Terres de Femmes

Mois : décembre 2015


  • Stéphane Korvin | [le vent se bombe]



    [LE VENT SE BOMBE]




    le vent se bombe, tous les oiseaux penchent
    ailleurs se renverse

    je bois très fort

    revenu au centre de ta foulée
    je parle le cyrillique des peu

    je tombe un peu, je t’aime un peu

    et toi larme, pente
    tu inventes un nouveau cours d’eau
    le récit d’une fois qui ne décolère pas



    Stéphane Korvin, bas de casse, Æncrages & Co, Collection Voix de chants, 2015, s.f. Dessins de Caroline Sagot-Duvauroux.






    Basdecasse






    STÉPHANE KORVIN


    Korvin_stephane
    Source



    ■ Stéphane Korvin
    sur Terres de femmes

    [on déplace les muettes] (poème extrait de Noise)



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Stéphane Korvin
    → (sur le site des éditions Æncrages & Co)
    la page de l’éditeur consacrée à bas de casse de Stéphane Korvin





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  • Inger Christensen, La Chambre peinte | Un récit de Mantoue

    par Angèle Paoli

    Inger Christensen,
    La Chambre peinte | Un récit de Mantoue,
    Le  Bruit du temps, 2015.
    Traduit du danois par Karl et Janine Poulsen.
    Nouvelle édition révisée.



    Lecture d’Angèle Paoli



    LA CHAMBRE PEINTE, « ŒUVRE OUVERTE »




    Avec ce petit opus signé Inger Christensen — La Chambre peinte | Un récit de Mantoue [Det malede værelse, 1976] —, inutile de chercher à résoudre les multiples énigmes qui relient le récit à la « plus belle chambre du monde ». Celle que le peintre Andrea Mantegna réalisa au XVe siècle pour son prince Ludovico de Mantoue, marquis de Gonzague. Inutile parce que l’énigme est au cœur même du projet d’Inger Christensen, qui démultiplie à loisir, comme se déploient les plumes majestueuses du paon, les imbrications de son récit en relation avec la fameuse « chambre peinte », dite aussi, sans doute à tort, « chambre des époux ». Outre l’énigme qui concerne la date de début des travaux entrepris par le peintre, et qui relève davantage du travail de l’érudit que de celui du lecteur passionné désireux de nouer/dénouer les intrigues, viennent s’adjoindre les énigmes liées aux concubinages naissances illicites descendances masquées ainsi qu’aux relations ambiguës qui se trament entre les personnages. Dont celle du peintre et de son mécène. Du peintre et de la cour qui le fait vivre et qu’il honore. Dont celle, aussi, très étrange, de Marsilio Andreasi, secrétaire particulier de Ludovico, avec Mantegna. Une relation triangulaire qui inclut Nicolosia, épouse de Mantegna et amante de Marsilio. « Marsilio et Nicolosia, Nicolosia et Andrea, Andrea et Marsilio. » Mais aussi l’énigme de Nana, la naine renfrognée qui figure aux côtés de Barbara de Brandebourg sur la fresque de la « chambre peinte », Nana à qui Inger Christensen a confié une place centrale dans son ouvrage ; celle de la « dame au bandeau blanc », trois fois présente sur le plafond peint qui ouvre sur le trompe-l’œil du ciel. Est-elle la même et qui est-elle ? La duchesse Barbara jeune ? « La sœur du pape » Enea Silvio Piccolomini, grand humaniste, grand fornicateur devant l’Éternel et père d’une nombreuse progéniture, connu sous le nom de Pie II ? Ou bien encore l’une des maîtresses du pape ? Et qui sont les trois femmes qui recherchent la « dame au bandeau blanc » ? « Le jardin céleste » livrera-t-il une part de ses secrets ? L’existence et la non-existence sont-elles de la même essence indifférenciée ? Autant de questions qui restent en suspens et qui poussent le lecteur à poursuivre ses investigations sans que celui-ci ait la certitude d’aboutir. À moins qu’il ne se livre à une savante suite chiffrée, à même de résoudre mathématiquement ce qui relie la complexe fantaisie narrative de la Chambre peinte à l’œuvre d’art du Quattrocento. Car, pour les trois amies — elles conciliabulent aussi sur le plafond peint —, si elles consacrent autant d’ardeur « à la recherche de la dame au bandeau blanc », c’est que « l’ennui les oblig[e] à chercher inlassablement des énigmes partout, moins pour les résoudre que pour les semer comme des rumeurs, vraies ou fausses, susceptibles d’en augmenter le nombre. »

    Inger Christensen, mêlant habilement les indices du vrai et du faux, du trompe-l’œil narratif et de l’illusion picturale, prend un plaisir certain à brouiller les pistes. Et ce maillage se déploie tout au long du récit selon trois voix différentes. Celle de Marsilio Andreasi ; celle de Nana ; celle de Bernardino.

    Intitulé « Les Journaux de Marsilio Andreasi — Morceaux choisis », le premier récit fait entendre la voix de l’ambassadeur, secrétaire particulier de Ludovico Gonzaga. Les « morceaux choisis » (invention très réussie de la poète danoise) qui composent ces pages datées, comportent de nombreuses ellipses temporelles. Dans la première page de ce journal, datée du 14 mars 1454, Andreasi déplore le mariage de sa bien-aimée Nicolosia, fille du peintre Jacopo Bellini avec Andrea Mantegna, alors âgé de 23 ans. Son désespoir le conduit à dénoncer la « logique malsaine » du mariage, l’emprisonnement auquel cette convention sociale soumet les femmes. La dernière page, datée du 13 septembre 1506, fait état du décès de Mantegna. Andreasi y confie ses regrets son chagrin mais aussi son amour pour le peintre longtemps haï ; un amour construit autour de Nicolosia, et de sa disparition. Entre ces deux dates extrêmes, l’ambassadeur évoque ses amours avec Nicolosia : « Elle est comme une fleur parmi les fleurs. Moi comme une abeille parmi les abeilles. Dans le jardin céleste. » Puis sa mort, dont il dit être l’auteur. Il évoque aussi le chagrin mortel qui pousse Barbara de Brandebourg à se jeter dans le Mincio le jour de l’intronisation de son plus jeune fils, Ludovico, à peine âgé de neuf ans. C’est aussi à l’ambassadeur que l’on doit la réflexion sur « la différence entre l’existence et la non-existence ». C’est dans sa bouche que l’on trouve la phrase énigmatique qu’il tient de Pie II au moment de son entrée dans Mantoue (où va se dérouler le concile devant décider de la future croisade contre l’Empire Ottoman) : « Au cœur de la tempête, la tempête est un nuage immobile ». Phrase que psalmodiera à nouveau le pape au moment de quitter ce monde. Au passage, Andreasi peste contre Ludovico à qui il reproche ses largesses à l’égard de Mantegna qui, selon lui, ne les mérite pas. Ses absences irritent l’ambassadeur et sa « mégalomanie » l’insupporte. Le 24 août 1472, Andreasi confie à son journal la rencontre à Bondanello de Ludovico Gonzaga avec son fils cadet, le cardinal François. Événement dont s’inspire Mantegna pour décorer le mur ouest de la « Camera dipinta ». Quant à Bernardino, le fils de Mantegna, convaincu, en dépit de son jeune âge que « les portraits sont plus vivants que tous ces contemplateurs agités et ravis qui font des manières parce que l’âme du portrait, qui est la leur, leur fait peur », il a surnommé cette salle la « chambre des spectres ». De cette « chambre des spectres », Andreasi rapporte les propres paroles de Mantegna, lors de l’une de leurs ultimes visites :

    « Il ne restera rien de nous (les artistes), mais nos semblables parleront à travers nos tableaux. Qui a peint ces gens ? Quel art projette ce regard stupide et divin dans l’éternité comme s’il était une pomme comestible ? Celui de Paolina, pas le mien. C’est celui de Barberini et de Nana, pas le mien. C’est celui des enfants. Tous les enfants qui gardent leur curiosité intacte au cœur des questions des adultes à la mort ».

    « Le secret du paon », second récit de la Chambre peinte tourne autour de l’énigme de Nana, de ses amours mystérieuses avec Piero, de ses nombreux fils qu’elle élève seule, de l’abandon et de l’attente, de ses paons avec qui elle noue de longs dialogues. L’histoire de Nana commence comme un récit médiéval inspiré de l’amour courtois ou comme un conte de fées (ou d’anges) dans lequel les objets se chargent poétiquement d’une signification autre. Le « cuvier de terre », les « oranges nuptiales », la « couronne », les « guirlandes ». Intervient Balthazar, le jardinier de Ludovico, dans son rôle bienfaisant auprès des fiancés. Il entraîne dans son « jardin secret » son fils Piero et Nana. Afin qu’ensemble ils plantent l’oranger qui scellera leur amour :

    « L’oranger… a toujours été à la fois symbole de pureté ; de chasteté et de fécondité. Et précisément pour cette raison, symbole d’amour éternel. »

    L’orange partagée sera-t-elle un gage de fidélité pour l’un comme pour l’autre ?

    Au cours de la journée de noces de Nana et de Piero survient l’inconnue. « La dame au bandeau blanc ». Ainsi que les trois femmes qui s’enquièrent de son identité. Inger Christensen s’inspire de la symbolique du plafond de la « chambre peinte » pour composer son histoire. Ou plutôt ses histoires dans l’histoire. Elle reprend les objets qui figurent dans le pseudo-oculus — sangles et rubans ornementés, guirlandes colorées de feuillages et de fruits, petit oranger dans son cuvier placé en équilibre sur la balustrade — et introduit les personnages au statut mouvant. « La dame au bandeau blanc, Barbara jeune » (« aux côtés d’une jeune esclave noire » in « Journaux de Marsilio Andreasi »). Mais peut-être aussi la « sœur du pape », si l’on en croit les propos de la dame (in « Le secret du paon »). De l’autre côté de l’oranger se tiennent les trois amies que l’on distingue par leur coiffure : « les bandeaux, les chignons »… « cheveux dénoués et ondulés. » L’une d’elles tient « dans la main droite un petit livre ouvert. » Livre des anges ? Livre qui conte l’histoire d’Euryale et de Lucrèce ?

    Ainsi s’emboîtent et s’enchevêtrent d’autres épisodes, l’ensemble composant une marqueterie complexe. Remarquable. Un tableau vivant, animé de passions. Nana et Piero / Enea Silvio Piccolomini (le futur Pie II) et les deux sœurs Maria / Euryale et Lucrèce / Histoire des amours de Barbara et de la naissance de Nana / Histoire de Lucia / Histoire de Farfalla et de Piero… Autant d’« énigmes » auxquelles Nana se trouve confrontée dans ce récit qui la concerne. D’interrogations en découvertes inattendues (n’est-elle pas la fille du pape Pie II et la sœur de Piero ?), elle considère pourtant sa vie avec sagesse. Une sagesse qui fait grandir la naine qu’elle est, intérieurement.

    Bousculant les idées reçues, Inger Christensen fait de la naine officielle de la duchesse Barbara, représentée de front dans la fresque de Mantegna, une héroïne de roman, attachante, généreuse et fidèle. Une bonne vivante joyeuse et drôle. Nombre de secrets seront levés qui concernent son histoire. Et bien d’autres encore. Celui de Lucia ; celui de Farfalla, la princesse turque aimée de Ludovico et de Piero. Mais cela aussi était un secret ouvrant sur d’autres énigmes.

    « J’ai été la réceptrice de tous les secrets possibles » confie Farfalla « et, dans ces pages vous pourrez en lire une partie.
    Les autres, je les garderai pour moi. Certains n’ont évidemment plus aucune raison d’être tenus secrets. Celui de Nana par exemple […] »

    En revanche, le secret des paons n’a pas été résolu. Mais peut-être n’y en avait-il pas ! Tout cela relève du libre choix de l’écrivain. Qui laisse là Nana et ses paons. Pour se tourner vers Bernardino, le fils de Mantegna et de Nicolosia. Dont Marsilio prétend être le père. Changement de point de vue. Changement de regard.

    Le récit de l’enfant s’intitule : « Mes vacances d’été ». « Par Bernardino, 10 ans. »

    Là encore, plusieurs récits se succèdent qui prennent des tonalités diverses. Dans le tout début du récit, le jeune garçon évoque sa vie de fils de peintre, sa relation à Mantegna, son père, à sa petite sœur Gentilia et à Marsilio qui s’occupe d’eux en l’absence du peintre et leur lit « l’histoire du jardin céleste ».

    Le monde de Bernardino est celui de l’atelier, des pinceaux des couleurs des seaux, à mélanger la chaux à préparer les murs pour les peintures à fresques.

    Dans la continuité de ces moments familiaux vient s’insérer la parole de Gentilia qui s’introduit dans les paysages peints par son père et se projette dans la vie rêvée que lui suggère la fresque :

    « Quand je serai toute petite, quand j’entrerai tout à fait dans le tableau que notre papa a peint, alors je serai aussi petite que tous les gens qui marchent là sur la route… »

    Cet épisode prépare le suivant. À la suite de sa petite sœur, Bernardino imagine un voyage dans le tableau de son père. Le 27 août 1473, il entreprend la visite d’une ville étrange. Celle qui apparaît sur la fresque de Mantegna lors de la rencontre de Bondanello. Une ville onirique mi-Mantoue mi-Rome qui inspire au jeune garçon une traversée où se mêlent fantastique et mythologie. D’Hercule à Orphée, Bernardino progresse vers la fin de son entreprise. Et c’est de Gentilia que lui vient l’ultime révélation :

    « C’est papa, dit-elle. Il a ramené notre maman à la maison. »

    Et la petite fille d’ajouter : « J’aime les histoires. Allons voir notre mère pour lui demander de nous raconter comment notre père a pu la faire revenir au monde. »

    Puisque, sur cette suggestion, Bernardino garde le silence, d’autres histoires peuvent commencer. C’est à Nicolosia que reviendrait de se lancer dans les « arabesques » du récit. Mais Inger Christensen n’a pas jugé nécessaire de poursuivre avec l’épouse du peintre le jeu subtil des perles de verre de la narration. Ainsi reste-t-il toujours des stratégies d’écriture disponibles. La Camera dipinta de Mantegna demeure une « œuvre ouverte ». Elle peut encore susciter d’autres talents.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Inger Christensen, La Chambre peinte




    INGER CHRISTENSEN


    Christensen.jpg 2




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    la page de l’éditeur sur La Chambre peinte | Un récit de Mantoue
    → (sur le site des éditions Le Bruit du temps)
    une fiche bio-bibliographique sur Inger Christensen
    → (sur Terres de femmes)
    Marie Ferranti, La Princesse de Mantoue (lecture d’AP)






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  • Étienne Faure | [Après les rigueurs inhumaines | du gel]



    [APRÈS LES RIGUEURS INHUMAINES | DU GEL]




    Après les rigueurs inhumaines
    du gel qui tout saisit, met sous verre
    et fige les distances entre les corps,
    dans le feu de l’action se reprend
    à vivre un mouvement — marcher,
    d’ardent désir rester sur le qui-vive
    qui fait la force même des oiseaux
    réunis en V dans le ciel ou dans le lac glacé,
    à remuer pour garder l’eau libre, fendre l’air
    contre le froid qui congèle
    tout paysage où n’aurait passé
    un seul mouvement d’oiseaux en pointillés
    qui marchent, non volent, non nagent,
    laissant dans le tableau leurs empreintes
    inscrites, tels en hiver les livres où par chance
    la neige n’a pas tenu, parcourue de signes
    au charbon qui sont cause de sa perte, la fonte
    au feu des yeux qui les poursuivent.



    contre le froid



    Étienne Faure, « La sève attend » in Ciné-plage, Éditions Champ Vallon, Collection de littérature recueil, 2015, page 98.






    Cine-plage-





    _________________________
    NOTE de l’éditeur :

    Ciné-plage renoue avec la forme en vers.

    Ciné-plage, qui emprunte son titre à l’une des parties, se déroule en quatorze séquences. Il commence avec des lettres d’amour sur du papier (juste avant la dématérialisation des mots et des correspondances qui vont avec…) et se termine par un seul texte qui vient clore le recueil en forme de salut aux poètes, hommes et femmes parvenus jusqu’à nous par le fil de l’écrit, et qui nous lient comme autant de mailles et maillons, en une invitation à poursuivre : continuons.

    Le film entre-temps chemine à travers les amours, la plage, les vies aux fenêtres, les souvenirs dits de l’enfance, l’immuable émotion d’automne puis de la sève qui reprend, contre le froid les rencontres humaines — rapprochements —, les lieux d’Europe et de mémoire, l’histoire encore, saluant Kafka, Venise et son théâtre, la langue perdue puis retrouvée sans cesse, vieux fil.





    ÉTIENNE FAURE


    Etienne Faure




    ■ Étienne Faure
    sur Terres de femmes


    Et puis prendre l’air (lecture d’AP)
    Sortir, Éloge appuyé des bancs, Changements de saison (extraits d’Et puis prendre l’air)
    Les soirs d’été au pas des portes (extrait d’Horizon du sol)
    sur « Le Poète à tête renversée » (extrait de Tête en bas)
    Tête en bas (lecture d’AP)
    La Vie bon train, proses de gare (extrait)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Champ Vallon)
    les pages consacrées à Étienne Faure, dont plusieurs poèmes extraits du recueil Ciné-plage (« Du courrier sous la porte », pp. 11-16)
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Étienne Faure






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  • Pierre Maubé | [tes jours défilent sous tes yeux]



    [TES JOURS DÉFILENT SOUS TES YEUX]




    tes jours défilent sous tes yeux
    comme les scarabées de l’ancienne Égypte
    processionnaient dans le désert
    avant que le Nil déborde et les emporte
    ton dernier souffle rejoint ton premier souffle
    ton dernier râle fait écho
    à ton premier vagissement
    la sueur qui naît sous tes cheveux
    vient huiler ton regard le ronger jusqu’à l’âme



    Pierre Maubé, Psaume des mousses (tu, sa vie, son œuvre), Éclats d’encre, 2007, page 19.



    PIERRE MAUBÉ


    Pierre Maubé





    ■ Pierre Maubé
    sur Terres de femmes


    Kaddish pour Rose




    ■ Voir aussi ▼

    Poésie maintenant, blog de Pierre Maubé







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  • Emmanuèle Jawad, Faire le mur

    par Angèle Paoli

    Emmanuèle Jawad, Faire le mur,
    Editions LansKine, 2015.



    Lecture d’Angèle Paoli



    Wall
    Installation de photos de Kai Wiedenhoefer sur le mur de Berlin
    © PAUL ZINKEN / DPA / DPA PICTURE-ALLIANCE/AFP
    Source







    « UN CADRE ENSERRE, RESTES EN LUMIÈRE »




    Tenue pour familière, l’expression « faire le mur » prend, dans l’ouvrage d’Emmanuèle Jawad, Faire le mur (récemment paru aux éditions Lanskine), une tonalité tout à fait différente. Consacrés aux murs qui emmurent le monde, les poèmes à la langue heurtée d’Emmanuèle Jawad s’appuient sur l’écart. Le titre en est le premier exemple et l’exemple premier.

    Mur porteur du recueil Faire le mur, « Berlin » en occupe le centre. Non pas tout Berlin mais le Berlin de la RDA et son point focal : l’Alexanderplatz. Quatre autres sections se répartissent deux à deux, de part et d’autre de la ville emblématique de la chute du mur. Captures, Caméras / Faire le mur // Huit plans / Borne-Ligne. C’est pourtant à la seconde section de ce recueil que l’on doit le titre choisi par Emmanuèle Jawad : Faire le mur. Et dans le second poème que l’on en trouve la signification :

    « Les murs du monde sur le mur de Berlin »

    « Les murs du monde » sont innombrables. Leurs noms s’égrènent à travers le recueil. Sonora Melilla Sebta Nicosie Vaalserberg Belfast Gaza Méditerranée — Sicile Tunisie Malte. Déclinaisons de murs et de leurs variantes qui s’accompagnent de l’appareillage multiple que les caractérise. Clôtures / barrières / frontières / grillages et grilles / rideaux / barbelés / treillis / barrages / barricades / ceintures / borne-ligne / remblais / tranchées… Partout, sur l’ensemble de ces territoires, veillent les miradors. Caméras infrarouge / contrôles / œil satellitaire. L’univers qu’il nous est donné de traverser ici, bouclé du Nord au Sud et d’Est en Ouest dans ses armatures de ciment de béton et d’acier a tout d’un univers concentrationnaire, brutal, bardé de griffes militaires. Tout est mis en place pour dissuader les migrants de « faire le mur ».

    « radars l’éclairage arrache aux abords hagards

    migrants au mur d’où les caméras hissées

    filment l’acier longs cylindres de béton fossés

    en plein champ plans de capture gris fronce… »

    « Faire le mur » ? C’est pourtant ce que la poète invite le lecteur à faire. Avec elle. Avec les mots. Avec les poèmes de ce recueil dont la forme varie, tout comme varient les murs qui emprisonnent les hommes.

    « La poésie doit faire le mur… pour mieux voir — dans la mesure et la démesure », peut-on lire en exergue du montage poétique présenté par Libr’critique à partir d’extraits de Faire le mur.

    Qui d’autre qu’un réalisateur ou un caméraman, voire un photographe (professionnel comme Kai Wiedenhöfer) ou amateur est plus à même que quiconque de mieux voir ? Dès la première section « Captures / Caméras », Emmanuèle Jawad fait intervenir un « il » qui « caméra sur l’épaule » ou « caméra minuscule sortie d’une main » — « appareil miniature tient dans la paume » — revisite les murs du monde, les capte et les capture. Il cadre / segmente / rectifie / collecte / articule les images. Pas de mur pourtant dans cette série de poèmes si ce n’est par dissémination des phonèmes [u] et [r], amorce sans doute de ce qui va suivre. Césure / rupture/ couture / usure / mesure / Capture / surface / allures / fur / clôture… La première salve de poèmes s’appuie sur une terminologie précise, technique. Celle de la caméra. Pas de description, pas de pathos, pas d’expression des sentiments. Seulement des gestes pour accompagner le cheminement du « il ». Juste des notations rapides pour rendre compte de ce que l’œil caché derrière l’objectif parvient à capter. Cadrage / Césure filmique / Champ optique / angle de vue / plan large…

    La seule fantaisie « hors-champ » de cet ensemble est la « figure » d’Anna, référence probable à l’Anna Karina de Godard.

    « il l’eut prise pour Anna d’un film

    Nouvelle Vague il tourne rond

    une éclosion féconde bullée

    épuise le lieu »

    Emmanuèle Jawad resserre l’écriture au maximum à la manière dont procède le « il » :

    « il emprunte un tracé resserre le mouvement ».

    De même dans le poème qui clôt cet ensemble :

    « il filme

    un resserrement

    clôture un champ

    dans la fraction d’une focale

    frottis d’images claires

    il recule au fur que s’étire

    une suite lignée de photographies

    repousse les angles »

    Tout l’émotionnel est évacué. Au profit d’un travail très accentué sur les proximités phoniques. Allitérations en [r] comme dans ce vers :

    « une tranchée rapporte rares trouées d’air »

    ou assonances nasales en [ã] comme dans ce poème :

    « descente

    d’éléments

    lent courant

    de langue

    bande-sons

    flux d’irrégularité

    la voix d’Anna contient une foule

    hors-champ rentre s’étend

    s’entend plus large se rue… »

    Composée de poèmes brefs regroupés par strophes de deux ou trois vers, la seconde section « Faire le mur » évoque avec une grande précision les murs qui enserrent le monde cloisonnent les déserts segmentent les terres érigent leurs fortifications barrent la libre circulation des hommes tranchent ceinturent montent la garde « balisent les quartiers » que l’on soit à Belfast ou à Ceuta, à Gaza aujourd’hui, ou en 1915 dans les Flandres. L’écriture pour décrire ces territoires est heurtée, elliptique, sans déterminants, dépourvue d’adjectifs ; les mots sont autant de murs dressés les uns contre les autres ; les poèmes sont des textes durs qui s’érigent comme des herses dans l’univers extrêmement acéré des zones quadrillées.

    Dans ce monde déshumanisé, l’émotion n’a pas sa place ; elle est ici exclue éjectée. Mais sans cesse la poète, sensible au travail de résonance des mots entre eux, travaille sur les sons leurs échos et répercussions d’un vers à l’autre, reprises et redondances. Ainsi de ces vers :

    « proche infrarouge irradie poche de roches

    que rapproche Cadix îlot Persil fenouil de mer »

    ou de ce poème :

    « barrière de clôtures coiffées de métal

    captures sous terre de bruits et de mouvements

    mur où s’ouvre la mer reprend lent les corps

    rupture de front à l’endroit d’un mur la frontière

    haute barrière frontale la partition ligne

    où se prolonge le territoire s’interrompent

    les circulations libres »

    Le regard du « il » photographe poursuit sa traque des trouées trames tranchées ouvertes par l’histoire. Se saisit à Berlin Est de vues|séquences tirées du roman d’Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz (1929), ou du film de Fassbinder adapté de ce même roman. Suivent les pavés de textes réguliers de la quatrième section. Les « Huit plans » de quatorze ou de seize vers présentent une composition murale serrée, organisée autour de la caméra miniature, juxtaposition de prises de vues et de plans d’où émergent, dans un même souffle, « chutes de câbles », « gaines métalliques », « route-parking », « ligne-mur ». Tout un « fracas dans la déroute ». Enfreignant les interdictions de photographier, la caméra adopte les cassures, « fêlures des focales brutales. »

    La poésie d’Emmanuèle Jawad atteint son floruit dans l’avant-dernier poème de cette section qui mêle à la dureté enserrante du mur (mur / peinture / pelures / murale / armure / diurne / mur) la liquidité de l’eau (copeaux / peau / chaussée / eau / fossile / oraison) pour obtenir un ensemble en décomposition (compose / compost / décompose / composante) qui s’effrite se délite « de flétri à défait » d’écailles en copeaux, amorçant avec le phonème [u] la spirale longue d’un enroulement (ourlée / retour / rouge / sourd / lourd / mou / tourbe / s’enroule) qui lui-même se rétracte. « Un cadre enserre, restes en lumière ».

    Un très beau poème, que j’aimerais vraiment entendre lire à haute voix par la poète. Cette réflexion vaut sans doute pour l’ensemble des textes qui composent ce recueil. Y compris pour les poèmes de la dernière section : « Borne-ligne ». Il me semble en effet que les poèmes de Faire le mur doivent se prêter plus avantageusement à l’oralité de la performance qu’à la lecture solitaire. Qui, mieux que la poète, peut mettre sa voix à la disposition de textes dont les sonorités rythment le phrasé et martèlent l’élan pour donner à voir d’un seul tenant d’un seul bloc l’ensemble des territoires morcelés ? Qui mieux que la poète peut donner à entendre cette cartographie de cadavres construite sur la démultiplication des emmurements ?

    « épouvante danse d’éboulis long tracé des États

    borne-ligne sur la longueur myriades de miradors »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Emmanuèle Jawad, Faire le mur, Lanskine, 2015




    EMMANUÈLE JAWAD


    Emmanuèle Jawad 3
    Ph. d’après Laurence Prat
    Source




    Née en 1967 à Vernon, Emmanuèle Jawad vit à Paris. Faire le mur est son troisième livre. Elle a publié précédemment deux ouvrages (Les Faits durables, éditions ixe, 2012, et Plans d’ensemble, propos 2 éditions, 2015 ). Elle a écrit de nombreux textes en revues (boXon, ouste, N47, Sarrazine…) et sur la Toile (remue.net, La vie manifeste, Sitaudis, libr-critique, RoToR). Emmanuèle Jawad rédige également des chroniques et notes de lectures pour les Cahiers critiques de poésie du cipM ainsi que pour les sites Diacritik, libr-critique, Sitaudis et Poezibao.



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur libr-critique)
    [Création] Emmanuèle Jawad, Faire le mur (un montage)
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bibliographique sur Emmanuèle Jawad






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  • Gérard Macé | Affluent d’un fleuve



    AFFLUENT D’UN FLEUVE




    Où l’on ne se baigne pas deux fois,
    la rivière est difficile à suivre. Tour à tour
    souterraine et résurgente, miroir gelé
    comme dans les livres, paresseuse qui serpente
    et prête à changer de nom pour se jeter
    dans les bras d’un fleuve où elle se perd,
    comme nous dans les méandres du discours :

    vieux boa qui voulait avaler le monde
    et digère les idées comme on digère un buffle.



    Gérard Macé, « Tour », Promesse, tour et prestige, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2009, page 28.





    Gérard Macé, Promesse, tour et prestige




    GÉRARD MACÉ


    Mace_gerard_photo_c._helie_gallimard_
    Ph. © Catherine Hélie | Éditions Gallimard
    Source





    ■ Gérard Macé
    sur Terres de femmes


    Homère au royaume des morts a les yeux ouverts (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Billard. Téléphone. (poème extrait d’ Ici on consulte le destin)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Le bruit du temps)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Macé
    → (sur le site Auteurs contemporains)
    une fiche bio-bibliographique sur Gérard Macé







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    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Amina Saïd | [de ce côté-ci du monde ou de l’autre]



    Je perçois dans les mots ombre et lumière
    Ph., G.AdC








    [DE CE CÔTÉ-CI DU MONDE ET DE L’AUTRE]





    de ce côté-ci du monde ou de l’autre
    je vois l’inconcevable réalité je vois l’invisible

    sans que n’en soit troublé l’ordre naturel
    des choses je suis entre deux mondes
    je n’ai plus ni temps ni lieu ni nom

    que le souffle m’habite
    et le paysage en moi fait signes

    je vois ce que de moi-même je ne verrais pas
    j’entends ce que de moi-même je n’entendrais pas

    je perçois dans les mots ombre et lumière
    et chacun exprime davantage que ce qu’il signifie

    ombre et lumière passé présent et avenir

    étrangère à tous seule quand donc suis-je
    au plus près d’être moi-même ?



    Amina Saïd, Clairvoyante dans la ville des aveugles, Dix-sept poèmes pour Cassandre, cahier d’arts et de littératures Chiendents, n°93, Éditions du Petit Véhicule, Nantes, septembre 2015, page 13.






    Chiendents 93




    AMINA SAÏD


    Amina Saïd
    Ph. Michel Durigneux
    Source





    ■ Amina Saïd
    sur Terres de femmes


    alors au pied d’un arbre (extrait de Tombeau pour sept frères)
    amour notre parole (extrait de De décembre à la mer)
    Du Vieillard de la mer et de la Source de vie (extrait du Corps noir du soleil)
    [écrire] (extrait de Dernier visage avant le noir)
    enfant moi seule (extrait d’Au présent du monde)
    Jusqu’aux lendemains de la vie (extrait de L’Absence l’inachevé)
    l’élan le souffle le silence (extrait de La Douleur des seuils) [+ une notice bio-bibliographique]
    Les Saisons d’Aden (note de lecture d’AP)
    [si long fut l’exil du jour](extrait de Chronique des matins hantés)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Amina Saïd







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  • Jeudi 11 décembre 1969 | Lettre de Paul Celan à Ilana Shmueli

    Éphéméride culturelle à rebours




    11. 12. 69




    Ilana, chérie,



    Ta lettre « factuelle », ce matin. Puis, à midi, à la radio, la nouvelle annoncée de façon alarmiste du bombardement de Damas par des avions israéliens. Ce n’est que dans l’après-midi que la nouvelle s’est révélée exagérée ; auraient été « bombardés », d’après Le Monde, des cibles militaires en Syrie. J’ai toujours toutes ces choses présentes à l’esprit, quand je pense, quand je pense à toi, à vous tous en Israël.

    Ainsi donc tu fais de la magie — oui, Ilana, fais de la magie. (Je savais moi aussi en faire, autrefois.) Et fais aussi apparaître par un tour de magie le mot qui doit tomber du tambour de la loterie, choisis ce mot, je le mettrai à la place de ce « Deut » qui m’a déplu dès que je l’ai écrit. Tu écris avec moi, n’est-ce pas, alors viens avec cela également, avec ce mot. Ou bien dois-je absolument abolir le tambour de la loterie, l’évacuer ?

    Je voudrais pouvoir te gratifier, Ilana, de beaucoup, de tout.

    C’est de tes lettres que je vis, alors ne renonce pas à les écrire !

    Quelles sont ces significations qui auraient changé ? — Je n’ai pas bien compris ces lignes de ta lettre. Ou bien t’ai-je blessée de quelque manière ? Dis-le-moi sans ambages.

    Bien entendu, tu peux faire virer l’argent à mon adresse — il faut seulement que tu le fasses virer à mon nom d’état civil — Paul Antschel —, c’est en effet ce nom qui figure sur mes papiers. Ou bien, peut-être est-ce le plus simple, à ma banque : Crédit Privé, 5 rue Louis-le-Grand, Paris 2e, compte n°80-306-071 (également au nom de Paul Antschel). Mais l’argent pour l’Angleterre, il est sans doute plus avantageux de le faire virer directement à Londres.

    Ilana, je me réjouis que ton travail porte ses fruits, que l’occasion te soit donnée d’élargir tes connaissances et qu’on t’estime. Et une fois à Londres, tu seras plus proche, plus facile à joindre. Je pense à ta santé, elle sera parfaite, je te le souhaite de tout cœur.

    Permets que je t’embrasse, maintenant aussi

    Paul



    Paul Celan | Ilana Shmueli, « lettre 56 », Correspondance (1965-1970) éditée par Ilana Schmueli et Thomas Sparr, Seuil, Collection La Librairie du XXIe siècle, 2006, pp. 98-99. Traduit de l’allemand par Bertrand Badiou.






    Paul Celan Ilana Shmueli





    ■ Paul Celan
    sur Terres de femmes

    23 novembre 1920 | Naissance de Paul Celan
    La main pleine d’heures
    Lob der Ferne
    Lointains
    Stimmen
    TANT D’ASTRES
    Tübingen, Jänner
    13 février | Paul Celan, Tout en un
    5 décembre 1960 | Lettre de Nelly Sachs à Paul Celan
    Correspondance Nelly Sachs | Paul Celan




    ■ Ilana Shmueli
    sur Terres de femmes

    [Écoute et regarde]
    Éjouissement dans la neige fraîche (+ notice bio-bibliographique)
    Incline-toi sur tes morts





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  • Pierre Perrin, Une mère | Le cri retenu

    par Angèle Paoli

    Pierre Perrin, Une mère | Le cri retenu,
    Le cherche midi éditeur, 2001.



    Lecture d’Angèle Paoli



    « JE FROTTE LES MOTS COMME DES SILEX »




    Par l’entremise de l’exergue sont mises en évidence les fréquentations littéraires d’un écrivain, ses lieux et ouvrages de prédilection. En choisissant Montaigne et, dans les Essais, le chapitre I « Que philosopher, c’est apprendre à mourir », Pierre Perrin ouvre pour le lecteur un chemin de réflexion dans lequel la mort a son mot à dire. L’auteur du récit Une mère, récit à caractère autobiographique, côtoie sans cesse la mort et conduit le lecteur vers elle. Celle en premier lieu du père mais surtout celle de l’être le plus chéri au monde. La mère. Un amour resté en suspens, en-deçà de la parole, gardé au secret dans le silence. Jusqu’à l’incompréhension. Une incompréhension réciproque qui taraude le narrateur, l’interroge sans relâche, nourrit sa pensée et certains de ses actes, le pousse dans les moindres recoins de ses contradictions ; et justifie à elle seule le sous-titre Le cri retenu. Qui devient titre à part entière.

    Le cri de la mère celui du fils à jamais arrimés l’un à l’autre, l’un et l’autre tenus en suspens au-dessus de l’abîme.

    Une mère. « À nos mères ». Derrière l’indéfini du titre, qui voudrait noyer la mère dans l’anonymat, ce sont toutes les mères que Pierre Perrin cherche à rejoindre en dédiant son récit « à nos mères ». Mères plurielles, dont celle de l’auteur n’est que l’une d’entre elles, parmi tant d’autres. Unique cependant, parce que sienne. Elle est sienne et elle est « Rose », une paysanne née dans l’entre-deux-guerres, éduquée à l’ancienne, c’est-à-dire selon le rude mode des campagnes, en vertu duquel, à douze ans, une fois obtenu le certificat d’études, les filles rejoignaient les champs l’étable les travaux de la ferme en attendant d’éventuelles épousailles. D’études, point. Cela n’était pas discutable. De tendresse, pas davantage. Les temps ne sont pas aux effusions. C’est de cet univers — qui comporte toutefois ses plaisirs et ses découvertes — qu’hérite le jeune garçon. L’adulte, lui, bien des années plus tard, tente de recréer de mémoire le lien qui l’unissait à sa mère dans le monde rural qui était le leur. Une relation tissée de solitude mal partagée, entre un père que l’enfant perçoit comme délaissé par son épouse, et une mère taiseuse et triste qui s’acharne au travail rabroue son fils le taloche parce que sans cesse insatisfaite de lui. Sans doute parce qu’elle voudrait pour lui ce meilleur dont elle a été privée, exigences inaccessibles qui font de l’enfant un rebelle.

    Peu encline à accueillir les gestes tendres de son fils — ceux-ci résonnent dans le vide comme un appel désespéré —, la mère entretient chez son rejeton un sentiment proche de la haine. Leur difficulté à se comprendre, à communiquer, à se sentir au diapason l’un de l’autre, renforce l’enfant dans sa cruauté. Le sentiment d’impuissance, l’insatisfaction permanente de ne pouvoir atteindre celle que l’enfant aime en silence et de la fléchir afin qu’elle accepte de lui cet amour indicible, poussent le garçon jusqu’à souhaiter la mort de celle qu’il chérit pourtant à en mourir. Et cet amour perdure, par-delà les années écoulées, par-delà la séparation définitive. L’inéluctable travail des ans sape les souvenirs et la mémoire se révèle faillible, qui transforme à sa manière le peu qu’il en reste ; de sorte que l’on en vient à se demander si le désaccord profond entre ces deux êtres a bien été réel ou s’il est imaginaire. Et les doutes persistent aussi chez l’adulte, qui le soumettent à la torture du remords et le laissent sans réponses.

    « Je reste le cœur dévoré d’incertitudes. Les reins cordés, les côtes striées de nœuds jusqu’aux épaules depuis des années, les remords rabattent comme la fumée dans une cheminée. Tout ce que je ne t’ai pas donné, tout ce que je t’ai volé de naturelle tendresse, de joie, de paix, qui m’auraient peu coûté, monte dans ma gorge, coud mes paupières sans contenir mes larmes. C’est trop tard, irrémédiablement, voilà que je t’aime. Tu n’es plus là pour sourire, de tes lèvres si tristes, qui ne sifflaient pas l’amertume. Insultée parfois, saisie à la gorge, tu me rejetais sans violence, tu pleurais. Tu ne condamnais que mon orgueil. »

    L’écriture permettra-t-elle — à celui qui n’a, jusqu’à la mort de la mère, « retroussé que du vent » — de recoudre les blessures, d’entamer un peu la digue élevée contre la mère et de recréer son visage ? De lui restituer « le timbre de sa voix » ? De percer des secrets demeurés impénétrables ? Difficile entreprise que cette quête éperdue contre le temps et contre le poids du silence. D’autant que la disparition de la mère s’est faite sans le fils. Du reste, si peu d’éléments tangibles demeurent. Quelques lettres égarées quelques pauvres clichés qui « tireraient des larmes à une pierre ». Comment retrouver sous les traits flétris et gâchés de la vieille femme décharnée ceux de la jeune fille innocente et fraîche que « le malheur n’a pas encore frappée » ? Sur quelles données s’appuyer pour comprendre ce qui a pu se passer entre le père et la mère, ce qui a fait de leur histoire à tous trois un trou noir insondable tissé d’animosité de rancœur et d’impossible partage ?

    « Écrire, c’est aussi marcher sur ces traînées, une torche à la main », confie Pierre Perrin dans le chapitre qui suit immédiatement le récit de la mort du père. Les traînées, ce sont « les barbelés » imposés par la mère autour du corps malade du père. Et ce mur d’incompréhension « plus vaste que le désespoir », qui les « a séparés vivants. » Mais, à travers le cheminement des six chapitres qui constituent le livre — et des six rétrospectives en italiques qui s’y insèrent —, Pierre Perrin s’essaie. Il s’essaie par l’écriture à faire reculer ce qui l’enserre. Il s’essaie à recréer l’histoire d’un amour qui se consume dans le naufrage. Il voudrait, par ce livre, « désincarcérer » la mère, afin que morte, elle gagne une liberté qu’elle n’a pas connue de son vivant. Mais il trébuche, convaincu que l’œuvre n’est qu’« un trompe-l’œil » et que rien ne sert de s’illusionner. « Il n’est aucune échappatoire. » Une seule vérité demeure : « Elle est morte sans son fils ». Et les mots qui ont manqué ne sont que des « leurres ». Des « orphelins dans la nuit froide et noire ».

    « Ce mieux, que je déterre, est un leurre ; l’oubli est le contraire de ce que je cherche. Je frotte les mots comme des silex ; d’autres peut-être se chaufferont à mon feu. » Et Pierre Perrin de regretter ailleurs : « Nos deux petites lumières se tournaient le dos, qui ne se croiseraient plus. »

    Il semble pourtant qu’il y ait eu une histoire d’amour, une promesse de jours heureux et de bonheur palpable à recueillir entre les mains. Le bonheur a-t-il pris fin avec la venue de l’enfant ? Était-il déjà ébréché du temps de l’exil du père en Poméranie ? Cet homme désiré, attendu dans la confiance d’un retour sans faille. Peut-être n’était-ce là qu’un rêve ? Quelque chose a eu lieu, qui a le goût amer de la déception. Et ouvre au sein du couple une blessure que rien ne viendra plus refermer. « Elle comprenait chaque jour davantage que sa longue patience n’était rien à côté de celle qu’elle devrait fournir encore et encore, si elle voulait trouver avec lui la vie presque agréable. »

    Il suffit parfois d’un rai de lumière sur les pétales des dahlias d’une balade à vélo sur les chemins forestiers pour entrevoir une paix possible entre les âmes, pour susciter une forme de miracle image d’une tendresse partagée. Où que le fils aille et quoi qu’il fasse, la mère est là, qui le pousse de l’avant : « Comprenne qui voudra, ma mère est devant moi. » Avec son poids de chagrins de désillusions de solitudes indéchiffrables. Avec ce regard triste qui le suit dans sa vie. Jusque dans sa tanière d’écrivain. « Elle est là, derrière ma tête, tout près de mon épaule, mais j’ai beau promener un miroir alentour, il reste vierge et mon souffle, solitaire. »

    L’écrivain poursuit son chemin et comme au temps de la petite enfance où il accompagnait son père à travers champs sur Pony, le tracteur rouge, il creuse ses sillons, patiemment, une tranchée après l’autre, repoussant les doutes et les résistances, rejetant « la cotte de mailles » qui depuis si longtemps l’emprisonne ; toujours plus enclin à la méditation qui ouvre à l’écriture des espaces d’« inconnaissable ». « Cela qui valait la peine de se jeter sur la route. » Progressivement, le regard de l’écrivain se déplace, modifiant peu à peu son angle de perception. Pierre Perrin le suggère avec les mots qui structurent sa propre histoire, filant la métaphore des murs et de la porte :

    « À force de scruter de l’ongle presque chaque pierre des murs de mon enfance, l’une a dû dans mon dos réveiller je ne sais quel secret ; une porte peut-être oubliée a tourné sur ses gonds… »

    Il faut cependant bien du temps encore pour que prenne forme le dialogue du fils avec sa mère ; avant que celle-ci ne se manifeste à lui par-dessus son épaule ; et que le regard qu’il porte sur elle ne gagne en bienveillance :

    « J’ai donc, cette année, rêvé, marché, parlé avec ma mère. Elle a répondu, quelquefois, par-delà son silence obligé. »

    De cet échange bienveillant et de la réconciliation qu’il inaugure, peut naître l’écriture. Ainsi Pierre Perrin peut-il confier :

    « À mesure que s’entrouvre son visage, ma propre voix, dans l’écriture, trouve enfin une consistance. »

    Le livre peut désormais filer vers l’achèvement de sa course. Un très beau livre qui touche en profondeur, tant par la qualité d’une écriture très personnelle que par l’exploration sensible des sentiments qu’elle donne à vivre. Et à partager. Une fois le livre fermé, il restera en chaque lecteur « comme un parfum qui s’étiole sans tout à fait mourir malgré la nuit ». Et pour Pierre Perrin, l’assurance de voir son désir le plus cher réalisé : tenir sa mère entre ses bras. « Jusqu’à son dernier souffle. » L’embellie peut se vivre dans la plénitude de la sérénité enfin trouvée. Ainsi du moins le suggère l’excipit du Cri retenu :

    « L’air sent la mûre, par endroits la prunelle. Trois troupeaux paissent sur les communaux. Une bergeronnette, tête haute, traverse le chemin qui domine encore la tour du château en ruines. À ses pieds, serait-ce toi qui viens à ma rencontre, vêtue de gris, mais d’un gris que je n’ai jamais vu, presque aussi lumineux que le bleu du ciel ? Tu souris comme aux plus beaux jours. Pour la première fois, je crois que l’été n’est pas près de s’effacer. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Pierre Perrin, Une mère






    PIERRE PERRIN


    Perrin




    ■ Pierre Perrin
    sur Terres de femmes

    L’âge (extrait de La Vie crépusculaire)



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Pierre Perrin
    Possibles, la revue de poésie (nouvelle série, en ligne) animée par Pierre Perrin
    → (sur Recours au Poème)
    une recension d’Une mère | Le cri retenu, par Marilyne Bertoncini






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