Terres de Femmes

Mois : janvier 2019


  • Julien Bosc, Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa

    par Angèle Paoli

    Julien Bosc, Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa,
    La tête à l’envers, 58330 Crux-la-Ville, 2018.
    Préface d’Édith de La Héronnière.
    Peinture de couverture de Cécile A. Holdban.



    Lecture d’Angèle Paoli




    ENTRE CHARMES ET SORTILÈGES




          Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa.



    La petite musique du titre agit comme une brûlure légère, comme une épine ensorcelante. Une nostalgie qui s’immisce sous les mots, glissant d’un poème à l’autre, dans la rondeur du silence et dans la rumeur des vagues.


    Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa.



    Ce titre leitmotiv imprime sa broderie tout au long des neuf chants qui composent le recueil de Julien Bosc. Une broderie tout en ajours, tout en finesse et tout en mélancolie.

    À la croisée du ciel et de la mer a lieu la rencontre. À la croisée de quatre couleurs se nouent les prémices du récit, dans le mystère de ses mots à elle, « dont le dernier mot / est l’écho silencé du premier ».

    La rencontre se poursuit entre. D’autres couleurs, plus vives, plus chaudes mais toujours dans l’interstice de l’entre-deux.

    « Entre bleu et vert » / « entre gris et noir » d’abord. Puis « entre orange et rose » / « entre rouge et jaune ».

    Entre estran et terre.

    Et, très vite, entre amour et mort.

    Mais ce sont ses mots à elle — « les mots du corps » — qui servent de sésame à l’écriture. C’est avec eux que le récit aurait pu prendre son essor. Et que pourtant celui-ci se brise pour renaître plus avant de ses cendres :


    « Ainsi du semblant du récit ne resta-t-il plus qu’une ombre
    imparfaite et mouvante
    agitée par des courants violents et contraires. »



    Puis, plus loin, « des versets s’amuïssant refluèrent », qui ouvrirent la voie au poème et aux « mots à venir ».

    De cet échange de voix, il reste entre nos mains ce recueil d’une poésie lyrique ciselée jusque dans sa beauté extrême, jusque dans son extrême recherche. Sans pour autant que l’émotion qui s’en dégage en soit affaiblie. Tout au contraire. Les ciselures avivent l’émotion d’une touche singulière qui fait de chaque poème un chant alterné à deux voix, un carmen ouvragé et mystérieux.

    C’est à travers son regard à lui — « la vigie du poème » —, regard de poète attentif à l’autre et au moindre détail saisi au vol, qu’elle survient, dans les différentes phases de ses apparitions. Annoncée, toujours, par le leitmotiv « elle avait sur le sein des fleurs de mimosa ». Le refrain égrène à sa suite de menues variations, comme le vent emporte dans les embruns la robe de la belle. « La dévoilant longue et blanche », nue et liane, « vent debout dans la nuit faussement silencieuse ». Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Que fait-elle sur ce promontoire, livrée à la violence des rafales, dans ce paysage marin-cosmique, à la croisée du rêve où tous les possibles se rencontrent et se confondent ? De quel deuil cherche-t-elle le pansement ? Qu’est son amour devenu ? Amant défunt dont elle s’abîme à ranimer les braises. Quel est cet autre qui s’avance à sa rencontre ? À qui s’adresse-t-elle, perdue-éperdue, sinon au vent : « Ah vent errant de la parole désœuvrée » ? Se sont-ils parlé ? Du bout des lèvres peut-être, « la voix sans voix ». Ce qu’il reste de leur échange est peu de chose. Ce sont


    « [l]es mots en réserve du poème inlassablement replié
    sur lui-même
             Les à peine deux ou trois larmes de rien contre lesquelles on ne
    peut mais ».



    Et dans la bouche cet « âpre goût d’inachevé ».

    Entre confidence et échange, le récit se poursuit. La belle continue d’habiter le poème et de laisser sa vie dériver sous les mots. Jusqu’à appréhender — peut-être — le désir enivrant de « conjurer la mort. » Mais la mort toujours rôde et le vent déraisonne qui sème le doute et repousse à plus tard « l’avant-silence du récit. » Elle est fille des flots, quelque peu magicienne. Aventurière malmenée par le deuil et renaissant sans cesse de ses blessures. La poursuite inassouvissable de son amant se révèle un leurre et les gestes qu’elle s’essaie à reconduire la laissent endolorie :


    « Au réveil        
    De ce poème qui le maintenait vivant
    Je ne sus plus que les premiers mots. »



    Le temps s’écoule et les saisons, qui ramènent la belle endeuillée sur la rive. Dans un murmure, elle livre les mots de son chant :


    « J’avais sur le sein des fleurs de mimosa. »



    Mais les mots eux-mêmes échappent, qui se dérobent. Restituer ce qui fut dit de leur dernier échange, et qui parlait de cet amour, se compte sur les doigts de la main.

    Entre rêve et rumeur de la mer, le poème achève de se dévoiler. Libérant un à un, entre charmes et sortilèges, les secrets d’un thrène sans pareil.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Bosc mimosa





    JULIEN BOSC


    Julien Bosc
    Source




    ■ Julien Bosc
    sur Terres de femmes


    [Nue-pâle sous sa toilette de satin noir] [extrait d’Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa]
    Le coucou chante contre mon cœur (lecture d’AP)
    [Nous pourrions dire une forêt] (extrait du Coucou chante contre mon cœur)
    La Demeure et le Lieu (lecture d’AP)
    [marcher chaque jour] (extrait de La Demeure et le Lieu)
    Goutte d’os (lecture d’AP)
    (Et toi, qui es-tu ?) [extrait de Je n’ai pas le droit d’en parler] (+ une notice bibliographique)
    [Hormis les lèvres où mourir] (extrait de De la poussière sur vos cils)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Julien Bosc
    → (sur le site des éditions la tête à l’envers)
    la fiche de l’éditeur sur Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa
    → (sur le blog Mediapart Outre l’écran)
    Julien Bosc (par André Bernold), par Jean-Claude Leroy





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  • 30 janvier 1889 | La tragédie de Mayerling in Danube de Claudio Magris

    Éphéméride culturelle à rebours



    Rodolphe de Habsbourg et Marie Vetsera








    DANUBE (extrait)




    La tragédie de Mayerling, la mort mystérieuse de Rodolphe de Habsbourg et de Marie Vetsera dans le pavillon de chasse le 30 janvier 1889 est une triste histoire qui a frappé pour un siècle l’imagination populaire, suscitant une authentique piété et alimentant un culte héroïco-sentimental pour le suicide d’amour, donnant naissance à des romances en technicolor et à des hypothèses sur de sombres intrigues menées au nom de la raison d’État. Cette tragédie est la pauvre et tendre histoire d’une de ces équivoques qui à la suite de quelque heurt banal mais fatal, font dérailler la vie de sa voie quotidienne pour la précipiter dans l’emphase de la destruction.

    Marie Vetsera, au moment de sa mort, n’avait pas encore dix-huit ans ; l’été précédent, avant même de connaître personnellement l’archiduc, elle était tombée amoureuse de loin, avec l’exaltation d’un cœur sans défense qui a besoin de se créer un absolu auquel se soumettre et se sacrifier sans réserve, et qui doit adorer pour se convaincre de vivre poétiquement, pour donner un sens à sa propre existence encore informe, laquelle sinon semble devoir se consumer en une indéfinissable mélancolie. L’archiduc avait tout juste passé la trentaine, on le connaissait pour ses idées libérales, son arrogance à faire étalage d’une vie dissolue, et pour une impulsivité dominatrice qui le poussait à des élans de générosité, à des excès de forfanterie et à une irascibilité soupçonneuse dont faisait les frais surtout sa femme, l’archiduchesse Stéphanie.

    Marie Vetsera, raconte sa mère, la baronne Hélène, dans son livre de souvenirs Mayerling, allait voir l’archiduc aux courses et au Prater, confiait à sa femme de chambre que Rodolphe l’avait remarquée, ou, peu de temps après, qu’il l’avait saluée avec une attention particulière, et elle jurait qu’elle n’aimerait jamais personne d’autre. Elle vivait — sur cette limite ténue, heureuse et malheureuse entre l’adolescence et la jeunesse — la saison des grandes manœuvres du cœur et des sens, elle faisait ses premiers pas dans cet apprentissage des affections où l’on cherche à tâtons, à travers le jeu et l’enchantement des premières rencontres, le chemin qui mène à l’amour.

    Ces regards échangés dans les allées du Prater, et, peu après, ces rendez-vous furtifs et ces subterfuges auraient dû être, pour elle aussi, les accords initiaux et tâtonnants, les répétitions de l’orchestre des sentiments se préparant, dans une rumeur encore confuse, à jouer à l’unisson la grande symphonie de l’amour. Mais quelques semaines plus tard tout s’achevait dans cette mort à Mayerling, dans l’outrage que le coup de pistolet à la tempe et la rigidité cadavérique avaient infligé à ce corps charmant, dans ces détails de l’autopsie relevés sur les documents officiels avec une précision protocolaire qui n’a servi qu’à embrouiller davantage ce qu’on a coutume d’appeler le mystère de Mayerling. Quand on regarde les portraits de la petite baronne, ce visage délicat et peu expressif, qui ne montre que la grâce impersonnelle propre à cet âge de dix-huit ans, on pense à ces tragédies scolaires de jeunes vies brisées par la première mauvaise note ou le premier reproche, écrasées elles aussi par un mélange d’absolu et de hasard, tombées à cause d’un obstacle qui pour les autres, pour ceux qui ont survécu, semble tout à fait insignifiant et qui pourtant a été insurmontable pour elles.

    Elena Vetsera note aussi dans son recueil de souvenirs les détails les plus pénibles de cette histoire et de sa fin — ou du moins de sa version à elle de la fin, destinée à ne rester qu’une parmi tant d’autres, en contradiction avec d’autres encore plus discutables, comme les divagations de l’impératrice Zita. L’opuscule, paru en 1891 et saisi par la police autrichienne, est un petit livre aride et émouvant, dont la prose négligée est dictée bien sûr par l’amour maternel, mais surtout par une autre passion au moins aussi forte, la respectabilité. La baronne Vetsera veut disculper sa fille de l’accusation d’avoir eu une responsabilité active dans cette tragédie, et elle veut surtout réfuter les racontars selon lesquels elle aurait été au courant de cette liaison illicite, et l’aurait favorisée.



    Claudio Magris, « Café Central », 4 in Danube, Gallimard, 1988 ; Collection folio n° 2162, 1990, pp. 236-238. Traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau.






    Claudio Magris  Danube





    CLAUDIO MAGRIS





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Gallimard)
    la fiche de l’éditeur sur Danube






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  • Evelyne Boix-Molès | [Le temps séjourne]




    [LE TEMPS SÉJOURNE]





    Le temps séjourne.

    À mes mains,
    la main des siècles,
    à ma bouche,
    langues qui savent

    la soif des millénaires.

    Silex. Galet. Sable…
    Et les touches d’un instrument,

    sous mes doigts.

    L’ébauche sourit ;
    c’est qu’elle connaît les pleurs, les soleils.
    Le blé meurt,
    c’est qu’elle devient farine, la pierre.

    Aux corps, les massacres.
    Aux corps, chaque mot, son poids de terre,
    ses battements d’ailes.

    Et ce soir, au corps de la fatigue,
    un invisible merci (le mutisme,
    compact, empêche ; le blanc s’effrange,
    le bleu désaltère, m’enlace le silence).

    Larmes du marbre,
    larmes de l’arbre ;

    le temps nidifie ;

    pâle soleil.



    Evelyne Boix-Molès, Se taire et se taire, Al Manar, Collection Poésie, 2018, pp. 22-23. Prix du premier recueil de poèmes 2020.






    Evelynee Boix-Molès  Se taire et se taire





    EVELYNE BOIX-MOLÈS


    Boix-Molès
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Al Manar)
    une notice bio-bibliographique sur Evelyne Boix-Molès





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  • Anne-Lise Blanchard, Les jours suffisent à son émerveillement

    par Michel Ménaché

    Anne-Lise Blanchard, Les jours suffisent à son émerveillement,
    Éditions Unicité, 2018.



    Lecture de Michel Ménaché




    À l’âge où l’avenir se rétrécit, vient le temps des nostalgies, des souvenirs prégnants ou des brumes de mémoire, la brûlure récurrente des séparations et des deuils. Anne-Lise Blanchard revient sur les instants de bonheur, les chagrins, les surprises de l’existence dans un recueil achronique de fragments autobiographiques, à la troisième personne. « Elle » fait jaillir le merveilleux là où les gens pressés ne perçoivent que l’ordinaire banalité du quotidien. Depuis Hölderlin, cette aptitude de l’accueil relève d’une sensibilité exacerbée à habiter poétiquement le monde. Et c’est en poète que l’auteure cisèle ses proses sensuelles dans lesquelles les odeurs, les couleurs, les rires et les larmes retrouvent leur fraîcheur native. Émotion et légèreté s’accordent dans une tonalité délicate. Avec une économie de mots, un art de l’ellipse qui fixent l’éphémère sur la page, sans lui briser les ailes…

    Dès les premières pages, le rapport tactile et olfactif aux êtres aimés est prépondérant. Enfant, la narratrice reconnaît la présence de la mère à l’odeur de fleur d’oranger  :


    « elle embrasse sa main. Elle se cache dans son cou ».


    Elle a grandi, vécu une première relation amoureuse. Ellipse suggestive  :


    « Ils apprennent leurs mains les yeux fermés. Sans mots. Sans oreilles. »


    Et quand elle va devenir mère, il y a comme un renversement des rôles sous la peau :


    « Elle est de plus en plus légère. L’enfant la porte ».


    Joie profonde éprouvée comme une harmonie totale avec la nature :


    « Ses pieds dansent et l’enfant danse avec elle à l’unisson des mousses et des sources. »


    Du souvenir d’une naissance proche à celui d’une disparition imminente, on retrouve la même confiance, la même tendresse partagée, sobrement évoquée :


    « Elle n’a pas peur. Elle emporte le dernier sourire. »


    Parfois, c’est un détail infime qui a retenu un instant l’attention et qui ne s’est pas effacé de la mémoire, un oiseau qui s’est invité à table, posé sur une assiette. Un autre jour, le sauvetage d’un chaton juste né dont la mère trop âgée n’a pas de lait. Un ciel d’hiver derrière la vitre. Théâtre des choses vues. Parti pris de l’œil.

    Quelques scènes plus intenses recréent un lien fort après des années d’éloignement. Par exemple, un malentendu filial enfoui qui se dénoue au hasard. De passage chez ses parents, la narratrice entend une sonate au piano qu’elle n’identifie pas, demande à la mère si c’est la radio. Celle-ci lui apprend que c’est le père qui joue. Elle n’en revient pas, s’approche, très émue :


    « Elle pleure. Allégeance. »


    Le père lève le voile sur cet instrument qu’elle aussi, enfant, aurait voulu apprendre à jouer. C’était l’époque des vaches maigres, les premières années difficiles après le rapatriement des Français d’Algérie. Réponse abrupte :


    « Mais ma petite, tu voulais que je te dise que je n’avais pas un rond. »


    Autre souvenir marquant d’une visite au cimetière décrite en quelques touches brèves d’une fine poésie. Nettoyage et fleurissement de la tombe familiale. Apaisement intérieur. Délicatesse des trois dernières phrases, parfait tercet lyrique en prose :


    « Un nuage passe sur le soleil. Le soir peut descendre. Elle a bordé ses morts. »


    Une vie d’amour mais une vie émiettée par l’absence répétée du « visiteur », père des deux enfants. L’ellipse métaphorique touche le lecteur avec justesse :


    « Elle l’attend. Sa vie entière est une salle d’attente dont elle aura eu à cœur de renouveler les couleurs. »


    Sans doute ont-ils dansé leur vie mais quand la famille se retrouve démembrée, la solitude pèse encore davantage. Chagrin et nostalgie :


    « Elle pleure tout ce qui s’est défait […] Enfants où êtes-vous ? »


    « Écrire, c’est justifier une vie », affirme Annie Ernaux. Pour Anne-Lise Blanchard, c’est aussi, par-delà les blessures de l’existence, dans la ferveur de l’instant, infuser la joie et les larmes dans l’encre.



    Michel Ménaché
    D.R. Texte Michel Ménaché
    Pour Terres de femmes







    Blanchard 400px






    ANNE-LISE BLANCHARD


    Anne-Lise Blanchard
    Source




    ■ Anne-Lise Blanchard ▼
    sur Terres de femmes


    [Combien de joies vivons-nous en une vie ?] (extrait des Jours suffisent à son émerveillement)
    Éclats
    [La nuit vient en dormant] (extrait d’Épitomé du mort et du vif)
    Le Soleil s’est réfugié sous les cailloux (lecture d’AP)
    [Hurlements sirènes] (extrait du Soleil s’est réfugié sous les cailloux)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Elle est à marée




    ■ Voir aussi ▼


    le site personnel d’Anne-Lise Blanchard
    → (sur le site des éditions unicité)
    la fiche de l’éditeur sur Les jours suffisent à son émerveillement




    ■ Autres lectures de Michel Ménaché
    sur Terres de femmes


    Mireille Fargier-Caruso, Comme une promesse abandonnée
    Maram al-Masri, Métropoèmes
    Paola Pigani, Le Cœur des mortels
    Florentine Rey, Le bûcher sera doux






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  • David Ferry | A Tomb at Tarquinia





    Tarquinia
    Nécropole de Monterozzi (Tarquinia) : tombe des léopards
    Source








    A TOMB AT TARQUINIA





    The two of us, on the livingroom couch,
    An Etruscan couple
    Blindeyed to the new light let suddenly in;
    Sitting among the things that belong to us,
    The style of living familiar, and easy,
    Nothing yet utterly lost.

    Leapers and dolphins adorn the painted walls;
    The sun is rising,
    Or setting, over a blue Thyrrenian Sea;
    In the pictured cup the wine brims and glistens;
    An unknown flower burns with odorless incense
    The still air of the place.




    David Ferry, Strangers, A Book of Poems, 1, The University of Chicago Press, Phoenix Poets, A Series Edited by Robert von Hallberg, Chicago 60637, 1983, p. 3.






    David Ferry  Strangers 2









    UN TOMBEAU À TARQUINIA





    Nous deux, sur le canapé du salon,
    Un couple étrusque,
    Aveugles à la nouvelle lumière qu’on a soudain laissée entrer ;
    Assis parmi les choses qui nous appartiennent,
    Le style de vie familier et facile,
    Rien encore de définitivement perdu.

    Sauteurs et dauphins ornent les murs peints ;
    Le soleil se lève,
    Ou se couche, sur le bleu de la mer Tyrrhénienne ;
    La coupe décorée déborde de vin luisant ;
    Une fleur inconnue brûle avec l’encens inodore
    L’air calme du lieu.




    David Ferry, Qui est là ?, poèmes choisis, traduits de l’anglais (États-Unis) par Caroline Talpe, Peter Brown et Emmanuel Merle, La rumeur libre éditions, Collection La Bibliothèque n° 51, série mεtaphrasi Domaine Américain, 2018, page 99.






    David Ferry  Qui est là





    DAVID FERRY


    David Ferry portrait
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Poetry Foundation)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) sur David Ferry
    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    une notice bio-bibliographique sur David Ferry
    → (sur books.google.com)
    d’autres extraits de Strangers de David Ferry
    → (sur le site des éditions La rumeur libre)
    la fiche de l’éditeur sur Qui est là ?





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  • Fabienne Courtade | [le fleuve s’entend au loin]




    [LE FLEUVE S’ENTEND AU LOIN]





    le fleuve s’entend au loin


    Nous respirons ensemble


    un grand feu nous soulève

    embrase les odeurs, le grain de la peau

    la douceur des cheveux

    son haleine



    cette fois j’inventais les souvenirs
    j’aspirais à grands poumons


    qui a disparu ?
    qui était là
    juste avant
    je ne sens plus rien

    pas une respiration
    J’écoute seulement
    la rumeur

    un flottement au-dessus
    ville remplie d’arbres et d’allées



    toutes les ombres sont effacées
    je ne reconnais rien



    au milieu

    je refais le même rêve
    un autre temps
    se décline
    que nous devons descendre
    ou traverser

    à nouveau



    au bout du couloir
    des formes humaines

    des portes
    nous descendons trop vite

    notre vie presque à reculons
    d’un claquement
    tombe


    doigts, pensées, muscles noués

    bouche et yeux



    nettoie par terre les sacs
    éclatés


    se perd
    un peu de sang      renversé ( balayé )



    morceaux de kleenex ont déjà servi
    plusieurs fois    ramollis effilochés    en bouillie
    ces jours-là on les reprend    au début
    sortis des poches des sacs
    écrasés
    sous les talons



    Petite passerelle entre nous
    et ces mots sur un mur

    Collés en pleine nuit


    s’en aller est impossible





    « À qui la vie humaine est une expérience à mener le plus loin possible »





    Fabienne Courtade, Corps tranquille étendu, Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2017, pp. 115-118. Couverture d’après une photo de l’auteur.






    Fabienne Courtade  corps tranquille étendu




    FABIENNE COURTADE


    Fabienne Courtade
    Source




    ■ Fabienne Courtade
    sur Terres de femmes


    Table des bouchers, poésie (lecture d’AP)
    suffoquer prendre cette douleur (extrait de Table des bouchers)
    Rien ne nous précède (extrait de Ciel inversé)
    19 août 2004 | Fabienne Courtade, le cœur bat très vite
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    poème inédit [sans titre]





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  • Esther Tellermann, Première version du monde

    par Angèle Paoli

    Esther Tellermann, Première version du monde,
    éditions Unes, 2018.



    Lecture d’Angèle Paoli




    « LA RONCE EST LA FIN ET LE COMMENCEMENT, C’EST ÉCRIT »




    Des voix anonymes se partagent le récit. Un récit sans projet fictionnel, sans organisation chronologique ni personnages. Chacun des interlocuteurs formant avec l’autre « l’unité fictionnelle » autour de laquelle se construit l’échange. Des voix d’hommes et de femmes qui se parlent se répondent s’invectivent qui se perdent en « digressions sur l’existence ». Sont-ils nos contemporains ces humains empêtrés dans les violences faites aux femmes et impliqués sans remords ni états d’âme dans les massacres perpétrés sur leurs semblables ? La barbarie a-t-elle un âge ? Dans quelle « programmation initiale » faut-il en chercher l’origine ? Rien n’est sûr. Pas même l’examen méticuleux des prodromes ni celui, précis et systématisé, de l’enchaînement des causes aux effets. Pourtant tout invite le lecteur à penser qu’il est bien l’exact contemporain des acteurs en présence, tant lui sont familiers propos et langage. Ces propos, subtilement agencés par Esther Tellermann, forment un récit. Première version du monde en est le titre. Le récit s’apparente à un « long récitatif » sur la disparition. La disparition de l’espèce humaine. Programmée de longue date, depuis « la fissure originelle ». Savamment orchestrée par les gouvernements, leurs théorisations bien élaborées et leurs sombres machinations. Et fondée sur « les comptes des progrès civilisateurs ». Le lecteur et ses contemporains sont donc concernés. Confrontés et emportés qu’ils sont dans le tourbillon du leitmotiv de leur propre engloutissement :

    « une façon singulière de disparaître » / « une tentative pour disparaître » / « notre acharnement à disparaître » / « pour enregistrer notre disparition ».

    Le récit se répartit en trois sections, lesquelles se subdivisent en chapitres numérotés. Aucun titre ni sous-titre intermédiaire, aucun indice qui permette d’établir une dissimilitude ou une progression d’un ensemble à l’autre et, à l’intérieur de chaque ensemble, d’un « poème » à l’autre. Aucune « béquille » hors texte ou paratexte qui permette au lecteur de s’arrimer ou de prendre appui. Encore moins de répondre aux premières questions qu’il se pose : comment s’effectue le passage d’une section à l’autre ? Qu’est-ce qui les différencie entre elles ? Autant dire que ce récit, côté poète, est une véritable performance, d’une grande unité de ton (qui joue sur les variations de langage et sur les différents modes d’expression) et d’une grande exigence tant du point de vue de la pensée que du questionnement. De son côté, le lecteur est, au premier abord, désemparé. Par les spécificités du texte, par la complexité du propos et par la violence que ce dernier draine avec lui. Puis, happé pour les mêmes motifs. Tenu en suspens. Et enlevé par la puissance du texte et aussi par sa grande beauté. Ainsi pensé et écrit, loin des modèles littéraires préétablis, conçu pour échapper à toute règle fictionnelle, le récit Première version du monde tend-il vers l’abstraction. Une abstraction recherchée, portée par une écriture d’une densité et d’une force exceptionnelles.

    Pourtant un « je » intervient dès l’incipit, qui annonce d’emblée, en phrase d’ouverture :

    « Je pense que cela se terminera ainsi : sur une première image ».

    Mais quelle est donc cette image ?

    Mon réflexe premier a été de me reporter à la dernière page, au dernier paragraphe et à la phrase conclusive qui énonce :

    « peut-être demain nous immerge en une seconde version du monde ».

    La première image est celle d’une disparition et c’est sur une noyade que s’achève le récit. Mais cette immersion, pour généralisée qu’elle soit (le « nous » inclusif en témoigne), n’est pas définitive puisqu’elle génère une « seconde version du monde ». Est-ce à dire que cette « seconde version » annule la précédente ? Celle qui déroule ses anneaux tout au long des « méditations » qui occupent l’intégralité du récit ? Ou bien s’agit-il d’un recommencement, de même facture que cet enchaînement de réflexions et de questionnements dans lesquels Esther Tellermann entraîne son lecteur tout au long de Première version du monde ? Considérée avec recul, à livre refermé, la vision est vertigineuse. Elle ramène avec elle un langage babélien, coloré et gouailleur, une gouaille pouvant aller jusqu’à la vulgarité ordinaire de nos discours, un langage toujours recommencé, porté par un mouvement de houle que rien ne semble devoir interrompre. Début et fin se rejoignent se complètent s’avalent en un éternel mouvement d’ouroboros. Que l’on peut sans doute appeler l’Histoire.

    L’ensemble des « poèmes » est échafaudé sur le constat et la dénonciation d’une violence généralisée, violence des mots autant que violence des actes :

    « Dégrafe ton soutien-gorge, allonge-toi sur l’estomac, soulève tes fesses, qu’est-ce que la nudité qu’une forme d’arrogance ? J’entre comme une première fois, au fond elles portent plainte mais elles aiment ça, geindre, revenir à l’état de chiffon sale, qu’est-ce qu’elles ont toutes à causer comme s’il fallait enfin sortir des ténèbres, on les a pas attendues. »

    Ou encore :

    « ils sont tous assis en file indienne à l’extrémité de leur embarcation, quelle misère, il semble que l’humanité soit encore à l’état d’ébauche, tous contaminés, faut les débusquer, ils infectent la terre ».

    Et plus loin :

    « Ils grommelaient leurs oraisons dans la poussière, un agrégat blanc et misérable, prosternant leurs faces brûlées par le soleil, les vautours auraient bientôt dévoré ce néant puant l’ordure, le vent se leva, on ouvrit le feu ».

    Cette violence est celle du monde d’aujourd’hui mais sans doute aussi, plus largement, du monde depuis ses origines. Comme si le rêve premier et unique de tout homme était celui de la mort. Mort première/voix première.

    « Nous voulions mourir. Que souhaitons-nous d’autre que mourir ?  »

    L’Histoire est au centre du mouvement dans lequel se trouve embarqué le lecteur. Elle est ce fil conducteur qui motive le récit :

    « Nous voulions remonter le fil de notre histoire mais avions renoncé à parler », dit la voix première de l’incipit. Car l’Histoire charrie avec elle — en dépit des efforts déployés pour en « étouffer le cri » — nombre d’images ineffaçables : « cambrures, chemins de croix, champs de ruines ». Ou encore : « monceaux de chevelures, dents de lait, symboles de l’étonnement, chaussures noires, humeurs qui remplissent les trous du dimanche. »

    Mais l’un des drames majeurs de l’homme, en proie à son inconséquence, n’est-il pas d’être le bourreau de lui-même (l’héautontimorouménos), de faire de lui-même la victime de ses contradictions ?

    « Nous étions sourds aux conséquences de nos actes, avouons-le, étions contents de leur radicalité comme de l’intensité dramatique dont nous avions coloré nos vies. »

    Aux côtés, ou entre les interstices laissés par la grande Histoire des guerres et des destructions massives, se glisse la multitude des autres histoires, histoires vécues dont le patient se déleste sur le divan. Ou histoires rêvées. Celles que tout lecteur avide de romanesque et de sentimentalité, attend et dont se défie Esther Tellermann. Qui se refuse à s’adonner à ce jeu de l’écriture tout en s’y livrant par prétérition parodique pour mieux s’en éloigner et pour mieux nous en éloigner. Comme dans ce passage de la première section — que j’intitulerais volontiers « le temps philosophique » — dans laquelle la poète donne une définition du récit, précise le non-objet de ce dernier, puis laisse sa plume emprunter le chemin du roman social, avec sa cohorte de clichés et son chapelet d’images surfaites, avant de retourner à des considérations sur la disparition :

    « Raconte l’histoire,

    un début glisse vers une fin,

    reconstitue les sous-entendus, les suppositions, ma tactique consiste à forcer ta langue,

    j’étais sous l’effet d’une tendresse, je croyais tenir le fil d’un récit qui validerait notre inexistence, nous condamnerait une bonne fois pour toutes : une misère sociale, par exemple, où ils passent leur temps à se photographier, accumulent leurs secondes de vie dans du formol, petits écrans vernis, c’est le négatif de leur vie entière, ça se déclenche par une simple pression fictionnelle…

    Raconte,

    elle marchait près de lui comme une tache claire, ils approchaient maintenant un petit bois, l’ombre accentuait leur avidité de voir, sacralisait leur force à se coudoyer ainsi dans le silence qui les unissait. Elle sentait qu’elle devrait se fondre à la ligne de crête, sans rien comprendre de la trace des pas, des aspérités du chemin ou du cri de l’écho […].

    Ils avaient cheminé entre quelques ordres absurdes, sans récriminations, par simple obéissance, accordant leur respiration aux constats des airs rabâchés qui dessinent une trame les confondant à leur histoire. Ils s’imprégnaient d’autres histoires si oubliées qu’elles les empêchaient de changer de forme, les dirigeant dans un mouvement giratoire sans fin : une ombre tourne autour du sillon où passent des visages décharnés. Probablement ils étaient les témoins de notre acharnement à disparaître. »

    La poésie n’est pas épargnée, elle non plus, touchée par « l’ivresse » que « veut le déclin » :

    « les poètes ne dispersent-ils pas les crimes dans des anthologies émouvantes » ? interroge une voix.

    « Une vie entière est un long récitatif », affirme l’une d’elles. « Vos romances vous ont depuis longtemps fait disparaître », dit une autre. Une autre encore ordonne : « Achève le roman, c’est soi qu’on aime, c’est soi qu’on tue, c’est soi qu’on pleure, c’est pour ça qu’ils se pardonnent, sinon quoi ? »

    « La ronce est la fin et le commencement, c’est écrit », reprend la voix.

    Tout cela laisse peu de place à une issue autre que celle livrée au mal. Seule l’écriture, menée ici avec maestria, offre quelque espoir, non de rédemption, mais d’exaltation. Car rares sont les œuvres d’une telle intensité, d’une telle puissance. Fulgurant, ai-je lu quelque part. Et c’est l’adjectif qui me semble le mieux rendre compte d’une entreprise de pareille envergure.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Esther Tellermann  Première vision du monde





    ESTHER TELLERMANN



    Esther tellermann





    ■ Esther Tellermann
    sur Terres de femmes


    Carnets à bruire
    Corps rassemblé (lecture d’AP)
    [Pour elle il voulut] (extrait de Corps rassemblé)
    Éternité à coudre (lecture d’AP)
    [Un écho un roman] (extrait d’Éternité à coudre)
    [Je sais vous me disiez de préférer l’ombre] (poème extrait du recueil Le Troisième)
    Je t’ai vu (poème extrait de Contre l’épisode)
    [Jours firent de toi ma teinture]
    [Onde] (poème extrait du recueil Voix à rayures)
    Sous votre nom (lecture de Matthieu Gosztola)
    [Un mot encore] (poème extrait de Sous votre nom)
    Sûrement je vous tiendrai (poème extrait de Terre exacte)
    Voix à rayures




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la BnF)
    plusieurs pages sur Esther Tellermann
    → (sur le site de la Maison des écrivains et de la littérature) une
    fiche bio-bibliographique sur Esther Tellermann
    → (sur le site de la revue Nu(e))
    un extrait d’un entretien d’Esther Tellermann avec Patrick Née
    → (sur Recours au poème)
    Une lecture d’Une odeur humaine d’Esther Tellermann par AP
    → (sur YouTube)
    une présentation de Sous votre nom à la Maison de l’Amérique latine le vendredi 23 octobre 2015 (Institut du Tout-Monde, Cycle « Le chant du monde »). Interventions d’Esther Tellermann, d’Yves di Manno et de Jean-Baptiste Para






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  • Jean-Louis Giovannoni | [Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant]





    [JE NE SAIS POURQUOI L’AUTRUCHE ME FASCINE AUTANT]



    Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant. C’est un animal tout en jambe, avec un cou rose qui semble pousser, pousser dans l’excitation du danger. Elle surveille la savane du haut de deux mètres cinquante. Je suis certain qu’en se mettant sur la pointe des onglons, elle avoisine les trois mètres. Être aussi jambu ne sert pas à grand-chose, si ce n’est à fuir. Sa chair doit être très nerveuse. Les vrais amateurs de steak n’y trouveront pas leur bonheur. Certes, il y a plus à manger dans un cou d’autruche que dans celui d’une poulette. Mais là encore, elle est battue. La girafe a un cou plus long. Ce qui doit donner des filets de plusieurs mètres. Qu’importe la longueur, la vitesse, les enjambées spectaculaires : la vie n’est pas un match de basket. On ne s’élève pas à l’intérieur de soi du fait d’avoir sa tête à cinq ou six mètres du sol. Le but n’est pas de sauter haut mais de sauter juste, dans le corps qu’il faut. Arriverai-je un jour à me débarrasser de ce besoin de comparer les tailles, les performances ? Moi, je ne suis pas grand à côté de ces perches. La noisette que je suis vaut bien plus qu’une noix de bison ou d’éléphant. Ce n’est pas la quantité qui fait la qualité ! Il est vrai que par moments j’aimerais bien me dénouer les jambes, ne plus les tenir dans ma tête. Je suis certain que je m’anémie à force de jouer au spéléologue de l’âme. Un bon coup de pied, un jarret débandé sont sûrement un remède plus efficace contre la crampe que l’immobilité surfaite d’une pietà. Les descentes de croix sont plus propices à l’ulcère duodénal qu’une rencontre de football ! Me serais-je trompé à ce point ? Le noir dans lequel on m’a plongé est-il le seul responsable de ma parfaite blancheur ? D’un seul coup, je doute en pensant aux courses folles de tous ces animaux dans la savane. Mourir d’épuisement, tout couvert de sueur, sous une patte féline, a peut-être plus de beauté que ma tête attendant la sauce gribiche ou ravigote, au milieu de pommes vapeur.
    Quels que soient ma présentation, mon onctuosité, mon dévouement, je suis persuadé que les gens roteront après m’avoir arrosé d’une Côte-rôtie ou d’un Saint-Joseph. C’est fou comme je me sens à l’étroit, d’un seul coup, dans nos livres de cuisine. Et pourquoi pas un veau à l’estrapade, pris à la hussarde ! Un flanchet ou des côtes premières à la croque-en-sel ! Du direct, quoi, et non de la popote pour ménagère. Quelle chance a la gazelle légère de se faire déchirer, écarteler sur le sol par un vigoureux lion à l’opulente crinière ! Rien à voir avec une cervelle servie avec sa noisette de beurre et son filet de citron. Je me vois en veau à la tartare, usé et cuit sous la selle et pris à pleine bouche par un barbare odorant, sans qu’il descende de cheval. Il est préférable de finir boucané qu’en blanquette avec un bouquet garni lors d’un repas de dimanche après la messe. Aiguillette de canard, poulette, chapon, dindon, tout ça est gentillet et sent la basse-cour, le bec au ras du sol. Je vais finir par aimer les taureaux. Peut-être qu’en fouillant bien, j’en suis un ? Le corps à corps avec le matador, la muleta, et les carmencitas qui crient leur amour au passage des cornes : j’en rêve ! Peut-être que ma viande sera écumeuse et noire, mais au moment de ma mise à mort, je serai dans la bouche de tous les aficionados. Ô mon héros ! je te donnerai deux oreilles, et toute la tête si tu veux, rien que pour faire rougir ta belle aux yeux de jais. Et je serai pour elle, même un bref instant, la mort vaincue, la mort prise à la mort, gagnée dans la poussière de tes pas.
    Que de fins possibles ! Pourquoi ai-je choisi de me rompre à la table dominicale comme un pain béni en famille ? Pourquoi n’ai-je pas choisi la lame d’une épée, au milieu des fleurs rouges et des olés ! Chacun son arène. La lame, je la connaîtrai à ma façon. Et tous ces picadors endimanchés me ferrailleront aussi bien qu’un taureau à la fin inépuisable. Certes, je n’aurai pour fleur qu’une gelée de groseilles, mais quel plaisir ce sera de trouver enfin de vraies dents.



    Jean-Louis Giovannoni, Journal d’un veau. Roman intérieur, XVIII, Deyrolle/Verdier, 1996 ; éditions Léo Scheer (deuxième édition), 2005, pp. 101-104.






    Jean-Louis Giovannoni  Journal d'un veau



    JEAN-LOUIS GIOVANNONI


    Giovannoni
    Ph. © Fabienne Vallin
    Source





    ■ Jean-Louis Giovannoni
    sur Terres de femmes


    [Ne me laisse pas ici parmi les ombres !] (extrait de L’air cicatrise vite)
    [Aucune sortie possible] (extrait d’Envisager)
    Ce que l’immobile tient pour geste (extrait de Pastor, Les Apparitions de la matière)
    Envisager (note de lecture de Tristan Hordé)
    [Vue imprenable] (extrait de L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare)
    [Huitième voyage à Saint-Maur]
    Îles circulaires
    [Il faut si peu de chose]
    Issue de retour (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    Issue de retour (note de lecture d’AP)
    [Le jour se lève] (extrait de Sous le seuil)
    Mère
    [Notre voix] (extrait de Ce lieu que les pierres regardent)
    [Nous venons d’un pays qu’on ne peut plus toucher] (extrait de On naît et disparaît à même l’espace)
    [Pourras-tu encore témoigner…] (extrait des Mots sont des vêtements endormis)
    Sous le seuil (note de lecture d’AP)
    [toujours cette envie de t’ouvrir]
    [Tout se cicatrise] (extrait de Garder le mort)
    [Troisième voyage à Saint-Maur]
    Jean-Louis Giovannoni | Stéphanie Ferrat, « Les Moches » (note de lecture d’AP)
    Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier, Ne bouge pas ! (note de lecture d’AP)





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  • 22 janvier 1948 | Jacques Dupin, Lettre à René Char

    Éphéméride culturelle à rebours



    le 22 janvier 1948


    Cher René Char,


    Pardon de vous importuner. Vous seul, qui formulez comme par miracle tout ce que je ressens confusément, vous à qui je dois tant, pouvez m’aider encore.

    Je suis poète, j’ai vingt ans, je patauge dans une grisaille angoissée, je me débats dans les franges du rêve, balbutiant… Mais je pressens la source vive, l’éblouissant foyer central, haut lieu inexpugnable où s’abreuvent les flammes. J’ai soif, et mes efforts échouent.

    Je ne sais si je dois m’acharner encore, ou céder à l’abandon qui me sollicite. Je suis tiraillé en tous sens, déchiré… et je m’emporte, je pousse un cri que je voudrais graver sur tous les murs, sous chaque front…

    Je m’adresse à vous, dont le pas est assuré, qui n’avez pas cessé de purifier les feux du diamant dont l’éclat est aujourd’hui presque insoutenable. Je vous demande de lire les poèmes que je vous envoie, et de me dire si ma voix vaut d’être entendue.

    Je ne peux me taire. Je voudrais porter la vie totale à son plus haut degré d’incandescence, et pouvoir me hisser à la hauteur des espaces que vous hantez. Tout mon espoir serait d’être de ceux à qui vous avez dit : Je crains d’avoir trop osé ; mais vous êtes responsable de ma démarche, m’ayant irrésistiblement attiré. Il m’est insupportable de penser que je vis à quelques centaines de mètres de vous sans vous connaître. J’attends avec impatience votre réponse et votre rencontre. Avec toute ma reconnaissance.

    Jacques Dupin
    3 villa George-Sand, XIII




    Jacques Dupin, Discorde, P.O.L éditeur, 2017, pp. 15-16. Édition établie par Jean Frémon, Nicolas Pesquès et Dominique Viart.






    Discorde





    JACQUES DUPIN


    Jacques Dupin
    Source
    Ph. : Tous droits réservés





    ■ Jacques Dupin
    sur Terres de femmes

    Jacques Dupin à Privas (+ bio-bibliographie)
    Les graines brûlent sans souffrir
    La mèche
    Pierre de soleil
    Tendre est la sonorité
    4 mars 1927 | Naissance de Jacques Dupin



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur YouTube)
    Jacques Dupin lit des fragments de Fragmes, in Echancré (éditions P.O.L), le 21 avril 2010, lors d’un entretien avec Jean-Michel Maulpoix
    → (sur P/oésie, le blog d’Alain Freixe)
    Entretien avec Jacques Dupin, « sourcier de l’ordinaire éclat »





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  • Julien Bosc | [Nue-pâle sous sa toilette de satin noir]





    [NUE-PÂLE SOUS SA TOILETTE DE SATIN NOIR]





    Nue-pâle sous sa toilette de satin noir
    Nue sauf le sein ce fut dit
    Elle ne sut
    Dans un pareil décor
    (Mer port montagnes rochers plages de sable ou galets abrités
    par des criques
    Plus loin places rues parcs ou jardins de la ville
    Bois et forêts de l’arrière-pays
    Par-delà en amont la descente assourdissante du torrent
    Puis le fleuve puis probablement encore l’océan
    Et
    Un port des montagnes des rochers une femme qui ne savait
    avec sur le sein des fleurs de mimosa mais
    Dans ce décor
    Ne savait quoi
    ?)
    Elle ne sut non
    Qui de la nuit du jour la surprendrait




    Dans un sommeil un silence un récit
    ?
    Ou là
    Sur la jetée qu’elle aurait déjà rejointe




    Julien Bosc, Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa,
    La tête à l’envers, 58330 Crux-la-Ville, 2018, pp. 48-49.
    Préface d’Édith de La Héronnière. Peinture de couverture de Cécile A. Holdban.







    Bosc mimosa





    JULIEN BOSC


    Julien Bosc
    Source




    ■ Julien Bosc
    sur Terres de femmes


    Le coucou chante contre mon cœur (lecture d’AP)
    [Nous pourrions dire une forêt] (extrait du Coucou chante contre mon cœur)
    Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa (lecture d’AP)
    La Demeure et le Lieu (lecture d’AP)
    [marcher chaque jour] (extrait de La Demeure et le lieu)
    Goutte d’os (lecture d’AP)
    (Et toi, qui es-tu ?) [extrait de Je n’ai pas le droit d’en parler] (+ une notice bibliographique)
    [Hormis les lèvres où mourir] (extrait de De la poussière sur vos cils)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Julien Bosc
    → (sur le site des éditions la tête à l’envers)
    la fiche de l’éditeur sur Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa
    → (sur le blog Mediapart Outre l’écran)
    Julien Bosc (par André Bernold), par Jean-Claude Leroy





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