Terres de Femmes

Mois : août 2017


  • Bernadette Engel-Roux | [Tu es venue, tu repars]




    Hollan-b2_0484-copie (1)
    Fusain d’Alexandre Hollan
    in Bernadette Engel-Roux, Ce vase plein de lait







    Tu es venue, tu repars
    Tu as pu rire réunie, tu seras éparse et muette




    Qu’elle se soit éloignée pour susciter tant de présence est d’une étrange et douloureuse douceur. La lumière était entrée avec elle comme un grand rire. Ils virent tout autour s’élever les murs de la maison. L’air passe à travers les arbres où elle a mis tant d’enfants. Lorsqu’il se tient debout, le soir, sur le seuil d’où ils repartent, elle retient blottie dans ses bras d’homme la chaleur de ses transparentes épaules. Nos morts nous aiment si longuement.

    C’est le poids d’un oiseau dans ses bras, d’un rocher dans son cœur. Il la voudrait tellement, encore, maintenant, toute d’air et de lumière, comme quand elle laissait ses foulards dans les branches et son rire dans l’air. C’est du ciel dans du ciel qu’elle déplace autour d’elle, il habite le pays dont elle lui a fait don, s’y oublie — quand, un fouet le cingle : maintenant ? ce rocher dans son cœur, dans sa paume ce souffle d’oiseau qui s’en va, qu’il suivrait, n’était ce rocher dans son cœur.

    […]

    Du ciel dans les pages du livre au ciel sur le jardin, pâle et léger… Petite femme, si menue, posée sur le lit comme une feuille, détachée, qui se rétracte à épuiser le peu de sève qu’elle a encore pour ce sourire qu’elle veut offrir — et pourtant quelque chose de jeune, de frais, contredit l’âge qu’on lui sait, un air, un ciel bleu autour d’elle : elle nous y tient dans sa grâce. Elle me visite ce matin d’août.



    Bernadette Engel-Roux, Ce vase plein de lait, Voix d’encre, 2017, s.f. Fusains d’Alexandre Hollan.






    Bernadette Engel-Roux, Ce vase plein de lait





    BERNADETTE ENGEL-ROUX


    Bernadette Engel-Roux
    Source




    ■ Bernadette Engel-Roux
    sur Terres de femmes


    [Cirques de ciel sur les cirques de roches] (extrait de Hauts sont les Monts)
    5 décembre 2004 | Bernadette Engel-Roux, Aubes
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    [Les taupes sont de fines émietteuses]
    Le nom des choses [Une lecture de Jacques Réda, extrait]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Voix d’encre)
    la fiche de l’éditeur sur Ce vase plein de lait
    → (sur le site de la Mél)
    une fiche bibliographique sur Bernadette Engel-Roux
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Bernadette Engel-Roux | l’exigence du vivre (article de Roselyne Fritel)




    ■ Notes de lecture de Bernadette Engel-Roux
    sur Terres de femmes


    Jean-Claude Pirotte, À Saint-Léger | suis réfugié
    Olivier Rolin, Extérieur monde
    José-Flore Tappy, Tombeau
    Jean-Loup Trassard, Causement





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  • Jacques Moulin | Un galet dans la bouche




    UN GALET DANS LA BOUCHE
    (extrait)




    un galet dans la bouche  Y  c’est la mer du
    Caux  Y  la valleuse face à elle abouchée à la
    grève  Y  la salive dans la faille du galet

    à bout de champ au front du large le pas
    pompeux du goéland  Y  la méfiance du
    corbeau en vigie au sillon

    falaise et vertige  Y  tenir le galet au bout
    de la langue d’enfance  Y  jusqu’à la bave Y
    écume et argile

    faire bloc dans la phrase après l’effondrement
    de l’abrupt et l’explosion des poches
    d’altération

    se méfier de la chute du mot dans l’élégance
    du galet loin du sens des falaises Y prendre
    énergie de glaise pour décoiffer la langue

    ramasser l’ardeur des silex poursuivre la
    succion du galet jusqu’à l’écume de lèvres
    Y  celle de la houle venue réfléchir la falaise
    comme un pan de masure cauchoise  Y
    l’ardeur de la brique échauffée par la nuit du
    silex



    Jacques Moulin, Un galet dans la bouche, Revue ficelle n°130, Rougier V. éd., juin 2017. Images de Vincent Rougier.



    ______________________________
    Ndé. Y  YEN SIGN (Chiffres proportionnels).






    Jacques Moulin Un galet dans la bouche 2







    JACQUES MOULIN


    Jacques-Moulin
    Source




    ■ Jacques Moulin
    sur Terres de femmes


    Écrire à vue (lecture d’AP)
    [Partir à dos de feuilles ou d’arbres] (extrait d’Écrire à vue)
    D 27 et D 28 (extrait de L’Épine blanche)
    L’Épine blanche (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Journal de Campagne (lecture d’AP)
    Portique (lecture d’AP)
    Portique 2 (extrait de Portique)
    [Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la Littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Jacques Moulin





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  • Kevin Gilbert, Le Versant noir

    par Joëlle Gardes

    Kevin Gilbert, Le Versant noir,
    Le Peuple est légendes et autres poèmes,

    édition bilingue, Le Castor Astral, 2017.
    Traduit de l’anglais (Australie) par Marie-Christine Masset.
    Avant-propos d’Eleanor Gilbert.
    Introduction de Kevin Gilbert.



    Lecture de Joëlle Gardes



    Le Versant noir est le titre du deuxième poème de ce beau et puissant recueil. Il donne son nom à l’ensemble, sous-titré Le Peuple est légendes et autres poèmes. C’est la voix de son peuple opprimé, celui des Aborigènes d’Australie, que Kevin Gilbert y fait entendre. Comme il l’explique dans une introduction, qui succède à l’avant-propos d’Eleanor Gilbert (l’un comme l’autre donnent des indications précieuses sur le travail du poète), « Le Versant noir peut être considéré comme un ensemble de portraits oraux d’opprimés, de patriotes, de libérateurs, criant leurs souffrances et leur détermination dans les vents du temps ». « Le versant noir, dit le poème, est le juste versant », car c’est celui de la couleur noire, la couleur de la peau de ceux dont ni les droits ni même l’existence n’ont été reconnus. En 1988, l’Australie a fêté le bicentenaire de l’établissement de la colonie et c’est à cette occasion que le recueil a été rassemblé. C’est contre les ordres du roi George qu’elle s’était établie sans qu’aucun traité n’ait été signé avec les indigènes, terra nullius, terre de personne, si bien que les Aborigènes, privés de tout, ne reconnurent jamais la colonisation. Même si une restitution partielle de leur terre eut lieu, certes tardivement, à partir de 1976, même si la fiction juridique de terra nullius a été rejetée, le mot d’ordre a longtemps été « l’Australie aux blancs », et l’on connaît la triste histoire des enfants arrachés à leur famille pour être assimilés, en quelque sorte blanchis. Une reconnaissance symbolique a eu lieu en 2008 lorsque le Premier ministre s’est excusé pour le tort commis aux Aborigènes. Kevin Gilbert (1933-1993) était mort depuis des années.

    Kevin Gilbert était membre de la nation aborigène Wiradjuri, l’un des 250 groupes qui occupaient l’Australie avant la colonisation. Sur la tragique situation de son peuple, il a écrit de nombreux ouvrages de dénonciation. The Blackside est le premier de ses ouvrages traduit en français. Il faut remercier pour cette traduction le Castor Astral et surtout la traductrice, Marie-Christine Masset.

    Dans les textes ici rassemblés défilent plusieurs personnages, réels ou symboliques, qui prennent la parole comme Oncle Paddy :

    Je suis Paddy le noir. Je cueille le raisin

    Et j’attrape les lapins

    D’un extrême à l’autre

    Du bon jus de fruits sur mes mains une semaine

    L’autre des intestins puants de lapins

    ou à qui il s’adresse comme « Hugh Ridgeway / Chrétien / Sobre / Noir / Décédé » (« Hôpital Taree »). Ou bien encore, il décrit les souffrances de tel ou tel, humble ou plus connu pour son engagement, comme « Sur la mort d’une patriote », celle de l’activiste Pearl Gibbs :

    debout en force les patriotes et les prophètes

    vont parler comme Pearl l’a fait pour

    la vie précieuse la justice le peuple

    Parfois, c’est un traître à la cause qui est invectivé ou durement critiqué :

    Regarde-le mon frère

    Regarde l’arriviste noir

    […]

    Léchant souriant mentant

    Suçant les Blancs…

    Quand les enfants pleurent

    Et meurent jours et nuits

    Cette poésie engagée, militante, aux antipodes de ce qui se pratique chez nous, donne un choc salutaire. Jamais didactique, elle est parfois élégie, éloge, diatribe, poème d’amour, discours pour les droits de l’homme, mais aussi souvent récit. Ceci nous rappelle également que la poésie n’est pas simplement méditation et qu’elle a besoin de chair.

    « Kiacatoo » décrit l’attaque d’un camp et le massacre des habitants, « Le désir de Gularwundul », la mort d’une petite fille faute de « l’eau propre / coulant directement / d’un robinet dans un bidon », qui avait pourtant été promise. Les déplorables conditions de vie ou de survie sont largement évoquées, d’autant plus intolérables quand elles ont lieu sur le terrain même des missions qui devraient lutter contre elles :

    Bien sûr la mission où je vis c’est un dépotoir

    De vieilles cabanes que les chiens reniflent

    Des bébés noirs qui meurent dans les ordures

    L’homme blanc est alors pris à partie : Homme blanc

    Reviens voir l’entaille

    Que tu as faite dans la poitrine

    De la terre en coupant la tête du Noir

    Ces poèmes pratiquement sans couleurs autres que le noir et le blanc, réalistes et symboliques, ne montrent aucun pathos mais expriment une immense colère devant le « rapt du pays / le vol et les privations ». Dans cette écriture sobre et précise, de temps à autre, une image apparaît, saisissante : « votre style / votre botte coloniale masque / votre patte fourchue. »

    Outre l’émotion que l’on ressent devant ces textes retenus mais puissants, l’intérêt naît des réalités et des légendes évoquées. Les termes aborigènes foisonnent, opportunément expliqués par les notes de la traductrice : le bora, lieu d’initiation sacrée, les instruments de musique, les kylles et le dijeridoos, le coolamon, petit ustensile qui sert à transporter l’eau…

    Le Temps-des-Rêves, Dreamtime, qui renvoie à l’âge d’or perdu, « parti y a longtemps », est plusieurs fois rappelé, par exemple dans « L’atelier de mon père », ou dans « Corroboree » : le titre du poème désigne la cérémonie permettant l’interaction des Aborigènes avec ce Temps. Le colon a détruit les légendes, comme celle du Bunyip, créature mythique dont la proie favorite est la femme, la « lubra », il a rompu le lien avec le sacré. C’est un des reproches que le poète lui adresse dans « Le Peuple est légendes » :

    Tue la légende

    Massacre-la

    Avec ton athéisme

    Ton hypocrisie fraternelle

    […]

    Pour

    Former le moule d’un homme

    À ton niveau et à ton image

    Homme blanc

    ou dans « Renversement » :

    l’avidité et la haine sont à présent la règle

    Où jadis toute vie sacrée

    était aimée

    Compassion et colère naissent de la description de la femme, la lubra, contrainte à « vendre [s]a chatte pour un dollar » (« L’autre versant de l’histoire »), afin de faire vivre ses enfants ou du Jacky, le noir qui abandonne la dignité de son peuple et qui boit pour oublier, comme l’ont fait et le font la plupart des autochtones dans les pays colonisés, à commencer par les Indiens :

    Donne-moi une petite pièce pour du pinard

    Frère

    […]

    Je ne suis pas ivre par choix, je suis un Noir

    Frère

    Si je voulais être ivre par choix

    Frère

    Et me coucher dans le caniveau

    Pas parce que je suis un homme noir,

    Mais par choix

    Alors tu aurais le droit de ricaner avec mépris.

    (« Pas choisi »)

    Mais au-delà de leur aspect circonstantiel, ce sont toutes les formes d’oppression qui sont dénoncées. Le présent quasi constant, l’absence de repères historiques précis, en dehors de quelques poèmes, soustraient le texte à un enracinement trop précis, anecdotique, et lui confèrent une valeur universelle. Et la forme est ici essentielle. Dans la simplicité des mots et des phrases, la densité, la brutalité de ces poèmes nous bouleversent, nous arrachent un moment à nos conformismes et à nos égoïsmes de nantis. La belle et fidèle traduction, au plus près de l’original, de Marie-Christine Masset permet de saisir toute la dure saveur du texte et sa portée.

    Le recueil se termine sur le poème « Arbre », mais, plus qu’un poème de clôture, il ouvre magnifiquement sur une forme d’espoir :

    Je suis l’arbre

    la terre dure affamée

    la corneille et l’aigle

    le soleil la gun et la mer

    je suis l’argile sacrée

    qui forme le sol

    les herbes les vignes et l’homme

    je suis toutes choses crées

    je suis toi

    et tu n’es rien

    mais par moi l’arbre

    tu es



    Joëlle Gardes
    D.R. Texte Joëlle Gardes
    pour Terres de femmes






    Versant-noir-325x462.jpg 2




    KEVIN GILBERT


    Kevin Gilbert
    Source




    ■ Kevin Gilbert
    sur Terres de femmes ▼

    → The Blackside (poème extrait du Versant noir)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Le Castor Astral)
    la fiche de l’éditeur sur Le Versant noir





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  • Souad Labbize | [J’ai pisté tes traces]




    [تعقّبتُ آثارك]



    تعقّبتُ آثارك

    بعضُ العلامات

    على الثلج المتراكم من الليل

    الرغبةُ كانت أسرع من ساقيَّ

    أنفاسي المحمومة

    كانت تذيب

    أثر خطواتكِ






    [J’AI PISTÉ TES TRACES]



    J’ai pisté tes traces
    quelques indices
    sur la neige d’une nuit
    le désir courait plus vite
    que mes jambes
    mon haleine fiévreuse
    faisait fondre
    l’empreinte de tes pas



    Souad Labbize, Brouillons amoureux, Éditions des Lisières, 2017, pp. 54-55. Traduit en arabe par Mais-Alrim Karfoul et Souad Labbize.







    Souad Labbize  Brouillons amoureux





    SOUAD LABBIZE


    Souad Labbize
    Source




    ■ Souad Labbize
    sur Terres de femmes


    Baluchon d’exil, 23 (extrait de Je franchis les barbelés)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions des Lisières)
    la fiche de l’éditeur sur Brouillons amoureux





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  • Paul de Roux | L’île




    L’ÎLE



    Tristesse de tous et de toutes
    ainsi une île, les oiseaux :
    les uns plus fréquemment s’y posent
    d’autres sont des visiteurs occasionnels
    — mais tous la connaissent et tous la reconnaissent
    même après longtemps, même la première fois
    sa topographie inscrite dans le cœur à la naissance
    oubliée — tous l’oublient
    et si naturellement retrouvent son chemin, d’un coup
    sans tâtonner — et la tristesse amère
    amère est douce cependant comme la plus grande vérité
    qu’il soit donné d’atteindre.

    3 VIII 84




    Paul de Roux, Le Front contre la vitre, éditions Gallimard, 1987 in Entrevoir, suivi de Le Front contre la vitre et de La Halte obscure, nrf, Collection Poésie/Gallimard, 2014, page 218. Préface de Guy Goffette.






    Paul de Roux  Entrevoir





    PAUL DE ROUX


    Paul de Roux (c) O. Giroud
    Ph. © O. Giroud
    Source




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au Poème)
    Entrevoir de Paul de Roux (lecture de Philippe Bétin)





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  • Agota Kristof, Clous

    par Martine Konorski

    Agota Kristof, Clous,
    poèmes hongrois et français.
    Éditions Zoé, CH-1227 Carouge-Genève, 2016.
    Traduit par Maria Maïlat.



    Lecture de Martine Konorski



    Clous, voilà un titre qui sonne incroyablement juste pour ces implacables poèmes de jeunesse d’Agota Kristof (1935-2011). Ces poèmes inédits ont récemment paru chez Zoé ; cette édition bilingue est l’édition originale en hongrois et la première traduction en français. Ces textes sont issus des archives de l’auteur qui, peu avant sa mort, avait souhaité leur publication. Les reconnaissant, seulement à ce moment, dignes d’être publiés, alors que l’on sait que c’est la poésie et le théâtre qui sont les écritures fondatrices de l’auteur de la célèbre Trilogie des jumeaux (Le Grand Cahier, La Preuve, Le Troisième Mensonge).

    À travers ses « poèmes-clous », Agota Kristof nous livre des morceaux bruts de sa douleur hongroise, poèmes, ici rassemblés, et qu’elle avait perdus lors de son exil hongrois en 1956.

    Réécrits de mémoire par l’auteur dans les années 1960, lors de son arrivée en Suisse, ces textes, au style tranchant inimitable, touchent le lecteur au cœur et le crucifient. Les mots, aiguisés à la pointe des sens, sont fichés dans la chair de la poète et fixent dans le temps et l’espace, la perte, l’exil, la mort, mais aussi parfois la nature et l’amour : thèmes de prédilection de l’œuvre d’Agota Kristof.

    Sans détours, dans une économie de mots, avec cette « langue-lame » qui la caractérise, Agota Kristof nous plonge au cœur de la perdition humaine, dans le noir qui surplombe l’abîme et qu’illustre magnifiquement le très émouvant poème [Pas mourir] écrit directement en français :

    « Pas mourir

    pas encore

    trop tôt le couteau

    le poison, trop tôt

    je m’aime encore

    j’aime mes mains qui fument

    qui écrivent

    Qui tiennent la cigarette

    La plume

    Le verre.

    J’aime mes mains qui tremblent

    qui nettoient malgré tout

    qui bougent

    Les ongles y poussent encore

    mes mains remettent les lunettes en place

    pour que j’écrive ».

    Clouer la mort par ses mots, c’est ce que nous offre Agota Kristof pour s’écarter temporairement du malheur, alors que quelques faibles notes d’espoir éclairent cet opus. En effet, la poète est « sans ailes », ailes coupées par son histoire d’exil et l’Histoire ; elle semble avancer en titubant, dans un trébuchement où elle trouve toujours cet équilibre fragile :

    « Dans le crépuscule perdant son équilibre

    un oiseau libre s’envole de travers »,

    au bord du gouffre, « au-dessus des fosses et des morts ».

    Dans un rythme et une sonorité propres à l’auteur, « les poèmes-clous » d’Agota Kristof sont habités de mots simples, précis, pointus, concrets, presque quotidiens, et s’ancrent dans le corps comme un aiguillon qui nous rappelle que nous avons à supporter le poids des choses et du temps. En effet, la nostalgie de la douceur du passé,

    « Hier tout était plus beau

    la musique dans les arbres

    le vent dans mes cheveux

    et dans tes mains tendues

    le soleil »

    ne doit pas empêcher d’affronter la dureté des temps :

    « Maintenant il neige sur mes paupières

    mon corps

    est lourd comme le rocher

    mais aucune raison de changer de trottoir

    et aucune raison de

    s’en aller dans les montagnes ».

    Le lecteur se laisse transpercer de part en part par cette langue « efficace et noire », par cette langue d’exil aussi, qui laisse un trou dans l’âme de qui a été mutilé par la souffrance.

    Dans un mouvement de l’extérieur vers l’intérieur, les mots acérés d’Agota Kristof condensent le réel avec précision dans une écriture « au couteau », quasi « expressionniste », loin de toute grandiloquence. L’attention se recentre sur le point focal du texte et la parole poétique émerge pure, dans sa nudité écorchée, déracinée, restituée dans la vérité d’une langue natale ou adoptée de force (ce que l’auteur explique dans L’Analphabète, récit autobiographique, éditions Zoé, 2004).

    Hommes cloués, dos au mur, voilà ce que nous sommes, aucune échappatoire possible dans cette poésie qui glace le sang, tant l’espoir est éphémère face à la menace de mort car

    « Le soir les lumières sombrent dans le silence

    […]

    ton regard se refroidit

    ta main se refroidit

    ton front se refroidit

    Où vas-tu ici le sentier touche à sa fin

    dans le mur

    le maître a oublié de découper une porte

    il n’y a même pas une seule brèche par laquelle

    tu pourrais regarder de l’autre côté

    il y a une seule possibilité

    se mettre droit debout ».

    Là encore, la ténacité envers et contre tout comme acte de résilience des exilés, damnés de la terre :

    « et je m’efforçais de me persuader que dans la ville étrangère

    j’étais de passage ».

    Quel sens alors donner à l’amour et au « Vivre » auquel la poète s’abandonne… pour mieux disparaître,

    « […] Élever éduquer soigner punir embrasser

    Pardonner guérir s’angoisser attendre

    Aimer

    Se quitter souffrir voyager oublier

    Se rider se vider se fatiguer

    Mourir »

    lorsqu’

    « [a]u-dessus des maisons et des vies

    un léger brouillard gris

    […]

    clous

    émoussés et pointus

    ferment les portes clouent les barreaux

    aux fenêtres de long en large

    ainsi se bâtissent les années ainsi se bâtit

    la mort ».

    Les quelques photos qui émaillent le livre nous montrent une Agota Kristof arborant un léger sourire… les yeux exilés dans l’Ailleurs, puisque « la forêt garda le silence et s’en fut plus loin ». Pour autant, « aucune raison de changer de trottoir », nous dit l’auteur.

    À découvrir absolument.



    Martine Konorski
    D.R. Texte Martine Konorski
    pour Terres de femmes







    Agota Kristof, Clous,





    AGOTA KRISTOF


    Agota-kristof
    Source




    ■ Agota Kristof
    sur Terres de femmes

    Des routes hurlantes (poème extrait de Clous d’Agota Kristof)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Zoé)
    la page de l’éditeur sur Clous d’Agota Kristof





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  • Philippe Leuckx | [Il reste au-dessus du jour quelque vœu d’enfance]




    [IL RESTE AU-DESSUS DU JOUR QUELQUE VŒU D’ENFANCE]




    Il reste au-dessus du jour quelque vœu d’enfance
    Quand aux talus nous plongions sans voir
    Le feu d’alouettes ni la patience d’herbes
    Le simple déroulement du temps, l’odeur de fête



    Les murs ne me reconnaissent plus et de la grange
    Me reste le froid glacial quand portes ouvertes
    L’hiver montait jusqu’aux échelles
    De gerbes
    Là le souvenir grimpe à peine
    Peine trop haute



    La lumière sait notre juste place entre le vent de braise
    Et la poussière des noms épelés en vain
    Et combien éventés
    La fête sera pour plus tard et les gestes d’hier
    Rameuteront l’inquiète blessure d’un pays tanné de soirs.



    Philippe Leuckx, « II Ces cordes obscures » in D’obscures rumeurs, Éditions Pétra, Collection Pierres écrites/L’Oiseau des runes, 2017, pp. 35-36-37.






    Philippe Leuckx  D'obscures rumeurs





    PHILIPPE LEUCKX


    Vignette PHILIPPE LEUCKX
    Ph. Christelle Dossche




    ■ Philippe Leuckx
    sur Terres de femmes


    [Le soir](poème extrait de Ce long sillage du cœur)
    Ce long sillage du cœur (lecture d’AP)
    D’obscures rumeurs (lecture d’AP)
    [Laisse la nuit s’éclairer sous tes yeux](poème extrait de Doigts tachés d’ombre)
    [On a vécu sous le verre] (poème extrait de L’imparfait nous mène)
    [On ose à peine la lumière](poème extrait de L’Effeuillement des choses vers les confins)
    [J’assume mes greniers d’enfance](poème extrait de Maisons habitées)
    Le Mendiant sans tain (extraits)
    Nuit close (extraits)
    Poèmes du chagrin (lecture d’AP)
    [Tu marches dans ta ville] (poème extrait de Poèmes du chagrin)
    Piéton de Rome, 13 (poème extrait de Rome rumeurs nomades)
    [Parfois il est bon de s’égarer](poème extrait des Ruelles montent vers la nuit)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Petra)
    la fiche de l’éditeur sur D’obscures rumeurs





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