Terres de Femmes

Mois : novembre 2017


  • Galway Kinnell | Vente aux enchères


    THE AUCTION



    My wife lies in another dream.
    The quilt covers her like a hill
    of neat farms, or map of the township
    that is in heaven, each field and pasture
    its own color and sufficiency,
    every farm signed in thread
    by a bee-angel of those afternoons,
    the tracks of her inner wandering.
    In this bed spooled out of rock maple plucked
    from the slopes above the farm, saints
    have lain side by side, grinding their
    teeth square through the winter nights,
    or tangled together, the swollen
    flesh finding among the gigantic
    sleep-rags the wet vestibule, jetting
    milky spurts into the vessel
    as secret as that amethyst glass
    glimpsed once overlaid with dust
    in the corner of an attic.



    Galway Kinnell, “The Auction”, I, When One Has Lived a Long Time Alone, Alfred A. Knopf Inc., New York, NY 10019, 1990, p. 12.






    Galway Kinnell  When One Has Lived a Long Time Alone







    VENTE AUX ENCHÈRES



    Ma femme se repose dans un autre rêve.
    L’édredon la recouvre, forme une colline
    aux fermes proprettes, évoque la carte d’un village
    au paradis : chaque champ, chaque pâturage,
    est doté de couleurs et de ressources siennes,
    chaque ferme signée du fil d’une tisseuse —
    ange-abeille de ces après-midi-là —
    suit le tracé de ses déambulations intérieures.
    Sur ce lit, fruit d’un érable à sucre abattu
    sur les pentes en amont de la ferme, des saints
    se sont allongés côte à côte, serrant très fort
    les dents pendant les nuits d’hiver,
    ou enchevêtrés l’un dans l’autre, la chair
    tumescente se frayant un chemin parmi d’infinis
    lambeaux de sommeil jusqu’au vestibule humide,
    faisant jaillir sa giclée lactée dans un vaisseau
    aussi mystérieux que ce verre améthyste
    aperçu un jour, tout recouvert de poussière,
    dans le coin d’un grenier.



    Galway Kinnell, Quand on a longtemps vécu seul, La Nouvelle Escampette éditions, Collection Poésie, 2017, page 27. Traduit de l’américain par Pascale Drouet.






    Galway Kinnel  Quand on a longtemps vécu seul






    GALWAY KINNELL


    Galway kinnell 2
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    le site Galway Kinnell
    → (sur le site Poetry Foundation)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) sur Galway Kinnell
    → (sur poets.org)
    une notice bio-bibliographique (en anglais) sur Galway Kinnell





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  • Maud Thiria | [chercher à prendre corps]


    Maud Thiria
    « et pourtant
    dans l’ombre tu avances
    tes traces aux mains qui tremblent
    péniblement tu ploies sous l’encre
    le regard cherchant dessous
    les signes »







    [CHERCHER A PRENDRE CORPS]



    chercher à prendre corps
    là où tout n’est plus que
    chair blessée
    en son repli




    y jeter là
    des mots
    des espaces
    blancs sur la page
    des mots vides aussi
    devenus




    y inscrire là
    en mesure au vide
    ce qui va disparaissant
    la peau des mains qui tremblent
    et les plis mauves des yeux éteints




    inscrire
    le ciel qui passe
    le décor dénudé du monde
    la peau rugueuse des arbres
    et la douceur des mousses
    dessous
    ce qui parfois la rendrait proche
    encore

    tes mains
    et les mots qui leur glissent des doigts
    avant le froid



    Maud Thiria, Mesure au vide, éditions Æncrages & Co, Collection voix-de-chants, 2017, s.f. Dessins de Jérôme Vinçon.






    Mesure-au-vide




    MAUD THIRIA


    Maud Thiria
    Source




    ■ Maud Thiria
    sur Terres de femmes


    Blockhaus (lecture d’AP)
    [tu te demandes si] (extrait de Blockhaus)
    Brindilles (extraits)
    Sous les fauteuils, 1




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site personnel de Maud Thiria)
    une notice bio-bibliographique sur Maud Thiria
    → (sur le site du Nouveau Recueil)
    une page sur Maud Thiria [PDF]
    → (sur Terre à ciel)
    Maud Thiria Vinçon : poésie et traces





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  • Jean-Pierre Siméon | [Chaque pli du matin]


    [CHAQUE PLI DU MATIN]



    Chaque pli du matin
    chaque froissement du réveil
    c’est cela
    parfums sous la mort même
    qui nous retient
    ce fragile gréement de l’air
    qui fait passer les corps
    sur l’autre bord de la folie
    où l’on s’efface
    où peut-être bien l’on s’efface tout à fait
    pour n’être l’un à l’autre
    qu’une mer lointaine
    et sa rumeur

    rumeur jalouse
    dont le poème dit l’essor
    amour contraire
    à tout ce qui se répand
    sans être

    et la rumeur encore est le poème



    Jean-Pierre Siméon, « Éveil », Fresque peinte sur un mur obscur, Cheyne éditeur, 2002, in Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et autres poèmes, Éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2017, page 93. Préface de Jean-Marie Barnaud.






    Jean-Pierre Siméon  Lettre à la femme aimée et autres poèmes





    JEAN-PIERRE SIMÉON


    Jean-Pierre Siméon
    Source




    ■ Jean-Pierre Siméon
    sur Terres de femmes


    On voudrait tenir le feu entre ses dents (autre poème extrait de Fresque peinte sur un mur obscur)
    [Tandis que j’écris ce poème tu dors] (poème extrait de Lettre à la femme aimée au sujet de la mort)
    Retour du refoulé poétique (nrf n° 641)




    ■ Voir aussi ▼


    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Jean-Pierre Siméon





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  • Emmanuel Moses | [Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité]


    [AUJOURD’HUI J’AI OUVERT LE JOURNAL DE L’ÉTERNITÉ]



    Aujourd’hui j’ai ouvert le journal de l’éternité
    J’y ai lu qu’un rayon de soleil a effleuré la surface d’un lac
    Qu’un vol d’oies sauvages a traversé le ciel au crépuscule
    Que le vent a ébouriffé les cheveux d’une femme
    Qu’un enfant a couru derrière un ballon
    Que des amants se sont réveillés en tremblant de désir
    Que des amants se sont séparés en chancelant de chagrin
    J’ai lu que les marronniers ont verdi
    Que des ombres ont glissé dans des allées de sable
    J’ai lu que les vagues sont venues battre une falaise en
    entonnant un chant sauvage.



    Emmanuel Moses, Dieu est à l’arrêt du tram, poèmes, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2017, page 37. Prix Méditerranée Poésie 2018.






    Emmanuel Moses  Dieu est à l'arrêt du tram





    EMMANUEL  MOSES


    Emmanuel_moses_didier_pruvot_flammarion
    Ph. © Didier Pruvot/Flammarion
    Source





    ■ Emmanuel Moses
    sur Terres de femmes


    [Je ferme les yeux](autre extrait de Dieu est à l’arrêt du tram)
    Dona (lecture d’AP)
    [La pluie donne un soir inachevé](poème extrait de Dona)
    [Je suis allée au puits](extrait de Comment trouver comment chercher)
    [Derniers feux](extrait d’Ivresse)
    La fleur « Shortia » (extrait de Polonaise)
    Ivresse (lecture de Gérard Cartier)
    [La mer, à peau de cétacé](extrait du Paradis aux acacias)
    Quatuor (lecture d’AP)
    [Mais voilà il y a un au-delà des apparences](extrait de Quatuor)
    Tout le monde est tout le temps en voyage (lecture d’AP)
    Tardives (poème extrait de Tout le monde est tout le temps en voyage)
    [Mettre un éléphant dans un poème](extrait d’Un dernier verre à l’auberge)
    [Le cahier vide et le cahier qui se remplit](extrait du Voyageur amoureux)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur La Cause Littéraire)
    lecture de Dieu est à l’arrêt du tram, d’Emmanuel Moses, par Sanda Voïca
    → (sur le site des éditions Galaade)
    une notice bio-bibliographique consacrée à Emmanuel Moses





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  • Nadia Porcar | Notre monde | Noir et blanc | Les îles




    Notre monde


    Quand on est petit, ce n’est pas qu’on trouve ça tellement beau, c’est surtout que ça se trouve comme ça. Il y avait, parole, UN arbre et UN bac à sable et rien d’autre. C’est là qu’on se réunit, c’est notre monde. Là qu’Alain Chabert dira à Nora ou Aïsha : ta mère, on met une pièce et tac, y’a un enfant qui sort.




    […]




    Noir et blanc


    En maternelle, les méchants la traitaient de « régresse à plateau », les gentils l’appelaient « café au lait », tandis qu’elle se sentait absolument caucasienne. Quand elle réussit à se rappeler cette lointaine petite enfance où il ne faisait pas si bon être métis, quand elle parvint surtout à le for-mu-ler, ça alla vite. La nuit même, elle se vit en rêve, rose et noire. Ce drôle d’animal au miroir, avec des taches brunes sur une peau pâle, c’était elle.

    Au réveil, soulagement, déception. Soulagée, car comment aller dans la vie sociale ainsi bariolée ? Déçue parce que, parce que… une panthère, tout de même ! Rien de moins !




    Les îles


    Une amie des Antilles m’a expliqué un jour que là-bas, quand un bébé naissait avec la peau blanche, on disait qu’il était né « sauvé ».




    Nadia Porcar, Le Capital sympathie des papillons, récit, éditions Isabelle Sauvage, Collection singuliers pluriel, 29410 Plounéour-Ménez, 2017, pp. 9, 33, 34.







    Nadia Porcar  Le-capital-sympathie-des-papillons






    NADIA PORCAR


    Nadia Porcar 2




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la fiche de l’éditeur sur Le Capital sympathie des papillons





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  • Alexandre Romanès | [Les Tsiganes sont comme les oiseaux]


    Luth noir collage
    Collage, G.AdC







    [LES TSIGANES SONT COMME LES OISEAUX]



    Les Tsiganes sont comme les oiseaux
    qui volent contre le vent.


    Ma femme est une gitane
    hongroise redoutable.
    À la seconde où je l’ai vue,
    j’ai su que c’était l’ange
    qu’on m’avait envoyé.


    Au royaume de l’espoir
    il n’y a jamais d’hiver.


    « Je me souviens » et « il y a longtemps » :
    ce sont les deux phrases les plus
    poétiques de la langue française.


    Je passe souvent du temps
    avec des hommes et des femmes
    qui ne sont rien dans cette société,
    mais qui sont beaucoup pour moi.


    Les deux plus grands poètes
    de la langue française
    ce sont deux femmes.


    Le timbre de la voix et les mots utilisés
    en disent plus sur un individu
    que ce qu’il prétend être.


    La sonorité délicate et somptueuse
    de mon luth me transporte,
    que je le veuille ou non,
    dans le Royaume neigeux de la mélancolie.



    Alexandre Romanès, Le Luth noir, Éditions Lettres Vives, Collection entre 4 yeux, Collection dirigée par Claire Tiévant, 20213 Castellare-di-Casinca, 2017, pp. 11-12-13.






    Alexandre Romanès






    ALEXANDRE ROMANÈS


    Alexandre-Romanès
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Lettres vives)
    la fiche de l’éditeur sur Le Luth noir





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  • Bruno Krebs | [Jours vierges, blancs champs de pierre]







    Cristine Guinamand
    Dessin de Cristine Guinamand,
    in Bruno Krebs, Dans les prairies d’asphodèles,
    L’Atelier contemporain, page 83.








    [JOURS VIERGES, BLANCS CHAMPS DE PIERRE]



    Jours vierges, blancs champs de pierre —

    vent, parfums de vent rien d’autre —

    pluie peut-être — pas encore.

    Fils ténus se brisent sur la nuit —

    se fondent en ténèbres, basculent.

    Jours sans couleurs sans odeur — de vent

    rien que de vent s’accomplissent se meurent.


    Au long des plages avec toi j’ai amassé tant de coquillages, de nacres — leurs éclats roses, de cuivre, d’étain en ces sombres jours paillettes le ciel cendres et ténèbres — continuel couchant.


    La pluie — d’un instant à l’autre.

    Pourtant le soleil ronge franges de nuages y creuse encore vastes trouées d’azur.

    Mais vite, si vite se pressent vapeurs opaques, bientôt la pluie viendra battre persiennes closes, angles d’immeubles, éteindre d’un coup ultimes éclats, paillettes d’argent, tilleuls et marronniers les secouer, les brosser en longues hachures de plomb — à moins que non le soleil ne l’emporte, si vives les bourrasques là-haut pourchassent nuées de neige, reforment nappes bleues qui plus bas aux chevelures, aux épaules accrochent leurs fils d’or.


    Vagues et vagues de nuits prennent force par le fond, raclent les sables les remuent, s’exhaussent par degrés tendues en arches — lames, collines de la mer s’arrachent, avec le vent s’étalent, bruissent noires, s’épanouissent noirs pétales s’élèvent encore, avec le soleil jouent, accélérant d’un coup filent, refluent, affluent, tintent rires mèches d’écume fouettées au vent tiède, volent, courent, tonnent, ébranlent les sables, rythment ma nuit sans repos.



    Bruno Krebs, Dans les prairies d’asphodèles, “2. Jours”, L’Atelier Contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur, Strasbourg, 2017, pp. 73-74. Lecture d’Antoine Emaz. Dessins de Cristine Guinamand. Ouvrage relié.






    Bruno Krebs  Dans les prairies d'asphodèles 2


    ______________________________
    NOTE : Ouvrage disponible en librairie le 14 novembre 2017.






    BRUNO KREBS


    Bruno Krebs
    Ph. olivierroller.com
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    la fiche de l’éditeur sur Dans les prairies d’asphodèles
    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    une notice bio-bibliographique sur Bruno Krebs
    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    une notice bio-bibliographique sur Cristine Guinamand
    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    d’autres extraits de Dans les prairies d’asphodèles [PDF]
    → (sur Wikipedia)
    une notice bio-bibliographique sur Bruno Krebs
    → (sur lelitteraire.com)
    une note de lecture de Jean-Paul Gavard-Perret sur Dans les prairies d’asphodèles





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  • Jean Portante, L’Aquila

    par Angèle Paoli

    Jean Portante & David Hébert, L’Aquila,
    Éditions des Vanneaux, collection Carnets nomades, 2015.



    Lecture d’ Angèle Paoli


    DH Aquila
    Dessin de David Hébert
    in Jean Portante, L’Aquila, Éditions des Vanneaux, Carnets nomades.









    DÉSESP-ERRANCE À TRAVERS LES RUINES




    Septembre 2017 : Tavoliere della Puglia, les étendues s’étirent sous mes yeux, vastes et dorées sous ciel d’automne. Les éoliennes tournent plein Sud. Les villages sur éperons rocheux s’accrochent plein ciel. Veillés par les cimes du Gran Sasso. Les Tavoliere, anciennes terres de transhumances des rois d’Aragon, traversent de part en part. De Naples à Foggia et de Foggia à Naples.

    J’observe les noms qui surgissent le long de la transversale qui va de la Campanie aux Pouilles. Certains éveillent en moi le souvenir lointain de textes étudiés jadis au lycée. Pescara, Foggia, L’Aquila. Et celui des Abruzzes. J’aimerais bifurquer, prendre la tangente. Mystérieuses Abruzzes. Ce ne sera pas pour ce voyage. Heureusement, il y a les livres. Et parmi eux, depuis quelques jours, celui de Jean Portante. Il vient combler un vide et raviver un désir. L’Aquila/Carnets Nomades/Éditions des Vanneaux. Et des dessins signés David Hébert. L’Aquila. J’ignorais jusqu’à ce jour que la famille de Jean Portante — qui est né, vit et réside au Luxembourg — fut originaire de cette ville. L’Aquila. Un fantôme de ville. Détruite par le séisme du 6 avril 2009. Un coup de poignard pour le poète Jean Portante. Secousse dans les entrailles. Déchirement. Il faut retourner à L’Aquila. Impérativement. Et écrire, écrire. D’urgence. Pour tenter de saisir ce qu’il est advenu d’elle : « où va l’âme d’une ville quand elle s’évapore ? », s’interroge le poète. Comment ranimer les souvenirs de ce qu’elle fut sinon en remettant ses pas dans les pas de l’enfance ? Ce qu’il reste d’une vie partagée par l’enfant avec les siens. Si peu de choses. Le souvenir d’une épicerie et de son coupe-mortadelle, quelques bons mots, des visages et des sourires. Des accents. Des timbres de voix. Des fantômes, habillés de tendresse par le poète.

    Revenir sur ses pas, revenir sur le passé, celui défunt de la Città, celui, tout aussi défunt, des siens. Père/mère/grands-parents, paternels/maternels, auxquels le livre est dédié. De même qu’il joue sur la trajectoire Nord/Sud (ou Sud/Nord), le texte de Jean Portante joue sur cette alternance ou cette double localisation. Connaissances historiques d’un côté. Souvenirs personnels de l’autre, ravivés par les photos prises par le père aux côtés de l’enfant de cinq ans, de douze ans… « Douze photos, pas une de plus ». Plutôt onze, parce que la dernière, celle du grand-père mineur, mort dans le Nord, est noire. S’inventer cette contrainte : « c’est comme si j’écrivais un sonnet. quatorze vers, pas un de plus. la contrainte ne bride pas. elle pousse vers l’essentiel. vers les douze stations du départ… ». Une fois fixé son cadre, le poète peut écrire. Il évoque la vie à San Demetrio, « à un battement d’aile de l’aquila ». Une vie de tous les jours, un peu à l’ancienne. Celle des années 1950. Une vie modeste. Famille de paysans du Sud, de mineurs contraints à l’exil dans le Nord pour vivre. Une vie un peu ralentie mais de qualité, et non dépourvue de grandeur. Peut-être héritée de l’Antiquité. Une grandeur qui nourrit la fierté de l’enfant. Car L’Aquila est ville sabine. Le rapt de ses femmes par les Romains a été immortalisé. Les historiens de l’Antiquité s’en sont emparé. Plus tard, les peintres. Poussin, David Cortone, Schönfeld… L’Aquila est aussi la patrie de Célestin V (1209 -1296), élu pape en 1294, dont le gisant repose à Sainte-Marie de Collemaggio. Elle est aussi celle du célèbre Salluste, né en —86 à Amiternum, ville fondée par les Sabins. Devenue par la suite Aquila. Puis L’Aquila.

    « salluste l’aquilain, dont la statue de bronze noir est plantée au milieu de piazza palazzo, à l’aquila, au cœur du centre historique… ».

    Ces évocations raniment en moi le souvenir des Lettres Latines de Morisset-Thevenot. La Conjuration de Catilina. L’enfant Jean Portante, lui, ne rêve que d’aigle. « L’Aigle est un rêve d’enfance qui a tenu bon », écrit-il dans « journal d’un tremblement » (29/03/2013). Qui plus est, la vieille cité des Abruzzes s’offre le luxe d’une double étymologie. Celle de l’aigle bien sûr — aquila —, devenu l’emblème de la ville et de toute la région. Mais aussi celle de l’eau (Aquila est également un dérivé du latin acqua). La ville est en effet célèbre pour sa richesse en eau. Symbolisée par la fontaine aux 99 cannelle. 99 mascarons d’où jaillissent les eaux de l’Aterno.

    Pourtant, dans la nuit du 6 avril 2009, pareille grandeur n’a servi à rien. Une fois encore, L’Aquila, capitale des Abruzzes, a subi les assauts de la Terre, a vécu déchirures et tremblements imprévisibles. En quelques heures, comme cela s’était déjà produit en 1461 et en 1703, les plus beaux monuments, leurs architectures ouvragées, témoignages d’art et d’histoire, se sont écroulés, transformant les rues et les places en un vaste champ de ruines. Un paysage de guerre sans le vrombissement des avions de bombardement.

    Les allusions à cette tragédie récente sont consignées dans le « journal du tremblement. » Lequel s’étire sur quelques années. Du 3 avril 2009 au 3 mai 2014. Rédigé en italiques, le texte de ce journal alterne avec le texte courant en caractères romains et non daté. Cependant, quelle que soit la forme choisie, ce qui caractérise l’écriture de ce Carnet nomade consacré à L’Aquila, c’est le « brouillage de pistes », dont l’absence totale de capitales après les points. De sorte que les phrases s’enchaînent sans répit et que patronymes et toponymes sont mis au même rang que les noms communs. De sorte aussi qu’il faut garder son calme pour retrouver l’histoire du cantore epico dell’[a]quila [b]uccio di [r]anallo (1294-1363), noyée dans le texte courant. Il arrive que les yeux tombent par hasard sur les noms de « natalia ginzburg, moravia, calvino, pasolini, gadda, pirandello » et de tant d’autres encore… La lecture bute quelques instants, le temps de revenir à la phrase précédente pour vérifier si un enchaînement possible aurait échappé. Puis l’œil s’accoutume et imprime lui-même ses pauses et ses reprises sans la moindre hésitation. Parfois un souffle puissant s’empare de la page, secoue les torpeurs, emporte dans sa flamme. On ne peut qu’être pris par ce récit qui mêle intime et explicitations savantes, références historiques et gestes du quotidien. Avec toujours, en ligne de fond, pareille à une trajectoire imprimée en filigrane, cette déchirure qui va du Nord au Sud et du Nord au Sud. Ligne qui suit les déplacements imposés par l’exil ; depuis les terres ancestrales jusqu’aux terres d’accueil.

    Ainsi de cet extrait :

    « le lac de sinizzo. en face il y a le cimetière. le cimetière sud. avec son allée de cyprès. y dort grand-père. l’autre grand-père dort sous un bloc de minerai. un bloc du nord. on dit que mourir est une tasse d’obscurité. et on dit que boire dans cette tasse n’empêche pas de voir que les aigles qui passent ont un brin de temps dans leur bec. grand-mère est morte à quatre-vingt-dix-neuf ans. comme elle, l’aquila est restée dévouée au nombre quatre-vingt-dix-neuf. »

    Au détour d’une rue, au détour d’une réflexion, une question brûlante fait soudain irruption. Que deviennent les morts dont les tombes ont été éventrées par le séisme ? Où vont les âmes secouées par les déchirures de la croûte terrestre ? Il faut être originaire de pays méditerranéens pour s’interroger de la sorte. Jean Portante, davantage homme du sud que luxembourgeois, résout avec humour cette préoccupation :

    « on m’a dit que le cimetière de san demetrio n’a pas été épargné par le séisme. c’est là que vit l’âme de mon grand-père. au pied d’un énorme cyprès qui lui fait de l’ombre. j’imagine la tombe, la dalle qui tremble et grand-père qui par une fente toute fine se glisse dans le monde des tremblants. je le vois jouant aux cartes devant sa tombe avec les autres âmes qui se sont faufilées hors de leurs demeures crevassées. ils jouent à quatre trois sept, ils jouent à scopa, ils se racontent des histoires. à quoi bon peuvent bien ressembler les histoires des âmes après le tremblement de terre ? »

    Ainsi s’interroge Jean Portante dans son journal d’un tremblement (30/04/09)

    Les dessins de David Hébert disent tout cela, qui émaillent le texte et l’enrichissent dans l’important dossier qui fait suite. Structures éventrées, échafaudages, imbrications de lignes distordues, colonnes déstructurées, clochers tremblant sur leurs fondations, rosaces décentrées. Les étais, les écoperches et les traverses empêcheront-ils les murs de s’effondrer à la prochaine colère de la croûte terrestre ? Des traits grillagent l’espace. Le regard tente une percée dans ces enchevêtrements. L’architecture ainsi bousculée prend des allures piranésiennes inquiétantes et fascinantes. Parfois un ange s’élance, acrobate ailé, à la rescousse des cloches muettes. D’autres fois, la silhouette d’un chien solitaire traverse la page blanche. Trouée de silence. Le vide prend à la gorge. Une étrange tristesse nous saisit. Celle d’une longue errance éperdue à travers ruines.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Jean Portante  L'Aquila 3





    JEAN PORTANTE


    Jean Portante
    Ph. Guy Jallay
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions des Vanneaux )
    la fiche de l’éditeur sur L’Aquila






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  • Jean Le Boël | [femme noire | toujours vêtue de ta couleur]


    [FEMME NOIRE | TOUJOURS VÊTUE DE TA COULEUR]
    (extrait)



    à Léopold Sédar Senghor



    femme noire
    toujours vêtue de ta couleur
    et de la lumière

    voici que tu n’es plus nue
    voici qu’ils vocifèrent
    qu’ils colonisent ton ventre
    qu’ils te veulent leur esclave volontaire

    femme
    qu’il leur faut violer
    et sans trêve soumettre
    jusqu’à ton nom qu’ils interdisent
    fille de la négritude

    de qui de quoi se vengent-ils

    oublient-ils ton sein
    et ta main qui les façonnèrent

    n’entendent-ils ton cri et ta voix
    qui toujours est vie

    j’avais rêvé crocodiles, barrissements
    et palabres sous l’arbre
    palmeraies paisibles et industrieuses
    peuples dignes partageant
    les fruits de la terre aux mille couleurs

    j’ai vu des villes énervées
    énormes
    pressées de poussière
    et d’ordure

    j’ai reconnu la violence et la misère
    les vieilles lunes qu’on ressasse
    dans l’oubli de ses propres fautes
    les chimères de l’argent et de l’exil

    j’ai douté

    jusqu’à ton bras
    jusqu’à tes yeux
    pleins de fraternelle lumière

    ce qui te manque ce n’est pas la mer
    l’océan glauque et aveugle de toute sagesse
    ni les collines boisées
    de l’étroit paradis des peurs enfantines

    c’est le sommeil qui n’a
    pas de rêve
    pas de corps
    qui a dévoré ses envies
    qui a bu toutes les soifs
    et se meurt dans l’indifférence polie des pierres



    Jean Le Boël, et leurs bras frêles tordant le destin, éditions Henry, Collection Les Écrits du Nord, 62170 Montreuil-sur-Mer, 2017, pp. 61-62-63. Couverture d’Isabelle Clement.






    Jean Le Boël  et leurs bras frêles tordant le destin,






    JEAN LE BOËL


    Jean Le Boël
    Source




    ■ Jean Le Boël
    sur Terres de femmes


    [Ce lien que nous étions] (extrait de Clôtures)
    [il se peut que](extrait de Jusqu’au jour.Prix Mallarmé 2020)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la SGDL)
    une notice bio-bibliographique sur Jean Le Boël





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  • Daniel Blanchard | [Année après année]






    Daniel Blanchard  Bruire 4
    Dessin de Farhad Ostovani,
    in Daniel Blanchard, Bruire, L’Atelier contemporain, p. 11.







    [ANNÉE APRÈS ANNÉE]



    Année après année,
    L’horizon par-dessus les yeux.
    Je regarde en arrière.




    Un piano lointain,
    le tourbillon des martinets…
    le soir tombe sur nous.




    Le regard fugitif
    sur la rivière en fleur s’endort.
    Halte brève….




    Le ciel qui précipite,
    voile de neige sur les yeux…
    Une pensée sans mots.




    Eau qui remue dans l’eau,
    haleine au fil du vent tiède…
    (souvenir d’un regard)




    Daniel Blanchard, Bruire, L’Atelier contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur, 2017, pp. 22-23-24.
    Dessins de Farhad Ostovani.







    Daniel Blanchard  Bruire




    ______________________________
    NOTE : Ouvrage disponible en librairie le 14 novembre 2017.






    DANIEL BLANCHARD

    Daniel Blanchard
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    la fiche de l’éditeur sur Bruire de Daniel Blanchard
    → (sur le site de L’Atelier contemporain)
    d’autres extraits de Bruire [PDF]
    → (sur le site de P.O.L éditeur)
    une fiche bio-bibliographique sur Daniel Blanchard
    → (sur lelitteraire.com)
    une note de lecture de Jean-Paul Gavard-Perret sur Bruire





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