Terres de Femmes

Mois : juin 2017


  • Kevin Gilbert | The Blackside




    THE BLACKSIDE




    It’s good to be
    the Blackside
    for we know that in this land
    the fire-hardened tree survives
    where others — yew and poplars
    the fir and mighty oak
    have never quite adapted
    to the heat and fire smoke.

    It’s good to be the Blackside
    fitting in with nature’s plan
    where she selected colour
    for this masterpiece of land
    and blended it superbly
    with smokes of loving care
    for each country has its colour
    stark and strong and naked, bare.

    It’s good to be the Blackside
    even though external change
    we tallow-wood and ironbark
    are native, that’s our point:
    imported trees are alien
    and the fairest English rose
    even after generations
    still remains an English rose.

    It’s good to be
    the Blackside
    when there’s justice on our side
    empowered by the spirit
    and a firm and humble pride
    in being on the Blackside
    with nature and her might
    the Blackside is the rightside
    for this land: the colour’s right.






    LE VERSANT NOIR




    C’est bon d’être
    le Versant noir
    parce qu’on sait que dans ce pays
    l’arbre trempé par le feu survit
    quand les autres — l’if et les peupliers
    le sapin et les puissants chênes
    ne se sont jamais vraiment adaptés
    à la chaleur au feu et à la fumée

    C’est bon d’être le Versant noir
    en harmonie avec le désir de la nature
    quand elle a choisi la couleur
    de ce chef-d’œuvre de pays
    et l’a merveilleusement mêlée
    à des traits d’amour profond
    chaque pays a sa couleur
    inflexible et forte et nue, dépouillée.

    C’est bon d’être le Versant noir
    malgré les changements venus d’ailleurs
    nous eucalyptus bois de suif et écorces de fer
    sommes d’ici, c’est notre point de vue :
    les arbres importés sont étrangers
    et la plus belle rose anglaise
    même après des générations
    restera toujours une rose anglaise.

    C’est bon d’être
    le Versant noir
    quand la justice est là pour nous
    insufflée par l’esprit
    et cette fierté forte et humble
    d’être du Versant noir
    avec la nature et sa puissance
    le Versant noir est le juste versant
    car ce pays : le droit de la couleur.



    Kevin Gilbert, Le Versant noir, Le Peuple est légendes et autres poèmes, édition bilingue, Le Castor Astral, 2017, pp. 32-33-34-35. Traduit de l’anglais (Australie) par Marie-Christine Masset. Avant-propos d’Eleanor Gilbert. Introduction de Kevin Gilbert.






    Versant-noir-325x462.jpg 2




    KEVIN GILBERT


    Kevin Gilbert
    Source




    ■ Kevin Gilbert
    sur Terres de femmes ▼

    Le Versant noir (lecture de Joëlle Gardes)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Le Castor Astral)
    la fiche de l’éditeur sur Le Versant noir





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  • Dominique Memmi, Retour à Mouaden

    par Angèle Paoli

    Dominique Memmi, Retour à Mouaden,
    Colonna édition, 2012.
    Prix du livre insulaire Ouessant 2013.



    Lecture d’Angèle Paoli



    LE POINT DE LUMIÈRE QUI LIBÈRE L’ÉCRITURE




    Il y a quelque chose de mystérieux dans le titre Retour à Mouaden, quelque chose qui incite à la découverte. Une musicalité douce sans doute, rythmée par l’écho assourdi de ce singulier pentamètre. Le nom du lieu n’évoque rien pour moi, si ce n’est qu’il sonne à mon oreille comme un toponyme du Maghreb. Je serais bien en peine toutefois de le situer avec précision. Algérie Tunisie Maroc ? La photo qui illustre la première de couverture confirme l’ancrage du récit en Afrique du Nord. Neuf hommes debout, coiffés du fez, sont rassemblés là. Ils entourent un homme chapeauté du casque colonial et assis sur un tonneau. Le récit, dominé par une présence masculine forte, est celui d’une femme corse. Dominique Memmi. Les femmes corses jouent là un rôle important. C’est d’ailleurs à trois femmes que l’auteure a dédié ce récit : Anna, Mathéa et Marie. L’aînée étant sa mère. Un homme est également présent : Pierre-Marie, l’époux de Dominique Memmi.

    Retour à Mouaden est le second roman de Dominique Memmi. Prix du livre insulaire Ouessant 2013.

    Dominique Memmi est la descendante de l’homme au casque colonial. Lui, c’est Louis Lusinchi, le grand-père de la romancière. C’est à elle que revient le devoir et le rôle d’écrire. C’est à elle, Dominique, qu’est transmise « la pochette bleue » qui contient les feuillets qui vont lui permettre d’entreprendre le voyage au rebours du temps.

    « Oui, c’est le récit de mon voyage en Tunisie, à Mouaden. Tout est écrit dans ces feuilles, mais c’est Dominique qui doit les lire. Elle en fera ce qu’elle voudra. »

    Celle qui prend la parole ici, c’est Marie, la plus jeune tante de Dominique, la troisième fille de son grand-père Louis. Dominique, elle, investie par les siens du devoir de lire ces feuilles, se lance dans l’écriture afin de rendre à la vie ce grand-père qu’elle n’a pas connu.

    Dans la première partie du récit, intitulée « Au commencement », la narration est confiée à Louis Lusinchi. Le jeune homme retrace à la première personne toute son histoire et celle de sa famille. Le voilà un jour contraint par les circonstances de la vie à quitter son cher village de Tralonca (dans le Cortenais, en Haute-Corse), un village miné par la désertion et par la pauvreté. C’est que la Grande Guerre a fait son office, fauchant de jeunes vies et estropiant ceux qui ont pu sortir de l’enfer. Depuis, plus rien n’est pareil. Les hommes s’en vont tenter ailleurs ce que leur terre refuse désormais aux siens. Il faut partir gagner sa vie dans cet ailleurs inconnu qui fait miroiter d’improbables richesses. C’est ici que l’histoire personnelle de Louis Lusinchi rejoint la grande Histoire, celle de la Corse vidée de ses forces vives. Mal remise du traumatisme des guerres de tranchées, l’île n’a jamais retrouvé son équilibre. Les Corses s’étant exilés en masse sur le continent ou en métropole.

    Louis n’échappe pas à l’Histoire. Il est rattrapé par elle et par elle cerné jusqu’à ce que mort s’ensuive. Entre ces deux pôles, il y a eu la vie à Tralonca, ses rythmes et ses joies simples, qui, dans l’esprit de Louis, étaient partis pour perdurer. C’était oublier l’héritage paternel et ses conséquences sur la famille. Le père a été meurtri, endeuillé par la perte de son fils Antoine Paul. Lui-même a laissé un bras sur le champ de bataille et son état physique s’en est trouvé fortement amoindri. Malgré tout, pour tenter de sauver les siens, il a le courage de pousser son fils cadet à rejoindre la sœur ainée en Tunisie, alors sous protectorat français.

    La première partie du récit-fiction donne la parole à Louis. Louis raconte — par-delà la mort qui l’a brutalement arraché à Mouaden, sa terre d’adoption, à Martine sa femme et à ses trois fillettes — ce que furent ses pensées dans les dernières minutes qui ont précédé sa mort. Dominique Memmi lui confie ses mots, consciente de travestir en partie la réalité. Mais elle tente de rendre à son grand-père, trahi par l’un de ses ouvriers agricoles, lâchement enlevé aux siens puis torturé et fusillé, la vérité qui, pense-t-elle, a dû être la sienne. Roman polyphonique, Retour à Mouaden ne s’arrête pas à l’histoire de Louis telle que Dominique Memmi la reconstitue pour nous. La romancière prend soin de l’enrichir de témoignages, consignés dans des carnets. Trois carnets au total. De quoi raviver les souvenirs liés à la vie de Louis au douar de Mouaden, depuis son arrivée sur l’exploitation jusqu’à sa disparition. Plusieurs années d’une vie de labeur consacrée aux champs et au soin des troupeaux. À ses ouvriers agricoles et à celle qui, entre temps, est devenue sa femme et lui a donné trois filles. Anna, Mathéa et Marie. « Où sont-elles » ?, interroge le fantôme de Louis, errant sans sépulture dans la carrière où son corps a été abandonné.

    Trois carnets, donc, pour reconstruire non pas la vérité, mais plusieurs vérités possibles, dont l’assemblage permet d’ajuster les fragments et de retrouver la tonalité de ce qui a été vécu, traversé et légué par Louis. Ainsi, comme dans la pièce de Pirandello : À chacun sa vérité, il y a la vérité d’Antoine de Tralonca, puis celle d’Anna, ensuite celle de Marie. Et, in fine, celle de Dominique Memmi. Dominique Memmi travaille. Elle note, relie, assemble, souligne, griffonne. « Je couds les mots entre deux lignes d’encre et je pique le papier comme Antoine pique ma curiosité. » Elle remonte avec Antoine dans l’arbre généalogique ; elle s’arrange avec les blancs. Elle compense la fantaisie par la rigueur. Elle écrit dans la tension qui va de l’une à l’autre. La rigueur passe par les dates. Tout l’intéresse de ce qui a pu toucher la vie de Louis. En toute chose, elle cherche des signes. Les pages deviennent informatives. Mais la vie de Louis est là, qui se faufile entre les lignes :

    — 1893 : la première fromagerie industrielle destinée à la pâte de Roquefort s’installe en Corse.

    — 25 mars 1903 : naissance de Louis Lusinchi.

    — 5 septembre 1914 : à bord du Numidia rentrent les premiers mutilés de guerre.

    — 1920 : 158 laiteries créées en Corse par la société des caves et producteurs réunis à Roquefort.

    — …

    Dominique Memmi s’interroge. Les mots auxquels l’écrivain se raccroche sont-ils susceptibles de concerner Louis ? De le faire renaître ? De le ramener parmi eux, les vivants ? Elle n’ignore pas que cela est illusoire. Mais, poursuivant son chemin, elle s’adonne avec passion à son enquête.

    « Est-ce que ces mots étaient la vérité de Louis ?

    Oui et non. Ces mots allaient lui donner chair. Ils étaient nés de la pierre qu’il avait foulée, du carton à deux sous qu’il avait rempli, de la rivière qu’il avait traversée, du surnom dont on l’avait affublé, de toutes choses gardées dans les mémoires et la moleskine. »

    La vérité de Louis échappe, tant elle est multiple. Elle puise ses origines à Tralonca, se poursuit à Mouaden. De paysan pauvre, il devient propriétaire d’un douar important. Après le drame de sa disparition, la vérité se prolonge sous d’autres formes dans les feuillets d’Anna. Avec les carnets d’Anna, Dominique Memmi, fille d’Anna, renoue avec la terreur de cette nuit violente de l’arrachement de Louis aux siens ; elle trouve sous les mots de sa mère l’odeur âcre de la fumée ; la consternation face à la destruction de leur maison ; la détresse liée à l’attente désespérée du retour de Louis. Mais Louis ne reviendra pas. Le bruit court qu’il a été fusillé. Malgré les mises en garde, malgré la menace grandissante qui se répandait alors sur le pays, Louis s’était obstiné. Il avait refusé de quitter Mouaden. Il était resté confiant. Sa confiance aveugle puisait elle aussi ses racines dans la terre et dans les hommes qu’elle nourrissait. Il refusait de voir s’avancer la tragédie qui venait à sa rencontre. Pourtant la rumeur disait qu’il était engagé dans la résistance. Si tel était le cas, il aurait dû savoir. Mais il avait préféré lutter pour défendre ses hommes et ses biens. Après la mort de Louis commence l’exode pour Anna et pour ses sœurs. Vient alors le temps du dénuement et de l’épuisement, de la fuite le long des chemins ; de la terreur des bombardements. Anna se souvient. Elle a gardé en mémoire le froid et la peur.

    De Mouaden, il ne sera plus question avant longtemps.

    Pourtant la vie reprend. Elle prend soudain un autre tour. L’exode se transforme en voyage. Martine et ses filles passent la frontière. Arrivent en Algérie. Le travail de mémoire se poursuit auprès de l’oncle André. Le frère de Louis veut connaître la vérité sur l’arrestation de son frère. Il veut tout savoir de ce qui s’est passé. C’est d’une autre vérité qu’il s’agit là. Reconstituer les faits, coûte que coûte. C’est cela qui obsède André, « l’intellectuel ». Auprès d’André, généreux et attentionné, la vie est agréable, confortable, luxueuse. Les filles s’épanouissent, mais la mère n’a qu’un désir. Retrouver son indépendance. Et rentrer en Corse.

    Dominique Memmi cède la parole à Marie. « La dernière fille de Louis ». Celle qui n’a aucun souvenir de son père et qui entreprend la première, bien des années après, le « retour à Mouaden ». Sur les traces du père. « Mon père et ma mère ont vécu ici », dit-elle aux deux hommes qui l’« observent sans comprendre ». Ainsi, à partir de quelques regards, d’un échange avec des femmes et des enfants, d’un peu de sable recueilli dans la paume de la main, Marie raccommode-t-elle son histoire, et Dominique Memmi peut poursuivre son travail de recomposition et d’écriture. Il lui reste à explorer le dernier carnet.

    Celui « du témoignage et des questionnements ».

    « Carnet polyphonique parce qu’il regroupe les témoignages de ceux qui ont vécu au temps de cette histoire. Les coupables, les victimes, les proches. La parole de ceux qui ont vu, de ceux qui ont participé, de ceux qui ont enquêté ; la parole des vivants et la parole rapportée, celle des absents et des défaillants. Ceux d’après. Ceux qui figurent dans les archives militaires. La trace infaillible. »

    Les voix se succèdent qui complètent le portrait de Louis. Qui lèvent le voile sur les circonstances de la mort du père. Une fois explorées et mises en ordre toutes les voix recueillies, Dominique Memmi confie dans les dernières pages de son récit :

    « Moi, j’ai cherché le point secret où convergent ces voix, ces temps et ces morts. Le point de lumière qui libère l’écriture et le cours des choses. »

    Nul doute qu’elle y est parvenue. Comme elle est parvenue aussi à rendre Louis vivant. Retour à Mouaden est un ouvrage très émouvant. Il vibre de ce qu’a été la Corse, il n’y a pas si longtemps encore, attachante dans sa relation avec elle-même et avec l’ailleurs. Un beau témoignage de passion, pour la famille qui est la sienne et pour cette île qui nous est un commun héritage.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Retour à Mouaden
    DOMINIQUE  MEMMI


    Dominique Memmi




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Colonna)
    la fiche de l’éditeur sur Retour à Mouaden





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  • Cécile Guivarch | [Je ne sais pas si tu es encore jeune]




    Tu me viens
    d’un bout à l’autre de l’océan

    que font les oiseaux
    sur l’horizon







    [JE NE SAIS PAS SI TU ES ENCORE JEUNE]




    Je ne sais pas si tu es encore jeune
    ni tes cheveux gris ou blancs.
    Parfois je te regarde dans les yeux,
    je te dispute sur la photo.
    Tu ne sais pas que je te parle,
    ni les mots ni les interrogations.
    Le vent disperse ma voix.
    Mes mots ne vont pas là où je veux.

    Les mots se perdent dans les vagues.



    Je vois une île depuis la plage. Elle n’est pas si loin. Je peux l’atteindre à la nage. Ou peut-être à pied à marée basse. Mon grand-père peut s’y trouver. Alors il n’a plus l’excuse de ne pas revenir. Est-il parti aussi loin qu’il aurait tout abandonné ? Comment fait-on quand on part si ce n’est pour jamais se retourner ? Je pourrais moi aussi m’en aller à la nage sur cette petite île que je vois face à la plage. Je me nourrirais de coquillages, de poissons et de sable. Je suis une fille de la terre ferme. Je ne veux pas tourner en rond sur une île. Je veux l’espace des grandes plaines, les routes à perte de vue. Je veux la terre et le ciel face à moi, à gauche à droite et derrière moi. La mer, les océans, c’est dedans sur ma ligne d’horizon.



    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite, Éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2017, pp. 46-47. Préface de Luce Guilbaud. Couverture de Jérôme Pergolesi.






    Sans Abuelo Petite __ Cécile Guivarch.html jpg



    CÉCILE GUIVARCH


    Cécile Guivarch portrait
    Ph. : Michel Durigneux
    Source





    ■ Cécile Guivarch
    sur Terres de femmes


    Cent ans au printemps (lecture d’AP)
    Cent ans au printemps (lecture de Philippe Leuckx)
    [Écrire ses yeux] (extrait de Cent ans au printemps)
    [c’est tout pour aujourd’hui] (extrait de c’est tout pour aujourd’hui)
    Cécile Guivarch, mots et mémoire en double (chronique de Marie-Hélène Prouteau)
    Sans Abuelo Petite (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [J’ai marché sur les morts]
    Renée, en elle (lecture d’AP)
    [des hommes tressaillent](extrait de S’il existe des fleurs)
    Vous êtes mes aïeux (lecture de Gérard Cartier)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    [ma grand-mère avait beaucoup de clés]




    ■ Voir aussi ▼


    J’écriture(s)[le blog de Cécile Guivarch]
    le site terre à ciel | poésie d’aujourd’hui
    → (sur le site des éditions Les Carnets du Dessert de Lune)
    la page de l’éditeur sur Sans Abuelo Petite





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  • Marie Huot | [Dans ma maison de Geronimo]




    [DANS MA MAISON DE GERONIMO]




    Dans ma maison de Geronimo
    les tables sont encombrées de livres
    de papiers et de corbeilles à raisins
    Sur les abat-jour des lampes
    j’épingle des papillons


    Je voudrais que quelque chose se passe
    Dans ma maison de Geronimo je me tais éperdument
    À qui parlons-nous lorsque nous nous taisons


    La cour s’emplit de feuilles mortes
    le vent a dénudé la tonnelle
    je fais de petits tas que je brûle au fur et à mesure
    mais rien ne pourra empêcher l’automne
    de consumer aussi mes mains mon visage


    Il est temps
    Je voudrais que quelqu’un me dessine
    au fond d’un bol de porcelaine
    cuise mon visage dans l’argile blanche
    puis l’oublie
    jusqu’à l’ébréchure
    quand gouttera un peu d’eau
    de ma joue divisée


    Autrefois c’était une maison dans les vignes
    Je dis ma maison de Geronimo
    mais nous disions alors villa Clorinde
    Émile et Eugénie l’avaient choisie pour une véranda
    mauve et verte qui brillait aux doigts de la maison
    Je crois qu’ils y voyaient des tables longues et du soleil
    dessus
    des enfants de tous côtés
    et un chien gris comme roulé dans la cendre
    des poules mon dieu oui des poules aussi


    Je dors en colombe la tête sous l’aile
    et dans mon sommeil je traverse chaque pièce
    l’une après l’autre très lentement
    Il y a une tortue en plastique sur une étagère
    et une sorte de baldaquin défraîchi
    je me demande comment d’autres petites pièces
    ont pu contenir tant de nuits d’épouvante


    Victorine et Joachim n’avaient qu’une cabane
    derrière la pergola
    un couvre-lit immaculé
    et un vase en cristal pour les pâquerettes
    Un train très lent passait en contrebas
    que l’on prenait pour des repas au bord de mer
    Il n’y aurait qu’une toute petite fille
    dans cette maison-là
    et un piano



    Marie Huot, Ma Maison de Geronimo, Al Manar éditions, Collection Poésie, 2017, pp. 11-12-13. Dessin et gravures Estelle Lacombe.






    Marie Huot  Geronimo




    MARIE  HUOT


    Marie Huot




    ■ Marie Huot
    sur Terres de femmes

    [Le cerf a retourné sa couleur] (extrait de Douceur du cerf)





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  • Jeanne Bastide, La nuit déborde

    par Alain Freixe

    Jeanne Bastide, La nuit déborde,
    L’Amourier éditions, Collection Thoth, 2017.



    Lecture d’Alain Freixe



    Aller vers soi… Écrire non sur soi mais « dans l’angle d’inclinaison de son existence » disait Paul Celan : roman familial, solitude, vieillissement et donc aussi choses du monde extérieur et intérieur (ce pêle-mêle d’émotions, de souvenirs, de sensations…).

    Aller vers soi… à partir de ses souvenirs. On sent bien dans ce livre de Jeanne Bastide combien ils semblent antérieurs à l’écriture et en même temps combien ils sont suscités et enrichis par elle. Celle qui écrit est bien celle qui sent et vit : sujet entre Je et Moi(s). Ce sujet-là est bien sujet au sens de l’ancien mot latin sub-jectum, ce qui est jeté dessous et qu’il s’agit de porter au jour depuis la nuit où il se tient —  sens dessous dessus ! — jeté sous celui qui a des opinions et émet des jugements sur ceci ou cela : Dieu ou la vieillesse, le visible et l’invisible, les apparences — Ah ! cette maison de retraite ! toutes choses d’hier et d’aujourd’hui que l’on rencontre de ci, de là dans ce livre.

    C’est qu’en effet, il s’agit de cela et il ne s’agit pas de cela. Ici, l’écriture tente de réveiller celle qui sent et vit. Elle appelle à l’extérieur l’intime qui n’existe qu’à être ainsi tiré hors du magma de la vie sensorielle. Cette main qui écrit est pauvre car elle tourne autour et essaie de saisir ce qui ne peut que lui échapper surtout quand par touches elle lui met la main dessus. Caresses d’une main qui ne se sait pas forcément heureuse alors qu’elle l’est car il y a bonheur à a être cette main tâtonnante dans l’obscur, toujours déportée car toujours portée à d’impossibles saisies en impossibles saisies au-devant d’elle-même.

    L’écriture tremblée de Jeanne Bastide, faite de syncopes, de retours, de reprises, ces souvenirs en avant… tente non de reconstituer des souvenirs mais invente des lieux, des moments, des choses pour qu’apparaisse ici ce qui n’existe pas ailleurs. Et ce sont les belles pages sur l’arbre, le cri, la main, le magasin, l’enfant qui court, la vigne, la balançoire, l’ombre…

    Ce livre est un mixte de mémoire et d’oubli où dans la main qui écrit, c’est la mémoire qui travaille avec l’oubli pour faire advenir une présence à partir d’un égarement premier : « je ne comprends pas. Je ressens » ou « ça se passe hors de ma compréhension dans la sphère où je n’accède pas » écrit Jeanne Bastide, et c’est cela qui émeut, c’est qu’on ne se contente pas de convertir en mots, de traduire un vécu mais qu’on tente de faire parler de ce qui est senti. Il s’agit moins ici de rapporter des histoires, de revisiter le passé, mais plutôt de fouiller sous les histoires et d’aller jusqu’à ces terres d’oubli où il en va de ce que Joël Clerget nomme « notre voix de mains » qui puise à même cette intimité dont l’écriture n’arrache jamais que quelques lueurs. C’est cela qui « déborde » et fait le jour dans ce livre de Jeanne Bastide, cela qui l’éclaire. Oui, la nuit parfois éclaire !

    Si la poésie est « prose en action » et non « en récit » comme le disait Boris Pasternak, alors La nuit déborde est poésie car jamais le texte ne se referme sur lui-même comme il en va quand c’est d’un langage tout fait dont on se sert. Au contraire, ici il se creuse, bifurque, se risque, avance — on le voit frayer son chemin, pousser portes, ouvrir fenêtres comme autant de pas vers plus de clarté, plus de réel, ce débord. C’est par là qu’il nous laisse ce sentiment d’un plus de vie, sentiment paradoxal si on le rapporte aux apparences : vieillesse, solitude, enfermement… mais qui s’explique par cette intensité du senti rendu ici, sa chaleur débordant ce que les mots peuvent avoir de froid pour retendre ces fils où notre cœur s’assure de lui-même.

    Débordant, la nuit laisse ses alluvions. Riches terres pour les semailles de demain !



    Alain Freixe
    D.R. Texte Alain Freixe
    pour Terres de femmes







    Jeanne Bastide  La nuit déborde





    JEANNE BASTIDE


    Jeanne Bastide
    Source




    ■ Jeanne Bastide
    sur Terres de femmes


    [comme si le temps] (poème extrait du Jour se déplie)
    La Fenêtre du vent (lecture d’AP, parue dans la revue Europe)
    Intimité de la lumière (extrait)
    Lucarnes (lecture d’AP)
    La nuit déborde (lecture de Michel Diaz)
    Rouge enfance (lecture d’AP)
    [La petite fille du passé] (extrait de Rouge enfance)
    Un déjeuner de soleil (lecture d’AP)
    Un déjeuner de soleil (extrait)
    Un silence ordinaire (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions L’Amourier)
    une page consacrée à La nuit déborde de Jeanne Bastide





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  • Estelle Fenzy | [Mon tablier déborde de prières]




    [MON TABLIER DÉBORDE DE PRIÈRES]




    Mon tablier déborde de prières. Enfants les glissent dans les plis du tissu.

    Leur exigence est si fertile qu’à démesure il en naît d’autres. Et d’autres encore. Étrange petite famille…

    À mes pieds grandissent falaises de désirs péremptoires.

    J’ai ma parole pour l’escalade.

    Dans la maison désertée des babils, des vœux gravissent les sédiments.

    Le génie de la lampe aurait bien de l’ouvrage à m’exaucer. Ses oreilles, son cœur restés si longtemps dans la nuit.

    Si les contes étaient vrais, comme je frotterais ! Le souffle chaud, la buée, le sable à me faire la peau douce. Comme je frotterais ! Qu’il voie un peu le jour. Et n’oublie pas ma vie prudente.

    D’enfants dévoreurs de rêves je suis mère.



    Estelle Fenzy, Mère, éditions La Boucherie Littéraire, Collection La feuille et le fusil, 2017, s.f.






    Estelle Fenzy  Mère




    ESTELLE   FENZY


    Estelle Fenzy 4
    Ph. Tous droits réservés




    ■ Estelle Fenzy
    sur Terres de femmes


    [Je n’ai jamais dit adieu] (poème extrait du Chant de la femme source)
    [Faire fi(n) | de l’exiguïté du temps] (poème extrait de Coda (Ostinato))
    Man’za] (poème extrait de Gueule noire)
    [Un seul pays natal](poème extrait de La Minute bleue de l’aube)
    La Minute bleue de l’aube (lecture de Murielle Compère-Demarcy)
    [Rêve silex] [extrait de Chut (le monstre dort)]
    [Père, | tu le sais](extrait de Par là)
    Poèmes Western (lecture d’AP)
    [Retrouver la neige](extrait de Poèmes Western)
    Rouge vive (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Rouge vive (lecture d’AP)
    Sans (lecture d’AP)
    [Toi les yeux moi la voix] (extrait de L’Entaille et la Couture)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Ce qui reste)
    une page sur Estelle Fenzy
    → (sur la revue en ligne Possibles, nouvelle série n° 3, décembre 2015)
    une page sur Estelle Fenzy
    → (sur Terre à ciel)
    cinq poèmes d’Estelle Fenzy





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  • Nuno Judìce | Un thé dans la véranda





    Nuno Judice devant le stand des éditions de Corlevour (Marché de la Poésie  Paris  samedi 10 juin 2017)

    Nuno Judice devant le stand des éditions de Corlevour
    (Marché de la Poésie, Paris, samedi 10 juin 2017)
    Ph. D.R.








    UM CHÁ NA VARANDA




    E enquanto as ondas rebentavam na linha da praia,
    e o vento soprava nas frestas das portas e das janelas
    da varanda, a senhora de vestido de flores
    mexia devagar o chá que arrefecia, e nem
    se dava conta de que a mão que fazia o gesto
    de mexer o chá seguia o erguer dessa onda que
    se fez mais lenta para que ela não parasse o movimento
    do braço, e os dedos segurassem com
    mais força a colher. Talvez um piano, escondido
    na sua cabeça, seguisse o ritmo desses dedos
    que eu via, do meu canto, encostado à porta
    que o vento insistia em abrir para chegar
    até à mesa onde a senhora se sentava,
    e agitar o vestido até que as flores se desfizessem,
    deixando cair as pétalas na chávena
    de chá de onde ela tirou a colher, para
    beber o seu chá de flores olhando
    para as ondas que rebentam na linha da praia.



    Nuno Judìce, Navegação de Acaso, Dom Quixote, Lisboa, 2013.






    Nuno Navegaçao







    UN THÉ DANS LA VÉRANDA




    Pendant que les vagues éclataient sur le bord de la plage,
    et que le vent soufflait dans les rainures des portes et fenêtres
    de la véranda, la femme vêtue de fleurs
    remuait lentement le thé qui rafraîchissait, et ne
    se rendait pas compte que la main qui faisait ce geste
    suivait le lever de cette vague se faisant
    plus lente afin de ne pas arrêter le mouvement
    du bras, et que les doigts puissent suivre avec plus
    de force la petite cuiller. Peut-être qu’un piano, caché
    dans sa tête, suivait le rythme de ses doigts
    aperçus, dans mon coin, appuyé à la porte que
    le vent persistait à ouvrir, pour aller jusqu’à
    la table où la femme s’était assise, et à agiter
    le vêtement jusqu’à ce que les fleurs se défassent,
    laissant tomber les pétales dans la tasse
    de thé d’où elle avait tiré la cuiller, pour
    boire son thé de fleurs en regardant
    les vagues déferler sur le bord de la plage.



    Nuno Judìce, Naviguer à vue, poèmes, Revue Nunc | Éditions de Corlevour, 2017, page 33. Traduit du portugais par Béatrice Bonneville-Humann et Yves Humann.






    Nuno Judice  Naviguer à vue





    NUNO JÚDICE


    Nuno_judice1
    Source




    ■ Nuno Júdice
    sur Terres de femmes

    Désir (poème extrait de Geometria Variável)
    Deus (poème extrait de Meditação sobre Ruínas)
    Lisboaxaca (poème extrait de Guia de Conceitos Básicos)
    Semiología (poème extrait de o movimento do mundo)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions de Corlevour)
    la page de l’éditeur sur Naviguer à vue
    → (sur BiblioMonde)
    une notice bio-bibliographique sur Nuno Júdice
    → (sur La Pierre et le Sel)
    une page sur Nuno Júdice
    → (sur lepetitjournal.com)
    un portrait de Nuno Júdice
    → (sur le site de la Fondation Calouste Gulbenkian)
    une bio-bibliographie (en portugais) de Nuno Júdice
    → (sur Lyrikline)
    plusieurs poèmes de Nuno Júdice dits par l’auteur
    → (sur Recours au Poème)
    cinq poèmes de Nuno Júdice traduits du portugais par Béatrice Bonneville et Yves Humann





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  • Italies Fabulae




    Italies-fabulae



    Angèle Paoli, Italies Fabulae
    Éditions Al Manar, 2017.




  • Mérédith Le Dez | [La nuit | si je ne dors pas]




    [LA NUIT | SI JE NE DORS PAS]




    Khoury-Ghata 2017








    La nuit
    si je ne dors pas
    les deux chevaux dans ma tête
    ne dorment pas non plus.

    J’écoute leurs monologues
    inconciliables et parie sur qui
    des deux le premier se lassera
    des mêmes radotages.

    Cheval des heures enfuies
    cherche à comprendre
    pourquoi l’herbe
    n’a pas été meilleure
    à son palais
    et pourquoi l’issue
    des courses lui fut
    si défavorable.

    Cheval des lendemains
    qui auraient chanté
    entonne la leçon
    sempiternelle
    facile pour lui
    de s’en laver les mains
    avec des si
    on refait le monde.



    Mérédith Le Dez, « 3. Cavalier seul, IX », in Cavalier seul, Éditions Mazette, 2016, pp. 63-64. Encres de Floriane Fagot. Prix Vénus Khoury-Ghata 2017.






    Cavalier seul






    MÉRÉDITH LE DEZ


    Meredith
    Source




    ■ Mérédith Le Dez
    sur Terres de femmes

    [Légende blanche de l’air](extrait de Chanson de l’air tremblant)
    [Tu cherches en toi](extrait de La Nuit augmentée)
    [Tu voudrais tendre un carré blanc](extrait de Paupières closes)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Mazette)
    la fiche de l’éditeur sur Cavalier seul
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Mérédith Le Dez
    → (sur le site de la revue Traversées)
    une chronique de Marc Wetzel sur Cavalier seul





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  • Agnès Clancier | Récit venu du nord




    RÉCIT VENU DU NORD




    Du pays voisin du lac aux salamandres
    de piste en piste
    et d’une source vive à l’autre,
    à travers les langues et les signes,
    portant dans son rêve toutes les étapes de son voyage
    empruntées aux autres peuples,
    un homme est venu partager le feu,
    conter les mythes de sa tribu
    et entendre nos chants.

    Les pistes de son clan,
    orientées vers le nord,
    reçoivent les récits
    de ces contrées lointaines,
    les tissent et les transmettent
    aux saisons passagères.

    Ainsi, depuis l’invisible région,
    où la forêt gorgée d’eau emplit le ciel,
    où les oiseaux se parent des éclats de l’opale,
    d’un territoire à l’autre,
    de famille en tribus,
    un récit est descendu jusqu’à nous,
    enlacé dans les fils de l’histoire des peuples,
    porté par les enfants, les sages et les sorciers.

    Le récit dit que là-haut,
    une femme blanche
    vit près des rivages,
    adoptée par un clan.
    Qu’elle est venue des terres
    et non d’un bateau,
    qu’elle a appris les rites
    et engendré des enfants.



    Agnès Clancier, « Cohabiter la terre » in Outback, disent-ils, éditions Henry, Les Écrits du Nord, 2017, pp. 88-89.






    Agnès Clancier  Outback





    AGNÈS  CLANCIER


    Agnès Clancier
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Henry) la fiche de l’éditeur sur Outback, disent-ils





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