Terres de Femmes

Mois : février 2017


  • Mélanie Leblanc, Des falaises

    par Isabelle Lévesque

    Mélanie Leblanc, Des falaises
    (préface de Jean-Marie Barnaud)
    Cheyne éditeur, Collection grise, 2016.



    Lecture d’Isabelle Lévesque






    tout devient petit quand on grandit
    tout

    sauf le ciel
    la mer
    et la falaise

    M.L.




    D’une force paradoxale faire feu. Placé sous l’égide verticale de Roberto Juarroz, cité en épigraphe, ce recueil fait entrer dans sa voix l’immaculée saison des falaises. Sentiment géographique (selon l’expression de Michel Chaillou) ou géopoétique (selon Kenneth White), nous trouverons ici ce lien qui se tisse entre une personne et un lieu choisi, souvent lieu d’enfance. Pour Mélanie Leblanc, ce sont les falaises de Normandie.

    Triptyque et des poèmes courts pour l’immensité ouverte. Deux fois douze, puis vingt et un poèmes : l’attrait vertical, en son double mouvement, chute ou ascension, donne sa direction au livre de la poète. Nous entrons dans l’espace blanc pour respirer ce qui échappe : « être haut et voir loin », à l’ouverture – au sommet. Ce qui est éprouvé, la falaise l’augmente, elle « ouvre son ciel » en offrant la pleine saisie de l’horizon perçu, au vent volant qui assoit la sensation accrue. Or pour se déployer et être reproduite, la sensation réclame le blanc inexprimé de la page, quelques mots rares, phrases simples le plus souvent, tout se réduit pour que soit créé le vertige fécond de l’altitude. Celle de la craie qui garde en son antre les silex et fossiles préservés, le temps se compte en millions d’années. Dans l’écriture, l’angle crée le relief :

    « à l’horizontale

    et

    à

    la

    verticale »

    Les falaises sont le bord d’un plateau, comme celui du Pays de Caux, dont l’horizontalité se rompt brutalement. Écrire se modèle, écrire épouse, en osmose, le vertige d’une position allongée lorsque demeure le sens des lignes, « allongée//un trait//entre le ciel et la terre ».

    On peut trouver au sommet d’un poème la solide stabilité de deux hexasyllabes :

    « jamais le cœur si grand

    qu’en haut d’une falaise »

    Faire corps sans vaciller, lire les « lignes noires » qui seront écriture alors que l’être, point minuscule, éprouve ses limites et conçoit le chemin du temps géologique pour « remonter //aux vies d’avant ».

    En ces strates, lire une portée. Les lignes de silex coupent les falaises, « entendre leur chant », la rêverie prend appui sur la donne de pierre, monte et descend comme pendule régulier mesurant à coup sûr les échappées de cet édifice vivant qui bouge. Pourrait-on lire le plateau tranché en falaise comme on lit les cernes de l’arbre abattu, « une couche de silex /pour chaque année noire » ?

    Mais ces mortelles esquisses peuvent s’abîmer. Monstres fragiles, le pluriel même (« les falaises ») s’avère impuissant pour lutter contre le temps « quand tu/les voulais éternelles // mais non /même pas elles ». Comme dans un combat épique, le noir et le blanc se mesurent et « son tranchant » menace, les mots, les vies, suspendus, que deviennent-ils ? Des « fantômes » passés au crible de la craie friable ? Alliées possibles, les falaises, pour tenir, nous éloignent de la chute et gardent mémoire de notre peur du vide surmontée. Chaque poème, courte entité, envisage une face de la falaise devenue compagne et personnage d’une lutte intérieure : l’appui c’est elle – la peur même ne recule pas le corps et la falaise en hybride blanc ouvre à la légèreté de l’altitude. Corps léger, il se dégage alors du passé que coupe la falaise et :

    « du pointu coupant tranchant

    peut devenir du doux

    chantant »

    Alchimie de l’être, la métamorphose laisse la falaise intacte – soi seul pour « rire dans le pire ». Les adjectifs substantivés lui accordent des propriétés qui sont devenues une identité :

    « on appelle vivante la falaise qui meurt

    la belle la vraie

    blanche car effondrée

    beau de mourir tous les jours un peu ».

    Écrits, les mots blancs de craie, n’oublieront ni le « coupant » ni le « résistant ». Dans leur patience les millénaires garderont les traces mobiles et la chute, imperceptible, ouvre à la légèreté.

    Les falaises n’échappent pas au temps, on pourrait même dire qu’elles sont le temps planté dans l’espace, puisque la craie s’est formée il y a cent millions d’années à partir de végétaux et de plancton, les couches de silex à partir d’organismes végétaux ou animaux. Leur monumentalité pourrait donner l’illusion de l’éternité, mais de temps en temps la falaise cède, la côte recule. La mer gagne.

    Alors les corps, innombrables, « toutes ces morts /avant nos vies » sont le mouvement naturel « car tout s’écroule /enfin » dans la succession des saisons et du temps élargi des falaises.


    Isabelle Lévesque
    D.R. Isabelle Lévesque
    pour Terres de femmes







    Melanie-leblanc-des-falaises






    MÉLANIE   LEBLANC


    Melanie_leblanc_cyann_lelias
    Source



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Ce Qui Reste)
    une page sur Mélanie Leblanc
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Mélanie Leblanc (dont un entretien avec Clara Regy)
    → (sur Recours au Poème)
    des poèmes choisis de Mélanie Leblanc




    ■ Autres notes de lecture (53) d’Isabelle Lévesque
    sur Terres de femmes


    Max Alhau, Les Mots en blanc
    Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
    Gabrielle Althen, Soleil patient
    Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
    Edith Azam, Décembre m’a ciguë
    Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
    Mathieu Bénézet, Premier crayon
    Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
    Claudine Bohi, Mère la seule
    Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
    Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
    Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
    Fabrice Caravaca, La Falaise
    Jean-Pierre Chambon, Zélia
    Françoise Clédat, A ore, Oradour
    Colette Deblé, La même aussi
    Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
    Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
    Pierre Dhainaut, Après
    Pierre Dhainaut, Ici
    Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
    Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
    Pierre Dhainaut, Voix entre voix
    Armand Dupuy, Mieux taire
    Armand Dupuy, Présent faible
    Estelle Fenzy, Rouge vive
    Bruno Fern, reverbs    phrases simples
    Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
    Aurélie Foglia, Gens de peine
    Laure Gauthier, kaspar de pierre
    Raphaële George, Double intérieur
    Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
    Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
    Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
    Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
    Sabine Huynh, Kvar lo
    Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
    Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
    Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
    Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
    Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
    Dominique Maurizi, Fly
    Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
    Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
    Nathalie Michel, Veille
    Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
    Jacques Moulin, L’Épine blanche
    Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
    Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
    Hervé Planquois, Ô futur
    Sofia Queiros, Normale saisonnière
    Jacques Roman, Proférations
    Pauline Von Aesch, Nu compris






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  • Paul Farellier | [Ce sera très loin sous la mer]



    [CE SERA TRÈS LOIN SOUS LA MER]




    Ce sera très loin sous la mer,
    dans le pressentiment d’aurore
    où se rassemble la nuit.

    La houle honore les récifs
    d’un sommeil sage et replié,
    riverain du premier souffle.

    Ce sera l’assise fragile
    d’une île que les vents soulèvent,
    que les vents portent aux neiges.

    Ce sera demeure fragile,
    buée de brume avant que vivre.



    Paul Farellier, L’Île-cicatrice, 1983-1984, in L’Entretien devant la nuit, Poèmes 1968-2013, Les Hommes sans Épaules éditions, 2014, page 150. Postface de Pierrick de Chermont. Grand prix de poésie 2015 de la SGDL.






    Paul Farellier, Lentretien-devant-la-nuit







    PAUL FARELLIER


    Paul Farellier
    Ph. © Philippe Barnoud
    Source





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Les Hommes sans Épaules)
    une notice bio-bibliographique sur Paul Farellier
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Paul Farellier, « rêver la saveur du temps » (une contribution de Jacques Décréau)
    → (sur Recours au Poème)
    plusieurs poèmes choisis de Paul Farellier





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  • Brina Svit, Nouvelles définitions de l’amour

    par Angèle Paoli

    Brina Svit, Nouvelles définitions de l’amour, nouvelles,
    éditions Gallimard, Collection blanche, 2017.



    Lecture d’Angèle Paoli


    ESPRIT DE GÉOMÉTRIE/ESPRIT DE FINESSE : UNE PARFAITE ALCHIMIE




    Quelles nouvelles de l’amour ? Quelles nouvelles équations/adéquations ? Inadéquations ? Quelles surprises les Nouvelles définitions de l’amour nous réservent-elles ? Accompagné en sous-titre du mot « nouvelles », le titre choisi par la romancière Brina Svit pour son dernier ouvrage annonce une manière subtile de jouer sur et avec les mots. En même temps que le plaisir implicite d’une fine psychologue agile à débusquer les petites stratégies d’aujourd’hui et à en traverser tous les mirages. Nouvelles/nouvelles. Me reviennent en mémoire les Cent nouvelles nouvelles médiévales, destinées au duc de Bourgogne entre 1456 et 1462, mais dont l’auteur n’est pas à ce jour définitivement identifié. Nouveauté des nouvelles, nouveauté des définitions ? Nouveauté. Quelles nouvelles de l’amour la romancière va-t-elle apporter à ses lecteurs ?

    Hors le titre, lointainement analogique, rien ne rapproche bien sûr le recueil de Brina Svit de l’ancêtre médiéval, rien sinon le souci de vraisemblance qui anime de part et d’autre du temps les deux « novellistes » ; rien sinon l’unité de style et de ton qui se dégage de l’ensemble des deux œuvres. Cependant, alors que les « nouvelles » médiévales en tant que genre littéraire s’apparentent aux fabliaux et offrent de ce fait une place importante aux facéties propres à l’esprit du XVe siècle, la pétillante Brina Svit ancre ses récits et leur déroulement dans la société contemporaine qui est la sienne, dans la multiplicité de ses composantes, travers et revers, drames et plaisirs. Pour en tirer un jeu de variations inépuisable sur les situations amoureuses et sur la vie. Entre hier et le ici et maintenant de l’ultra-contemporain, les routes de l’écriture se séparent.

    Depuis Con Brio (1999) jusqu’à Visage slovène (2013) en passant par Moreno (2003) ou par Coco Dias ou La Porte Dorée (2007)…, le lecteur s’est familiarisé avec l’univers romanesque de Brina Svit. Cette fois-ci, délaissant le roman, Brina Svit a opté pour la « nouvelle ». Un art peu prisé des lecteurs, si l’on en croit le personnage de Sandro qui le dit en clair dans le récit « Grain de folie » :

    « […] des nouvelles. C’est très bien, lui dit Sandro quand elle les lui fait lire, mais ça ne marche pas en France, les nouvelles. Ça marche pour moi, dit-elle avec entrain, mais bien moins sûre d’elle qu’elle ne le laisse entendre ».

    Si ça marche pour Nathalie, dans son dialogue avec Sandro, ça marche aussi pour Brina Svit, qui maîtrise à merveille cet art difficile et le déploie avec brio tout au long de ses récits. Soit un ensemble de dix nouvelles. Voilà pour le genre, qui permet à la plume experte de l’auteure d’explorer avec finesse les nouvelles facéties du « jeu de l’amour et du hasard ».

    Quant au titre, il met l’accent, grâce au pluriel, sur la variété des définitions. Lesquelles débordent largement celle de Susan Sontag proposée en exergue  : « Rien n’est mystérieux, aucune relation humaine. Sauf l’amour ». Mais est-ce bien là une définition de l’amour ? N’est-ce pas plutôt une des composantes de l’amour ? Le mystère étant ce qui caractérise toute relation amoureuse. Ainsi l’amour se dérobe-t-il, qui ne se laisse pas enfermer dans une définition unique. Sauf peut-être pour l’« ébouriffante » Lil Skarabot qui confie à son ami Trubar : « Je ne connais qu’une façon d’aimer, inconditionnelle, fidèle et absolue » (in « Histoire écrite »). Une façon qui, semble-t-il, conduit droit à la mort. En revanche, pour Esmé White, « la petite hirondelle de fenêtre », « interprète et traductrice de conférences » de son état, insatisfaite de sa relation avec Arno, elle opte momentanément pour un long jeu d’un soir, « un jeu d’adultes », « un jeu frissonnant, tremblant, haletant », exclusivement mené par le sexe.

    « C’est peut-être une autre formule à expérimenter, pensait-elle, roulée sur le flanc à côté de lui, écoutant son souffle et observant le désordre qu’ils ont mis dans la chambre : coucher avec des ornithologues de Montpellier au lieu de se tourmenter et de se faire souffrir comme ils le faisaient avec Arno… » (in « Le grand labbe et la petite hirondelle de fenêtre »).

    De son côté, lassée des « histoires avortées avec les hommes qui ne sont pas faits » pour elle, Nath préfère se « remettre » à ses « nouvelles ». C’est la conclusion provisoire à laquelle aboutit Nath dans « Grain de folie ». Si l’on en croit le couple Thomas-Larsen de « Précipice », qui persiste à ronronner sur sa « mythologie officielle », l’amour comme « dialogue ininterrompu, conversation éternellement renouvelée », ne concerne en fin de compte que les « titres de la presse et la postérité ». Pour ce qui est de la lectrice que je suis, après lecture enjouée de ces étonnantes variations, je serais bien en peine de cerner ce qu’il en est réellement de l’amour et de l’encager dans quelques mots. « Balivernes, tout ça » ?, comme conclut Nath dans « Grain de folie ».

    En revanche, ce qui apparaît dans toute la lumière de son chatoiement, ce sont les « nouvelles » configurations amoureuses. Conformes aux situations et aux vies d’aujourd’hui, elles sont multiples elles aussi, et tous les agencements sont possibles. Brina Svit jongle avec les rencontres, les séparations, les enfants, les ambiguïtés, les situations cocasses et inattendues, les retournements de situation, les sorties de trajectoire… La surprise est un de ces ingrédients savoureux dont Brina Svit a le secret.

    Par delà l’échiquier qu’elle met en place avec les acteurs du moment — « À vous de jouer maintenant », écrit Lil Skarabot à Trubar —, ce qui caractérise les récits de la novelliste, ce sont les écarts, ces fameux décalages — de tons, de signatures, de situations… —, ces légers pas de côté qui poussent le lecteur ailleurs, hors des suppositions qu’il avait anticipées, et le placent devant la perplexité, l’interrogation, le doute, le suspens. De sorte que chaque nouvelle renouvelle les donnes — redistribution des cartes — et le jeu reprend. Avec d’autres figures, d’autres personnages (qui nous ressemblent étrangement), d’autres noms. Parfois sous des cieux lointains, éloignés de Paris. Comme Buenos Aires ou Ljubljana, qu’affectionne tout particulièrement la romancière. Mais ce sont partout, toujours, les mêmes attentes, les mêmes réflexions, les mêmes atermoiements, les mêmes tergiversations. Les mêmes dialogues savoureux étroitement mêlés aux monologues intérieurs qui épousent les fluctuations de la pensée. « Est-elle déçue » ? s’interroge Lise en cherchant à cerner « son reflet dans la vitre ».

    « Triste ? Fatiguée par toutes ces émotions ? Oui, elle est tout ça, déçue, triste, fatiguée, mais aussi étrangement calme et silencieuse. » (in « Quelle que soit la couleur de son eau »).

    Le décalage, Brina Svit le pratique en permanence, cela fait partie intégrante de son art. C’est sans doute là aussi que se tient le secret de sa légèreté. Une légèreté qui va de pair avec son humour, sa bonne humeur et sa joie de vivre.

    Lire et relire Nouvelles définitions de l’amour procure un plaisir sans cesse renouvelé. Chaque nouvelle ouvre sur un univers qui lui est propre ; avec ses spécificités. Chacune désoriente par l’enchantement inattendu qu’elle réserve au lecteur. Ainsi, dans la « Deuxième révolution de Saturne », Brina Svit explore-t-elle à nouveau, à partir du personnage d’Agnès, le monde du tango qu’elle relie à celui de l’astrologie. À travers une belle métaphore astucieusement filée, la romancière donne sans doute d’elle-même une définition possible de la complexité de sa personnalité imprévisible, en même temps qu’une définition possible de son travail :

    «  Y a-t-il vraiment des hasards dans le cosmos, cette géométrie secrète et ordonnée des astres et des étoiles, le mot “cosmos” signifiant justement un monde ordonné ? »

    Chez Brina Svit, la narration ne tient-elle pas du « cosmos » ? Et les rouages de son récit n’en constituent-ils pas « cette géométrie secrète et ordonnée » qu’elle décrypte dans la carte du ciel ?

    Ailleurs, derrière le titre longtemps mystérieux « Le grand labbe et la petite hirondelle de fenêtre », c’est le monde des oiseaux qui se présente, porteur d’interrogations multiples. Une occasion pour la romancière de dialoguer sur le thème très sensible de la « migration » :

    « Que le soir, au dîner, elle était assise entre un traducteur bulgare et un ornithologue de Montpellier, un certain Jean-François qui voulait savoir si elle faisait exprès de traduire par moments “migrants” à la place de “migrateurs” et à qui elle avait répondu par l’affirmative. Que sa réponse lui a plu et l’a intrigué, pas que sa réponse d’ailleurs, a-t-il ajouté, charmant et charmeur, l’invitant à boire un dernier verre dans sa chambre. »

    Chaque nouvelle comporte sa propre ligne mélodique. Une musique intime dessine les arabesques et contrepoints qui sillonnent l’aventure amoureuse. La Grande Arche de la Défense offre à Nathalie des rêveries artistiques quotidiennes qui varient selon l’humeur du moment :

    « La Grande Arche est un mirage qui se dessine au loin, un tableau de ciel gris sur un ciel tout aussi gris et incertain. »

    ou encore :

    « …l’Arche n’est pas juste une forme aux proportions parfaites en train d’apparaître devant ses yeux. C’est un rêve. Un rêve tout blanc avec un nuage accroché au milieu. » (in « Grain de folie »).

    Dans la nouvelle « Le jardin de ma femme », la photo de la forêt alimente les perplexités de Claude Krieff face à la découverte de l’existence d’un jardin secret dans la vie de sa femme Suzanne. Morte depuis un an :

    « Puis, tiens, il ne l’a jamais vue, celle-là : une forêt, des troncs d’arbres plutôt à perte de vue, avec de la mousse au sol, des aiguilles de pins, le tout baigné d’une belle lumière latérale, laiteuse. »

    ou encore, quelques pages plus loin :

    « Et cette photo de la forêt, une étrange photo de troncs et de mousse à côté ? Qu’est-ce qu’elle a à voir dans tout ça ? »

    Les lectures de Suzanne (lectrice de Virginia Woolf et de Roland Barthes) et les rencontres au jardin de Bagnolet, apporteront-elles des réponses à ce distrait de mari ? Perdu et perplexe est-il, le pauvre veuf devant ce jardin où rivalisent de beauté des choux multicolores. Un jardin qui comblait partiellement le désir de Suzanne d’avoir « une chambre à soi » :

    « Elle voulait avoir un endroit à elle, mener sa vie comme elle l’entendait, continuer à écrire ses petits textes sur le jardin justement, une sorte de journal de bord, journal du jardin plutôt, vous voyez ce que je veux dire… ? » confie Théo à un Claude déconcerté.

    Première des dix nouvelles de l’ouvrage, « Le jardin de ma femme » est un petit chef-d’œuvre. La nouvelle donne d’emblée une idée du niveau d’exigence que Brina Svit veut conférer à l’ensemble des autres récits. Aucun d’entre eux ne déçoit l’attente du lecteur.

    Pour chacune des nouvelles, il y a ces « petits détails » qui sont la signature de leur auteure. Détails qui échappent au premier abord et qui prennent toute leur importance sous le regard attentif de la romancière :

    « Pourtant il la regarde attentivement, au cas où quelque chose pourrait lui échapper, un détail, n’importe, un champignon, cette amanite rouge, par exemple, qu’il n’a pas vue la première fois, ou ce lichen gris-vert sur une face des troncs, à la même place d’un arbre à l’autre, comme si une main invisible voulait multiplier l’effet. » (in « Le jardin de ma femme)

    Mais il y a aussi le fameux vélo qui traverse Paris. Celui qu’Alice « a attaché au poteau sur le trottoir » ou, plus loin, « au grillage du parc » (in « Dans le tunnel ») ; celui que Sol a attaché « à une poubelle devant la porte » d’un « magasin de meubles contemporains » (in « Table de Noël ) ; et les cheveux qui attirent le regard : les « longs cheveux souples et soyeux » de la caissière du G20, « attachés en queue de cheval » (in « L’été avec Sonia »). Cette même « queue-de-cheval qui bouge avec elle quand elle tourne la tête ». Observatrice de ces petits riens qui en disent long sur ses personnages, Brina Svit l’est aussi de leurs tics de langage. Ainsi, dans « L’été avec Sonia », assiste-t-on à une prolifération de « ça » qui ponctuent dialogues et monologues intérieurs. Les modalités du discours rendent compte des stéréotypes qui ficellent le couple de Maud et de Paul, tous deux prisonniers du milieu dans lequel ils évoluent et des codes de pensée qui le structurent :

    « Et elle est pressée, c’est ça, pressée. Elle veut commencer une nouvelle vie, ajoutait-elle, déjà à la porte, habillée toute en blanc, pantalon, chemise, lunettes de soleil dans les cheveux et un sac de voyage à la main, voix froide et expéditive comme quand elle veut régler une affaire au plus vite. »

    Et lui, quelques lignes plus bas :

    « Il s’entretenait, c’est ça, il voulait garder un ventre plat et une forme impeccable… »

    Et, plus loin :

    « Lui, un homme plutôt compliqué, disons-le comme ça, pas trop sûr de lui malgré tous les films qu’il a produits […] il l’a juste regardée faire — et répondre à ses questions, simplement, c’est ça, c’est le mot… »

    Les exemples sont multiples — allusions constantes à l’écriture et discrètes à la littérature (Italo Calvino, Susan Sontag, Virginia Woolf, Alice Munro…), clichés de la conversation courante et conventions en matière de goût, tous marqueurs de l’appartenance à une classe sociale — qui font la richesse du travail de patiente broderie à laquelle se plie Brina Svit. Mais toujours, dans chacune des nouvelles, qui les relie modestement mais joyeusement l’une à l’autre, la garde-robe des héroïnes du moment, dessous inclus. Avec une prédilection pour la petite jupe (rouge à pois) qui se porte avec un pull en V et des ballerines plates. Celle qui « danse autour d’elle quand elle se déplace » et « se déploie autour de ses cuisses ». Ou bien la petite robe « bleu ciel à pois, serrée à la taille et manches trois-quarts ». Ou encore cette « robe bleue sans manches en velours de soie, ni trop habillée ni trop simple mais faisant toujours effet… » Autant de variations sur le langage des signes qui émaillent habilement les récits au même titre que tous les menus décalages qui sont la marque de fabrique de Brina Svit. Ce n’est sans doute pas un hasard si Brina Svit remet en avant cette réflexion de Roland Barthes :

    « car il faudrait ne plus placer le sens du livre dans sa structure, mais au contraire reconnaître que l’œuvre émeut, vit, germe à travers une espèce de « délabrement » qui ne laisse debout que certains moments, lesquels sont à proprement parler les sommets. » (in « Le jardin de ma femme ») [Conférence de Barthes au Collège de France : « Longtemps je me suis levé de bonne heure », 19 octobre 1978]

    Des sommets que permet d’atteindre l’art de Brina Svit, qui connaît à la perfection les subtilités de « l’esprit de géométrie » et de « l’esprit de finesse ». Une alchimie parfaite, un grand bonheur pour le lecteur que ces Nouvelles définitions de l’amour.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Brina Svit, Nouvelles définitions de l'amour




    BRINA SVIT


    Brina Svit denim
    Brina Svit,
    photographie de Philippe Matsas





    ■ Brina Svit
    sur Terres de femmes


    Cela s’appelle l’aurore (Coco Dias ou la Porte Dorée) [lecture d’AP]
    Coco ou le désarroi de Brina
    Conversation privée avec Brina Svit
    Le Dieu des obstacles (lecture d’AP)
    Les incertitudes du désir (Une nuit à Reykjavík) [lecture d’AP]
    Turris eburnea (Moreno + bio-bibliographie)[lecture d’AP]
    Petit éloge de la rupture (lecture d’AP)
    Un cœur de trop [lecture d’AP]
    Visage slovène (lecture d’AP)
    Rue des Illusions perdues (Con brio) [lecture d’AP]
    → (en commentaires sur Terres de femmes)
    Mort d’une Prima Donna slovène
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    Portrait de Brina Svit (+ extraits de Moreno, Un cœur de trop, Coco Dias ou la Porte Dorée)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur lelitteraire.com)
    une recension de Nouvelles définitions de l’amour par Jean-Paul Gavard-Perret






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  • France Burghelle Rey | Les Tesselles du jour (extraits)



    LES TESSELLES DU JOUR
    (extraits)





    XXV




    Penché sur l’eau je regarde aujourd’hui les pierres elles font un collier à mon ruisseau et luisent comme autant de verreries j’en aime les éclats les couleurs


    Quand bruit pour le bonheur de l’ouïe l’eau des cascades je marche jusqu’à la fin du jour


    Sans arrêter mes pas sans m’occuper de la pluie je marche et deviens le ruisseau dont je suis le miroir il n’est plus besoin de maison mais un lit est là qui m’attend





    XXVI




    Faire surface sentir l’air du dehors je suis un monde quand l’autre est là et l’étranger ami


    Tu as forcé ma porte et je te force à sentir l’air présent


    Nos mots ne seront plus pierres dans nos cœurs-maisons ils sont ces enfants que nous dirons toujours





    XXX




    Entre l’orée et l’horizon il y a mon personnage : bouche ouverte ivre des syllabes qu’il compte comme autant de gouttes patient vénéfice jamais épuisé de mes textes


    Et l’avis unanime des amis quand j’ai voulu partir pour valdemosa non je n’ai pas fermé mes livres oublié mes carnets j’ai même emporté ce qu’il faut pour séduire


    Car j’aime les arrivées les bords des lacs où ricochent sur l’eau les pièces du souvenir





    XXXIV




    L’aube a comblé ton impatience et t’a offert la pluie comme de l’or bleu dans les trous du chemin et cette envie à la rivière d’entrer dans l’eau jusqu’aux genoux !


    Puis tu regardes la roche et sens ton inquiétude un pont à traverser voilà ce qu’il te faut plus de regrets de la route bleue quand ton domaine sera nouveau


    Et si tu suis la rose des vents tu sauras que tout est vrai mais au bout du chemin il n’y a rien qui t’attend




    France Burghelle Rey, « Les Tesselles du jour » in Petite anthologie, Confiance | Patiences | Les Tesselles du jour, Éditions Unicité, 2017, pp. 133-134-138-142.






    France Burghelle Rey, Petite anthologie, Confiance | Patiences | Les Tesselles du jour, Éditions Unicité, 2017.



    FRANCE BURGHELLE REY


    France Burghelle Rey NB





    ■ France Burghelle Rey
    sur Terres de femmes


    Après la foudre (lecture de Philippe Leuckx)
    Trop (extrait du Bûcher du phénix)
    [qu’importe le temps] (extrait de Lieu en trois temps)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Lumière du poème




    Voir aussi ▼


    le blog de France Burghelle Rey
    → (sur le site des éditions Unicité)
    la fiche de l’éditeur sur Petite anthologie, Confiance | Patiences | Les Tesselles du jour





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  • Ève de Laudec & Bruno Toffano | [Pleine | Gorgée d’esquives]



    [PLEINE | GORGÉE D’ESQUIVES]




    Pleine
    Gorgée d’esquives
    Et de leurres
    Elle troue les méandres
    De l’ombre
    Je tends à son halo
    Mes doigts conque
    Garder encore un peu
    Le chant de Séléné



    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…, Jacques Flament Éditions, Collection / Série : Images & mots, 08380 La-Neuville-aux-joutes, 2017, page 29. Préface d’Angèle Paoli.






    Eve de Laudec, Ainsi font....jpg 4






    ÈVE DE LAUDEC


    Eve de Laudec Ph
    Source




    ■ Ève de Laudec
    sur Terres de femmes

    Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font… (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    Escroqueviller | Effacer | Quitter (poèmes extraits de L’Ingratitude des oiseaux à becs)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    De tous ces mots



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Jacques Flament Éditions)
    la page de l’éditeur sur Ainsi font…
    l’emplume et l’écrié (le site personnel d’Ève de Laudec)
    → (sur le site de la revue Ce Qui Reste)
    une page sur Ève de Laudec





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  • Maud Thiria, Brindilles (extraits)



    BRINDILLES (extraits)




    4

    Enfant
    tu cherchais la solitude et les coins sombres
    peuplés de tes rêves
    en plein jour
    et tu creusais des tombes aux souris
    qui valait mieux que de sourire aux morts qui
    t’entouraient
    aujourd’hui tu recommences lentement
    à chercher l’ombre entre deux lueurs
    parmi les arbres et leurs secrets
    gardés en creux
    murmurés
    par l’enfant
    que tu étais.



    5

    Vois comme tu vieillis
    comme blanchit ton front
    sous la main tendre
    de celle — mais qui est-elle ? —qui disparaît peu à peu
    au regard clair et ses taches d’ombre
    comme tes mains tavelées
    dont l’os ne tardera pas à saillir
    sous peu
    si peu de chose
    tu es encore ici-bas
    au plus bas de toi-même
    au plus profond aussi
    si proche de l’os que tu pourrais en sucer la moelle.




    Maud Thiria, Brindilles (extraits) in Les Mains, τhαumα n° 14, Revue de philosophie et de poésie, La Compagnie des Argonautes, novembre 2016, pp. 96-97.






    Thauma Les mains




    MAUD THIRIA


    Maud Thiria
    Source




    ■ Maud Thiria
    sur Terres de femmes


    Blockhaus (lecture d’AP)
    [tu te demandes si] (extrait de Blockhaus)
    [chercher à prendre corps] (extrait de Mesure au vide)
    Sous les fauteuils, 1




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site personnel de Maud Thiria)
    une notice bio-bibliographique sur Maud Thiria
    → (sur Terre à ciel)
    Maud Thiria Vinçon : poésie et traces





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  • Béatrice Bonhomme | Tes nuits sont devenues mes jours



    TES NUITS SONT DEVENUES MES JOURS




    la poupée voyageant avec moi.

    je partirai avec ton amour en bandoulière.

    une ardoise magique, même passée et repassée, laissant apparaître des traces.

    écrit à l’encre sympathique ne cherche qu’un révélateur pour réapparaître.

    c’était venu sans rime ni raison.

    je n’ai qu’une vie. je n’ai qu’un ami. je n’ai qu’un je t’aime.

    j’espère que tu as bien fait ta chasse au trésor.

    ce petit dessin d’un chapeau de fête.

    mes journées qui étaient tes nuits.

    en me promenant juste dans les rues ou les petits parcs j’ai croisé plusieurs écureuils, un raton laveur et une loutre.

    me retrouver à t’envoyer une vraie lettre d’un aéroport.

    c’est curieux de t’écrire autre chose que ces messages arrachés à l’urgence et au temps, ces signes qui sont comme des cris, comme des appels, comme des écorchures de l’âme, et d’avoir un espace pour te dire mon amour comme un peu plus tendrement que d’habitude.

    te parler toujours dans le silence de ta réponse.

    être assujettie à ce rituel de ces mots vers toi.

    te dire je t’aime par l’intermédiaire de ces mots écrits qui se poseront sur toi comme des plumes, des flocons, des miettes de vie, si précaires et si nues.




    Béatrice Bonhomme, Dialogue avec l’anonyme (textes inédits), 6, in revue littéraire Bleu d’Encre n° 36, Hiver 2016, pp. 17-18. Dossier Béatrice Bonhomme réalisé par Gérard Paris.






    Beatrice Bonhomme






    BÉATRICE BONHOMME


    Béatrice Bonhomme
    D.R. Ph. Laurent Bourdelas



    ■ Béatrice Bonhomme
    sur Terres de femmes

    Mutilation d’arbre (note de lecture d’AP)
    Le pacte des mots
    Passage du passereau
    [Les petits chevaux de Tarquinia]
    Poumon d’oiseau éphémère
    Sauvages
    T’écrire adolescent
    La terre rouge
    Variations du visage & de la rose (note de lecture de France Burghelle Rey)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Un lacis de sang et d’ombre
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Béatrice Bonhomme-Villani par Guidu Antonietti di Cinarca, un poème extrait de Poumon d’oiseau éphémère et l’excipit de Mutilation d’arbre



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    Kaléidoscope d’Enfances
    → (sur Wikipedia)
    une belle bio-bibliographie de Béatrice Bonhomme
    → (sur Terres de femmes)
    La rencontre Hölderlin-Jouve-Klossowski par Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert
    → (sur le site de la Revue d’art et de littérature, musique)
    un entretien de Rodica Draghincescu avec Béatrice Bonhomme (Numéro 45 – décembre 2008)





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  • Lou Raoul | [dans les maisons détruites abandonnées]



    [DANS LES MAISONS DÉTRUITES ABANDONNÉES]




    dans les maisons détruites abandonnées celles où personne ne serait revenu où les débris de vaisselle jonchant le sol de l’ancienne cuisine où des mots peints en grand sur les façades les maisons en ruine les traces intactes de la guerre tout cela la guerre ce dont Kim aurait entendu parler bien sûr à la fois proche à la fois lointaine les traces là palpables sous la main dans les yeux les maisons détruites abandonnées en ruine voisines d’autres maisons où la vie aurait ramené les bûches de bois devant les portes le linge à sécher sur les fils les moutons dans les prés alentour les parcelles plantées de choux




    et à Brač les terrains plantés d’oliviers à Brač où Mladen et Tea debout sous un caroubier qu’enfin Kim verrait Kim découvrirait le port de cet arbre les fruits à même les branches et dans l’herbe au pied de l’arbre jonchée de caroubes brunes sur les échoppes du marché vert aussi et Tea la vendeuse un jour glisserait une cosse dans le sac en plastique rempli de mandarines le sac de plastique léger entre les mains de Kim entre ses mains




    le silence Kim le boirait sur la route devant l’église orthodoxe près de la retenue d’eau si claire où la rivière Cetina aurait sa source loin en profondeur où l’eau claire de la Cetina commencerait les cent cinq kilomètres vers la mer son voyage deux Tea s’étreindraient longuement à la gare routière puis l’une d’entre elles monterait dans le car à destination de Makarska, Međugorje, Mostar et la fête foraine battrait son plein en ce dimanche après midi des enfants souriant




    feuilles et pigeons se mêleraient Mladen traverserait la rue portant deux gros sacs entiers de citrons des paroles s’échangeraient dans l’ambiance feutrée des cafés théières faïence blanche Kim assise dans un canapé brûleraient les bougies plus loin serait la Riva serait toujours en kermesse des jeunes Mladen finalement ivres




    les mains dans la crypte continueraient à toucher la statue de Sveta Lucia celles de femmes seraient sur les vêtements et les draps étendus sur maints fils au-dessus des ruelles et sur les balcons l’eau de la Cetina serait tellement claire qu’elle laverait les yeux la tristesse toute la souffrance et le silence serait juste plein de la laine des moutons traversant la petite route accompagnés d’une femme âgée de noir vêtue seraient ici inhumés des personnes serbes le cimetière entier et leurs noms en cyrillique Kim verrait ce serait décembre la forteresse de Klis sous le soleil lumineux toute blanche et au nord-ouest du mont Dinara la Cetina prendrait sa source […]



    Lou Raoul, Otok, Éditions Isabelle Sauvage, Collection présent (im)parfait, 29410 Plounéour-Ménez, 2017, pp. 41-42-43.






    Lou Raoul, Otok





    LOU RAOUL


    Lou raoul
    Ph. ©Lou Raoul




    ■ Lou Raoul
    sur Terres de femmes

    [galope le printemps] (extrait de Traverses) [+ une notice bio-bibliographique]



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage)
    la page de l’éditeur sur Otok
    → (sur Ce qui reste)
    d’autres extraits du recueil Traverses
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Lou Raoul
    → (friches et appentis)
    le blog de Lou Raoul






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  • Henri Meschonnic | [chaque instant est un nouveau visage]



    [CHAQUE INSTANT EST UN NOUVEAU VISAGE]



    chaque instant
    est un nouveau visage
    et se vide
    l’instant après



    ce n’est pas du silence
    qu’on entend
    puisqu’il n’y a plus de langage
    personne pour parler
    personne pour se taire
    je cherche des mots
    mais il n’y a plus de sens



    des voix en moi
    n’ont pas
    de nom
    du sans nom
    parle par
    moi



    toute cette absence
    n’est pas seulement
    en nous
    c’est l’absence aussi
    de nous



    Henri Meschonnic, Infiniment à venir, in Infiniment à venir, suivi de Pour le poème et par le poème, Éditions Arfuyen, Collection Les Cahiers d’Arfuyen, volume 230, 2017, pp. 20-21-22-23.






    Henri Meschonnic, Infiniment à venir.jpg 2





    HENRI MESCHONNIC


    Meschonnic_©RégineBlaig
    Ph. © Régine Blaig
    Source



    ■ Henri Meschonnic
    sur Terres de femmes

    Et la terre coule
    J’apprends une phrase qui n’a pas de fin
    nous ne savons pas si
    Un visage
    8 avril 2009 | Mort d’Henri Meschonnic



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    la fiche de l’éditeur sur Infiniment à venir
    De la poésie osmotique d’Henri Meschonnic, article d’Angèle Paoli, publié en mai 2008 dans la revue faire part (document Word)







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  • Frédéric Tison, Le Dieu des portes

    par Angèle Paoli

    Frédéric Tison, Le Dieu des portes, Librairie-Galerie Racine,
    Collection Les Hommes sans Épaules, 2016. Prix Aliénor 2016.



    Lecture d’Angèle Paoli


    TROIS CLÉS, UNE CONTRECLEF




    « Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible », écrivait jadis Gérard de Nerval dans l’incipit d’Aurélia.

    Percer ? Il faut bien un verbe d’une telle force pour dire tout le danger qu’il y a à vouloir affronter l’ambiguïté fondamentale qui préside à l’existence des portes. Synthèse à la fois des arrivées et des départs, les portes sont aussi les gardiennes du temps (et du temple), de la guerre et de la paix. Ne combinent-elles pas passé et avenir, intérieur et extérieur, profane et sacré, commencement et fin ? Monde des vivants et monde des morts ? Figure du passage par excellence, la porte ouvre sur le mystère de toutes les oppositions. Connu / inconnu ; lumière / ténèbres ; visible / invisible ; immobilité / mouvement,…

    Il peut arriver que le voyageur hésite. Que, pris entre désir et crainte, il reste dans le suspens du seuil. Il arrive aussi que, poussé par l’énergie de vents favorables, il choisisse de franchir cet entre-deux qui le déséquilibre. Qu’il choisisse le passage. Ainsi en est-il aussi du livre. Et de la double hélice autour de laquelle il s’envolute : crainte et désir.

    Parmi ces livres, Le Dieu des portes. Je n’ai pu pousser sans une certaine appréhension les trois portes qui se présentent à l’entrée des trois « cahiers » qui composent le recueil poétique de Frédéric Tison. Heurteville / Sylvestres / Planètes. Trois portes au nom mystérieux dont il n’est pas a priori aisé de faire jouer les pênes. C’est donc un recueil à trois temps trois volets que le poète nous invite à traverser. Un triptyque poétique. Et, pour chacun de ces temps, vingt-huit morceaux. Vingt-huit poèmes en prose.

    Or, voilà que dans le poème XXVIII du premier « cahier » il est écrit :

    « Et tant de jours et d’heures que tu demeures devant la porte dont la serrure est rebelle. »

    Cela peut décourager mais tout aussi bien rassurer. D’autant plus que la suite dit :

    « Enfin la clef tourne — après tant d’heures et tant de jours. »

    Patience donc, lecteur. Tes efforts seront récompensés. Voici comment.

    Pour chacune des portes et à l’extérieur du cahier sur lequel elle ouvre, un exergue. Comme dans l’univers des contes, une bonne fée tend une clé. Ici, le poète. Pour la première porte, ce sont les vers de l’écrivain Paul Gadenne qui sont convoqués :

    « J’écoute. J’écoute la minute de silence où le poète apparaît

    au milieu de tous ces bruits de portes »

    La seconde clé est celle de l’une des grandes voix du trobar, Raimbaut d’Orange, poète occitan créateur du poème « La fleur inverse » :

    « Ar resplan la flors enversa

    Pels trencans rancs e pels tertres…

    « Alors resplendit la fleur inverse

    Sur les rocs tranchants et sur les tertres… »

    La troisième et dernière clé est celle du poète grammairien anglais Geoffrey de Vinsauf, à qui l’on doit un Nouvel Art poétique. Poetria Nova (vers 1210), composé en latin :

    Cellula quae meminit est cellula deliciarum.

    « La cellule qui se souvient est une chambre des plaisirs ».

    Tout cela peut paraître énigmatique. Mais les trois clés sont riches d’indices. L’une, la première, donne du poète une définition possible. Que d’autres motifs viendront compléter :

    « Il y a en toi quelqu’un de très ancien, qui se rappelle la nuit. »

    Associée au silence, la figure du poète l’est aussi à la solitude implicite, celle qui détache du monde bruyant de la cité. L’autre clé montre au poète « la fleur inverse » — « neige gel et glace / qui coupe et qui tranche / dont meurent appels cris chants sifflets… » (Raimbaut d’Orange). Prenant modèle sur le troubadour occitan « Le Dieu des portes » s’adresse ainsi au poète-voyageur et l’encourage à la création poétique :

    « Verse ta voix dans les eaux de la ville — le torrent du caniveau, la rivière des gouttières, la flaque du trottoir—, si là, selon l’ordure, la pluie, le ciel, elle chante les visages tombés, les arches élues, les débris du miroir. »

    Dans le sillage où il l’entraîne, il lui délivre quelques arcanes de la création :

    « Il paraît que je suis le prince de l’envers et de la fumée, que je caresse les oiseaux et les fleurs d’un autre parc — on dit que j’augmente le ciel et le vent ! »

    N’est-ce pas là une définition possible du poète ?

    Poursuivant son cheminement aux côtés de Raimbaut d’Orange, le lecteur s’interroge. Pourquoi Frédéric Tison a-t-il choisi la forme du poème en prose ? Il y a sans doute à cela plusieurs raisons. La première est historique. C’est en effet aux poètes-troubadours que l’on doit l’invention de ce genre poétique. Cette « petite forme de prose », très prisée des poètes occitans, a donné vie à des formes variées telles que la nouvelle, le cuento, les « vies brèves ». Longtemps en faveur à l’époque médiévale, le genre poétique sera remis à l’honneur au XIXe siècle avec Gaspard de la Nuit par le poète Aloysius Bertrand. La seconde est plus personnelle. Elle relève d’un goût particulier du poète pour les histoires brèves, qui se peuvent saisir sur la page en un seul regard. Ce que Frédéric Tison suggère dans le sous-titre donné à son recueil : Histoires en peu de phrases. Ainsi sa préoccupation rejoint-elle celles des troubadours, auteurs de « vies brèves ». Fréderic Tison excelle dans cette forme poétique, apparemment simple, mais en réalité extrêmement exigeante.

    La dernière clé est sans doute la plus résistante. Elle ouvre sur un monde plus foisonnant et complexe qui semble être le point suprême de la quête poétique du poète. Son floruit. Sans doute faut-il mettre en relation le monde démultiplié des « Planètes », leurs beautés de pierres froides, avec la « chambre des plaisirs » de Geoffrey de Vinsauf. Et les errances multiples du poète guidé par le « Dieu des portes », en relation avec la beauté pure des poèmes, ces petites cellules où s’entrelacent les motifs, macrocosme et microcosme, enluminures des livres d’Heures, vitrail, émaux, mosaïques et moirures aux contrastes saisissants. Là, en effet, au cœur des textes, se côtoient références mythologiques, bibliques, alchimiques, médiévales, littéraires — « lorsque tu marches toute la forêt s’avance derrière toi… »… et musicales. Les unes explicites (Silène, inventeur de la flûte, et Orphée, Guillaume de Lorris et Jean de Meung, Hölderlin, Perrault et Grimm…), les autres implicites (le prophète Ezéchiel, le Jean de l’Apocalypse, Shakespeare, Verlaine, Rimbaud, Nerval et Mallarmé…), et sans doute beaucoup d’autres. Avec peut-être, en arrière-plan, ombre parmi les ombres, celle du couple errant de Dante et de Virgile longeant le Styx et traversant ensemble les Enfers.

    « Une barque t’attend, deux rames déployées ; armé d’ombres, nautonier, chante l’eau énorme et légère. Un ciel se déploie au-devant ; chargé d’ailes, prisonnier, demeure dans l’air qui te chante. » (XXVII)

    Beauté complexe des poèmes, qui s’apparente à la beauté du chant. D’énigme en énigme, le « Dieu des portes » guide. Le lecteur et le poète. Il enjoint le voyageur à le suivre dans l’entrelacement des figures qui se tisse d’un cahier à l’autre du recueil, à traverser les apparences, du singulier vers le tout et du tout vers l’Un. Chacun des textes, comme dans les contes, délivre une part d’incertitude et de mystère. Rien n’est sûr. Tout repose sur des semblances, des rumeurs dont il est difficile de cerner les contours.

    « On raconte que mes paroles sont la porte qui tremble »

    « Il paraît que je suis vaste et léger »…

    Et, comme dans les contes, mais aussi comme dans la geste médiévale, la répétition scande le texte. Qu’il soit de prose ou de vers. La répétition en effet favorise la mémorisation des événements mais aussi la mémorisation de la ligne mélodique comme l’enseigne Geoffrey de Vinsauf. La répartition alternée en longues (—) et en brèves (∪) ne suffit pas à la beauté du mètre, il y faut des ornementations. Ainsi de ces petites « cellules » qui, répétées, assurent plaisir et beautés, musicalité. Frédéric Tison le sait. Il les affectionne. Celles-ci structurent les poèmes. Nombreuses, elles sont souvent anaphoriques :

    « Tu auras su cette immense blessure… »

    « Tu auras su la rue énorme… »

    Mais pas uniquement, comme dans ce même poème (XXIII, Cahier I) où l’on retrouve par trois fois cette étonnante répétition, qui met l’accent sur le mystère de l’Un:

    « …où quelqu’Un n’est pas… »

    « … où quelqu’Un est nombre… »

    « …quand quelqu’Un est caché dans les visages… »

    Le cheminement à travers « l’œuvre léger des nuages » se poursuit, qui ouvre sur des lieux multiples, certains connus de chacun et aisément identifiables, d’autres mythiques, insaisissables. Ce sont lieux de passage marqués d’empreintes invisibles et de présences absentes ; des lieux traversés par les vents trompeurs, traversés par les ombres dont on a oublié les noms. Dans les « villes précieuses », il y a des labyrinthes et des carrefours où se nouent les questions essentielles. Et des rues à miroirs qui démultiplient les visages. Des voix qui se perdent dont on ne reconnaît pas le son. Il y a bien des curiosités et bien des mystères. Il y a des manques, il y a du désir, il y a des attentes :

    « Dans ces miroirs qui t’attendent aux carrefours d’allées longues et brèves, quand rencontreras-tu celui qui parlera — celui qui n’aura pas le son de ta voix ? »

    Est-ce là le dilemme du poète ? Le cruel paradoxe auquel il se confronte lorsqu’il écrit ? Comment échapper au miroir ? La résolution de l’énigme se trouve peut-être dans la distanciation proposée par le « Dieu des portes » :

    « Tu présentes […] de tes œuvres la page inachevée, de ton visage la contreclef. »

    Au-delà, la dernière énigme se cache dans le lieu d’écriture du recueil  : RÉCIF TON DÉSIR. Telle est peut-être l’ultime clé, celle qui contient en trois mots les secrets cachés dans les trois autres clés.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Frédéric Tison 2






    FRÉDÉRIC TISON


    FTison





    ■ Frédéric Tison
    sur Terres de femmes

    [Est-ce là moi cette tête détachée… ?] (extrait du Dieu des portes)
    [Eaux grèges] (extrait d’Aphélie)



    ■ Voir aussi ▼

    le blog de Frédéric Tison
    → (sur Les Hommes sans Épaules)
    une notice bio-bibliographique sur Frédéric Tison (+ un entretien de Jean de Rancé avec Frédéric Tison)
    → (sur le site de la revue Possibles)
    deux autres extraits du Dieu des portes de Frédéric Tison (+ une recension par Pierre Perrin)






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