Terres de Femmes

Mois : juillet 2022

  • Jean-Pierre Chambon / Je ne vois pas l’oiseau ( Lecture d’Angèle Paoli )

     

    Jean-Pierre Chambon, Je ne vois pas l’oiseau
    Encres de Carmelo Zagari
    Al Manar, 2022 (Lecture d'Angèle Paoli)

     

     

     

    Hibou Treille

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

                                 

                                   L’ami du poète: Ph. Angèle Paoli

                                 

     

    La Bretagne est au cœur du dernier recueil de Jean-Pierre Chambon. Je ne vois pas l’oiseau est en effet dédié au poète breton Marc Le Gros et le poète Eugène Guillevic est présent à plusieurs reprises dans ces pages. Dans les exergues qui empruntent quelques vers au long poème éponyme mais aussi dans le dernier récit dans lequel Jean-Pierre Chambon évoque l’« art lapidaire qui caractérise sa poésie » :

    « Je ne vois pas l’oiseau
    Qui viendrait vers moi
    Pour chercher refuge. »

    La poésie est la pierre d’achoppement de ce recueil singulier, écrit dans une prose impeccable, et consacré aux oiseaux. Parmi les animaux qui nous entourent, les oiseaux ont la préférence des poètes et des artistes. Ils ont ensemble, depuis toujours, un long et fructueux commerce. Ainsi, le recueil de Jean-Pierre Chambon est-il accompagné des encres très oniriques de Carmelo Zagari. La présence des oiseaux, entourés de tout leur carnaval, s’imprime durablement derrière les yeux en un dialogue textes/encres foisonnant, à la fois drôle, inquiétant et beau. Car l’écriture du poète, qui excelle dans le choix des images, dans la richesse de la terminologie, dans l’acuité portée au moindre détail, joue ici pleinement son rôle. Déterminant. Et admirable.

    D’autres auteurs ou artistes font leur apparition au cours des histoires d’oiseaux qui nous sont narrées, avec ce talent de poète et de conteur qui sont l’apanage de Jean-Pierre Chambon. Outre Guillevic que l’on surprend en contemplation devant un tableau de Giotto – La Prédication de Saint-François aux oiseaux- la lectrice (et le lecteur) croise en chemin Edgar Allan Poe et « l’oiseau d’ébène » du jamais plus, le photographe japonais Masahisa Fukase, célèbre pour ses inquiétantes nuées de corbeaux rassemblés dans Ravens, le poète catalan Jordi Père Cerdà et le poète Denis Rigal, longtemps universitaire à Brest, co-fondateur avec Alain Le Beuze et Paol Keineg de la revue Poésie Bretagne.

    On croise aussi dans Je ne vois pas l’oiseau des gens de tous les jours, nourrisseuses de pigeons, gamins chapardeurs, amoureuses inaccessibles et un jeune garçon rêveur, peu enclin à l’action et admiratif de son compère d’enfance, plus doué que lui pour imiter le chant des oiseaux. Plus tard le même jeune garçon se présentera en amoureux timide dont le geste final n’appartient peut-être qu’au rêve. Impossible d’en décider. Seul le poète peut trancher. On y découvre enfin, qui se dessine par touches successives tout au long du recueil, le « portrait du poète en oiseau ». Aimant et enviant chez tous les oiseaux, au-delà de leur grande diversité, leur grande liberté. Et leur mystère non encore dévoilé.

    Les récits sont au nombre de cinq et chacun d’eux se déroule autour d’un oiseau particulier. Parfois, de plusieurs. Sans parler des basse-cours. On y trouve un oiseau rare, identifié par Raymond comme étant « une kobleute » (« La Kobleute ») ; un perroquet nommé « Nemo », propriété d’Éline (« Le sommeil du perroquet ») ; des faisans, moineaux, corbeau entre les mains de Toni, le héros au savoir illimité (« Une science naturelle ») ; les deux pigeons de Clémence, « Gros-Soldat » et « Mikado » (« Les deux tourtereaux turcs ») ; le loriot, les mésanges, le dindon… les oiseaux (« Portrait du poète en oiseau »). Et tout au long de ces différents récits, le poète lui-même, drôle d’oiseau lui aussi, à l’image de tous ceux qui lui ont « tenu la plume » et dont il découvre, peu à peu, l’étonnante fraternité.

    Ces récits sont enlevés. Drôles souvent. Enchanteurs. Et familiers. Quel enfant de notre génération ne s’est pas apitoyé sur un oiseau blessé, qu’il faut soigner, nourrir comme un nourrisson et enfin libérer ? Ainsi de la kobleute :

    « Raymond souleva l’oiseau dans le creux de ses mains et, accompagné des ses trois assesseurs qui sautillaient autour de lui comme des chiots, il le transporta, aussi délicatement qu’un bébé, jusqu’au poulailler de sa mère… »

    Quel promeneur ne s’est agacé des us et coutumes des braves dames qui nourrissent quotidiennement les pigeons des parcs urbains ? Ces colombidés accusés de bien des maux – et symboles peut-être d’une solitude que nous avons du mal à admettre – ne sont-ils pas les mal-aimés de nos villes ? Il suffit parfois de regarder d’un peu plus près ces bisets qui nous entourent pour revenir sur des positions jusqu’alors inchangées. C’est ce que fait le narrateur en compagnie de Clémence, initiatrice talentueuse :

    « À la fréquenter, je m’étais surpris à considérer autrement ces volatiles, qui me laissaient auparavant parfaitement indifférent… »

    On sent dans les descriptions le plaisir de Jean-Pierre Chambon à brosser des tableaux où la nature est pleinement vivante, peuplée de bruits et de mystères. Les personnages qui les animent, espiègles, enjoués, bons connaisseurs de leur environnement naturel, semblent appartenir à une époque lointaine, réveillée par la puissance évocatoire des mots. Cette époque où les enfants s’amusaient de peu, toujours à l’affût d’animaux à découvrir et avec lesquels jouer. Les oiseaux recueillis et adoptés sont souvent l’objet des soins les plus attentifs. La nature est vivante, les animaux, humains. Une osmose se fait entre les uns et les autres partenaires d’un même espace. Il suffit de regarder les oiseaux vous regarder pour voir à quel point ils sont interrogatifs ; pour percevoir à quel point ils pensent. À quel point ils vous percent. À moins que ce ne soit notre sempiternel égocentrisme qui projette ses vues sur les animaux à qui nous faisons porter nos propres interprétations :

    « La tête inclinée, mon interlocuteur continuait à me dévisager de son air ironique. » (« Le sommeil du perroquet »)

    La relation entre les volatiles et leurs doubles humains est étroite. Elle est décrite avec précision et bienveillance. Le plus souvent avec tendresse. Il arrive parfois que quelque colombophile patenté s’en prenne avec véhémence à d’autres engeances et se lance dans des invectives qui effraient le narrateur. Lequel observe, surpris, ses hausses de ton et gesticulations qui lui sont si étrangères.
    Le regard du poète, témoin plutôt qu’acteur, évolue d’un récit à l’autre. Ainsi, toujours dans le récit au perroquet Nemo, cette relation, si étroite, si dense, avec le volatile exotique modifie-t-elle sensiblement le caractère de celle qui s’occupe de lui. Il y a quelque chose de la relation amoureuse entre Éline et Nemo. Le caractère d’Éline s’en trouve modifié. Son exaltation communicative finit par gagner le visiteur, surpris du changement qui s’opère aussi en lui :

    « Sa bonne humeur était communicative et moi-même, d’ordinaire si peu enclin à me confier, je me sentais si détendu que j’en devenais presque bavard. »

    Poursuivant son récit, le narrateur en devient à son tour exalté. Lyrique :

    « Dans ce climat propice, je parlais avec une spontanéité inhabituelle. Ma parole voltigeait au-devant de moi, entraînée par le papillotement de ma pensée dans l’espace où mes mots, détachés de toute pesanteur, s’enchaînaient alors comme pour le seul plaisir de me griser de leurs miroitements. »

    Cette exaltation lyrique me fait sourire et je pense que le poète comprendra pourquoi.

    Mais de qui l’Éline du second récit est-elle éprise, au juste ? La réponse n’est pas aisée car le ton d’Éline pour soutenir son propos est ambigu :

    – « Regarde, c’est notre ami, lui dit-elle d’une petite voix tendre. »

    Pour qui la voix tendre ? Pour le visiteur ou pour Nemo ? Pour qui les attentions fébriles ? Je penche plutôt pour le perroquet, car Éline, toute occupée des soins intimes à prodiguer à Nemo, n’a aucune conscience de la séduction et de l’émoi qu’elle exerce sur son visiteur. Lequel, déçu dans son attente et sans doute jaloux, se retire dans le rêve. Le poète semble enclin à échapper par les manifestations oniriques à ce qui lui échappe. Ainsi en est-il à nouveau, avec Clémence, cette fois, propriétaire de Gros-Soldat et de Mikado.

    « Peu après cet épisode, le cours capricieux de la vie devait nous éloigner, Clémence et moi. Les pigeons pourtant continuaient à traverser mes rêves, venant de temps à autre se mêler à la trame intime des mirages nocturnes. »

    Qui n’a eu à ses côtés un Toni pour qui la nature n’a aucun secret ? Un Toni totalement adapté à l’environnement qui est le sien, capable d’épater par « sa science naturelle » les plus timides, les plus inadaptés, les plus maladroits. Capable de voir dans les feuillages ce que les autres peinent à distinguer et à trouver, d’imiter les chants innombrables et de savoir les attribuer à qui de droit ! Une différence qui aurait pu déboucher sur un écart infranchissable désespéré et qui a cependant cimenté une amitié. Ainsi de Toni et de son compère de jeu, un double du poète sans doute, qui découvre, grâce à son ami le pouvoir chamanique des oiseaux.

    De récit en récit, le poète se dévoile. Jusqu’à l’acmé atteinte dans le récit qui clôt le recueil. Portrait du poète en oiseau. La présence des personnages s’estompe au profit d’un « je » qui s’affirme dans ses souvenirs et ses sensations. Puis d’un « nous » qui englobe père, oncle, enfants, garnements du village.

    « … une image surnage encore assez nettement dans ma mémoire : celle d’un élégant passereau paré d’un gilet tissé d’or sur lequel ses ailes repliées paraissent plus noires que l’ancre ou le charbon… »

    Ou encore :

    « Les mésanges aussi font valoir cette teinte solaire. Elles, j’ai pu les observer à loisir dans l’entrebâillement des rideaux du salon de la maison familiale… »

    Ce foisonnement de volatiles surpris dans les halliers est source de « frissons de bonheur » mais aussi d’une « impénétrable nostalgie ». Parce que le monde des oiseaux est empli de mystère. Ils sont les témoins qu’une autre vie existe, « une existence parallèle » … Dont « nul être humain ne possèderait jamais la clef. »

    Ce qui se dérobe à la science humaine, l’écriture peut s’en emparer. Elle pallie ainsi le manque et ouvre la porte sur l’univers qui lui échappe. C’est là, dans ce manque, que se trouve le poète. Dans ce rêve qui dessine les lignes majeures du portrait. En forme d’aveu et d’art poétique :

    « Mais au seuil de l’adolescence, l’oiseau que j’aurais préféré avoir alors pour compagnon, ç’aurait été un hibou. Il aurait pris sa pose hiératique dans la chambre, au sommet de l’armoire ou sur la branche d’un portemanteau, et serait à mon signal venu se poser fraternellement sur mon épaule. Je le savais ami des poètes, de ceux qui, opérant au cœur de la nuit, quand tout repose, s’acharnent à porter la langue à son plus haut degré d’incandescence. Il aurait été mon guide dans les labyrinthes de la pensée, ses yeux béants m’auraient transfusé leur lumière et à travers eux j’aurais été lucide dans les ténèbres intérieures, j’aurais su distinguer l’or verbal disséminé dans la nuit du langage et pénétrer le monde des rêves et des significations cachées. »

    Nul doute que le hibou dont il est ici fait l’éloge a pleinement rempli son rôle. « Ami des poètes ». Ami du poète.

     

    ANGELE NB Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli

                                                          

    Couv'

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Voir les encres de →  Carmelo Zagari  sur le site de l'Éditeur 

     

     

     

     


    JEAN-PIERRE CHAMBON

    Jean-Pierre Chambon  en vignette
    Source

    ■ Jean-Pierre Chambon
    sur Terres de femmes ▼

    → L’Écorce terrestre (lecture de Cécile A. Holdban)
    → 
    L’Écorce terrestre (lecture d’AP)
    → 
    [Je touche le grain du silence] (extrait de L’Écorce terrestre)
    → 
    Des lecteurs (extrait)
     
    Des lecteurs (lecture d’AP)
    → 
    Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
    → 
    Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    → 
    [Fleurs dans la fleur]
    → 
    Fragments d’un règne (poème extrait du Roi errant)
    → 
    [Sur le papier la lumière](extrait de Sur un poème d’André du Bouchet)
    → 
    [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
    → 
    Tout venant (lecture de Sylvie Fabre G.)
    → 
    Zélia (lecture d’Isabelle Lévesque)
    → 
    L’invention de l’écriture (extrait de Zélia)
    → 
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    → 
    Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)
    → 
    Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (lecture d’AP)

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur lelitteraire.com) une lecture de Noir de mouches par Jean-Paul Gavard-Perret


     

  • Pierre Dhainaut / Un art à l’air libre

      <<Poésie d'un jour

     

     

     

    Figure-avec-paysage-_Fotor

     

     

     

     

     

     

    Ph: G.AdC 

     " nous n’avons pu mener à bien nos rêves "

     

     

    Âge d’or du présent

    Nul besoin de beaucoup de vent pour que volent
    des samares, elles sont disponibles, et même
    à terre, elles continuent de trembler :
    c’était l’automne, c’était l’enfance,
    allègres, alors, nos façons de parler
    nous disposions d’ « ailettes », « d’hélices »,
    avant de rassembler nos souffles
    et de les envoyer en haut des arbres,
    nous n’avons pu mener à bien nos rêves,
    mais consacrer à l’une d’elles
    toute l’ardeur dont la voix est capable
    dans un poème, le ciel y retrouvera une aura.

    « Jardin », « rivage », nous restons ces enfants
    qui multiplient les formules magiques, « rivage »,
    « jardin », aussi intimes, aussi vastes,
    solidaires, pour la joie d’entendre
    leurs aller-retour, que la prononciation soit lente,
    rapide, l’accord est immédiat,
    nous avons davantage envie de lire d s poèmes
    que d’en écrire : sur tous les signes
    la neige a répandu son aube, les yeux chantent
    ou se taisent, ils oublient où ils vont,
    ils sont insoucieux de leur sort sur une page
    de merveille en merveille.

    Nous n’embarquions, le soir, enfants,
    qu’après avoir imaginé les contes
    agrandissant le jour qui s’achevait,
    qui ne s’achevait pas, nous n’avions jamais vu
    de ports, de forêts, de châteaux,
    nous traversions toute une nuit ou presque,
    le plus souvent une voix les disait :
    des années d’autrefois il ne subsiste
    que taches d’encre, mais au bruit
    le plus simple, le plus étrange, nous sursautons,
    nous en ignorons l’origine,
    nous le perpétuerons dans un prochain poème.

     

    Thumbnail_couv Un art à l'air libre

                     

                       Pierre Dhainaut, « Le jour est courbe » in Un art à l’air libre, aquarelles de Caroline François-Rubino, Al Manar 2022, pp.27,28,29

                     Voir des aquarelles de  → Caroline François-Rubino

     

     

    PIERRE DHAINAUT

    Pierre dhainaut profil 3

    ■ Pierre Dhainaut
    sur Terres de femmes ▼

    → Pour voix et flûte (lecture de Sabine Dewulf)
    → D’abord et toujours, 4 (poème extrait de Pour voix et flûte)
    → [Ce qu’est devenue la couleur] (poème extrait de Progrès d’une éclaircie)
    → [Dès le seuil remercie] (poème extrait de Voix entre voix)
    → Horizons, fontanelles… (poème extrait de Vocation de l’esquisse)
    → [Nous étions seuls, de trop, dans nos miroirs] (poème extrait de De jour comme de nuit)
    → [Ne nous en prenons pas à l’invisible] (poème extrait d’État présent du peut-être)
    → [Sortir sous l’averse] (poème extrait d’Et même le versant nord)
    → Ici (lecture d’Isabelle Lévesque)
    → [Que respirent avant tout les mots] (poème extrait d’Ici)
    → [Orage, tempête, séisme] (poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    → [Où que tu ailles] (poème extrait de Rudiments de lumière)
    → Passerelles
    → Printemps dédié (poème extrait de L’Autre Nom du vent)
    → Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air (lecture d’Isabelle Lévesque)
    → [Soudain la tête se redresse] (autre poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    → Vocation de l’esquisse (lecture d’Isabelle Lévesque)
    → Voix entre voix (lecture d’Isabelle Lévesque)
    → Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino, Paysage de genèse, 10
    → Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino | [Laissons les mots sourdre d’eux-mêmes] (autre extrait de Paysage de genèse)
    → Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terre à cielSept questions d’Isabelle Lévesque à Pierre Dhainaut
    → (sur Ce qui restePierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, Portraits de l'air


     

  • Jean-Pierre Chambon /Je ne vois pas l’oiseau

     

     

     

     

    Hibou chambon

     

     

                       

     

     

     

     

     

     

                     

     

                       « Portrait du poète en oiseau » (extrait)

    Je n’ai jamais vu de loriot. J’aurais tant aimé pourtant, quand Toni et moi courions les bois, en surprendre un posé sur une branche dans une trouée de feuillages. Le coloris si exotique de son plumage m’aurait alors ébahi, mon cœur se serait mis à battre plus fort, mais j’aurais dû retenir mon souffle pour que l’oiseau alerté ne s’envole pas. J’aurais reconnu alors cet être que la poésie permet de pressentir mieux qu’aucune description savante, j’aurais été ébloui, comme Jordi Père Cerdà en ses terres catalanes, par cette « touffe de lumière/qui danse sur la branche/ d’un rayon de soleil », j’aurais entrevu cet oiseau qui « parfois descend/- condescend-/ se pose sur un buisson bas, / exhibe son or » et à qui il « sied d’être rare et splendide, / d’octroyer ce ravissement inoublié », ce petit passereau qu’un autre poète, Denis Rigal, espérait à chaque printemps depuis son Finistère, tout en soulignant qu’ « on ne le mérite pas, /on reçoit simplement cette merveille, / qui ne prouve rien ».
    Les mésanges aussi font valoir cette teinte solaire. Elles, j’ai pu les observer à loisir dans l’entrebâillement des rideaux du salon de la maison familiale, qui se hasardaient quelquefois jusque sur le rebord de la fenêtre, ou voltigeaient au-dessus des mangeoires que notre père, dès avant les premières gelées, installait dans le jardin pour les oiseaux et garnissait de grains.
    Il y avait aussi celles qu’avec d’autres garnements de mon âge, dans le village de l’oncle, nous appâtions par quelques graines placées sou un cageot que d’un coup, en tirant sur une cordelette, nous faisions choir au-dessus d’elles comme un couvercle. Nous les piégions ainsi pour le seul plaisir de les tenir entre nos mains et de sentir leur peu de poids et leur vie si menue à notre merci. Nous desserrions au bout d’un moment l’étreinte de nos doigts, tout heureux de rendre nos prises à l’air libre.
    Mais le jaune d’or au cou des mésanges n’égalera jamais en éclat celui du plumage de l’oiseau rêvé. Pour moi néanmoins, d’autres oiseaux auraient pu rivaliser avec lui par leur faculté de fascination, leur beauté déconcertante. C’est le cas du dindon, et singulièrement celui de la ferme voisine de celle de notre oncle. Je ne passais jamais devant son enclos grillagé sans l’admirer un instant en train de se pavaner en poussant des glouglous au milieu de son harem. La roue parfaite de sa queue en éventail et les reflets de cuivre émaillant son plumage, et surtout l’étrange baroquerie de sa caroncule rouge et du masque bleu électrique entourant ses yeux, faisaient de ce gallinacé un composite de chimère phénoménale et de prodige ornithologique, chez qui la magnificence du maintien venait contrebalancer le grotesque de l’accoutrement.
    Les faisans pareillement pouvaient se prévaloir d’une beauté singulière, tant par leur tête multicolore que par leur long plumage mordoré tacheté de touches noires. Comme m’avait appris à le faire notre oncle, je m’approchais à pas feutrés des halliers où ils savaient se réfugier parfois, dans l’espoir d’en surprendre un qui, surgissant d’entre les broussailles, s’enfuirait à toutes jambes à travers les herbages avant de prendre son envol. Apercevoir l’un de ces coqs extraordinaires me procurait chaque fois un frisson de bonheur, c’était comme entrebâiller une porte mystérieuse. Car la vie profuse que recelaient les bois et les prairies, les landes et les marais, s’avérait correspondre à un autre pan du monde, appartenir à une existence parallèle : elle témoignait de la présence d’un royaume séparé pour lequel – je l’avais senti dès l’enfance avec une pointe d’impénétrable nostalgie – nul être humain ne possèderait jamais la clef…

     

    Couv'

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Jean-Pierre Chambon, « Portrait du poète en oiseau » (extrait) in Je ne vois pas l’oiseau, Encres de Carmelo Zagari, Al Manar2022, pp.50,52,53.


    JEAN-PIERRE CHAMBON

    Jean-Pierre Chambon  en vignette
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    ■ Jean-Pierre Chambon
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     Des lecteurs (lecture d’AP)
    → L’Écorce terrestre (lecture de Cécile A. Holdban)
    → L’Écorce terrestre (lecture d'AP)
    → [Je touche le grain du silence] (extrait de L’Écorce terrestre)
    → Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
    → Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    → [Fleurs dans la fleur]
    → Noir de mouches (extrait)
    → Fragments d’un règne (poème extrait du Roi errant)
    → [Sur le papier la lumière](extrait de Sur un poème d’André du Bouchet)
    → [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
    → Tout venant (lecture de Sylvie Fabre G.)
    → Un écart de conscience, II (extrait)
    → Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (lecture d’AP)
    → Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
    → Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)

    → Jean-Pierre Chambon | La Montagne Lumineuse, Voix d'encre, 2022
    Je ne vois pas l'oiseau (lecture d'Angèle Paoli), Al Manar 2022


     

  • Pierre Dhainaut et Caroline François-Rubino / Entretien à propos d’Un Art à l’air libre

     

     

     

    Entretien réalisé par Sabine Dewulf avec Pierre Dhainaut et Caroline François-Rubino à propos d’Un Art à l’air libre, Al Manar, 2022.

     

     

     

    L'air bleu

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Aquarelle de Caroline François-Rubino

     

     

    Sabine Dewulf : Vous vous êtes rencontrés en 2016 et depuis, votre collaboration ne s’est jamais interrompue, que ce soit pour des ouvrages parus en édition courante ou pour des livres ou manuscrits d’artiste. Pourriez-vous nous préciser tout ce qui vous attire particulièrement dans l’œuvre et le geste de l’autre ?

    Caroline François-Rubino : L'écriture de Pierre correspond à ma recherche picturale. Elle m'a amenée par des chemins connus vers des horizons encore plus ouverts. Ces chemins, j'en connaissais les mêmes arbres, les mêmes herbes, les mêmes pierres ou parfois la même neige. Nous avons un répertoire en commun en quelque sorte. Mais les espaces vers lesquels ces chemins parviennent sont autant d'autres lieux possibles à découvrir. Comme on ouvre une fenêtre sur le paysage au loin, chaque poème de Pierre Dhainaut révèle une lumière et une couleur particulière.

    Pierre Dhainaut : Oui, 2016, nous avons commencé à collaborer en septembre, nous pouvons compter les années, mais non les livres ou les manuscrits que nous avons réalisés ensemble, d'abord pour les collections du "Livre pauvre" à la demande de Daniel Leuwers, puis de manière indépendante ou chez différents éditeurs (Voix d'encre, Æncrages & Co, Al Manar).
    Notre premier livret s'intitule Et ce sera tout, le contraire de « c’est bon pour une fois » : nous inaugurions, nous engagions l'avenir, nous n'avions qu'une envie, poursuivre. Caroline et moi, nous ne nous connaissions pas, nous ne nous sommes rencontrés que l'année suivante, mais dans nos conversations au téléphone, nous avons aussitôt constaté que nous avions de nombreuses admirations communes : parmi les poètes, de l'auteur du Petit traité de la marche en plaine, Gustave Roud, à Yves Bonnefoy dont l’œuvre et la présence nous sont si précieuses. Les différences d'âge n'ont guère d'importance, celles des lieux non plus, le Nord, le Sud, la mer, la montagne, nous nous entendons fidèlement dans l'amour de la lumière telle que l'ont exaltée Turner et Monet, dans l'amour aussi des arbres.
    Soleil levant d'un arbre est l'un de nos titres emblématiques. Il ne nous a pas fallu longtemps pour comprendre combien nous importe l'Extrême-Orient, écriture et peinture indissociables, où rien n'a de frontières arrêtées. Cet « art des passages » auquel j'aspire et qu'il est difficile de servir avec des mots, je l'ai reconnu dans l'art de Caroline. Elle m'a, comment mieux dire ? soufflé des poèmes, ou bien je lui en ai proposé avec confiance. Aux affinités, évidentes, s'est ajoutée l'affection.

    Sabine Dewulf : Vous avez, l’un et l’autre, une longue pratique d’échanges avec des artistes ou des poètes : Pierre, tu collabores avec des peintres, des graveurs ou des photographes depuis 1963 ; Caroline, j’ai compté une bonne quinzaine d’éditeurs différents pour les livres que tu as accompagnés, sans même parler des livres d’artistes. Comment définiriez-vous, l’un et l’autre, la singularité de votre dialogue ?

    Pierre Dhainaut : Un « dialogue » en effet. L'expression « livre d'artiste » est maladroite, insuffisante, Yves Peyré dans son grand ouvrage Peinture et poésie (Gallimard, 2001) a proposé de la remplacer par « livre de dialogue ». Deux arts dialoguent, et deux personnes, de la manière la plus libre. Rien ne nous entrave, puisque nous utilisons les moyens du bord, tout est possible. Quand nous préparons des manuscrits dont le tirage est limité, quatre ou cinq exemplaires, rarement davantage, un seul parfois, nous sommes dans ce « jardin sans rives », chez nous, hors de toute limitation comme de tout contrôle. Nous improvisons. D'ordinaire, certaines contraintes s'imposent, les poèmes que j'écris dans l'isolement appartiennent à une série, l'ouvrage en cours : ici, je les écris dans l'instant, pour répondre à des images qui me sont personnellement adressées, qui me touchent, qui m'obligent à sortir de moi-même – ou y entrer, enfin. Et je m'adresse à quelqu'un qui bientôt me lira. C'est cela, le dialogue.
    Mais les manuscrits à peu d'exemplaires, merveilleusement hors commerce, ne sont pas rangés, cachés dans des tiroirs : grâce à Internet ils peuvent être vus facilement. Nous travaillons en secret en pleine lumière.
    Le dialogue entre Caroline et moi est, me semble-t-il, remarquable par sa constance, par la disponibilité parfaite de l'un et de l'autre, les sollicitations viennent de l'un ou de l'autre, aucune hiérarchie.

    Caroline François-Rubino : Je pense que nous avons trouvé très tôt un accord, presque au sens musical, qui nous convenait. Et nous avons improvisé maintes fois ensuite à partir de cet accord. Ce qui prime dans notre dialogue, c'est la volonté de toujours aller plus loin, d'explorer encore d'autres chemins. Si nous avons commencé à dessiner ensemble notre paysage depuis quelques années, il nous faut encore le préciser davantage. La distance géographique qui nous sépare est abolie par ce dialogue poésie/peinture.

    Sabine Dewulf : À la fin de ce livre magnifique, tu écris, Pierre, que « ces poèmes ont été écrits, entre 2017 et 2021, dans la proximité des encres, des aquarelles et des peintures de Caroline François-Rubino […] ». Comment avez-vous procédé cette fois-ci ? Pierre, as-tu écrit à partir des œuvres de Caroline ? Caroline, t’est-il arrivé de peindre à partir des poèmes de Pierre ? De quelle manière vous êtes-vous ensuite concertés pour élaborer cet ensemble jusqu’à sa version définitive ?

    Caroline François-Rubino : Quand Pierre m'a offert cette monographie poétique, j'ai souhaité peindre une nouvelle série d'aquarelles pour elle. Même si certains poèmes de ce livre avaient déjà fait l'objet de livres d'artiste, j'ai essayé de les illustrer différemment en cherchant un nouvel élan commun à tout l'ensemble. Le mot « air » contenu dans le titre m'a servi de guide durant toute la réalisation de cette série.

    Pierre Dhainaut : Un art à l'air libre propose une anthologie de poèmes écrits entre 2017 et 2021 pour accompagner Caroline, certains figuraient dans des manuscrits illustrés, d'autres étaient inédits. Réunis, ils forment une monographie de l'art de Caroline François-Rubino, une monographie exclusivement poétique. Pas de textes critiques !
    À l'origine il y a donc les peintures de Caroline, j'ai réuni les pages qu'elles m'avaient inspirées au fil des mois, parfois avec des variantes pour éviter des redites, en essayant de procurer à l'ensemble cohérence et mobilité. Caroline ensuite, pour l'édition d'Al Manar, s'en est inspirée à son tour. Nous avons fait le point, le mouvement est perpétuel.
    Pour notre premier livre, Paysage de genèse (Voix d'encre, 2017), l'élaboration a été plus complexe, je la trouve exemplaire. Caroline m'a suggéré d'écrire à partir d'une série de douze peintures qu'elle n’avait ni numérotées, ni signées, ni titrées : à moi de les classer et d'y découvrir ce que j'avais envie de voir. J'étais en face d'un paysage unique constamment renouvelé, qui n'avait pas encore été ordonné, la sensation initiale se déployait, un paysage apparaissait, que je qualifierais volontiers de premier, où le regard s'éveille et s’émerveille, qui ne domine pas. Là où Caroline contemplait des collines qui s'étendent vers un horizon indécis, je voyais des vagues agitées par la houle, mais les deux visions ne s’excluaient pas, elles s’entendaient, si je puis dire, fort bien.
    Il ne s'agissait que d'une première partie, elle en a appelé d'autres, les rôles changeaient, les techniques, les formes, prose, vers longs ou courts, bandeaux, tondos, etc. Ainsi tout un livre a-t-il été élaboré, une suite au sens musical du terme. Nous avons gardé dans Un art à l'air libre l'état d'esprit qui a présidé à la confection de ce livre originaire. Nous multiplions les approches, et tant mieux si nous ignorons de quoi…

    Sabine Dewulf : La première section de votre livre s’intitule « De main en main », et tu y écris, Pierre : « […] de main en main passe un relais, serait-il / indécis, il conduira de la terre à la terre / plus haute. » De quel relais peut-il s’agir ici ? La main qui écrit et celle qui peint suivraient-elles un mouvement commun, ascensionnel ? Quelle relation chacun de vous entretient-il avec l’élément « air », qui forme le cœur de votre titre ?

    Pierre Dhainaut : La métaphore du relais me paraît essentielle. Un peintre me tend la main, je l'accepte, et nous avançons, inventant à la fois notre rythme et notre chemin. Nulle rivalité entre les deux protagonistes, une solidarité est à l’œuvre, qui n'a qu'un but, la création commune. Les livres dont nous parlons dans cet entretien réalisent ce miracle, la métamorphose du deux en un, le peintre et le poète donnent naissance à un nouvel auteur qui échappe à la notion si étroite d'identité. Il est arrivé que nous invitions une amie complice à participer, Isabelle Lévesque : le leporello avec nos trois signatures s'intitule D'une ligne à l'autre.
    D'une façon générale, j'éprouve toujours la sensation, lorsque j'écris, d'appartenir à une communauté qui traverse les siècles et les lieux et les langues, de mêler mon souffle à tant d'autres, toujours les mêmes, toujours nouveaux.
    L'élément par excellence, l'air, qui s'élève et qui, je l'espère, nous élève. Un titre comme Pour voix et flûte (Æncrages & Co, 2020) est en ce sens explicite. Mais nous n'excluons rien, et le feu nous convient et, comme le disait notre cher Novalis, « l'eau est une flamme mouillée ». La main déliée du peintre et le souffle délié du poète, loin de rejeter la terre, la raniment.

    Caroline François-Rubino : La main qui écrit fait confiance à celle qui peint et inversement, je réponds ici à la question précédente : pas de concertation au préalable. De même, la main qui écrit donne confiance à celle qui peint, encore plus pour un livre qui lui rend hommage. Alors la main qui peint acquiert une grande liberté, elle est mue par la reconnaissance, elle n'a plus besoin de savoir où elle va, elle avance avec assurance.
    Le mot « air » m'a guidée comme je l'ai dit plus haut, il m'a donné la légèreté que je recherche sans cesse en travaillant et qui parfois est difficile à saisir. La série des douze aquarelles de ce livre semblait déjà « écrite » par Pierre. Etel Adnan a intitulé sa dernière exposition : « Écrire, c'est dessiner », c'est peindre aussi…

    Sabine Dewulf : À quelle autre question auriez-vous aimé répondre, en ce qui concerne ce nouveau livre commun ? Qu’aimeriez-vous, l’un et l’autre, ajouter à vos réponses précédentes ?

    Caroline François-Rubino : Peut-être à la question : comment ce livre s'est-il réalisé au sein des éditions Al Manar ? Je tiens ici à remercier notre éditeur, Alain Gorius, qui a accueilli ce projet avec beaucoup d'enthousiasme et l'a publié avec grand soin. La mise en page et les associations images/poèmes ont été revues tout au long de la correction des épreuves jusqu'à ce que tout soit cohérent. J'ai apprécié aussi que toute la série des aquarelles soit reproduite, avec une très grande qualité.
    Je souhaite ajouter à cet entretien combien je suis reconnaissante à Pierre Dhainaut d'avoir écrit à mon intention cette monographie poétique, je le remercie ici bien affectueusement.

    Pierre Dhainaut : Tous les livres doivent être des lieux d’accueil et de métamorphoses : les livres d'artiste le sont plus que les autres. Un mot résume ce que je leur dois, ouverture. Je remercie Caroline François-Rubino de me rappeler que la lumière la plus frêle est aussi la plus intense : elle ouvre les fenêtres, et elle dit que la nuit n'est pas irrémédiable. Si elle m'a invité à parcourir avec elle le « paysage de genèse », elle n'a pas hésité à illustrer le livre qui évoque un long séjour à l’hôpital, Après (L'herbe qui tremble, 2019). Illustrer, mettre en lumière, même la nuit.

    Les fenêtres ouvertes, les chemins de traverse, les vagues porteuses d’écume, l’herbe sous le vent, les arbres en pleine frondaison, la couleur bleue que l’on nomme gris de Payne… Caroline François-Rubino aime ce qui palpite, se déploie librement, se révèle en secret, elle peint le souffle et la lumière. Elle vit avec le paysage.

     

    Pierre Dhainaut
    Exposition → La peinture comme le paysage – Librairie-Galerie Chant Libre
    (Montélimar – mars/avril 2022)

     

    La première heure du premier jour, Caroline François-Rubino s’éveille et s’offre, et tout lui apparaît comme si les définitions n’avaient plus de poids, que l’on a cru nécessaire d’imposer à toute chose : les arbres, les dunes, les nuages respirent en la respiration du monde.
    L’œuvre de Caroline François-Rubino ne s’ajoute pas, ne domine pas, elle participe. Ces arbres, ces dunes, ces nuages ne sont si présents – discrètement, intensément – que parce qu’ils entrent sans cesse dans cet espace où n’ont jamais rivalisé, où s’équilibrent résonance et silence, vide et plénitude.
    Rien de plus exemplaire aux yeux de Caroline François-Rubino que les roseaux, ils vibrent, ils révèlent les souffles qui les animent. Pour valoriser les couleurs qu’elle préfère, les plus fluides, celles des passages, elle emploie volontiers le calame, ce fin roseau qui a servi jadis à l’écriture, ainsi nous fait-elle voir les « frais et blêmes éclats » de « l’aube d’été » chère à Rimbaud, mais voir la lumière, ici, c’est l’entendre, interprétée par la flûte de l’Iran, le ney, cet autre roseau.

    Avec Caroline François-Rubino, peinture est musique.
    Pierre Dhainaut
    →  Exposition Fragments – Galerie « L'Œil Écoute »
    (Lyon – juin/juillet 2022)

     

  • Marilyne Bertoncini / XXL…S

        <<Poésie d'un jour

                                                                                                                                                                                                                                                                                                   

     

     

     

     

                                                                                                                                                                  Saporito                              

     

                        Dans les antiques langues sémitiques,

                        El est un mot signifiant "Dieu"

     

     

     

     

     

     

     

    Collage d'Alma Saporito

     

     

     

     

     

    EL est le nom de Dieu

                              un élan vers le ciel

                    le signe de la main dans la prière

                       EL/LE est un palindrome

    Le nom de Dieu e(st) son reflet dans le ciel

                             où miroite de lac

                       ELLE

                    est la totalité

               le dieu et sa parèdre

               l’image et son reflet

               la Perfection

                       est

                    ELLE

     

                     Dieu

                est-ELLE

                   femme

                      ?

     

     

    Entre les interstices, en miroir, récrire les contes et les mythes

                                 La Reine de Blanche-Neige

                                  Alice traversant son miroir

                                     Narcisse et son image

                                    Au croquet de la reine,

              le monde spéculaire se brise en mille fragments,

                     esquilles, tessons, textes, tronçons de sens

               bribes insensées dansant la carmagnole débridée des

                                                  lettres

                                           désenchaînées

                                             désentravées

                                                  déliées

     

                                   comme l’aile d’ALIcE

                                                   délivrée

     

                                                        C

                                                    cou/pé

                                    Le texte alors affolé devient-il

                                                        fou

                                           comme son chapelier

                                                     ?

     

     

    Marilyne Bertoncini, XXL…S, L'Atelier du Grand Tétras, 2921,pp. 21, 22, 23, 24


    MARILYNE  BERTONCINI

    Bertoncini
    Source

    ■ Marilyne Bertoncini
    sur Terres de femmes ▼

    → [En nageant jusqu’au bout de ton rêve] (extrait de Mémoire vive des replis)
    → À l’ombre du mûrier (extrait de L’Anneau de Chillida)
    → La Dernière Œuvre de Phidias (lecture d’AP)
    → [Ici… Là] (extrait de La Dernière Œuvre de Phidias)
    → Labyrinthe des nuits (lecture d’AP)
    → La Noyée d’Onagawa (lecture d’AP)
    → [Je l’imagine] (extrait de La Noyée d’Onagawa)
    → Sable (extrait)

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une fiche bio-bibliographique sur Marilyne Bertoncini
    → (sur Recours au poèmeplusieurs pages sur Marilyne Bertoncini
    → Minotaur/a, le blog de Marilyne Bertoncini
    → (sur le site de la revue Textureune lecture de Mémoire vive des replis de Marilyne Bertoncini, par Philippe Leuckx


     

  • Sanda Voïca / Les nuages caressent la terre (Lecture d’Angèle Paoli)

    Sanda Voïca, Les nuages caressent la terre
    Les parallèles croisés, Les Lieux-Dits, 2022
    Lecture d’Angèle Paoli

     

    Sans titre                                                     

     

                                                                                    

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Clara Pop-Dudouit, Sans titre

     

     

     

     

    « Mais j’ai ma lumière »

     

     

    Variations sur l’amour/la mort, couple indissociable et indissocié sous la plume de la poète, Les nuages caressent la terre est un recueil poignant que Sanda Voïca dédie à sa fille, Clara, la tendre Clărutza, emportée en août 2015 par la maladie.

    Comment vivre ? Comment continuer à vivre avec au cœur et au corps une perte aussi insoutenable ? Comment vivre avec ce vide lancinant, obsessionnel, qui a ravagé et ravage encore le cœur maternel ? Comment combler ce qui ne peut l’être ? Ce vide à jamais vide, cette place qui n’est plus occupée que par des songes ou des nuages ou par les caresses d’un ange défunt ? Comment se penser soi, avec au cœur une telle douleur ?

    « Se faire portraiturer par le néant.
    Portrait avec l’absence de Clara. »

    C’est sans doute ce qui se joue en partie dans l’intime de ce recueil. Un autoportrait au néant. Mais l'humour de la poète, grinçant par moment, révolté à d'autres,  sait aussi côtoyer la tendresse. Et c'est une palette très riche qui se présente dans ce recueil, à l'image des créations qui l'accompagnent.

    Sanda Voïca, toujours se remet à l’ouvrage des mots pour tenter d’apprivoiser cette absence qui la constitue désormais intégralement, sans qu’elle puisse par son vouloir, par son désir changer quoi que ce soit à ce qui fait d’elle, définitivement- une mater dolorosa. Seuls les mots. Elle les contorsionne, les virevolte, se joue d’eux dans sa langue à elle. Langue universelle pourtant, matinée par son accent, par ses formulations-surprises qui font sourire un instant, par son humour inattendu qui détend, là où la douleur resserre jusqu’à l’angoisse. Sublime Sanda, poète de l’âme, artiste libre d’aller dans la langue comme elle veut et comme elle sent, avec ses inventions, sa philosophie, sa manière à elle de bousculer les habitudes, les expressions toutes faites et de prendre à parti le lecteur-voyeur qui suit la mère à jamais meurtrie dans les méandres de sa souffrance.

    Le présent recueil, tout entier occupé de Clara et par elle, est accompagné d’œuvres d’artistes, mises en écho aux variations poétiques de la poète.
    Les poèmes écrits entre 2015 et 2016, ont été publiés en 2022 par Germain Roesz aux éditions Lieux-Dits.

    Sanda Voïca joue avec les mots de sa douleur, jonglant avec les variations sur le vide et sur le plein ; ce trop plein des objets qui se joue de la vacuité du cœur. Ainsi s’arrange-telle avec les mots qui viennent à la rescousse, avec les objets qu’elle jette de sa vie de tous les jours. Et voilà que la poète soudain annonce à la volée, avec son humour inimitable, son retour sur la scène du monde, sur la scène de l’écriture :

    « Sanda Voïca
    est de retour :
    Bonjour !
    Jamais je ne l’aurais cru.
    Son tour en 80 poèmes
    Ou plus, si cœur, ventre, cerveau y sont.
    Espérons que du bon cru.
    Meilleur que le précédent ?
    La vie vous le dira. Et la lecture… »

    L’humour de Sanda Voïca est sa force. Il est sa façon bien à elle de déjouer le désespoir. Ce rien et ce vide qui l’habitent et jamais ne la quittent, elle en fait des poèmes :

    « Le rien visible et démultiplié
    Vie sans contour connu
    Mais familier à mon cœur tendu. »

    Sanda interroge s’exclame prend à témoin ceux qui la lisent, évoque la sainteté de sa fille, le miracle de sa sainteté, de ses pouvoirs au-delà des pouvoirs du monde. Le motif de Sainte Clara court de poème en poème. Il se fait leitmotiv. Si Clara est sainte, elle est aussi magicienne. Fille butineuse, elle est magicienne du miel. Clara la mystérieuse qui transforme en « or » ce qu’elle approche. Capable des alchimies les plus fortes puisqu’elle a réussi à trouver « l’or du temps ».

    « J’ai vu, par terre, des feuilles d’or – arrivées d’où ?
    Et j’ai compris,
    et j’ai crié, et j’ai hurlé, et j’ai pleuré :
    Tu as trouvé l’or du temps, ma fille,
    celui qu’André Breton a toujours cherché-
    sans le trouver : « Je cherche l’or du Temps. »

    Au passage, la poète convoque Emil Cioran et le provoque dans une sorte de dialogue assez drôle. Elle s’autorise les barbarismes, invente sa langue. Magnifique la façon qu’a Sanda de retourner la mort. Peu à peu la tendresse et l’émotion la gagnent, qui prennent place derrière l’exaltation. Jusqu’à faire siennes ces étranges étrangetés qui la constituent, elle et Clara, comme une entité unique. Pas vraiment un être à deux faces. Un être unique qui les inclut l’une dans l’autre, indissociables désormais grâce à cette Étrangeté.

    Sanda Voïca reconstruit sa vie grâce à ses mots et avec eux. Retrouvant le chemin de sa Roumanie natale, la poète évoque Bucarest et « la maison », le récent voyage avec Clara vivante ; puis Clara morte, incluse au milieu des perceptions immédiates. C’est pour elle qu’elle écrit, pour préserver sa mémoire.

    « Je construis avec le moindre de mes mots ici une sur-construction
    nue
    autour de sa disparition : la souffrance en pensant que
    que c’est moi celle qui préserve sa mémoire. »

    Plus loin la poète évoque le père de Clara. Et la couleur rouge. Celle du désir de Sanda pour Ioan ; celle du désir de Clara pour son père.

    « Du rouge je suis venue
    Au rouge je retournerai… »

    Tel est l’aveu de Sanda Voïca.

    Il arrive que le poème devienne prière. Et dans le même temps détournement de la prière. Ainsi Sanda Voïca déjoue-t-elle, par la violence qui s’exprime, la forme convenue de la prière, et la déjouant, l’annihile. Puis le calme revient et la raison avec lui. La prière se clôt sur sa part de tendresse. Et sur une émotion, difficile à contenir.

    Si Sanda Voïca joue avec les mots, elle joue aussi avec les poètes et les peintres, qui prennent place dans son imaginaire. Rimbaud et Breton. Apollinaire et Picasso. Ainsi de ces vers où elle se joue gentiment du peintre tout en se jouant d’elle-même :

    « Après la période pluie,
    la période rouge.
    Et voilà que le vent me prépare
    pour la période bleue :
    la fumée de ma cigarette dans le vent,
    toute bleu, échevelée aussi. »

    « On n’est pas sérieux quand on a cinquante-quatre ans ». Écrit la Sanda « période rouge ».

    Est-on vraiment sérieux lorsqu’on écrit dans un poème avec le plus grand naturel,

    « Un oiseau sortit de mes branches » ?

    Lumineuse Sanda, courageuse Sanda, capable de susciter en chacun-chacune, le permanent vertige auquel elle est confrontée. Capable de réveiller par sa force, par son énergie combative, nos tiédeurs, nos apathies, nos contradictions. Babélienne Sanda Voïca. Énigmatique. Avec ce sens de la formule qui interpelle et secoue :

    « Souriez : j’écris.
    Écritoire du soir : chaleur.
    Écritoire du jour : parfum.
    Chair sur chair :
    Odeur de sainteté. »

    Plus sérieuse elle le redevient lorsque surgit sous sa plume ce vers d’Hantômes emprunté à Isabelle Baladine Howald qu’elle cite :

    « Seule ma mort interrompra le deuil ».

    Le poème pourtant se clôt sur un espoir. Les rôles se sont inversés et la mère orpheline s’appuie désormais sur sa fille qui lui ouvre le chemin :

    « Astrale, de bonne heure. Salut, mon étoile.
    Tu me guides maintenant, plus que jamais.
    Aveugle, moi, plus que jamais-
    Mais j’ai ma lumière. »

     

    ANGELE NB Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli

     

    Voir aussi sur → Tdf 

     

  • Anne-Lise Blanchard / Poèmes / Revue Traversées 2022

       <<Poésies d'un jour

     

    PH.BATAILLARD

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

                                                                                                                                                                                                             

     

     

     

     

    Photo de Sally Bataillard

     

                                                                                                                                                                                                                         

     

     

    Jardins intérieurs
                                            pensées primevères cynorhodons
    les précipiter au fond de l’encrier

     

    quand sans cesse se dérobe la source
    le chant s’est tari l’âme rêche
                                             pour dire même
    mésanges ou merles
    oratoires oubliés palette des champs
                                             rayonnement des peaux
    et le thé qui dort dans la théière distraite
    (oubli du corps)
                                             sans l’or des voix où
                                             puiser

    la lumière qui sculptera le chemin

    Anne-Lise Blanchard, in Traversées 2022, p. 7

     

                                               *

    La nuit s’est posée comme un oiseau
    sur tes épaules une nuit de khôl
    sur les yeux

                               qui déshabillent les frondaisons

    l’effacement du visible une pause
    imperceptible dans l’aveuglant chaos

     

    tu guettes l’aile blanche de la chouette
    elle chante l’énigme de l’intangible
    silence

                                 tu aimes rester ainsi
    suspendue à l’ombre au frisson à la caresse
    de la nuit.

    Anne-Lise Blanchard, in Traversées 2022, p.13.

     

    Trave

    4eme de couv'



    ANNE-LISE BLANCHARD

    Anne-Lise Blanchard
    Ph. © Sally Bataillard

    ■ Anne-Lise Blanchard ▼
    sur Terres de femmes

    → Éclats
    → [La nuit vient en dormant] (extrait d’Épitomé du mort et du vif)
    → [Combien de joies vivons-nous en une vie ?] (extrait des Jours suffisent à son émerveillement)
    → Les jours suffisent à son émerveillement (lecture de Michel Ménaché)
    → Le Soleil s’est réfugié sous les cailloux (lecture d’AP)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) Elle est à marée
    L’Horizon patient, Poésie, Ad Solem Poésie,2022


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Ad Solem) la fiche de l’éditeur sur Le Soleil s’est réfugié dans les cailloux d’Anne-Lise Blanchard
    → le site personnel d’Anne-Lise Blanchard


     

  • Claudine Bohi / Communication Banquet du livre de Lagrasse 2022

     

    CLAUDINE BOHI

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Source

     

                                                      

                                          

     

                                                                    « IL FAIT PLUS CLAIR QUAND QUELQU’UN PARLE »

     

     

                                                                                                                              

                                                                                                                                      I

     

     

     

    Restez vivants, dit la voix. Qui que vous soyez,
    restez vivants à cause du vent lisse dans les roses
    et dans vos délires. Restez vivants. Montrez-vous
    avec vos syllabes et vos images. N’ayez pas peur
    de toucher à votre mélancolie. Restez vivants
    malgré les mouches et les brûlures, les petites
    décorations, les armoires fermées de chacun.
    Restez vivants les bras ouverts comme les pages
    d’un dictionnaire. Respirez haut et fort entre les
    signes, les miroirs, les petits croquis. N’oubliez
    pas votre grigri et la grammaire latine. Restez
    vivants malgré votre mère dans son bain, les
    terroristes et les menteurs. Restez vivants dans
    l’axe de la lune et touchez, touchez donc à vos
    miroirs, aux bons endroits avant de vous
    regarder partir. Restez vivants comme quelqu’un
    qui n’est pas vous.

     

    J’ai choisi d’ouvrir ce moment avec ce très beau poème de Nicole Brossard, poète québécoise d’aujourd’hui, parce qu’il me semble que, parmi les innombrables regards possibles sur la poésie, celui-ci va au plus juste.
    Il y a dans tout poème, et quel qu’il soit, une injonction à devenir vivant. Tout poème est d’abord un appel.
    Et c’est cet éclairage-là que j’ai choisi de porter aujourd’hui sur la poésie, sur son écriture et sur sa lecture. Nous savons tous qu’il y en a beaucoup d’autres.

    « Je suis un homme qui pense à autre chose » disait Victor Hugo.

    Cette autre chose, c’est la poésie. Toujours ailleurs que là où on croit l’attraper, la définir. Car n’est-elle pas un des noms de la liberté, celle que toujours la tyrannie des pouvoirs emprisonne, fait taire et assassine. Celle qui toujours comme l’oiseau phénix renaît de ses cendres. Celle qui toujours recommence sa voix !
    Mon éclairage d’aujourd’hui est donc partiel, un peu partial et probablement dérisoire quand on pense à l’immensité, à la force du continent poétique.
    Dans chaque poème une voix nous rappelle à la vie, nous remet au monde.
    Cette voix est une voix qui vient de loin. Elle s’est glissée dans les mots, mais les mots le savent bien, elle les déborde de partout. Elle les entoure, elle les porte. Car c’est cette voix-là qui les a fait naître.

                              

                                                                                          Les mots/ sont des pas/sur la neige ils gardent la trace …

    Les mots / sont des pas sur la neige /ils s’y perdent souvent/ ils s’y enfoncent
    La voix les retrouve/ qui berce la nuit
    avec une douceur si jeune/ dans les doigts
    avec une musique dans le corps/ où s’accroche le jour
    la voix/ qui bâtit sa chair/ avec

    Quel enfant en nous/ s’approche
    qui regarde/ et qui n’a pas de mots/ encore
    Quelle trace en nos yeux/ de cet enfant-là/ d’où nous naissons/
    Quelle parole

    Les mots/ sont des pas sur la neige nous avançons/ dedans

    Ce qui tremble/ en nous/ dans le fond de la chair/
    les mots/ le rassurent/ autour/ les mots l’apprivoisent

    À l’enfant/ qui regarde et qui ne parle pas/
    le lait obscur des mots/ coule en sa bouche à la chair se mélange
    Cet enfant nous précède/ et nous cherchons sa main1

     

    Cette voix qui nous appelle, poète et lecteur ensemble, vraiment ensemble, c’est effectivement une voix d’enfant, mais ce n’est pas la voix d’un enfant précis, et même pas celle du poète. C’est la voix de l’enfance en nous, celle que nous partageons tous. C’est une voix qui, sans cesse, cherche à nous réconcilier avec nous-même. Avec ce que nous avons égaré, perdu de nous, inéluctablement et depuis longtemps.
    L’enfant, l’étymologie nous le rappelle, est celui qui ne parle pas, qui ne parle pas encore. C’est une voix d’avant les mots. Elle vient de cet immense espace où il n’y eut d’abord que des sensations. Elle vient du cri, du cri qui se module lui-même, et qui s’apprivoise. Pa/pa, ma/ma, Le tout petit commence par la rime nous fait remarquer le psychanalyste Gérard Pommier !
    Nous apprenons le monde sans pouvoir d’abord le nommer. Nous apprenons le monde avec notre corps qui sera bientôt traversé par les mots des autres. L’enfant que nous fûmes tous est unique mais la langue accueillera bientôt ses expériences avec des mots qui sont à tout le monde, qui ne seront donc jamais totalement ajustés à ses propres sensations et pas plus à ses sentiments. Ce petit flottement, cet à-peu-près, cette indécision, notre parole à tous en porte définitivement la trace. Et vous voyez, Il semble bien que ce soit dans cette trace-là que les mots des poètes trouvent leur source. C’est ce pays perdu, ce temps oublié, c’est cet univers tombé dans nos veines que le poète tente de retrouver, de faire entrer dans les mots.

    « Nous avons tous été chassés du paradis, disait Kafka, mais le paradis n’a pas été détruit pour autant. »

     

    La langue bat/ contre le cœur // c’est
    maintenant//
    oui cette langue de parole/ au fond du souffle/ à
    l’intérieur//
    là dans les trous du vocabulaire//

    Cette langue de chair / vient lécher tous les mots/
    elle les soulève/ vers cet oubli seul/ qui les
    rassure// qui les reconnaît2

     

    Dans le discours on tente d’effacer cette voix au profit de la signification. On veut convaincre ou persuader, on veut faire partager.

    « Tout ce qu’ils tentent de dire, de penser, n’est que la tentative d’assourdir leur propre voix. » disait déjà M Duras

    Dans le poème, une expérience nous a brûlé, et c’est cette brûlure-là que les mots portent. Non pas seulement pour dire, mais pour éprouver, pour retenir cette brûlure et pour l’apprivoiser. Pour la rendre vivable et donc, peut-être, partageable. Pour la faire éprouver à son tour au lecteur, dans son corps à lui, dans sa vie à lui, dans sa manière toute singulière de la comprendre, c’est-à-dire de la prendre avec lui.
    Car lire un poème c’est en faire l’expérience.
    Alors la vie augmente. Pour le poète et pour son lecteur, la musique des mots, leurs sonorités, le rythme, les ruptures étonnantes dans la syntaxe, les répétitions, les néologismes… bref, tout ce qui fait un style montre que la langue poétique tourne toujours le dos à la langue de l’utile immédiat. Tout cela hallucine un autre monde. Mais il est dans celui-ci. Ce n’est ni un rêve ni un délire, simplement un élargissement, une ouverture vers d’autres possibles de nous.

    Le poème parle le monde en le déshabillant de ses vieux vêtements et de ses habitudes, en le saisissant autrement « La poésie est un coup de gomme sur la réalité » disait Cocteau. « L’œil écoute » disait encore Claudel. On pourrait aussi ajouter que la parole voit. La parole du poète pose un autre regard sur le monde. « La poésie, c’est donner à voir » affirmait Eluard. On n’en finirait pas avec les définitions.
    Car le poème ouvre sans cesse la porte de notre liberté. Celle qui inlassablement va inventer le monde en le regardant différemment, en le découvrant et en le faisant découvrir dans une autre parole.

    Cet autre monde est en nous-mêmes, il vient de nos mots. Il vient de cette voix première, à jamais perdue au fond de notre corps et de notre mémoire, et pourtant toujours là dans son absence même. Nous viendrons au réel avec ce que nous aurons nommé de lui. Si nous voulons l’agrandir, l’ouvrir, il nous faudra lui donner une autre parole.
    Car la voix, celle qui nous a transmis les mots est tombée dans les sensations qu’elle a provoquées. La poésie se glisse d’abord dans ces sensations et de là viendra frôler cette voix à jamais perdue. Elle viendra la toucher. En évoquant les sensations, les sentiments, elle nous ramène à leur source, à ce qui en chacun fait source. Elle ramène chacun d’entre nous, poète et lecteur, à la source de lui-même. Elle le reconduit vers ce temps aboli et pourtant présent dans un espace lointain de la mémoire, quand nous apprenions à vivre et à parler, vers ce temps disparu qui revient masqué à l’intérieur de nos images et de nos sentiments. Ce temps oblique qu’on appelle parfois l’oubli.
    Elle réconcilie ainsi le poète avec lui-même et, le temps du poème, vient appeler le lecteur au même endroit.

    Le poète est un homme de l’exil. Toujours en exil dans la langue car resté proche de ce qu’il y a « Avant les mots » ou « entre les mots »3 , c’est- à-dire de son corps de sensations.
    Le poète ne raconte pas sa vie mais fait venir dans ses mots à lui cette première « pâte » dont nous sommes tous faits, ce corps émotionnel d’où émerge toujours le langage. Il se tient sur cette frontière, au lieu même du surgissement. C’est ainsi qu’il trouve sa parole.
    Il y a dans chaque mot outre leurs significations une réserve immense d’émotions, de sensations et de sentiments multiples. Une sorte de kaléidoscope de vie. C’est là que se tient le poème.
    « La poésie n’est-elle pas une sensation de l’esprit ? » se demandait Guillevic. « Une palpation mentale » reprenait Bernard Noël.

    Si j’écris le mot « table » quelle table se dessinera au fond de chaque imaginaire ? Quelle table et son cortège d’images, de souvenirs, d’émotions, de sensations ?

    Le poète ne cherche en rien à creuser sa subjectivité, à dérouler un tapis d’anecdotes biographiques, mais à entrer dans sa propre singularité et partant il convoque son lecteur au même endroit, là-même où la singularité se fabrique, c’est- à-dire là où ses mots sont d’abord des morceaux de corps, des bribes d’émotions et de sentiments. Là où sa parole ne se serait pas séparée de la totalité de son être. Cet impossible rêve, me semble-t-il, est au cœur de toute parole poétique. Et résiste. C’est là où le langage se montre comme individuation. Là où chacun, le temps du poème, peut se réconcilier avec lui-même. Entrer dans un temps immobile où se nouent passé présent et avenir, dans une fugace éternité.
    Alors « le temps défait ses lacets, il court pieds nus et libre dans notre immensité. »4

    « Écrire c’est parler dans un temps immobile » dit Patrick Dubost
    Lire la poésie aussi.

    Un poème, c’est une singularité en train de se manifester. Et que fait-il le poème, sinon installer la subjectivité au-delà d’elle-même et tenter de partager cette expérience avec le lecteur. Car le poète appelle son lecteur là où sa propre singularité à lui est en train de se faire. Il la lui fait briller, scintiller. Le poème en est la manifestation. Lire un poème c’est faire cette expérience-là.

    « Le poème/te sort du complot du poids et du temps
    Pendant qu’en lui tu plonges. //
    Tu es comme la vapeur/ qui redevient eau/se refait vapeur. » écrit Guillevic dans son Art poétique

    Nous sommes tous des exilés de l’intérieur. Le poème a pour fonction de nous le rappeler. De nous rappeler ce pays d’avant les mots où nous étions d’abord vibrations uniques. Partant, poète et lecteur vont, dans le poème, communier dans ce rêve d’origine qui est l’espace du rêvé réel. Ce rêve de nous-même qui inséparablement jumelle notre réalité. Ce qui s’est perdu, et qui nous hante. Ce double qui a donné tant de figures symboliques et qui parfois nous assiège.

    L’enfant/ celui qui ne parle pas encore/que voit-il
    Hors le cri le sourire/ cet enfant est muet
    et son regard se mêle/ à sa propre chair//

    Cet enfant en nous se repose/ il ne dort pas/ il habite en nos mots//
    Il attend sa parole//
    La neige lui ressemble//…

    L’enfant bouge sa chair sans mots/
    il te précède/
    il te conduit//
    Là d’où il vient/ cela fut mélange// cela fut partage//
    Il est plus grand que toi/ plus large//
    De quel espace est-il le ciel/ dont il porte la trace/ lui qui dans notre effroi/ sursaute//

    Entre lui et toi/ la distance/ demeure inestimable/ interminable//
    Cet enfant/ dans ta lèvre revient//
    Il est le baiser d’une parole/ qui contiendrait tous les mots//

    Toujours ta vie avance/ loin de lui//
    Toujours tu cherches à le rejoindre//

    Voilà ce tout petit frémissement/ dans les mots//
    cette écorchure dans les significations//
    cette brisure aussi/ dans ta parole//

    Voilà ce souffle/ qui te fait unique//
    voilà l’enfant qui marche vers son nom//5

     

                                                                                       II

     

                                        « IL FAIT PLUS CLAIR QUAND QUELQU’UN PARLE »

                                   

     Freud évoque ce mot d’enfant en proie à de violentes terreurs nocturnes. Un petit garçon appelle la lumière d’une parole pour se consoler. Impossible de s’endormir, de trouver la paix dans cette obscurité sans la voix de quelqu’un qui vient éclairer le noir, apprivoiser la peur.
    Un nourrisson qui pleure se calme à l’appel de son nom, « qui lui donne l’adresse de son cri ». Qui met un mot sur le bouillonnement de sensations et d’affects qui l’habitent, et qui le sépare ainsi de son propre effroi. Entendre répéter son nom et pouvoir le situer dans la bouche de l’autre lui permettra d’organiser le chaos, d’apaiser sa peur de l’inconnu, de s’inventer une origine. Pourtant ces mots qui entrent en lui vont aussi le séparer peu à peu d’un paradis perdu, celui d’un temps où son corps propre n’était pas encore privé de lui-même. Nous sommes des êtres de contradiction.
    Que fait donc un poète sinon aller chercher cette voix même là où l’ombre et la lumière se réconcilieraient. Il tente de rejoindre ce corps perdu qui reste mélangé à celui d’une mère. Au commencement était l’amour, les poètes et leurs mélancolies le savent bien ! Nous sommes des êtres de nostalgie.

    Voici par exemple ce que dit Serge Pey :

    « En fait la poésie c’est cela/ une langue qui entend/ et non une langue/ qui répond à ce qu’on entend// La poésie n’est surtout pas/ une imagination/ elle est la captation/ par le langage d’un réel/ qu’on ne voit pas/ mais qui à défaut de nous crever/ les yeux nous tranche la langue// La poésie doit rester/ sans imagination/ voir n’est pas imaginer/ mais trouer le réel/ pour voir le mot qu’il nous cache/ mais que nous devons inventer// »6

    Un poème ne dit pas n’importe quoi. Il dit autrement. Il dit pour autre chose. Il n’informe pas, il donne à regarder, il donne à comprendre.
    L’intelligence symbolique se sert aussi de la raison mais elle la met au service d’un tout autre désir, non pas celui de savoir, mais celui de naître. Et de temps en temps, il arrive qu’elle nous mette au monde.

    Oui, le poème est d’abord une expérience qui appelle en son lecteur une expérience similaire mais qui ne sera reçue qu’à devenir la sienne. C’est une grande exigence ! Mais elle nous renouvelle !

    « Le poème brûle les mots de l’Ancêtre pour qu’ils parlent enfin. »7(Gérard Pommier) Il retourne d’un coup tout le vocabulaire au profit de celui qui naît. Il marche souvent à contre-prose.

    Nicole Brossard le résume à sa manière :

    « Cette nuit-là on le dirait/ des siècles de métaphore iraient/ s’échouer/ sur la matière friable des paysages/ nos muscles tout à coup tressaillant/ au souvenir du bouche à oreille/ mot de jadis au trot/ dans la fraîcheur si longtemps cherchée/ des paragraphes d’éternité
    Et encore : « on sait que le mot siècle enivre les oiseaux/ décore les ruines/ et nous fige dans l’abandon/ nous avons tous une vie capable de rouler/ jusqu’à la mer/ avec en dedans des toupies/ des bouts de corde suspendues/ phrases que nous touchons un peu/ certains jours comme à de la pluie, à de la mort »8

    C’est vrai que la prose veut aller quelque part, la poésie s’attarderait plutôt au chemin.
    On dirait qu’elle n’est écrite pour personne en particulier, sinon pour un lecteur potentiel, qui la lira peut-être plus tard… « Elle ressemble à une écriture jetée au-dessus de la schize qui sépare chacun de lui-même. Elle reconstruit un corps perdu. » commente Gérard Pommier

    « Le poème n’est tout à fait lui-même qu’à condition de se soustraire, en partie du moins, aux conditions de réalisation de l’œuvre d’art. » nous rappelait Paul Celan. Car « Le poète est le barbare de la littérature en tant qu’il la « désécrit, qu’il y introduit des barbarismes, des mots qui n’existent pas dans la culture, des mots qu’il porte à l’existence du dire » (G. Pommier)

    Dans le poème réussi quelque chose surgit qui n’est ni au poète ni au lecteur mais qui est dans leur rapport : la fabrique du sujet.
    Qu’enfin sa parole appartienne à celui qui la prononce, tel est pour moi ce qui fonde la poésie.
    On pourrait dire que le poète et son lecteur inconnu sont une seule personne qui se dédouble sur le papier. Ce qui surgit de cette rencontre est le sentiment qu’il n’y a de vraie parole que celle qui fabrique de l’universel particulier dans la langue.
    Il y a quelqu’un dans la parole et il me prend la main. Il vient la toucher.

    Guillevic écrivait :
       

                        « C’est quand tu
    chantes pour toi
                           que tu ouvres pour
    les autres
                           l’espace qu’ils
    désirent »

     

    Que fait le poème sinon, dans sa « sorcellerie évocatoire » la formule est de Baudelaire, permettre aux mots d’appartenir, c’est-à-dire de signaler la singularité d’où ils viennent. Le poème fabrique du sujet « et appelle le sujet en l’autre » (Claude Ber). Il y a toujours quelqu’un dans la poésie, le général est toujours reçu en particulier.
    Les mots y sont à la fois les mots de tout le monde et les mots de chacun. Un poème montre que la parole est toujours unique et que chacun lui doit son propre règne, même si le monde veut nous le faire oublier.
    « La société croit qu’il n’y a personne, or il y a quelqu’un » disait Artaud.
    D’une certaine manière, le poète dit toujours JE, mais c’est le JE de la singularité, ce n’est pas celui de la subjectivité. Le Je du poète est celui qui permet à son lecteur de dire Je à son tour, le temps de le transmettre peut-être à un autre lecteur, à un autre je. « Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre » comme aurait dit Verlaine est cette voix qui tente dans chaque poème de mettre la parole au monde, cette parole qui fait l’humain. Ni tout à fait la même ni tout à fait une autre est la voix que chaque lecteur va rencontrer, retrouver en lui.
    Écrire, lire, « toucher le centre des paroles/ là où quelque chose nous met au monde/ tète à même l’espace. »9

    Le poème n’est pas un journal intime, il n’a que faire des confidences, de ce « misérable tas de petits secrets » que Jean-Paul Sartre a évoqué. Le poète ne cherche pas à s’exprimer, cela ne l’intéresse pas de raconter sa vie. Le poète parle de loin, pour cet être des lointains que nous sommes tous et que décrivait Husserl. Il a l’intérieur lointain, comme aurait pu le dire Henri Michaux.

    Vous voyez, le poème nous le rappelle, nous sommes plus grands que nous. Plus grands que ce que l’on veut faire de nous, plus grands que ce que nous faisons de nous-mêmes.
    Nos mots portent l’histoire du monde. Ils ne sont pas qu’information. Comment nous glissons-nous dedans, questionne sans cesse la poésie.
    « Quand je parle dit Hofmannsthal, un millier de morts se réveillent ». Nos mots viennent de si loin dans l’histoire des hommes.
    Parce que la poésie fait le sacre de la parole. Elle en manifeste le caractère sacré. Nous sommes embarqués » pascaliennement » embarqués.

    Nous jetons notre filet dans l’océan des mots et nous en ramenons quelques-uns pour nos vies. Parfois, comme ces poissons dans le texte sacré, ces mots iront nourrir une grande foule. Se multiplier et chacun aura sa propre part. C’est ainsi que surgit un poème.
    « Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier » Victor Hugo parlait ainsi de l’amour, de l’amour maternel. Mais la poésie aussi est nourricière, elle alimente en nous ce qui nous donne le monde et nous situe en lui, je veux dire notre parole.

    Aucun mot ne nous appartient en propre mais le poète est celui qui cherche à habiter sa propre parole. Si son Je n’est pas biographique, il est ce qui en lui fait signe de l’humain, de ce qui parle le monde. C’est cette inépuisable merveille de la parole qu’il appelle chez son lecteur. Un poème réussi est toujours un poème qui manifeste en secret l’étonnante singularité de chacun, poète et lecteur. Il y a quelque chose d’initiatique dans le poème…
    Elle appartient à chacun cette parole, elle habille les mots d’une singularité ouverte sur celle de l’autre.

    De ton corps/ jusqu’à ta parole/ un collier de
    chair/ chaude entoure scintille// une caresse/
    dans la peau profonde// un appel trop tôt enfoui/ qui se décline
    Ouvrez la tête disait Satie// tu marches sur la
    terre/ tu la prends dans tes yeux/ et dans tes
    mains//dans ta bouche aussi// quand tu parles/ tu
    la donnes à dire/ à goûter// c’est elle aussi qui
    vient…
    Entre ton corps et tes mots/un pont toujours est à
    construire//une distance recommencée/ une
    parole à venir vraie10

    Ainsi parle l’enfant de neige blotti entre le poète et son lecteur.

    « Quel est ce lieu/ où la naissance du monde/ écoute à l’intérieur de nous » écrit Zeno Bianu. Ce lieu c’est la poésie.

    Nous nommons les choses pour qu’elles nous protègent du gouffre du désêtre et de l’infini. Nous les glissons dans notre corps par la bouche, nous les plongeons dans nos sensations, dans notre filet musical.
    Mais le signifié mutile le signifiant, le poème le répare. Lui rend un peu de son espace originaire. Cela se fait dans la musique, dans le rythme, cela passe par le surgissement polysémique.
    La poésie est peu lue parce qu’elle n’entre pas dans le culturel. On ne peut pas en faire une sorte de discours consensuel. Elle ne s’adresse pas à tout le monde, mais à chacun. C’est ainsi qu’elle « bondit hors du rang des meurtriers » comme aurait dit Kafka. Elle a à voir avec le sacré, avec ce que notre monde aujourd’hui rejette inlassablement.
    Le sacré est ce qui nous met en rapport avec l’origine, dans une singularité affirmée et partagée. C’est par définition l’inverse du subjectivisme qui envahit notre société.
    Le Je du poète n’est pas le moi. Ce n’est en rien le « moi je ». C’est le JE de l’individuation : celui qui manifeste ce en quoi la langue se courbe sur les mots de chacun. Notre parole cherche à s’appartenir, et le poème en est l’éclatante évidence. « Le poète trouve ce que le psychanalyste démontre » dit Lacan.
    Écoutons la poète Claude Ber dans « Épître Langue Louve :

    Langues langes où tètent les mots la salive/ étêtés
    de leurs crêtes à en apprivoiser l’amer/ la lecture
    cantillée des Hébreux/ l’inconjugable verbe
    mourir du gabonais/ les tons du parler bantou ou
    l’idiome nüshu de femmes interdites d’écrire/
    conjuguent langue mère/ dépareillée éparpillée/
    comme la mienne livrée aux lambeaux/ mêlée
    de sources et de nous pleins de peurs de rires et
    de syllabes/ que dites-vous qui ne soit nôtre ?
    interrogeaient les fous et leur bouée précaire je
    la serre autour de la taille avec la cage de la
    raison comme un moulin à prière taillé dans un
    tibia/ continuant déraisonnablement de dire en
    mémoire glossolalique de paroles perdues et
    interdites…
    Langues langes les corps qui se prononcent en
    elles tu les entends ?/
    leur pulpe de paroles qui
    va disparaissant/ dans notre soustraction/ c’est
    ma frayeur dans ce jour dur/ que son fini
    entame…11

    Vous voyez, Lorsqu’il se met à parler, un enfant se quitte. Son cri va être dompté par les mots qu’on lui adresse et qu’il apprend. En pénétrant dans les mots, le monde de notre enfance se précise et en même temps se rétrécit. Le corps de sensations va se discipliner, s’assagir et s’éloigner, voire s’effacer. Nous allons commencer à nous perdre.
    Le poète ira à rebours. Réintroduisant les sensations, retrouvant quelque chose du corps dans le rythme et les sonorités, floutant la précision réductrice par l’explosion polysémique. S’il retrouve en nous quelque chose de l’enfant d’avant les mots que nous fûmes tous, ce n’est pas la nostalgie qui l’occupe, mais le désir infini, cette question posée à l’origine, et constamment renouvelée.
    Tout le monde se souvient de l’aphorisme de René Char : « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir ».

    Comme au corps/ la peau s’étire/ jusqu’aux lèvres de bouche et de parole//
    quelque chose là/ vient habiter le signe//
    installe le vocabulaire/ dans sa lumière//

    Poème est souvenir/ qui roule vers l’avant//
    qui ouvre ce qui viendra//
    Poème en surprend le passage12

    Le poète plonge dans la grande marée de l’impensé. Il trouve dans les mots non pas ce qu’ils ne disent pas, mais ce qu’ils n’ont pas encore dit, il fait miroiter notre trésor non pas celui de tout le monde mais celui de chacun. La poésie ne sait compter que jusqu’à Un.
    Le poème fait le sacre de la parole, nous bascule ensemble, poète et lecteur vers ce qui n’est pas une énigme, mais notre extraordinaire mystère. Vers la terrible pâte de lumière que sont nos mots, leur inépuisable fertilité !

    Plier le blanc/ vers le mot
    Vers l’improbable accord
    Ce vertige/ qui rend libre13

    Le poème est le lieu d’une expérience du monde, c’est-à-dire d’une pensée inséparable de la sensation et du sentiment.
    C’est quelque chose comme la chair de la philosophie.
    On écrit donc forcément avec soi-même, mais ce n’est pas le JE, c’est le SOI.
    « Il s’agit de déranger le monde que le discours a rangé » (Claude Ber).
    Ça se fait dans la parole, ce langage mélangé de corps qui est donc toujours au singulier, à charge pour le poète de le mettre au monde, pour qu’il surgisse et augmente ainsi notre vie commune en appelant chacun dans sa propre autonomie.
    Comme une insurrection du langage la poésie montre que chaque parole est irremplaçable. Et ainsi de chaque être qui la profère.
    Elle contredit fondamentalement et totalement ce que le monde actuel tente de nous faire admettre. Non, nous ne sommes pas interchangeables ! La poésie est toujours un pacte de liberté et de libération. C’est pourquoi les tyrans, sans cesse, lui coupent la langue.

    « Ô mon enfant, ma sœur, souvenons-nous de Baudelaire, songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble / aimer à loisir, aimer et mourir/ au pays qui te ressemble. »

    Ce pays, c’est la poésie. Un pays où les mots font de la musique, où la parole prend un rythme qui nous enveloppe, qui nous caresse et nous console ainsi de sa signification, elle qui dit souvent la dureté du monde, la difficulté de vivre.

    « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté…
    Non pas que tout soit apaisé, lénifiant, au royaume de poésie. La souffrance y est constamment offerte

    « Les choses vont comme elles vont, de temps en temps la terre tremble
    …Le malheur au malheur ressemble, il est profond, profond, profond » chante Louis Aragon.

    La poésie connaît la loi du monde, et qu’elle est cruelle.
    Mais le chant même du poète fait que quelque chose est rédimé. En nous lecteurs, quelque chose est touché et se révèle comme un refuge.
    « L’homme crie où son fer le ronge/ et sa plaie engendre un soleil/ plus beau que les anciens mensonges »
    « La poésie c’est autre chose » disait lui aussi Guillevic. C’est cette autre chose que le poème cherche à atteindre et qu’il nous donne
    C’est cette autre chose qui nous appelle.
    Dirions-nous que c’est la beauté, le sentiment de la beauté ? comme le voulait Dostoïevski. Ou bien qu’il s’agît de ce que des poètes comme François Cheng appellent le divin en nous ? Ou bien encore de ce que Yannick Haenel appelle le royaume en précisant bien que cela passe par des phrases, c’est-à-dire un style ?
    Peu importe le nom que nous lui donnerons, mais il y a en chacun de nous une sorte de point indemne, au-delà du temps et de l’espace, au-delà de nous-mêmes. Un point fixe, un point refuge. Le poème avec ses mots nous y transporte. Écrire ou lire de la poésie, c’est toucher ce point-là. Je crois bien qu’il n’y a poésie qu’à ce prix !
    C’est dans ce point-là que se trouve transporté le lecteur de poèmes. C’est à cet endroit qu’il il est appelé. C’est pourquoi on a pu dire, et ce n’est pas faux, que la lecture faisait elle aussi le poème. Oui, le lecteur de poèmes est responsable de sa lecture puisque, par définition, celle-ci lui fait éprouver sa propre liberté et qui s’invente en même temps que le poème le guide.

     

                                                                                          III

     

    En effet, une fois que le poète a pris par la main cet enfant intérieur qui tient dans sa voix le secret des mots, il peut davantage affronter le monde et son désastre permanent. Regarder le désespoir dans les yeux et ne pas s’effondrer tout à fait. Il peut tenir la main de son lecteur.

    « Chacun est seul comme le soleil » écrit Patrick Laupin.

    « À quoi servit la mienne vie/ qu’ai-je ajouté à la poézie/ d’une époque si troublée/ que notre survie est en jeu/ Ah quelle folie n’est-ce pas d’y/ accumuler mille fois le trésor/de mon inutile minutie…Nous nous sommes trompés : nous n’étions que/ les décorateurs de l’agonie… »14 s’attriste Jean-Paul Klee

    « À ce jour partout la guerre/ les plaines les forêts de bouleaux/ le vent, l’herbe, la lumière rasante// la terre est pillée et les corps sont abandonnés/ils ont changé le nom des pays/ ils ne savent même plus de quoi ils parlent// et nous à ces frontières béantes//
    « Je suis debout, et je n’ai plus de gestes de secours »15 écrit Isabelle Baladine Howald.

    Mais, voilà, dit-elle encore, « J’écris pour aller plus vite que la douleur »16

    Á l’égal de la poète, le lecteur aussi peut se laisser porter par les mots et par leur étrange envoûtement pour aller plus vite que sa propre douleur ! Porter ensemble cette douleur, peut-être, et reprendre le chemin !

    Dans kaddish pour Paul Celan Zéno Bianu célèbre la grandeur sacrée d’une telle poésie après Auschwitz.17

     

    « …nous t’écoutons/ dans ton entêtement à écrire/encore et toujours/ après même le dernier vers/ du dernier livre/ quand tes mots/ prennent un goût de figue métallique//

    nous t’écoutons/ parce que tu t’écartes du courant/ parce que tu traverses/ l’infinie première fois/ parce qu’il y a dans tes mots/
    quelque chose d’immortel//…

    Tes poignées de mots/ sont des poignées de terre/ des poignées de terre et de main/ une façon de dénaître/ et de renaître/ des sourires aérés d’angoisse/ des frôlements de non-réponse/ des rumeurs de pas dans la nuque//

    Fais sauter les cales de lumière/ la parole flottante est au crépuscule/ la pluie chante/ étrangement/ jusqu’aux contreforts du cœur/ le chœur/ des ombres englouties/ le chœur des ombres/ debout sur la carte du monde//

    des ombres qui ont perdu leur chemin/ des ombres qui ont perdu leur voix/ des ombres qui ne savent plus/ escalader le ciel/ des ombres/ avec des tessons sur la langue//

    Fais sauter les cales de lumière/ la parole flottante est au crépuscule/ un bandeau aveugle l’horizon/ les nuages vont éclater/ partout/ on s’inquiète de toi/ cependant/ que tu répètes les psaumes/ cependant que tu les fracasses/ avec une tendresse vibrante/ pour ouvrir les portes de l’âme/ cependant que tu les démantèles/ pour ouvrir les portes du ciel//

    Partout on s’inquiète de toi/ de cette nuit de poison noir/qui coupe la parole/ de ces fleurs de cendre/ qui font dormir les noms/ le nom de l’amour/ le nom de la vie/ le nom des racines//

    Viens/ il est temps/ viens/ avec tes veines ouvertes/ en jeunes éclairs/viens/ faire courir les enfants/ viens faire entendre/ le signe des signes//

    Tout près/ tout près/ par-delà ce qui fut/ et ce qui sera/ oui viens renverser le souffle/ vers nous vers nous//
    Viens prononcer ta bénédiction//

    La rose de personne est sans pourquoi/ la rose de personne est sans pourquoi/ la rose de personne est sans pourquoi.

    Et Je laisse maintenant à Roberto Juarroz le soin de conclure :

    « Entre celui qui donne dit le poète, et celui qui reçoit, entre celui qui parle et celui qui écoute, il y a une éternité inconsolable. Le poète le sait ».

    Il me semble que le lecteur l’éprouve.

    Claudine Bohi
    Banquet du livre de Lagrasse
    Mai 2022

    Bohi Lagrasse

     

     

     

     

     

     

    Voir sur youtube 

     

    [1] L’enfant de neige, Bohi Claudine, éditions L’herbe qui tremble 2020
    [2] On serre les mots, Bohi Claudine, éditions Le bruit des autres, 2013
    [3] Avant les mots, Bohi Claudine, éditions Po&psy Eres 2012
    Entre les mots, Bohi Claudine, éditions du pauvre erre Odile Fix, 2015
    [4] Naître c’est longtemps, Bohi Claudine, éditions La tête à l’envers, 2018
    [5] L’enfant de neige, Bohi Claudine, éditions L’herbe qui tremble, 2020
    [6] Mathématique générale de l’infini, Pey Serge, éditions Gallimard, 2018
    [7] La poésie brûle, Pommier Gérard, Galilée, 2020
    [8] Ardeur, Brossard Nicole, éditions Mazette, 2018
    [9] Divan, Bohi Claudine, éditions Chambelland, Le pont de l’épée, 1990
    [10] L’enfant de neige, Bohi Claudine, ib.
    [11] Épitre Langue Louve, Ber Claude, éditions de l’Amandier, 2015
    [12] Naître c’est longtemps, Bohi Claudine, éditions La tête à l’envers, 2018
    [13] ibid.
    [14] Décorateurs de l’agonie, Klee Jean-Paul, p. 93, bf éditions, 2013
    [15] Les états de la démolition, Howald Isabelle Baladine, p. 23, éditions Jacques Brémond, 2002
    [16] Secret des souffles, Howald Isabelle Baladine, p. 48, melville (éditions Léo Scheer), 2004
    [17] Le Désespoir n’existe pas, Bianu Zeno, éd Gallimard, 2010

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    Claudine_bohi

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Hafid Gafaïti / L’Ukraine au cœur

     

                                                                                                                 <<Poésie d'un jour

    UKRAINE IN AZZANA

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

                                               

     

     

        Photo : G.AdC

                                                                                                                                                                                                                                           

     

     

                                    trêve                                                                                                                                                                                       

     

    à nouveau la bête sous le masque

    nous ne parlerons pas de trêve
    et persisterons à marcher sur les braises
    invitant les corbeaux à se taire
    les vagues à se noyer

    semelles trouées
    vents mille fois épars
    nos corps pèlerins
    aspirent non plus aux oracles

    mais

    à cette paix qu’offre parfois
    le fracas du ciel
    rassasié de morts et d’absences
    une fois les amants partis

    notre résistance ne réclame pas de lumière
    alors que sans peur nos armes creusent
    ordonnant aux jours un répit
    sommant la nuit d’abdiquer

     

     

    Ukrain

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Hafid Gafaïti in L’Ukraine au cœur, contre les impérialismes, Éditions Al Manar, 2022, p.27

     

     

     

  • Pascal Quignard / L’Amour La Mer

     

    PASCAL QUIGNARD

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    2. Les restes de l’amour

            Que reste-t-il de l’amour quand l’amour, à l’évidence, n’est plus ? Tellement de choses qu’il est impossible de les énumérer. Tout un monde.
            Continue le mouvement qui l’initia.
            N’a pas de fin l’essentiel.
            L’amour est bien plus que la prédation animale, si attentive, si curieuse, si avide, si passionnée, si envoûtante, d’un corps que l’on ne connaît pas.
            Séjourne tellement plus que le côtoiement tellement bouleversant, odoriférant, étrange, stupéfiant, que la présence physique fait naître.
            Même les plantes ajoutent au pollen le nectar, au nectar le parfum, au parfum la couleur – pour retenir ce qui les aide à ressusciter.
          Alors, sublimement, subitement, les plantes, comme enivrées de leurs propres splendeurs, s’ajoutent les animaux, les papillons, les oiseaux- pour ajouter à l’érection le mouvement, à la couleur le chant, et au chant la mémoire.
          Enfin à la mémoire la nostalgie, saison après saison, dans la roue des saisons, qui n’est rien d’autre que le désir du désir qui fait le tour du temps dans la lumière céleste.

            La robe s’ôte par le haut. Elle est aussi une grande fleur qui tout à coup se plisse. Il la roule sous les doigts, il l’exhausse. Soudain il la tire un peu vers lui. Le tissu chevauche alors les deux seins ronds et pleins qu’il découvre sans qu’il les touche. Il l’élève au-dessus du visage. Il l’érige à bout de bras au-dessus du chignon qu’il ne veut déformer.
            Maintenant la robe est comme un dais au-dessus de ce corps si long, si pâle.
            C’est un grand cercle de soie bleue comme celui qui entoure l’eau de la terre dans l’espace noir.
           En l’air, quand toute l’immense robe était encore en l’air, tandis qu’il la tenait au bout de ses deux bras en l’air, elle formait une immense auréole sombre au-dessus du corps nu qui devenait de plus en plus lumineux.

           De même que les chats dans l’aube sautent avec la même délicieuse adresse sur la table, posent délicatement la patte sur le dos de la main pour réclamer à manger, lancent leur minuscule chanfrein, cognent violemment leur petit front si dur contre le vieux front osseux et nu- et encre plus dur- de celui qui s’attache à les nourrir avant de se nourrir,
    exigeant un peu de temps, un peu de caresse douce,
    quelque chose comme de l’amour certainement,
            car l’amour est le contact et c’est tout, et c’est par excellence,
            et il ne faut pas chercher plus loin que le contact silencieux par excellence qui définit l’amour pour définir l’amour,
          de même que les chats insistent pour qu’on empoisonne leur fourrure au-dessus de leur cou, pour qu’on les enlève alors qu’ils gigotent et trépignent, pour qu’on les ravisse au-dessus de l’eau de la rivière afin de les protéger de l’élément si étrange et si glacé et si mouvant du fleuve, juste avant de les placer sur le bois tout sec et tout chaud de la barque,
          de même qu’ils haussent déjà les poils vers la paume ouverte de la main qui s’avance sur eux chaque jour se termine et qu’ils souhaitent qu’on les laisse s’acheminer vers les oreillers et la chambre à la condition qu’on la laisse obscure et aussi, si possible, silencieuse,
    de même que les chevaux, plus lentement, après qu’ils ont tourné leur grande chevelure, après qu’ils ont offert leur superbe visage, tendent l’encolure vers celle qu’ils aiment,
          ou bien leur toupet, ou bien leur naseau, leur belle lèvre charnue,
          réclamant un mot de réconfort, une tape légère sur la joue, la ganache, une pression aussi,
          un long regard, un merveilleux regard, un infini regard,
        de même mon front touchait la peau lisse de ton sein, mes lèvres sèches s’y posaient doucement, rêvaient de s’y entrouvrir, de mouiller l’embout de chair grumeleuse, de tirer, de soutirer, de traire lentement la vie possible et fade, tiède, blême et extraordinaire. »

     

    Pascal Quignard, « La Tempête » in L’Amour la Mer, Éditions Gallimard, 2021, pp.238,239,240,241.

    Voire une note de lecture sur Pascal Quignard par Angèle Paoli sur  Tdf