Terres de Femmes

Mois : mai 2020


  • Edoardo Sanguineti, Laborintus II



    Edoardo Sanguineti  Laborintus II
    Source







    LABORINTUS II
    (estratto)




    proprium opus humani generis totaliter accepti
    est actuare semper totam potentiam intellectus possibilis:
    per prius ad speculandum
    et secundario propter hoc ad operandum
    per suam extensionem
    et quia quemadmodum est in parte sic est in toto
    et in homine particulari contingit
    quod sedendo et quiescendo
    prudentia et sapientia
    ipse perficitur
    patet quod genus humanum
    in quiete sive tranquillitate pacis
    ad proprium suum opus
    quod fere divinum est
    iuxta illud «minuisti eum paulo minus ab angelis»
    liberrime atque facillime se habet
    unde manifestum est quod pax universalis
    est optimum eorum que ad nostram beatitudinem ordinantur
    hinc est quod pastoribus de sursum sonuit
    non divitiae non voluptates non honores non longitudo vitae non sanitas non robur non pulchritudo
    sed pax






    LABORINTUS II
    (extrait)




    l’œuvre propre du genre humain pris dans son ensemble
    est de transformer sans cesse en acte toute la puissance possible de l’intellect :
    en premier lieu pour spéculer
    et en deuxième lieu opérer en conséquence
    pour son extension
    et puisqu’il en va ainsi du tout comme de ses parties
    et qu’il advient à l’homme particulier
    qui sait s’asseoir et se reposer
    de s’accomplir lui-même
    par prudence et sagesse
    il est clair que le genre humain
    dans le repos c’est-à-dire tranquillité de la paix
    trouve très librement et facilement
    à se donner à son œuvre propre
    laquelle est presque divine
    selon la parole « à peine le fis-tu moindre que les anges »
    d’où il est évident que la paix universelle
    est la meilleure des choses ordonnées pour notre béatitude
    d’où vient que des hauteurs retentit aux bergers
    non pas richesse ni voluptés ni honneurs ni longueur de vie ni santé ni force ni beauté
    mais paix



    Edoardo Sanguineti, Laborintus II, Revue littéraire L’Ours Blanc, n° 6, éditions Héros-Limite, 1205 Genève, mars 2015, pp. 14-15. Traduction française de Vincent Barras.




    _____________

    NOTE DU TRADUCTEUR (extrait) : le poème Laborintus II est constitué d’un montage complexe de passages tirés de l’Ancien et du Nouveau Testament, des Étymologies d’Isidore de Séville, de la Vita Nova, du Banquet, du traité De la Monarchie et de l’Enfer de Dante, de commentaires médiévaux sur la Divine Comédie de Benvenuto da Imola et de Pietro Alighieri, fils de Dante, des Cantos d’Ezra Pound, des Four Quartets de Thomas S. Eliot, mêlant ces fragments composés en des langues diverses à des extraits de ses propres recueils Laborintus (1954) et Purgatorio de l’Inferno (1963) ainsi qu’à des parties originales.

    Loin d’être un simple collage de citations, un banal syncrétisme, ce poème impose le principe d’un décalage et d’une confrontation généralisée : entre les différentes langues utilisées, entre l’emploi du latin, langue « morte » et « liturgique », et celui des langues vivantes, entre la langue de Dante et l’italien contemporain, entre les blocs sémantiques juxtaposés avec leurs inflexions contradictoires, entre les niveaux phonétique et typographique. En résulte une écriture âpre et tendue, instrument organisateur du discours poétique à l’énergie éruptive et chaotique, une écriture servie, qui plus est, par la disposition typographique rigoureuse, entendue comme une prosodie spatiale.






    Ours blanc 2




    EDOARDO SANGUINETI


    EDOARDO SANGUINETI
    Image, G.AdC




    ■ Edoardo Sanguineti
    sur Terres de femmes


    Ballade des femmes
    Corollaire (lecture de Marie Fabre)
    [ma come siamo, poi, noi ?] (extrait de Corollaire)
    je t’explore, ma chair
    Wirrwarr
    18 mai 2010 | Mort d’Edoardo Sanguineti




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur le site de Jacques Demierre)
    Edoardo Sanguineti | Luciano Berio, Laborintus II (interview de Vincent Barras & Jacques Demierre + concert du mardi 15 janvier 2013 par Vincent Barras & Jacques Demierre, Ensemble Contrechamps, Ensemble Séquence)
    → (sur le site Luciano Berio)
    Laborintus II (note de Luciano Berio)
    → (sur YouTube)
    Edoardo Sanguineti | Luciano Berio, Laborintus II (concert du 30 septembre 2009 à la Cité de la Musique)
    une bio-bibliographie d’Edoardo Sanguineti sur le site du cipM (centre international de poésie Marseille)
    → (sur YouTube) une interview d’Edoardo Sanguineti (Source : Feltrinelli editore)





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  • Jean-Charles Vegliante | [La lente] [L’étourdie] [L’Africaine]



    [LA LENTE]



    Tu sens bien que le vert ne reviendra pas
    C’est un avril fichu, un autre printemps
    L’acharnement des mouettes fait frissonner
    La ville cède par des détails infimes…
    Il y a une carie dans le ciment
    On voit dans le net la honte d’une langue
    Chaque jour qui passe corrompt ses racines
    Il y a comme des radicelles pourpres
    Dans les yeux la fureur de sa propre fin
    Les fondations que l’on voulait oublier
    Les chevilles gonflées penchent vers la terre

    Elle cherche un mot où être tout entière.






    [L’ÉTOURDIE]



    Ma vue me trahit, je n’ai que mes petites
    choses, je ne suis plus qu’un arbre de veines,
    une « demeure vide » aux coups de boutoir
    des ans… Tu ne sais pas combien. Et j’aspire
    à tant de choses ! de nouvelles antennes,
    et puis je ne sais plus ce qu’on me voulait.
    Je ne veux presque rien mais rien ne remplit
    cette vacance, ce froid où je me perds.
    Les matins semblent voler avec les merles.
    Les soirs me crient : tu devrais chercher ailleurs,
    oublier ce qui t’a soutenue, rêvée…

    Lis : « perdre sa vie après les oiselets »…


    (Purgatoire, XXIII, 3)





    [L’AFRICAINE]



    Elle entre au fond de soi dans le noir du noir
    là où personne ne sait, n’ose affronter
    ce sifflement continu du vent d’en bas
    qui porte aussi les souffles de disparus
    chaque fois au bord de se faire comprendre
    mais trop tard, trop tard, le bruit assourdissant
    de sa vie la distrait une fois de plus.
    Elle a cru une fois qu’elle remontait
    le fleuve-mer, qu’elle avait le fil du rêve
    vers l’autre rive – mais rien jamais ne rend
    la question lancée comme dans l’eau d’un puits.

    Comme fond au noir un souvenir d’été.




    Jean-Charles Vegliante, Onze visites (et un post-scriptum) in Les Carnets d’Eucharis, Portraits de poètes #3, « Au pas du lavoir | Poésie & Prose», 2020, pp. 147 et 149.






    Eucharis 3 ter




    JEAN-CHARLES VEGLIANTE


    Jean-Charles Vegliante portrait
    Source




    ■ Jean-Charles Vegliante
    sur Terres de femmes


    [Un petit garçon passe] (extrait de Fragments de la chasse au trésor)
    Celle qui dort… (extrait des Oublies)
    Fenêtre (extrait de Trois cahiers avec une chanson)
    [Au fond de moi est un animal sauvage] (extrait d’Où nul ne veut se tenir)
    Où nul ne veut se tenir (lecture de Joëlle Gardes)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Recours au Poème)
    une notice bio-bibliographique sur Jean-Charles Vegliante (+ 6 poèmes choisis)




    ■ Voir encore ▼

    le site Les Carnets d’Eucharis





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  • Franck Villain | [l’invisible]


    Invisible Guidu 2

    GÁBOR ÖSZ, Space Monochrome, Room A1, 2006
    galerie Loevenbruck, Paris
    Source








    [L’INVISIBLE]




    l’invisible

    dans ta chambre
    rien ne court
    ne perfore
    ne trace

    dans le bol de l’œil
    voix sans trame
    mots sans
    prise

    ce qui ne
    bouge
    pas

    et remue

    le silence

    (intuition)





    long,

    large,

    lent,

    dans ta chambre,
    une vie, au ralenti

    ton corps, dans
    le silence des
    formes

    un sentir qui
    ne sait
    pas

    ce qui vibre
    et te place
    dans
    (présence)





    dans : ce buisson
    qui insiste sur le
    silence

    comme si des yeux te fixaient
    dans une langue à
    défricher

    les mots flairaient leur socle
    cherchent de quoi
    remplir

    l’œil fouille
    bol vide
    rien

    il faudrait du vent
    pour déranger
    ce calme
    (niche)




    Franck Villain, « 01.03.2017 » (3, 4, 5), Saisi par l’hiver, éditions érès, collection Po&Psy princeps, 2020, s.f. Avec une linogravure de Nicolas Poignon.






    Franck Villain  Saisi par l'hiver



    FRANCK VILLAIN


    Franck Villain
    Source




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions érès)
    une notice biographique sur Franck Villain
    → (sur le site des éditions érès)
    la page de l’éditeur sur Saisi par l’hiver





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  • Claude Ollier, La Mise en scène

    par Angèle Paoli

    Claude Ollier, La Mise en scène,
    Les éditions de Minuit, 1958 ;
    éditions Flammarion, collection Garnier/Flammarion, 1982.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Claude Ollier FC
    Claude Ollier en 1986 © Sophie Bassouls – Getty







    LES MISES EN SCÈNE DE CLAUDE OLLIER




    Je viens tout juste d’achever la lecture de La Mise en scène. Le premier en date (1958) des Prix Médicis. Un roman de Claude Ollier qui me tient encore rivée à ses pages. Livre fermé, les pages continuent en effet de me hanter. Ce livre, je l’ai déniché dans une ancienne madia, un vieux pétrin corse où je range un bon nombre d’anciens ouvrages, à lire ou à relire. Celui-ci était du nombre des livres que j’ai mis de côté. Je ne sais trop pourquoi il était resté ainsi confiné. Il avait pris l’humidité, quelques moisissures aussi, mais il était tout à fait déchiffrable. Lorsque je l’ai extirpé du coffre où il se mourait (tout livre oublié est un livre mort), j’ai imaginé qu’il s’agissait d’un roman de Claude Simon. Ce n’est qu’après avoir commencé à le feuilleter que j’ai pris conscience qu’il s’agissait bel et bien d’un ouvrage de Claude Ollier. Un écrivain dont, à mon grand regret, je n’ai gardé aucun souvenir de lecture. Il est vrai que, dans mon esprit, Claude Ollier est resté étiqueté « Nouveau Roman ». Et c’est probablement la (mauvaise) raison pour laquelle je l’avais délaissé.

    Pourtant les quelques lignes du texte de présentation de la quatrième de couverture auraient dû m’aimanter car s’y trouvent rassemblés tous les ingrédients indispensables à l’éveil d’un véritable désir de lecture. D’une lecture prolongée d’ailleurs puisque La Mise en scène est le tome premier d’une suite fictionnelle (Le Jeu d’enfant) qui en comporte huit. Suite que Claude Ollier a composée entre 1955 et 1975. En première de couverture, une photo de Claude Ollier, représentant la muraille d’un grenier à grains, à Aït Bouguemez, dans la vallée du Haut-Atlas. De quoi attiser encore davantage mon intérêt pour ce roman d’aventures présenté comme « colonial », un roman policier qui « est aussi un étonnant documentaire sur une contrée retirée du monde berbère musulman ».

    Sans tarder, je me suis donc lancée dans la lecture de La Mise en scène, qui a creusé en moi son sillon d’interrogations, de perplexités, de mystères et d’enthousiasmes. Quel ouvrage ! À nul autre comparable ! Quel jeu de construction ! Quel jeu de pistes magistral ! Et quelle « mise en scène » ! Ou plutôt quel emboîtement fascinant de mises en scène. Mises en scène subtiles et savamment orchestrées par l’auteur dans un lieu quasi clos de montagnes désertiques du Haut-Atlas, où les autochtones qu’on y croise semblent s’être tacitement entendus pour maintenir l’ingénieur Lassalle, l’étranger, loin de leurs petits arrangements. Mises en scène qui se succèdent d’un lieu à l’autre, dans une kyrielle de déplacements et de rencontres dont il est difficile de dire si ceux-ci sont vraiment dus au hasard ou si, au contraire, ils sont dus aux jeux du bouche à oreille qui, même dans ces douars excentrés, retranchés derrière les murailles montagneuses, circulent pleinement. Mises en scène ordonnancées avec une méticulosité d’horloger par le romancier qui place ses pions sur l’échiquier de la toile qu’il a tissée entre le bourg d’Assameur où vient d’arriver Lassalle et l’Aït Imlil où ce dernier doit se rendre. Et d’où il devra repartir pour rejoindre son point de départ. D’Assameur à Assameur, et au-delà, Dar el Hamra.

    Tout se déroule en quinze jours. Et l’on voit surgir dans les mémoires, autour de l’ingénieur Lassalle, en relation avec un passé antérieur vieux de deux années, un certain Moritz, ingénieur dans la même Société. Le nom de ce Moritz revient régulièrement dans la bouche des divers interlocuteurs de Lassalle. Lequel emboite les pas de son prédécesseur afin de réussir là où ce dernier a échoué. Plus intéressant encore, il y a ce géologue au nom systématiquement déformé : « Un nommé Hessing, ou Gessing, ou quelque chose d’approchant »… Cet étranger, dont la venue est antérieure de quelques jours à celle de Lassalle, et qui est mort dans des circonstances mal élucidées. Un accident de montagne, sans doute. C’est si vite arrivé. Affaire étouffée. Classée. Comme semble être très vite classée aussi la mort de la jeune Jamila. Dont Lassalle a entrevu le corps lacéré de deux coups de couteau à l’infirmerie d’Assameur. D’autres jalons participent au maillage qui se tisse autour de Lassalle. Le capitaine Weiss, qui héberge le nouvel arrivant, lequel ignore qu’il occupera la chambre du mort. Mais, dès le premier chapitre, des signes inquiétants se font jour ; des menaces qui empêchent le voyageur de dormir. À commencer par la carte murale, obsédante, qui prend des formes animales ou végétales. Qui s’animent comme autant de signes avant-coureurs dont le lecteur retrouvera la présence au cours du récit. Weiss cependant procure à son hôte ce dont il a besoin : gîte, couverts, mulets guides. Weiss émaille leur rencontre de conseils et de commentaires sur la carte murale qui orne son bureau. Carte étrange car incomplète. Muette par endroits.

    « Imlil et ses hautes chaînes environnantes, en plein sud d’Assameur, sont invisibles sur la carte d’état-major, perdues quelque part au centre d’une zone non cartographiée. »

    Arrive ensuite le brigadier Pozzi, chargé de conduire Lassalle jusqu’à Tafrent où l’ingénieur est confié au garde Piantoni, lequel sera chargé de lui procurer mulets et guide qui prendront la relève sur les sentiers escarpés qui mènent au pied de l’Angoun. Au cours de ces moments partagés entre haltes, déplacements en camionnette et installation à la maison forestière de Tafrent, Pozzi, Lassalle et Piantoni échangent les nouvelles du jour. Où l’on reparle de Moritz et de son échec, des « Mines et pistes minières », motif de la présence de Lassalle dans ces lieux, projet que l’on aimerait bien voir aboutir – « ça rendrait bien service à tout le monde »… Soirée où l’on reparle aussi de Jamila, transportée par « trois ou quatre types » de la tribu des Aït Andiss… Une histoire parmi tant d’autres.

    « Sans compter [les histoires] qu’ils arrangent entre eux et dont on n’entend jamais parler. »

    Le lecteur doit patienter pour connaître la suite et pour que s’ouvrent d’autres pistes. De Jamila à Yamina ; de Gessing (ou Hessing) à Jamila, de Lassalle à Yamina. Chaque épisode de l’histoire est repris en miroir et en dédoublements inattendus. Le lecteur s’y perd un peu parfois, mais n’est-ce pas le principe même du jeu de pistes ? Flash-backs, repérages des toponymes, des objets qui ponctuent de leurs signes la narration, et d’arbres, de rochers, de sentiers qui jalonnent les descriptions. Tout cela entre en scène et compose la mise en perspective éblouissante du récit.

    Mais poursuivons la lecture. De Tafrent, Lassalle se remet en route avec un guide et trois mulets. Cet équipage cahotant grimpe en direction du col Tizi n’Arfamane. Et redescend vers Ouzli où Lassalle devra trouver un autre guide et d’autres mulets. En chemin surgit comme par miracle un individu qui aborde Lassalle. Un certain Ba Iken, sergent de son état, qui propose à Lassalle de le conduire jusqu’à Imlil et de lui venir en aide. Lassalle ne parle pas un mot d’arabe mais Ba Iken, lui, parle un français à « la prononciation impeccable ». Il sera désormais l’interprète tout terrain de Lassalle. Mais qui nous dit qu’il ne jouera pas double jeu sur le double échiquier de la mort du géologue et de celle de Jamina ? En tout cas, très serviable, très prévenant, mais impassible, Ba Iken se met en quatre pour accueillir l’étranger. Ba Iken entrecoupe ses gestes de détails sur la montagne et sur ses raccourcis. Mais s’il fait preuve de bonne volonté, il n’est pas certain que les éclaircissements qu’il apporte en soient vraiment. Ses interprétations sont invérifiables pour Lassalle. Néanmoins, ils dineront ensemble chez le cheikh Agouram. Lequel connaît tout de son district et au-delà mais n’a pas entendu parler de l’histoire de Jamila. D’ailleurs, sur ce sujet, Cheikh Agouram coupe court par une interjection monosyllabique : « La ! », « dont le sens est immédiatement accessible : c’est la dénégation absolue. »

    Si le lecteur prend le temps de s’arrêter un peu pour reprendre souffle avant de poursuivre, il peut remarquer que le chiffre « trois » est omniprésent. Jusque dans les plus petits détails. Trois fauteuils / trois cadres / trois sacs / trois mulets… Trois chapitres composent le récit. Trois étrangers sont venus troubler la vie des autochtones. Moritz. Hessing (ou Gessing ou Lessing) / Lassalle. Weiss (remplacé au retour par Waton) / Pozzi / Piantoni. Puis Cheikh Agouram / Ba Iken / Idder. Idder, petit propriétaire terrien agressif voit d’un mauvais œil l’arrivée de Lassalle. Il craint d’être exproprié. Mais il craint davantage encore qu’un regard étranger vienne fouiner dans ses affaires. Et notamment sur ses liens avec les jumelles Jamila/Yamina. Qui est-il au juste, cet Idder qui se fait passer pour le frère des jeunes filles ? Quel rôle a-t-il joué dans la mort de Jamila ? Et dans celle du géologue ? Pourquoi se décide-t-il enfin à céder une part de son terrain ? Toutes ses interventions précédentes n’ont-elles été qu’une mise en scène ? Ou bien est-ce que Ba Iken lui a conseillé d’agir ainsi ? Pour quelle raison ?

    Rien n’est jamais tout à fait certain dans les conclusions que le lecteur peut tirer de ses interrogations. Toutes les réponses sont possibles. Mais il faut être patient car le récit, simple en apparence si le lecteur se maintient au premier niveau narratif, se révèle en réalité complexe. La forme très travaillée joue un rôle déterminant dans cette complexité. Le temps s’étire dans la lenteur des quinze journées dont faits et dates sont consignés dans les cases de l’agenda de Lassalle. Le temps s’étire en trente-cinq chapitres. Sept pour la première partie consacrée à l’entrée en scène de Lassalle, à ses pérégrinations jusqu’à Imlil soit soixante-trois pages au total. Vingt-et-un chapitres et cent-quarante-huit pages pour la seconde partie consacrée aux différents déplacements sur les entours de l’Angoun, au travail de repérage lié à la piste, aux veillées et aux rencontres, aux déplacements nocturnes mystérieux, aux découvertes de Lassalle, la nuit dans la grotte, aux dialogues avec Ichou, le jeune muet qui l’accompagne dans la montagne… Et sept chapitres à nouveau et quarante-huit pages pour la troisième partie qui concerne le dénouement, le retour périlleux vers Assameur, aggravé par un orage et par le débordement d’un oued. Marqué par la perte dans les eaux tempétueuses de l’oued d’une pièce importante du puzzle. Le périple de Lassalle et les péripéties qu’il a affrontées s’achèvent dans la chambre d’Assameur où il retrouve le même décor – lit, moustiquaire, arbres ; les mêmes bruits, les mêmes jeux d’ombre et de lumière, les mêmes ombres sur les murs et sur le carrelage ; les mêmes objets. Avec des variations infimes. À peine perceptibles. Changements de place dans le décor ou disparitions. Variations aussi dans la perception que Lassalle a des objets qui l’entourent, chargés d’images et d’interprétations qui se superposent aux formes réelles. Les objets eux-mêmes jouent un rôle primordial, qui peuvent aussi se charger de signes nouveaux. Et d’une histoire.

    Ainsi de « cet ustensile en terre cuite » qui poursuit Lassalle depuis le début de son aventure, ustensile

    « rebelle à toute symétrie, avec son manche court de travers et sa masse sphérique démesurément grossie – de cet enfumoir aperçu pour la première fois le lendemain dans le bureau du capitaine, revu le jour même au souk du haut de la terrasse de la « mahakma » et beaucoup plus tard à Imi n’Oucchène, un soir, au coucher de soleil, brandi à bout de bras comme une arme.

    L’objet est là maintenant, à portée de main, redécouvert sur le souk au hasard du coude à coude sous le soleil accablant, soustrait pour un prix modique à l’ébahissement du potier, peu après que l’adjoint du capitaine l’a fait disparaître de la cheminée du bureau pour y substituer un nouvel agencement décoratif : des piles de revues techniques, de registres et de formulaires. »

    On pourrait s’imaginer que le récit tourne en boucle puisque Lassalle revient à son point de départ. En réalité, entre temps, le récit a suivi d’autres méandres, les pistes ont bifurqué, débouchant sur d’autres intersections, d’autres embranchements. Davantage qu’en cercle, le récit semble procéder par spirales. Avec ses retours en arrière et ses anticipations. Ses descriptions qui se réitèrent, en apparence à l’identique, mais qui comportent de menus écarts, à peine perceptibles. Et ce à intervalles réguliers.

    Ainsi peut-on lire dans l’incipit cette observation :

    « Sous l’effet de la torpeur, le point de vue se dédouble, se multiplie. Entre l’œil et l’objet le sommeil s’interpose ; l’attention peu à peu s’affine, analysant les perspectives, improvisant des variations sur le schéma simplifié qui d’ordinaire s’offre à elle. Les contours s’estompent, les plans se distendent ; au seuil de la pénombre, le cloisonnement s’effrite : sur des données nouvelles, l’espace blanc se réédifie. »

    Et dans les dernières pages :

    « Tout se réduit désormais à un seul grand rectangle, à l’intérieur même duquel s’opèrent les variations : déplacements de lignes, translations de surfaces, apparition de nouveaux assemblages qui, sitôt édifiés, se désagrègent avec une lenteur implacable. »

    N’y a-t-il pas là une définition possible de l’écriture telle que la pratique si excellemment Claude Ollier, tout au long de ce roman éblouissant qu’est La Mise en scène ?

    La différence majeure entre le début et la fin du roman vient de ce qu’à son retour, Lassalle sait. Il a compris. Il porte sur ses épaules le poids des circonstances de la mort des deux victimes. De retour à la chambre d’Assameur, le corps fourbu par les fatigues du voyage, Lassalle somnole. Dans son demi-sommeil, les images se fondent. Les scènes vues et les scènes imaginées s’entremêlent. De sorte que le corps de Lassalle semble soudain fusionner avec celui du géologue en train de mourir. Déchiqueté par sa chute dans le ravin où il s’est abîmé. À qui appartient ce « corps allongé », qui « glisse à contre-courant, immobile, les jambes raidies, les bras serrés contre la poitrine, la nuque droite, les yeux grands ouverts » ? À Lessing ou à Lassalle ? À l’un et l’autre peut-être.

    Le lecteur l’aura compris. Ce premier roman de Claude Ollier est une œuvre majeure. Une talentueuse mise en scène de l’écriture romanesque. Passionnante et magistrale.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Claude Ollier  La Mise en scène  Garnier-Flammarion






    CLAUDE OLLIER (1922-2014)


    Claude Ollier portrait
    Source






    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de France Culture)
    une notice bio-bibliographique sur Claude Ollier






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  • Pierre-Albert Jourdan | La source



    LA SOURCE



    Tu es venue. Nul lyrisme dans ta voix. Le seul bruissement de ton bonjour feuillu, étouffé ; tes grands gestes qui se dissolvent dans le ciel. Tout est discrétion, profondeur.

    Je m’avance les yeux fermés, sourd à tout bruit alentour. Tu es toute ma mémoire. Des premières pluies languissent. Je respire cet air amoureux.

    Les plaies apparaîtront plus tard, lorsque le sang de la vigne pillée s’étalera contre le flanc de la montagne, le ciel pâle.

    Plus lointaine alors et douce, terriblement vivante.

    Plus lointaine encore et tu seras l’adieu, la dernière relation imperceptible d’un geste las.



    Pierre-Albert Jourdan, La Terre seule (1959-1964), in Le Bonjour et l’Adieu, Mercure de France, 1991, page 180. Préface de Philippe Jaccottet. Édition établie et annotée par Yves Leclair.






    Pierre-Albert Jourdan  Le Bonjour et l'Adieu




    PIERRE-ALBERT JOURDAN


    Jourdan portrait
    Ph. Gilles Jourdan
    Source





    ■ Pierre-Albert Jourdan
    sur Terres de femmes


    [L’inquiétude devant la mort] (extrait de L’Angle mort)
    [Ceci est ma forêt]
    Chute (extrait de L’Espace de la perte)
    Le Fil du courant
    L’Entrée dans le jardin
    Les nuages parfois s’enlisent
    3 février 1924 | Naissance de Pierre-Albert Jourdan (+ un extrait du Bonjour et l’Adieu)




    ■ Voir aussi ▼


    le site d’Élodie Meunier consacré à Pierre-Albert Jourdan





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  • Martine Audet | [Parfois]



    Martine Audet montage 1







    [PARFOIS]



    Parfois je cherche à conserver
    le silence d’une réponse.

    Parfois j’écrase les nuits
    de glace bleue
    entre mes paumes.

    Peu de mots exigent ma voix.

    Rien, dans le carnet,
    ne se fixe longtemps.

    Je laisse aux êtres de l’enfance
    la parfaite solitude.




    Martine Audet, Rêve sur rêve, éditions La tête à l’envers, Collection fibre·s animée par Jean-Marc Barrier, 2020, s.f. Dessins d’Alexandre Hollan.





    Martine Audet  Rêve sur rêve 1




    MARTINE AUDET


    Martine Audet portrait





    ■ Martine Audet
    sur Terres de femmes


    Dos




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur L’île, l’infocentre littéraire des écrivains québécois)
    une notice bio-bibliographique sur Martine Audet
    → (sur le site des éditions La tête à l’envers)
    une notice biographique sur Martine Audet
    → (sur le site des éditions La tête à l’envers)
    la fiche de l’éditeur sur Rêve sur rêve
    → (sur Voix d’ici, répertoire audio de la poésie québécoise)
    de nombreux poèmes dits par Martine Audet et José Acquelin
    → (sur Lyrikline)
    plusieurs poèmes de Martine Audet (extraits du recueil Les Manivelles, éditions de l’Hexagone, Montréal, 2006) dits par leur auteure
    Martine Audet lit un extrait de Rêve sur rêve





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Margherita Rimi | Nero



    NERO
    (estratto)




    Abbiamo tirato fuori i miei fratelli

    uno stava pregando

    uno sorrideva


    Erano così belli


    Io ero ferito
    non avevo paura però piangevo

    Mia madre sopra di me era morta
    mi ha salvato ma lei è morta



    Adesso non voglio parlare più



    Ci sono stati i bombardamenti
    io credevo un terremoto

    siamo usciti e non abbiamo visto più niente.


    I miei occhi

    hanno fatto una foto


    così mi ricordo

    mia madre




    Margherita Rimi, “Nero”, Le voci dei bambini, Poesie 2007-2017, Mursia Editore, Collana Argani, 2019, pp. 34-35-36.






    Margherita Rimi montage








    NOIR
    (extrait)




    Nous avons sorti mes frères

    l’un était en train de prier

    l’autre souriait


    Ils étaient si beaux


    Moi, j’étais blessé
    je n’avais pas peur, pourtant je pleurais

    Ma mère sur moi était morte
    elle m’a sauvé mais elle, elle est morte



    À présent je ne veux plus parler



    Il y a eu des bombardements
    je croyais que c’était un tremblement de terre

    nous sommes sortis et n’avons plus rien vu


    mes yeux

    ont pris une photo


    comme ça je me souviens

    de ma mère




    Traduction en français d’Irène Dubœuf.




    MARGHERITA RIMI


    Margherita Rimi portrait





    ■ Margherita Rimi
    sur Terres de femmes


    La carezza (extrait de Nomi di cosa-Nomi di persona)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur larecherche.it)
    une notice bio-bibliographique sur Margherita Rimi
    → (sur Poeti del Parco)
    une lecture (en italien) des Voci dei bambini par Anna Maria Curci -+ extraits)





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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Marie-Hélène Prouteau |

    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double

    Chroniques de femmes – EDITO

    Chronique de Marie-Hélène Prouteau



    Guivarch montage 3








    CÉCILE GUIVARCH : MOTS ET MÉMOIRE EN DOUBLE



    Une dimension frappe dans l’écriture de Cécile Guivarch : c’est cette langue double, français et espagnol, qui fait irruption au fil des pages de ses recueils, de leurs titres et des exergues. Cet agencement verbal fluide se fait naturellement, rien d’étonnant à cela. Entre une mère espagnole et un père français, Cécile Guivarch a, dès l’enfance, été habituée à vivre entre deux langues, à retrouver « l’autre » pays lors des grandes vacances. Au fondement de sa sensibilité, cette curiosité pour un vécu langagier déroutant, hésitant — les maladresses de prononciation sont bien là —, et stimulant tout à la fois :

    « Je ne sais pas vraiment rouler les R. Je mets les accents aux mauvais endroits […] Ma langue n’est pas celle de ma mère. Ma langue n’est pas maternelle. Ma langue est paternelle ».

    Expérience fortement ancrée d’un écart, aussi bien langagier que spatial, entre deux cultures, entre deux lieux, qui va ouvrir en elle un imaginaire fécond pour la rêverie et la poésie. Les recueils Un petit peu d’herbe et des bruits d’amour, Sans Abuelo Petite, S’il existe des fleurs sont traversés par cette dualité de lieux où la conscience trouve éveil. Jusqu’à créer un sentiment d’étrangeté chez la « petite fille aux questions »…

    C’est la scène réitérée de l’enfant auprès de sa mère qui est le moment premier de cet envol sensible :

    « Chaque fois que ma mère parle au petit-déjeuner je suis en Espagne. Ma mère parle toujours de là-bas. Et quand elle est là-bas elle parle d’ici en disant là-bas ».

    S’y rajoute la fierté d’avoir une mère que les copains de l’école appellent l’Espagnole. L’enfant s’amuse même des défauts de prononciation de sa mère qui déforme les mots coulotte ou guedasses.

    Avec les cousins retrouvés aux vacances qui parlent galicien, elle ressent la barrière de la langue. Certes, passées les Pyrénées, la « frontière invisible » est bien là mais, des deux « côtés » de celle-ci, Cécile Guivarch éprouve le même éveil des sens et de la beauté qui va miroiter en elle. Et la certitude d’appartenir à une même lignée. Magnifiquement illustrée dans la scène imaginée avec l’aïeule dans Renée en elle. Celle-ci, morte en 1817, lui parle en breton, l’obstacle entre elles semble total. Et pourtant :

    « Il lui faut aussi apprendre ma langue que nous puissions nous comprendre. Cela me demande aussi un grand effort de déchiffrer ses phrases ».

    Étonnant rapport d’amour entre des êtres qui ont vécu à deux siècles de distance qui vont finir par se parler, par retrouver les mots empêchés, enfouis dans l’histoire familiale. Ceux de « la langue venue des ancêtres ». Si cette altérité est chez Cécile Guivarch le rapport premier au monde, elle n’est pas vécue sur un mode déchirant. C’est pour la poète un déclencheur : ce qui nourrit une vraie passion de l’autre, de sa langue, de ses douleurs, de son destin.

    La complicité à l’œuvre en imagination entre une petite-fille toute à l’écoute et son aïeule se rejoue pareillement avec le grand-père qu’elle n’a jamais connu non plus et qui a quitté l’Espagne pour Cuba dans des circonstances troubles. Un secret de famille. La formule qui interdit à l’enfant l’échange imaginaire avec lui est une trouvaille grammaticale qui bouscule superbement les pronoms :

    « On me dit de te taire.

    Comment puis-je te faire cesser de me parler […]

    Tu me coulais dans le corps avant même ma naissance ».

    Cette forme quasi magique de l’in-corporation d’êtres fantômes dans le moi, le lecteur l’entend dans le texte. Jusque dans la coulée en abyme de bribes de littérature : «  Connais-tu les grands cimetières sous la lune ? ». C’est le pouvoir du langage poétique de faire revenir les morts, les oubliés emportés dans les drames de la vie et de l’Histoire.

    Spontanément, dans la soudaineté de l’instant, semble fuser la langue de l’origine, celle transmise par la mère, par la grand-mère, la langue espagnole :

    « Se muere quien quiere libertad ».

    Phénomène de surgissement de l’« autre langue » : comme si celle-ci débordait, se déployait sur la page en français, à peine recadrée par une note de traduction en bas de page — « Se meurt celui qui veut la liberté ».



    Déclinaison de la mémoire perdue


    Cette expérience de l’altérité langagière est intimement liée à la quête de la mémoire chez Cécile Guivarch. Mémoire meurtrie, enfouie dans l’usage familial où l’on ne parlait ni de l’aïeule devenue folle de désespoir ni du grand-père ayant quitté la jeune mère enceinte. Ce legs de silence, Cécile Guivarch s’en saisit. Elle travaille les données arides des archives du Finistère pour les métamorphoser en matériau poétique. Reconstitue le chemin de souffrances de Renée, sur fond de misère et de sang, de perte des enfants à la naissance. Tant est forte la certitude qu’un accord profond la lie à l’aïeule. Authentique revenance.

    Quant à la mémoire douloureuse de son héritage espagnol, il a, pour la poète, un nom précis : « les disparus ». Ce mot désignant les victimes de disparitions forcées dans la guerre civile et peut-être plus intimement ses disparus. Il revient en leitmotiv de recueil en recueil, rappel du destin tragique des personnes réprimées sous le franquisme. Il accompagne le lamento des mères dont les fils ont été fusillés :

    « Ce seront toujours des enfants,

    toujours, même avec

    trente balles dans le corps ».

    Dans la tête de Cécile Guivarch, trop jeune pour avoir connu la Guerre civile, des flashs, quasi surréalistes, font surgir des images d’hommes en armes :

    « Ils ont aux pieds

    les restes de la guerre ».

    Histoire encore à vif transmise par chaque génération. Les images de réfugiés, de la Retirada, de familles forcées à passer la frontière, avec pour seul bien quelques valises, ont la simplicité et la beauté des photographies de Gerda Taro, longtemps oubliée de l’histoire elle aussi. En noir et blanc passent des enfants dans les villages, des hommes et des femmes travaillant aux champs. Comme si, en mettant ses pas dans ceux de cet abuelo et de ces parents espagnols, Cécile Guivarch vivait ces moments où elle n’était pas née en même temps que la saveur douce des vacances là-bas. Le regard qu’elle porte sur ces gens est magnifique, plein de tendresse, de tendresse triste. Mais toujours cette douleur est tenue à distance. La mort est très présente. Pas question de s’y laisser enfermer. Et puis il y a ces jeux d’ombres et de lumière qu’elle fait naître des souvenirs de vacances, pleins de saveurs sensorielles, arbres, sourires, jeux de plage :

    « Mon abuela joue aux cartes espagnoles avec moi. Ma grand-mère n’aime pas perdre ».

    Si, dans sa double langue, la poète se sent chez elle, heureuse, à l’opposé le lien à la mémoire se colore des teintes sombres de l’absence et de la perte. Cécile Guivarch est celle qui a une dette envers ses morts. Le poème prend la forme d’un appel intérieur à ressusciter l’histoire de tous ceux qui lui tiennent à cœur :

    « Je ressasse sans cesse l’histoire

    qu’on avait crue enfouie

    elle remonte et déborde »

    Il est le lieu où l’identité double se réconcilie. Comme le précise la dédicace du recueil Un petit peu d’herbe et de bruits d’amour : « à ma mère/ à la grande famille de ma mère/à l’Espagne, là-bas ». L’appartenance fière aussi à la grande famille espagnole des artistes réprimés sous le franquisme, comme le montre la citation finale de Federico García Lorca qui clôt ce recueil.

    Cet élan donne à Cécile Guivarch sa sensibilité plus vaste aux « guerres de partout dans le monde / Au quotidien sang, armes, exil. »

    Dans cet entre-deux, c’est le poème qui, en des mots simples, assure une sorte d’ancrage révélateur de tous les possibles. Le superbe final du recueil S’il existe des fleurs est hautement symbolique :

    « au milieu de nulle part

    deux enfants l’un près de l’autre

    conservent sous leurs ongles

    les graines de la terre ».

    Vision de deux, unifiée, harmonieuse, surgie de la lyrique même du poème.



    Marie-Hélène Prouteau
    pour Terres de femmes
    D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau




    CÉCILE  GUIVARCH


    Cécile Guivarch portrait
    Ph. : Michel Durigneux
    Source





    ■ Cécile Guivarch
    sur Terres de femmes




    Cent ans au printemps (lecture d’AP)
    [c’est tout pour aujourd’hui] (extrait de c’est tout pour aujourd’hui)
    Cent ans au printemps (lecture de Philippe Leuckx)
    [Écrire ses yeux] (extrait de Cent ans au printemps)
    Sans Abuelo Petite (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Je ne sais pas si tu es encore jeune](extrait de Sans Abuelo Petite)
    [J’ai marché sur les morts]
    Renée, en elle (lecture d’AP)
    [des hommes tressaillent](extrait de S’il existe des fleurs)
    Vous êtes mes aïeux (lecture de Gérard Cartier)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    [ma grand-mère avait beaucoup de clés]




    ■ Voir aussi ▼


    le site terre à ciel | poésie d’aujourd’hui





    ■ Autres chroniques et lectures (25) de Marie-Hélène Prouteau
    sur Terres de femmes


    Chambre d’enfant gris tristesse
    La croisière immobile
    Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
    Jean-Claude Caër, Alaska
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
    Marie-Josée Christien, Affolement du sang
    Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
    Guénane, Atacama
    Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
    Denis Heudré, sèmes semés
    Jacques Josse, Liscorno
    Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
    Jean-François Mathé, Prendre et perdre
    Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
    Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
    Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
    Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
    Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
    Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
    Dominique Sampiero, Chante-perce
    Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
    Ronny Someck, Le Piano ardent
    Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
    Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même





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  • Francesco Scarabicchi | Sixième prélude



    SESTO PRELUDIO



    Come discreta e intatta
    alla quiete d’un mese
    a sé m’attrasse
    l’ora del pomeriggio

    di pietre e vie infinite
    e un vento d’aria
    a sponda d’ancoraggio
    dove il vento finisce,

    nell’eterna stagione
    d’alba ferma,
    immobile sui rami
    e sulle cose.




    Francesco Scarabicchi, Il prato bianco, l’Obliquo, 1997 ; reed. Giulio Einaudi Editore, Collezione di poesia 442, 2017, pagina 91.






    Francesco Scarabicchi  Il prato bianco bis








    SIXIÈME PRÉLUDE


    Comme discrète et intouchée
    par la quiétude d’un mois
    vers elle m’a attiré
    l’heure de l’après-midi

    de pierres et de voies infinies
    et un souffle d’air
    au bord de mouillage
    où le temps finit,

    dans l’éternelle saison
    d’aube figée,
    immobile sur les branches
    et sur les choses.




    Francesco Scarabicchi, « Ombres », Un oubli de neige, dessins de Miloš Cvach, éditions érès, Collection Po&Psy, 2020, page 56. Traduit de l’italien par Danièle Faugeras & Pascale Janot.





    Francesco Scarabicchi  Un oubli de neige




    FRANCESCO  SCARABICCHI


    Francesco Scarabicchi portrait





    ■ Francesco Scarabicchi
    sur Terres de femmes


    [Sarai di me l’unica luce ancora] (extrait de L’esperienza della neve)[+ une notice bio-bibliographique]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions érès)
    la fiche de l’éditeur sur Un oubli de neige
    → (sur Terre à ciel)
    une lecture d’Un oubli de neige par Hervé Martin





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  • Arnaud Beaujeu | Ouvrir une fenêtre sur un soleil d’été




    FENETRE Guidu
    Ph. angèlepaoli








    OUVRIR UNE FENÊTRE SUR UN SOLEIL D’ÉTÉ




    Ouvrir une fenêtre sur un soleil d’été, dormir sous un cyprès, s’en aller
    de l’autre côté de la mer, où la lumière peut s’arrêter,

    [où la lumière est un mystère,       éveillé

    Et dormir à la belle étoile, écrire des nuits entières, s’en aller

    Plonger dans le bleu du ciel ou s’y jeter sans ailes — au milieu —
    s’élever dans les airs, rutilances légères, amoureux

    Marcher au bord d’un lac de pierre et de désert, s’en aller
    peut-être ou bien rester auprès du cirque des montagnes,

    [s’arrêter
    sans savoir ni que faire… ou aller
    pour reprendre la route au mystère, et rester

    La ligne bleue d’azur où point un œil tout bleu
    >



    Arnaud Beaujeu, in « Couleurs, Lumière », Thαumα n° 11, Revue de philosophie et de poésie, La Compagnie des Argonautes, 2013, page 191.





    Thauma bis




    ARNAUD  BEAUJEU


    Arnaud Beaujeu





    ■ Arnaud Beaujeu
    sur Terres de femmes


    « La lumière et les mots »




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Recours au poème)
    Arnaud Beaujeu, Fleur d’encre (+ une notice bio-bibliographique)
    → (sur Terres de femmes)
    « Oiseaux », Thαumα, Revue de philosophie et poésie





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