet, que Reynard analyse avec justesse et acuité sert au jeune poète de base de réflexion sur la langue, le langage, le rapport entre les mots et les choses. Sa formation philosophique lui permet d’aborder en profondeur les questions qui se posent à lui et qu’il adresse aussi à son correspondant. Ces échanges, de plus en plus nourris, même si une certaine disproportion se laisse entrevoir entre les longues lettres passionnées de Reynard et les réponses beaucoup plus resserrées de Du Bouchet, vont servir à Reynard pour la rédaction de l’essai qu’il consacrera plus tard à son maître : L’Interdit de langue, Solitudes d’André Du Bouchet. Essai dans lequel Reynard tente de saisir, derrière la « relativité » de l’écriture, le « violent sentiment de présence » que suscite la lecture des œuvres de Du Bouchet, « présence qui se vit pourtant, aussi bien comme une exceptionnelle épreuve de solitude. »

    Cet essai paraîtra chez Fourbis en 1994.

    Selon Gilles Du Bouchet, auteur d’un texte préliminaire à cette correspondance, L’Interdit de langue révèle que Jean-Michel Reynard a « conceptualisé » dans cet essai le « phrasé souterrain » de l’œuvre maîtresse et testamentaire qu’est L’Eau des fleurs. Ouvrage posthume, publié en 2005, deux ans après la disparition, en 2003, de son auteur âgé de 50 ans, L’Eau des fleurs est méditation autant que confession, œuvre nourrie en profondeur de la lecture d’André Du Bouchet ; de la réflexion autour de son travail de traducteur et de leur correspondance à tous deux. De cet ensemble de matériaux et annotations diverses, naîtra aussi, bien avant le recueil poétique L’Eau des fleurs, l’essai consacré à Du Bouchet : L’Interdit de langue.
    Dans les deux ouvrages, l’on retrouve les préoccupations personnelles de Reynard, ses interrogations permanentes sur la langue, les conflits internes sur lesquels reposent ces interrogations. Mais peut-être, contrairement à L’Interdit de langue, L’Eau des fleurs est-il davantage un livre de « convalescence » et de sortie de crise dont l’auteur n’aura pas eu le temps de jouir.

    À l’époque de leur rencontre, André Du Bouchet qui est aussi traducteur (Shakespeare, Mandelstam, Celan, Faulkner) et collabore à la revue L’Éphémère, travaille avec des artistes tels que Miklos Bokor, Pierre Tal Coat, Bram van Velde, Alberto Giacometti. Le lien entre écriture et peinture est un lien étroit, en dialogue permanent, qui touche à la diversité des langages. À la porosité qu’ils ont en partage. Cette passion de Du Bouchet pour tout ce qui a trait aux différents matériaux du langage, Reynard va l’habiter à son tour.

    Dans la première lettre qu’il adresse à André Du Bouchet (lettre du 18-3-77) Reynard fait allusion à la charge qui a été confiée à son « maître ». Du Bouchet est en effet lecteur des manuscrits de poèmes pour le  Mercure de France. Bien qu’hésitant et se disant « démuni » dans la démarche qu’il s’apprête à entreprendre, Reynard écrit :

    « Pourriez-vous alors m’apporter simplement quelques indications qui me seraient précieuses, quelques conseils, ou repères qui me font défaut ? » … (p.34)

    Suit un silence de plusieurs mois qui n’en est peut-être pas un puisque les deux poètes se rencontrent de manière intermittente et que par ailleurs la correspondance est incomplète. Il y a des blancs dans l’échange entre les deux hommes, comme il y a des blancs et des silences dans la poésie de Du Bouchet. Au fil du temps, André Du Bouchet élargit sa palette de sentiments envers son interlocuteur. Il l’encourage, le réconforte, le rassure sur lui-même et sur les doutes qui obsèdent sa nature inconsolée. Cependant, Du Bouchet préconise la « décantation » : ainsi dans cet extrait d’une lettre qu’il adresse à Reynard :

    « Enfin, il me semble que ces pages, il faudrait qu’elles reposent un peu – leur accorder le temps de la décantation, en reprenant ce qui le lendemain tient toujours à vos yeux sans malentendu ni euphorie, et privé de l’élan qui à mon sens les déporte continuellement… » (p.101)

    Mais il sait aussi reconnaître les qualités du poète Jean-Michel Reynard :

    « Nécessité absolue de votre livre4 […] où je retrouve, au premier coup d’œil, ce qui m’avait retenu dans les poèmes lorsque je les avais lus il y a quelques années – et les voilà de retour, avivés, et eux-mêmes dans leur fractionnement qui n’a jamais été énigmatique, rendus de page en page à leur matérialité toujours en avant de soi, sans date par conséquent. Je m’en réjouis avec vous. André. »  (p.124)

    Sont également incomplets les « carnets » tenus tout au long de sa vie par Du Bouchet. Reynard revient à plusieurs reprises à ces fameux carnets qu’il aimerait pouvoir lire. Pour voir comment l’écriture évolue des textes non publiés à ceux dont l’écriture a été « retravaillée ». Reynard s’interroge sur le déploiement de ce qu’il appelle « la parole aléatoire ; celle qu’il dit sans destination ; détachée des contraintes temporelles ; destinées à la mobilité temps-espace…

    « Ces plaques de langues variables […] s’articulent par des blancs, des silences, des retraits, des ajouts, eux aussi pour une part hors de tout projet cumulatif ou synthétique. » Et le poète de tirer de cette réflexion une analogie avec la vie :
    « Mais n’est-ce pas ainsi que l’on vit, dès lors que notre vie, soustraite à l’apparence d’un projet, d’un but, d’un sens […] se révèle elle aussi constamment fragmentaire, provisoire, alternative… »
    Et un peu plus bas :
    « Vous écrivez comme on vit – on devrait vivre – et c’est pourquoi vous lire est si vivant – d’un vivant – vous-même – à un autre que vous forcez, si d’aventure l’inclination lui fait défaut- à vivre aussi, ou revivre. » (p.117)

    Revenant un peu plus loin sur la notion d’aléatoire – « cette relativité qui fait qu’on ne peut se dispenser, vous lisant, de tout lire » – Reynard reprend son propos en insistant sur son désir de lire ces « carnets » dont Michel Collot a donné des extraits.
    Les deux poètes avancent l’un avec l’autre, l’un épaulant l’autre, dans un échange de plus en plus nourri où la question de l’Autre se précise- dans des directions inattendues – et prend toute sa résonance sous leur plume respective. Celle de l’« ouvert » aussi occupe une place importante, avec l’aléatoire, le fragmentaire, l’émondage… et la nécessité en poésie et en peinture, d’aller contre.

    Il reste encore beaucoup à explorer dans cette somme épistolaire. De quoi nourrir sa propre réflexion pendant des jours et des jours. Mais aussi de quoi méditer. Ce que je laisse à présent, à mes lecteurs et lectrices le soin de faire. Poursuivre la lecture de cet échange à leur rythme et d’en tirer tout le miel.

     

     

    ANGELE NB Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli

     

     

     

     

    Raynard Bouchet livre

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Extraits

     

    I.

    Jean-Michel Reynard à André Du Bouchet

                                                                            Paris, le 10-9-85

    Cher André,

    « Sortant » à l’instant d’une première lecture de vos pages 5 j’y retrouve, d’emblée, cette envie de rentrer en moi-même, au-dehors, que j’avais déjà ressentie après Peinture, qui m’avait dès lors suscité le désir d’en tenter, pour moi, la traduction que vous savez, et qui me fait vous écrire maintenant, plutôt qu’à tête reposée, à chaud, donc. Ce chemin extraordinaire qui va de la langue étrangère (l’exergue) à l’étrangeté intime de toute langue, à commencer par la nôtre – « je sais qu’il me reste encore à traduire du français » – , il est bien, à nouveau, celui de Peinture, mais à nouveau, aussi, relancé, revenant sur soi pour y incorporer le poids de la langue qui n’est jamais celui du monde, du point monde, de cette interruption que vivre, si par instants, j’habite, est incessamment traduire. Superbe départ que cette pensée de la soif : se désaltérer (boire, dire, marcher), c’est bien traduire le pays (langue incluse). Et du coup, par l’expérience de la soif, désaltérer retrouve son sens enfin, par quoi s’éclaire, dès l’ouverture, ce qu’il en est de la traduction de vivre : traduire → désaltérer, ce n’est pas en effet, ramener « l’autre » à soi, mais cet autre-à-moi-même que je suis d’abord, et toujours – étranger – à ce qui, par là, cesse, au moins momentanément, d’être l’Autre, – à soi. Je (me) traduis quand je cesse d’être autre à moi-même, au point où quelque chose comme ce moi-même peut alors, légitimement, être prononcé. Quelle émotion à lire : « ce qui toi, et toi seul, te regarde – ainsi la soif- ne m’est plus étranger » ! Comment ai-je pu écrire – en fait je le sais, je connais mon mal, ici, dans Le Détriment6 : « Ce que j’ai à te dire ne te regarde pas » … Il s’agissait là – il s’agit toujours, en un sens, de porter à cassure qui, sur cette cassure, ne peut que m’être retranché. C’était d’éprouver jusqu’au bout que la parole adressée à l’« autre » ne s’adressait alors qu’à ce qui, en cet autre-là, échappait à soi-même, à son désir, ou à ce qui se croyait tel jusque dans l’idée que je pouvais moi-même m’en faire […] Mais vous avez raison, André : bien avant que de s’épancher de l’autre, il y a à assumer sa propre soif, n’être plus, ou pas, par instants, l’autre à soi-même, autre que soi-même[…] Mais je me perds… Tout cela pour vous montrer au fond, ce que vos pages peuvent déclencher en moi quant à la nécessité de me ressourcer.
    Ce que votre texte marque plus vivement encore, André, c’est donc cette matière de langue dont un des noms (une des choses) est monde, et qui fait qu’allant, la fendant, à vivre, comme une étrave la mer, je la dédouble – « langue au moins deux fois » – moi-même, du coup, fente de cette langue, ou langue fendue, mais à quoi, l’interrompre, en parlant , ou non, je désaltère mon « moi » à son dehors. Pardonnez-moi de dire si lourdement et si mal ce qui cingle de toute sa fraîcheur dans votre démarche. Tenir ces pages, c’est un peu tenir ce monde, cet ouvert qu’à défaut de pouvoir pareillement l’effectuer, le traduire, je pressens comme désirable, et donc désiré, déjà… » (p.102, 103,104)

     

    II.

    André du Bouchet à Jean-Michel Reynard, pp.103-104

    [Sur l’enveloppe : 16-9-1985, Dieulefit]

                                                                               le 15 septembre

    Cher Jean-Michel, toujours vous aurez répondu à ma lenteur par la rapidité, et la pensée incisive – où plus d’une fois je me suis perdu. Car à tenter de penser la perception, et qu’elle reste perception plus encore que pensée dans cette matière de pensée qui est la langue, il est fatal qu’on se perde. Mais vous aurez su aussi que ces pages sont inscrites sur la lancée, souvent, de notre entretien- et plus d’une fois sans que je m’en aperçoive – ainsi du renversement inconscient de votre phrase « ne te regarde pas », mesure de l’attention que j’y ai prêtée et d’une objection que je n’étais pas parvenu à formuler. Là aussi, l’attention doit s’en remettre finalement à une inattention. Vous m’aurez soutenu au point où ces pages ne se soutiennent pas- votre attention, elle, jamais en défaut. (p.105, 106)

    Bientôt, à vous
    André.

     

    _____________________________

    1. André du Bouchet, Entretiens avec Alain Veinstein (1979-2000), « L’Atelier contemporain », François-Marie Deyrolle éditeur & Institut National de l’Audiovisuel, 2016, p.25.
    2. Avant-propos de Gilles Du Bouchet ; Postface de Clément Layet ; Édition établie, présentée et annotée par Corinne Blanchaud.
    3. Postface, p.259 :
    *André Du Bouchet, lettre du 19 juin 2000, p.243.
    ** Pierre Reverdy, « En vrac », Œuvres complètes, II, Flammarion, collection Mille et une pages, 2010, p.818, cité par André du Bouchet, Matière de l’interlocuteur, Fata Morgana, Saint-Clément-de-Rivière, 1992, p.14.
    4. Il s’agit du recueil de Reynard : Nature, et mortes, avec des gouaches de Jean Capdeville pour le tirage de tête, Ryoan-ji, 1987.
    5. Il s’agit de « Notes sur la traduction » qui sera publié l’année suivante dans Ici en deux, Mercure de France, 1986 ; réédité avec une préface de Michel Collot, Poésie/Gallimard, 2011.
    6. Le Détriment, op.cit. Les archives de Jean-Michel Reynard comportent des tapuscrits antérieurs portant le même titre (fonds Gilles Du Bouchet).

     

     

  • Dominique Maurizi | Rituels

        << Poésie d'un jour

     

     

     

     

    ENFANCE

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     " De l’enfance, dévalant en cascades les heures, une,
    unique lumière, je n’ai rien oublié." 

    Aquatinte et photo: G.AdC 

     

                                                                                

     

     

     

    Le jour n’a plus sa tête dans mon voyage, des langues
    affolées mâchent du papier. En moi errent les morts
    et leurs doigts roulent dans mes cheveux, des dents
    noires comme la nuit.

     

    C’est une autre, sans doute une autre, extasiée sur
    la route, c’est ce que je me dis, je vois des bobines
    d’images pour écrire demain. Plutôt être ensemble
    sur la route, non ? Et je te le demande et tu me le
    demandes. Clé d’une naissance dans la doublure. Le
    poème que je ne dis pas. Extasiée dans ma doublure,
    sur la route, c’est ce qu’elle me dit.

     

     

    Des voiles s’ouvrent dans mes yeux, j’écris ce qui n’a
    pas de bord. Pour que je vive vous froissez mes cheveux
    et les ruisseaux redoublent. Le jour c’est un abîme et
    la nuit souffle vos refrains. Je suis assise seule, j’écris
    là-haut dans l’ombre et mon cœur après vous. Une
    tranchée ouverte sous les feuilles. J’écris ce qui n’a pas
    de bord et qui appelle à l’intérieur.

     

     

    De l’enfance, dévalant en cascades les heures, une,
    unique lumière, je n’ai rien oublié. Créatures dans la
    brume pour moi dévalant en cascades les collines et
    les feux. En cascades les jours, une, unique lumière.
    Rien ne t’arrête, disait maman. Faut-il l’écrire ?
    dessus il fait très sombre, dedans c’est la lumière qui
    surprend. Ivresse et enchantement. Tu grimpes dans
    le champ, en silence tu te dis Dedans c’est la lumière
    qui surprend.

     

    Rituels maurizi

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Dominique Maurizi, Rituels, Faï fioc 2022, pp. 43, 44, 45, 46.

     

    ______________________________________________________________________________________________________________________________

    ______________________________________________________________________________________________________________________________

     


     

    DOMINIQUE    MAURIZI

    Vignette Maurizi

    ■ Dominique Maurizi
    sur Terres de femmes ▼

    → [Intérieur] (extrait de La Lumière imaginée)
    → 
    Dans l’odeur des algues (extrait du recueil Langue du chien)
    → 
    Fly (lecture d’Isabelle Lévesque)
    → 
    Il y a quelqu’un (extrait du recueil Les Tables des matières)
    → 
    [Mais qu’ai-je dit ?] (extrait du recueil Septième rive)

     

     

  • Patrizia Valduga | « Requiem » in «Le Livre des Laudes» précédé de «Requiem»

    <<Poésie d'un jour

     

     

     

    Le cœur saigne

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Aquatinte de G.AdC 

     

     

     

    XV

    Il cuore sanguina, si perde il cuore
    goccia a goccia, si piange interioramente,
    goccia a goccia, cosi, senza rumore,
    e lentamente, tanto lentamente,
    si perde goccia a goccia tutto il cuore
    e il pianto resta qui, dentro la mente,
    non si piange dagli occhi, il pianto vero
    è invisibile, qui, dentro il pensiero.

     

    XVI

    Sul bianco della brina a lenti fiocchi
    si perde un po’ di neve silenziosa ;
    tu avevi un’ombra nera dentro gli occhi,
    ogni giorno ti toglieva qualcosa…
    Fa così freddo, ti copro i ginocchi,
    tu segui la tua ombra misteriosa,
    quella farfalla nera viva e greve,
    non l’hai neanche guardata quella neve.

    XVII

    Quanto chiarore e verde e gioventù
    perduti con la neve sopra i cuori,
    oh padre mio che non sorridi più,
    che non t’importa più niente del fuori…
    Più in alto, più chiaro e alto lassù,
    sul vivo nero di tutti i dolori,
    e il tuo cuore che nevica, lo sento,
    lentamente, così, senza un lamento.

     

    XV

    Et le cœur saigne, ainsi se perd le cœur
    goutte après goutte, et on pleure en dedans,
    goutte après goutte, ainsi, oh sans clameur,
    et lentement, tellement lentement,
    se perd, goutte après goutte, tout le cœur
    et les pleurs restent, ici, en dedans,
    les yeux ne pleurent pas, les larmes vraies
    sont invisibles, là, dans la pensée.

    XVI

    Sur la blancheur de givre en flocons lents,
    se perd un peu de neige silencieuse ;
    tu avais une ombre noire devant,
    et chaque jour t’enlevait quelque chose…
    Il fait si froid, je suis là te couvrant,
    toi tu poursuis ton ombre mystérieuse,
    ce papillon vif, oppressant, et noir,
    cette neige, tu n’as pas pu la voir.

     

    XVII

    Que de clarté, de jeunesse perdues,
    de vert, avec la neige sur les cœurs,
    oh toi, mon père qui ne souris plus,
    pour qui n’importe plus rien d’extérieur…
    Plus en hauteur, plus clair, et au-dessus,
    sur le noir vif de toutes les douleurs,
    se tient ton cœur qui neige, je le sens,
    sans une plainte, ainsi, très lentement.

     

     

    Le-Livre-des-Laudes (1)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Patrizia Valduga, Requiem in Le Livre des Laudes, précédé de Requiem, Traduit de l’italien et présenté par Christian Travaux, Arfuyen 2023,pp. 68, 69,70, 71, 72, 73.

     

     


             P A T R I Z I A    V A L D U G A

     

    PATRIZIA VALDUGA

     

     

     

     

     

     

     

    Source

    Née le 20 mai 1953 à Castelfranco Veneto (Treviso), Patrizia Valduga vit aujourd'hui à Milan. Traductrice de John Donne, Molière, Crébillon fils, Mallarmé, Valéry, Shakespeare, Kantor, Céline, Cocteau… elle dirige durant un an la revue Poesia (1988). Elle est l’auteur d’un nombre important de recueils : Medicamenta (Guanda, 1982), Medicamenta e altri medicamenta (Einaudi, 1989), Donna di dolori (Mondadori, 1991), Requiem (Marsílio, 1994), Corsia degli incurabili (Garzanti, 1996), Cento quartine e altre storie d’amore (Einaudi, 1997), Prima antologia (Einaudi, 1998), Quartine. Seconda centuria (Einaudi, 2001), Lezione d’amore (Einaudi, 2004), Il libro delle laudi (Einaudi, 2012).

    « L’œuvre poétique de Patrizia Valduga frappe par le contraste que forme une thématique d’une extrême violence, qui tend à leur point de rupture les pôles d’Eros et de Thanatos dans une atmosphère de passion funèbre, et un très grand raffinement dans le choix des formes classiques dont la rigueur rehausse la violence du poème : tercet dantesque, quatrain, mais aussi huitain ou sonnet. La violence charnelle, la dégradation et l’obscène sont contenus dans un corset de formes pures et traditionnelles qui rappellent à la fois les protocoles sadiens, la dépense de Bataille, Les Lois de l’hospitalité et, plus encore, les œuvres récentes de Bernard Noël ou de Franck Venaille… »
    (Martin Rueff, in Po&sie, n° 110, « 1975-2004 | 30 ans de poésie italienne », 2, Belin, 2005, page 357).

  • Michel Passelergue | Un roman pour Ophélie, suivi de Douze monodies au bord de la nuit

     << Textes proposés par  →  Béatrice Marchal

     

     

     

     

    PAGE BLANCHE

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Source 

     

    Lettre à l’inespérée

    Ce fut longtemps un sommeil à ras bord. Corps gorgé de poisons à contre-jour. Songes tranchés par des nuages sans âme, appesantis par les éboulis, pierres magnétiques, châteaux à ciel ouvert. Mémoire sous tension, passée au crible d’images vacillantes. Je m’acharnais à survivre – pour vous écrire, pour espérer. Calciné jusqu’à l’os, recroquevillé dans l’obscur, j’attendais tout de votre lumineux silence. Aujourd’hui, je reprends appui sur les mots, j’affûte un poème futur qui glissera sa lame entre dit et non-dit. Il me faut arpenter, d’un pas incertain, l’envers perdu de notre passé à double vue, recueillir un peu de nos dernières nuits incidentes. Absente, vous m’êtes présence fugitive, dans l’instant qui s’évanouit. Je respire, j’imagine, et vous souriez d’être – étincelle, effusion sous l’éclair. J’effeuille à l’infini nos arpèges, nos murmures. L’oubli, enkysté au creux d’heures effrangées qui se fanaient dans la pénombre, irradie à tous les vents. Mais, éveilleuse sous roche, vous avez d’un regard ravivé un verbe ébloui. À travers temps comme au bord de la mort, enfin je vous écris. Prêtant l’oreille au flux, au reflux de tant d’années brûlées au loin par vos yeux, me remémorant le roulis, la folie infusant dans l’ombre, et mille rêves à quatre feuilles. Je vous écris, Ophélie, entre houle et ferveur. Je vous attends – ma fée, mon inespérée.

     

     

    Mitternacht

     

    Un rêve ? J’entends, sous la rumeur d’eaux souterraines, un chant comme rongé au-dedans. Une fiction d’exil ou l’appel d’un océan lointain. Je tente d’écrire, envoûté par ces divagations de voix gauches et acérées. Je note, et ma main tremble sur la feuille qui se dérobe. Mais je ne fais que décrire une brûlure intérieure, un sang décoloré, quelques remous au passage du silence. Tout ce qui noircira avec l’encre derrière ce poème morcelé : vertige, naufrage, convulsions du sens. Le rivage, affouillé par la nuit, est maintenant hors d’atteinte. Je tais, je fragmente : ce sont des éclairs, des îlots, des angles venus briser le cours nocturne des astres. Sous les doigts qui hasardent des cribles, des étoiles, pourrai-je découvrir enfin, suivant l’écheveau des voyelles, son pays second ? Là où sèche le feuillage du jour… Son pays, son regard retrouvé.

     

    Un-roman-pour-Ophelie

     

     

     

     

     

     

     

    Michel Passelergue, Un roman pour Ophélie, suivi de Douze monodies au bord de la nuit, éditions du Petit Pavé, 2022.

     

    Michel Passelergue

     

     

     

     

    Ph: Marché de la poésie 2014 

     

     

  • Giacomo Leopardi | « Zibaldone » | Entretien réalisé par Florence Trocmé et Angèle Paoli (2003)

     

     

     

    LEOPARDI

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Image : G.AdC

     

     

     

    ZIBALDONE                                                                                                                                                      

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Giacomo Leopardi, Zibaldone
    traduction Bertrand Schefer,
    Éditions Allia, 2003, 2398 pages

     

     

     

     

    Le Zibaldone, enfin ! Une archive de Poesibao

    En 2003, considérable événement éditorial, les éditions Allia publiaient la première traduction intégrale du Zibaldone de Leopardi. Retour sur archive.

    En 2003, 165 ans après la mort de Leopardi, la traduction intégrale de ce monument du patrimoine littéraire mondial qu’est le Zibaldone était enfin disponible en français. Un magnifique et indispensable défi éditorial et de traduction ! J’avais alors publié un long article de présentation du livre suivi d’un entretien avec le traducteur Bertrand Schefer, mené avec Angèle Paoli. Cet article a disparu en même temps que le site Zazieweb sur lequel il fut publié alors.
    Une forte allusion de Georges Didi-Huberman au Zibaldone, dans son nouveau livre Brouillards de peine et de désirs, m’a donné l’idée de le proposer à nouveau, ici.

        • Giacomo Leopardi

    Giacomo Leopardi est un des plus grands écrivains italiens. Né en 1798 à Recanati, ancienne capitale de le province des Marches, il est mort en 1837, à Naples. Il est l’auteur d’une importante œuvre poétique, avec notamment les Canti que la plupart des Italiens, toutes classes sociales confondues, connaissent par cœur par pans entiers. Il fut aussi un grand érudit, philologue, philosophe, moraliste.

     

        • Le Zibaldone

    Extrêmement difficile à rattacher à un genre précis, le Zibaldone est une somme de 4526 feuillets rédigés par Leopardi de 1817 à 1832. C’est un chef d’œuvre d’une immense portée, témoin du travail de pensée et de recherche d’un des esprits les plus importants de l’époque.

    Pour réaliser cet article et tenter de rendre justice à l’importance majeure de l’événement que constitue cette édition du Zibaldone, nous avons rencontré celui qui a relevé le défi, à savoir le traducteur, Bertrand Schefer. Ses propos sont complétés par le point de vue de l’éditeur, Gérard Berreby, fondateur et directeur des Éditions Allia, qui a eu l’immense courage de se lancer dans une entreprise qui a quelque chose de vertigineux.

     

        • Disponibilité de l’œuvre en français avant cette parution.

    En effet, il faut revenir sur les dates, telles qu’elles nous ont été parfaitement précisées par Bertrand Schefer : au jour de cette parution en français de la première traduction intégrale du chef d’œuvre de Leopardi (19 novembre 2003), près de 165 ans se seront écoulés depuis sa mort. Or le Zibaldone en Italie même n’a été publié qu’en 1898 et n’a connu sa première vraie édition critique qu’en 1991 seulement.
    Étaient jusqu’alors disponibles en français uniquement des recueils anthologiques d’extraits du Zibaldone, souvent choisis par rapport à un thème. Allia a manifesté depuis plus de dix ans son intérêt pour l’œuvre en publiant plusieurs de ces recueils, imité ou accompagné dans ce premier défrichement par des ouvrages chez José Corti, Rivages ou Le Temps qu’il fait.

     

        • Le défi éditorial d’Allia

    Mais depuis les débuts de la maison Allia, Gérard Berréby avait en tête cette publication intégrale du Zibaldone. Qui est aussi le fait d’une belle rencontre entre un éditeur et un traducteur. Tout a commencé lorsque Bertrand Schefer, en compagnie d’une de ses amies qui faisait alors une thèse sur Leopardi, a compilé et traduit un recueil d’extraits du Zibaldone, sous le titre de « Tout est rien », publié en 1998 par Allia. Expérience suffisamment concluante pour que Gérard Berréby propose aux deux traducteurs d’entreprendre la traduction intégrale des 4526 feuillets.

     

        • L’aventure personnelle de Bertrand Schefer

    Nous avons donc longuement interrogé Bertrand Schefer sur son travail, sur ce défi et il nous est vite apparu qu’en fait il s’est agi pour lui d’une histoire personnelle, d’une véritable aventure. C’est une très belle histoire, riche et émouvante qu’il nous a racontée et dont nous voudrions rendre compte ici.
    « J’avais travaillé avec Allia à plusieurs reprises » nous dit-il « notamment pour publier des livres de philosophie. Ma spécialité est la philosophie de la Renaissance italienne, avec notamment Marcile Ficin et Pic de La Mirandole, ainsi que ce qu’on appelle les « théâtres de la mémoire » à la Renaissance [voir plus loin]. Avec une amie qui faisait une thèse sur Leopardi, nous avons également publié un anthologie de 180 pages de fragments du Zibaldone, parue sous le titre «Tout est Rien ». Chez Allia encore. D’où sans doute la proposition que me fit alors Gérard Berréby de publier une version intégrale de l’œuvre. J’ai accepté dans un premier temps de me lancer dans l’aventure avec l’aide de cette amie, mais elle s’est retirée rapidement du projet et j’ai continué seul. Le chantier s’est ouvert en 1999. Au bout d’un an et demi, j’avais fait la moitié de la traduction et nous nous sommes aperçus avec Gérard Berréby que le budget prévu était épuisé (il m’avait mensualisé pour faire ce travail). Donc fin 2000, le projet a connu un arrêt et s’est ainsi révélée toute l’ampleur de ce colossal projet éditorial (il faut spécifier qu’en Italie le Zibaldone occupe l’équivalent de deux volumes de la Pléiade pour le texte plus un volume entier pour les notes).

    Je me suis trouvé au milieu de l’océan, avec l’idée que j’avais peut-être perdu un an et demi de travail. Je ne voyais la terre nulle part ! Il y eut donc une pause de plus d’un an dans la mesure où nous avions décidé avec Allia de mettre le projet en stand-by. Et puis finalement Gérard Berréby a décidé de me proposer de reprendre la traduction. J’ai accepté au prix d’un gros sacrifice financier et en renonçant à toutes mes autres activités et je suis parti un an à la montagne avec le livre et mon ordinateur. J’ai travaillé non stop à la seconde partie et la traduction, techniquement, était achevé fin 2002. Mais je n’en étais pas complètement satisfait. Pendant que je traduisais la deuxième partie, la première partie était entièrement revue et corrigée. Finalement j’ai consacré l’année 2002 jusqu’à maintenant à une relecture et une réécriture presque totale de ma traduction et de ses 4526 feuillets ! Je me suis réapproprié l’ensemble du texte, j’ai unifié le style (en respectant le fait que certains morceaux, du fait même de Leopardi, manquent totalement de style alors que d’autres sont très élaborés). J’ai presque réécrit le livre en marge des épreuves ! Et je me suis aperçu que cette pause entre les deux phases de traduction avait été très profitable, pour décanter mon approche.

    Bertrand Schefer nous explique ensuite à partir de quelles éditions il a travaillé : « Le texte de Leopardi, rédigé de 1817 à 1832, n’a été publié en Italie qu’en 1898 pour le centenaire de sa naissance sous le titre de Pensées de philosophie variée et de belle littérature mais la grande vraie édition date de 1991. Elle est due à Giuseppe Pacella. Pacella qui a consacré environ 15 ans à l’édition du texte. C’est une édition admirable, avec des notes magnifiques. Il y eut très vite une seconde édition, due à Rolando Damiani, une seconde édition critique donc, publié 6 ans après celle de Paccela. Personnellement j’ai travaillé à partir de la version Pacella, mais en consultant aussi celle de Damiani.
    Il faut songer au statut de Leopardi en Italie. Sa notoriété équivaut à celle de Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé cumulées, c’est l’écrivain le plus connu après Dante. Tout le monde connaît des poèmes des Canti  par cœur. Tout le monde connaît sa vie, parle du « pauvre Leopardi », c’est la figure archétype du génie malheureux, tout le monde sait que Monaldo est le nom de son père et à quel point ses rapports avec lui furent difficiles…. En Italie donc, de ce fait, du fait de cette notoriété immense de Leopardi, le volume des notes rédigées pour éclairer tous les aspects du Zibaldone est énorme. Personnellement, bien que j’aie procédé à une vraie édition critique scientifique, j’ai choisi de réduire un peu ces notes en choisissant celles qui sont vraiment utiles pour le lecteur français (notes de Pacella, plus certaines de Damiani mais aussi notes rédigées par moi-même sur certains points non élucidés par les deux éditeurs italiens et sur lesquels j’ai pu trouver des données, en particulier pour identifier certains des noms cités par Leopardi. Il faut savoir en effet qu’à cette époque en Italie, on « italianisait » les noms antiques, les noms grecs ayant eux-mêmes été préalablement latinisés, ce qui rend certaines identifications très délicates ! ; j’ai aussi ajouté des notes sur la métaphysique ou la philologie).
    Et puis bien sûr j’ai établi les outils nécessaires pour la circulation dans le texte. En m’appuyant bien sûr sur ceux fournis par Leopardi lui-même qui avait élaboré tout un système d’indexation très complexe et très utile. Il faut savoir que tous les fragments du Zibaldone sont numérotés (un peu comme les versets de la Bible) et que tout le monde travaille à partir de cette numérotation. Leopardi avait établi pas moins de six index, deux partiels et quatre exhaustifs, portant sur l’ensemble de son texte, sauf les 400 dernières pages. Il a utilisé à cette fin tous les systèmes d’indexation, mini-résumés, commentaires en ordre chronologique puis index thématique, onomastique, schedario de A à Z, etc. intitulé « Index de mon Zibaldone ».

    Pour s’orienter dans le livre qui est un vrai labyrinthe on peut se servir des index, ceux de Leopardi et ceux que j’ai établis. Je conseille aussi de lire tout l’avant-texte, la présentation, la chronologie et la note introductive. Cela dit, à mon sens la meilleure lecture demeure la lecture extensive et dans l’ordre chronologique qui seule permet de dégager l’évolution de Leopardi et la structure de son Zibaldone. Il est en perpétuelle reprise de lui-même, et il écrit avec un élan extraordinaire, en s’appuyant sur une érudition immense mais tout en s’attachant aussi à scruter des aspects matériels de l’existence. Il s’implique en tant qu’auteur. Il serait plus proche de Montaigne que de Pascal (à mon sens le Zibaldone est l’anti Pensées) : Leopardi garde l’ordre chronologique et fait des renvois à l’intérieur de son texte. On peut ainsi suivre l’évolution de sa pensée, par strates, en constant remaniement, procédant par augmentations, une pensée qui s’agrandit, se développe sans cesse.
    À la lecture in extenso du Zibaldone, tout s’éclaire. D’où vient la philosophie de Leopardi, les limites qu’il lui accorde. Il est pessimiste mais absolument pas nihiliste. On peut peut-être imaginer que le Zibaldone l’a empêché de se suicider : c’est une solution esthétique à sa lucidité pessimiste. Le Zibaldone est un grand texte qui parle de la littérature, qui en montre la nécessité de manière interne.
    Il comporte aussi quelques éléments autobiographiques. On peut évoquer aussi les « pollizine », en fait des petits bulletins, petits inventaires, non compilés par Leopardi dans ses index. Dans le dernier index, il dresse la liste des grands thèmes du Zibaldone, Arts et Lettres, Théories, Mémoires de ma vie (qui a donné lieu à un livre chez José Corti).

    Quant au fait que Leopardi ait décidé de mettre fin à son travail du Zibaldone, il reste mystérieux. C’était en 1832, c’est-à-dire environ cinq ans avant sa mort. Il y a du Rimbaud chez lui. Il est mort à Naples dans la souffrance et le dénuement, soutenu seulement par son ami Antonio Ranieri. Et pourtant il a encore écrit l’admirable poème la « Ginestra » au pied du Vésuve ! Il y a eu une sorte de « désactivation », un mécanisme obscur. Il parle du Zibaldone quelque part comme d’une chambre noire où il voit sa propre langue restituée à travers les langues étrangères. L’objet de la langue, c’est voir les choses. Sa seule métaphysique est une métaphysique du langage : la préoccupation de l’écrivain est désormais la langue (après la fin de la métaphysique).

    Pour moi, ma formation de philosophe m’a été très utile. En fait je n’ai pas abordé cette traduction en italianiste et je crois que quelqu’un qui n’aurait été que connaisseur de la langue italienne n’aurait pu relever ce défi. Je suis aussi latiniste et helléniste, ce qui est indispensable pour traduire Leopardi qui insère de nombreuses citations en latin et en grec.
    Ma formation philosophique s’est révélée aussi extrêmement utile pour permettre de rendre compte du cheminement de sa pensée. On sent très bien dans son travail du Zibaldone, la tentative pour « accrocher la pensée ». Plus qu’un « work in progress » on peut dire qu’on y voit à l’œuvre un « mind in progress ».
    Il s’attache beaucoup à la mémoire, à son travail au travers des sensations et du langage. Là aussi mon intérêt pour les travaux de la Renaissance sur la mémoire m’a été très utile pour bien comprendre cet aspect de Leopardi. On peut évoquer les « théâtres de mémoire » véritables supports mnémotechniques qui localisaient les images dans l’espace dans le but de les engranger dans la mémoire, en une sorte de « sténo visuelle ». Théorie de la mémoire élaborée dès l’Antiquité, mais réactivée à la Renaissance par exemple par Giulo Camillo (Venise, première moitié du XVIe) dont j’ai traduit et publie le Théâtre de mémoire, toujours chez Allia.
    Le Zibaldone est une machinerie labyrinthique dans laquelle le langage apparaît dans sa relation avec les choses. On peut se référer au très beau texte d’Yves Bonnefoy sur Leopardi (L’enseignement et l’exemple de Leopardi, William Blake & Co édit., 2001) qui démontre comment Leopardi a réussi à ne pas passer du non être au non sens, à la suite de l’effondrement des valeurs propres à son époque. Il était ancien, il est devenu moderne, il était heureux il est devenu désespéré, il était poète il est devenu philosophe. Et il a la conviction que l’esprit de chaque homme contient l’histoire de l’humanité. L’effondrement de la société à laquelle il assiste est un effondrement général, induit par la critique de la métaphysique par le Siècle des Lumières. Avec lui se dessine la première figure de l’écrivain moderne. Son isolement : l’homme est seul et malheureux dans son écriture, attentif au flux de sa pensée et de sa conscience et seul face à l’histoire. C’est la première fois qu’un écrivain oppose l’écriture à l’histoire.

     

        • Les problèmes de traduction et de langue

    Nous avons aussi interrogé longuement Bertrand Schefer sur les problèmes qu’il a pu rencontrer dans son travail sur la langue du Zibaldone et nous lui avons d’abord posé la question de ce titre qui sonne si étrangement aux oreilles du lecteur français non encore informé ! : « Il faut dire et redire que l’étymologie est incertaine. Oui, ce serait plutôt un terme d’origine culinaire. En revanche, le sens est très clair, le mot signifie mélange, la meilleure traduction en français serait sans doute miscellanées. Se trouvent là dans ce recueil des paroles pellegrine, paroles baladeuses, vadrouillantes. Un mot singulier, « pellegrino », pèlerin, vagabond, une proximité avec « peregrino », « straniero », l’étranger, celui qui se balade, qui pérégrine. Ce sont des mots élégants, des mots qui donnent du goût à la langue. « Zibaldone » fait partie de ces mots, c’est un mot ancien, suffisamment brumeux, flou, pas dérisoire, je ne le sens pas comme ça. Une de ces parole pellegrine qui évoquent quelque chose sans arrêter ce qui est sans fin. C’est un mot indéfini pour un projet infini. Maintenant il est totalement assimilé à Leopardi ?
    Les plus grosses difficultés sont les références de Leopardi (voir plus haut). Quant à la langue du début du XIXe siècle, elle n’est pas tout à fait la langue italienne moderne. Mais avec Leopardi la difficulté ne vient pas du vocabulaire car curieusement son champ lexical est relativement restreint. Il y a beaucoup de redondances et de répétitions, il peut y avoir quatre adverbes à la suite, des phrases de plus d’une page, des « che » enchaînés les uns aux autres. Là réside la vraie difficulté car ce qui est supportable en italien, ne l’est pas en français. J’ai dû beaucoup travailler cet aspect pour rendre cette langue très compliquée dans sa structure et son déploiement.
    Il faut savoir aussi que Leopardi était très anti-français (les Français occupaient alors l’Italie), qu’il trouvait qu’ils répandaient une culture ultra rationalisante (les fameux autels à la Déesse Raison de la Révolution). Leopardi est un homme d’imagination. Il hait la langue française qu’il connaît parfaitement et qui est alors la langue universelle de son époque. Il considère qu’elle ne peut produire de poésie. Il affirme que la langue italienne se prête très bien à la poésie, parce qu’elle est souple, ductile, malléable, apte à exprimer aussi bien les grandes théories scientifiques que la poésie. Pour lui le français n’a pas ses capacités et il est impossible de bien traduire l’italien en français. Ce qui est admissible dans la langue italienne ne l’est pas forcément dans la langue française.
    On imagine ce que peut ressentir le traducteur qui tombe sur ce genre de considérations. Surtout s’il a conscience que la trop grande proximité apparente entre les deux langues est en effet un obstacle à la bonne traduction de l’une dans l’autre, un peu comme s’il s’agissait de deux parallèles proches, mais qui ne se rencontrent jamais ! »

     

        • Modernité et importance de l’œuvre.

    De son vivant, Leopardi a eu une double carrière, de philologue et de poète. C’est après sa mort qu’il est devenu « le grand poète italien ». Il a porté la poésie européenne à un niveau extraordinaire, il lui a fait accomplir un pas de géant. Puis au début de notre siècle, on a découvert aussi en lui le philosophe, le penseur qui annonce la modernité de façon extraordinaire, inouïe. Leopardi est un poète mélancolique « le dernier des Anciens » mais c’est aussi le « premier des Modernes ». Dans les années 70 il y a eu un extraordinaire intérêt pour ce texte de 4000 pages qui ne parle que du langage.
    Cette publication est capitale pour remettre, en France, les choses à leur place dans l’histoire de la littérature. En fait, à l’époque, seuls Nietzsche et Schopenhauer ont eu conscience de l’importance de Leopardi. Pour les traductions existantes, il y avait donc des textes publiés par Allia, Le Temps qu’il fait, Rivages et José Corti principalement. Il y avait eu une première tentative avortée de traduction intégrale sous l’égide de l’Unesco. En fait je pense que si j’ai pu tenir ce défi, c’est parce que j’ai eu ce rapport personnel avec ce texte dont je vous ai parlé. Si je ne m’étais pas senti « dialoguer » avec Leopardi, en tant que philologue, si ce texte n’était pas rentré dans ma vie, je n’aurais jamais pu terminer la traduction. Pour moi, traduire le Zibaldone a été aussi un projet de vie. Le texte m’a rattrapé et il a rattrapé mon découragement.
    Dans le Zibaldone, on trouve à peu près tout : l’ébauche, la note, des aphorismes, des dissertations complètes, de la critique littéraire (souvent Leopardi part d’un texte, se livre à une véritable explication de texte, par exemple à partir de Montesquieu), des poèmes, des descriptions, des souvenirs, des satires, etc. Il y parle de politique, de morale, de métaphysique, de philologie, d’histoire des religions. S’il a lu et apprécié Montesquieu, son grand auteur français fut Mme de Staël. Il a été bouleversé par Corinne et il lui doit en partie sa « conversion philosophique ».

     

        • Conclusion : Le Zibaldone, vrai trou noir de la culture française jusqu’à aujourd’hui.

    En Italie, ce projet de traduction intégrale a reçu un extraordinaire accueil. C’est en fait un événement éditorial qui n’a sans doute pas d’équivalent depuis des décennies. Quelle est l’œuvre aussi importante, ignorée en France qui a été publiée ces vingt dernières années ? C’est un texte fondateur, essentiel, d’un écrivain célèbre et il n’était pas disponible en français ! Qui le connaît en France aujourd’hui, vraiment : peut-être vingt ou trente personnes, plus ou moins issues du cercle des italianisants. Or ce texte devrait intéresser les philosophes, tous les étudiants de lettres, les écrivains bien sûr et au-delà tous ceux qui sont un peu cultivés.
    Cette œuvre fait partie du patrimoine de l’humanité. En France, il y a au moins trois thèses chaque année sur Leopardi. Sa bibliographie est colossale. Et pourtant c’est une sorte de trou noir dans la culture française. 1834 / 1898 en italien / 2003 seulement en France !

     

    ___________________________________________

     

        •    Éléments bibliographiques


    La fiche de l’édition intégrale du Zibaldone
    Giacomo Leopardi, Zibaldone, traduction Bertrand Schefer Allia 2003, 2398 p., 39€

    Ce dossier, paru en 2003 sur le site Zazieweb et aujourd’hui indisponible, a été réalisé par Florence Trocmé et Angèle Paoli.

    Poesibao remercie Bertrand Schefer et Angèle Paoli qui lui ont donné leur accord pour la republication de cet ensemble.

     

    ARCHIVES

    Angèle Paoli, Bertrand Schefer, Éditions Allia, Événement éditorial, Florence Trocmé, Giacomo Leopardi, Traduction, Zibaldone

     

     ■ Giacomo Leopardi
    sur Terres de femmes ▼

    → 6 novembre 1820 | Leopardi, Zibaldone
    → 2 janvier 1821 | Leopardi, Zibaldone
    → 10 janvier 1821 | Giacomo Leopardi, Zibaldone
    → Antonio Tabucchi | Rêve de Giacomo Leopardi, poète et lunatique

     

    ____________________________________________________________________________________________________________________________________________

     FLORENCE   TROCMÉ

    Florence Trocmé
    Ph. Tous droits réservés

    ■ Florence Trocmé
    sur Terres de femmes
    → [Une nuit, j’ai rêvé de toi] (extrait de P’tit Bonhomme de chemin)
    P’tit Bonhomme de chemin (lecture d'AP)

    ■ Voir aussi ▼
    Poesibao, le site de Florence Trocmé