Terres de Femmes

Mois : novembre 2013


  • Christine Caillon, Autoportrait en arbres

    Christine Caillon, Autoportrait en arbres,
    Éditions La Pierre d’Alun, 2013.
    Flexographies de Kikie Crêvecœur.
    Préface de Jean-Louis Giovannoni.



    Lecture d’Angèle Paoli




    L'ARBRE-  la dévotion fervente de l’artiste…à son art
    Ph., G.AdC








    OMBRA MAI FU




    Dans sa préface du Baron perché, François Wahl souligne que le récit allégorique d’Italo Calvino est en réalité un « autoportrait » de l’auteur. « Celui d’un jeune homme élevé sur les pentes en vergers de la côte ligurienne, par des parents botanistes, un père chasseur […], au milieu d’un grand jardin »… Dans son Autoportrait en Arbres, Christine Caillon, en « Hommage à Italo Calvino », prend appui sur Le Baron perché pour composer à travers l’ouvrage singulier qui est le sien, un autoportrait d’elle-même avec arbres, mythes, poésie, littérature. L’ensemble, tissé~entrelacé avec ses goûts et sa réflexion sur l’art (musique, peinture, sculpture…), est précédé d’une préface de Jean-Louis Giovannoni. À l’intérieur des cahiers (non cousus), des vignettes ponctuent le texte — poèmes et proses — et des planches en noir et blanc déploient troncs et enchevêtrements de feuillages, nervures et racines dressées vers le ciel, à l’image des frondaisons étranges qui ouvrent l’espace de la poète. Des flexographies de Kikie Crêvecœur. « Il n’y a de mots sans images ». Pour la poète et pour l’artiste, telle est la devise. Celle également de la maison d’édition : La Pierre d’Alun, dont le logogramme a été dessiné par Pierre Alechinsky.


    L’ouvrage de Christine Caillon s’ouvre sur un célèbre larghetto de Haendel. Ombra mai fu. Un récitatif extrait de Xerxès. Un chant d’amour de l’empereur perse pour un platane de Lydie :


    « Ombra mai fu

    di vegetabile

    cara ed amabile

    soave più »


    « Jamais l’ombre

    d’aucun arbre ne fut

    plus chère

    ni plus aimable

    ni plus douce »


    Lancé ce prologue musical, avec un arbre pour objet de déclaration amoureuse, la poète peut amorcer son propre hommage aux arbres. Avec une écriture solidement chevillée à Italo Calvino et à son Baron perché. L’histoire du jeune Côme Laverse du Rondeau se présente comme un conte, introduit par la formule consacrée, chère à Perrault ou à Grimm :


    « Il y avait une fois ».


    Répartie en plusieurs épisodes qui viennent s’enchâsser dans le texte courant — proses et poèmes —, l’histoire du jeune Côme — que sa révolte contre les adultes pousse à s’implanter dans les arbres et à ne les plus quitter jusqu’à sa mort —, se distingue visuellement par le choix des italiques. Christine Caillon reprend à sa manière — « Copie de Maître » — la vie dans les arbres du jeune baron — d’yeuse en orme, d’orme en caroubier, de caroubier en noyer… —, qui restera fidèle, à jamais, au monde arboré qu’il s’est choisi. De son perchoir mouvant — qui assure à cet esprit indépendant et contestataire la hauteur de vue nécessaire pour évaluer les situations —, le baron d’Ombreuse découvrira délices et déceptions amoureuses (d’abord, en son jeune âge, par l’entremise de Capelinette la futée, puis, ultérieurement, par celle de la belle Violette, sans parler d’autres dames qui viendront le visiter à califourchon sur les branches), traversera les révolutions de son époque, en partagera les combats et les désillusions, depuis les Lumières jusqu’à la Bérézina et à La Restauration. Du cœur des frondaisons, il rêvera « un projet de Constitution pour une Utopia qu’on installerait dans les arbres », il y décrira la « République imaginaire d’une Arborée » destinée aux seuls justes… Il découvrira aussi, inexorables, « la solitude dans les arbres » et « la fuite du temps ». Mais toujours, quoi qu’il ait à vivre, les arbres, leurs écorces, leurs branches, leurs troncs et leurs canopées, lui seront un havre précieux et un soutien sans égal. De cet « univers arboricole » savoureux, « matrice topologique du récit du Baron perché », Christine Caillon fait la pierre angulaire de son Autoportrait en Arbres, pour le plus grand plaisir du lecteur.


    De là s’ouvrent de multiples arborescences, non dénuées d’aspérités, qui contribuent à façonner une « idée d’arbre », pour peu que l’on donne sa pleine mesure au sens olfactif :

    « l’idée d’arbre commence par la forme

    pour la comprendre

    il faut la couvrir d’empreintes, la sentir,

    le nez à la place des mains

    il faut humer son regard

    c’est la seule façon »


    Pour cela, il faut déplacer le regard, se mettre à l’écoute des fantômes, « réinventer la vibration », laisser parler la « peau du bois ». Il faut « se coucher pour comprendre leur debout ». Et laisser les questions monter à soi, comme la sève monte du sol afin d’irriguer les ramures : « [E]st-ce qu’un arbre a forcément des branches ? » ou bien « [U]n arbre peut-il tourner le dos ? » ou encore « [U]n arbre est-il droitier ou gaucher ? »


    L’enfance n’est jamais loin, qui surgit à l’improviste avec ses personnages-clés et les questions qu’ils ont laissées en suspens :


    Robin des Bois a laissé son empreinte d’« écureuil communiste » ; la [B]elle au bois dormant, ses énigmes syntaxiques. Ses arborescences nous diront-elles jamais « qui, de la belle ou du bois, dort » ? Cendrillon au jardin (image d’un paradis perdu ?) a semé mille trésors sous les pas de l’enfant :


    « — des grains citron pâle — j’ai là la fleur

    courte, blanche, poudrée, une idée de gaze, lin, maillage nafré,

    gaufré, avec au fond comme une odeur de coton qui embue les

    narines — j’ai là les journées de miel sous les humeurs du seringa :

    Cendrillon a mille ballerines à chausser ! tout est feuille d’or !

    j’ai six ans


    l’arbre s’assied par terre

    comme un ours lourd… »


    Au rebours de l’enfance, en amont des épisodes calviniens, il y a l’origine.


    « à l’origine : « le mythe, le myrte, la myrrhe ». Il y a « la peau de Daphné ». « Daphné avant le laurier ». Il y a le souvenir lointain d’un jardin. De ce foisonnement anaphorique d’« il y a », qui donne naissance aux choses nommées – depuis « la taille du cyprès » jusqu’ « aux fabriques des racines » en passant par la fleur du grenadier, les charpentes et les feuilles, les gouges et les entailles, « les ossatures d’ailes » et « l’arbre de généalogie » surgit inattendu, le Saint-Sébastien de Camille Corot.


    « Vous saviez que Corot avait peint un Saint Sébastien ? » interroge la poète.


    Un Sébastien « d’avant le martyre » — sans « l’ombre d’une flèche » — qui participe de l’arbre, des ligatures de ses branches, se fond dans les veines de son écorce. Et qui, comme Daphné, « a un devenir arbre : ses bras sont d’autres branches ». « [L]es bras feuillus de Daphné [autoportrait d’une obsession] », confiera plus loin la poète.

    Et Christine Caillon d’ajouter :


    « c’est l’un des tableaux les plus silencieux que je connaisse. » Il a l’air de dormir, en effet, ce Sébastien de Corot, « danseur dormant debout à sa barre ».


    Dans « la lenteur d’une année d’arbre » la poète poursuit son autoportrait de femme-arborée :


    « je rassemble mes gestes, mes

    feuilles comme autant de paupières et j’essaie de

    recomposer/poster pour le printemps

    qui soulève, mû par l’en-dessous »


    Peu à peu, comme Daphné et Sébastien, elle aussi mue, au contact des écorces, des racines des branches ligneuses :


    « je prends le pli des feuilles mortes »


    « j’écorce le rêve », écrit-elle, entremêlant à son histoire l’histoire de Côme Laverse du Rondeau :


    « combien de contes inouïs au prix de ton bras endormi (je ne vois pas ton visage mais j’entends ta voix, j’entends encore les gommiers doux, les espèces singulières, les acacias complaisants, les faux poivriers () je bois la véranda des thés verts et sous ton bras lourd qui faisait bien le poids du temps (le bruit que faisait le temps qui passait là), j’écorce le rêve »


    Le rêve évolue vers d’autres formes, d’autres aspirations. Celle de s’élever, dont Côme Laverse du Rondeau, à l’article de la mort, nourrit encore l’espoir, jusqu’à l’apothéose finale de son envol en montgolfière. Et de sa disparition dans les airs. Ainsi de la Daphné d’Antonio del Pollaiolo (Apollon et Daphné, 1470-1480). L’arbre qui engendre la métamorphose de la nymphe, se fait « icarien ». Daphné « lévite, et le pauvre amant divin a l’air d’un enfant qui quémande une taille impossible /

    elle est Icare ; alors qui navigue au bord de sa toile ? »


    Lequel des deux, de Daphné ou d’Apollon se métamorphose ? Selon Christine Caillon,


    « la seule vraie métamorphose est celle d’Apollon : sa folle posture l’atteste : il va tomber, il est en tombant tombé amoureux, il est devenu autre, et par là appartient au temps, le dieu s’est fait mortel : lui seul s’enracine »


    Poursuivant son canevas en milieu pictural, la poète évoque ensuite Helmingham Dell de John Constable. Dont « la fourrure des arbres » la renvoie à La Mort d’Actéon de Titien et La Mort d’Actéon à une autre toile de John Constable : The Cenotaph to the Memory of Sir Joshua Reynolds. Une réflexion remarquable, nourrie par la comparaison entre les différentes toiles du même peintre court de page en page, sur la peinture et son sujet. Comment le peintre parvient-il, en l’absence délibérée du sujet — animal ou homme — à faire ressentir « la présence humaine ou animale » ?


    « j’ai envie de défendre les arbres de C. — les glaiseux, les mouillés, les tourbeux — non pour leur effet de “déjà vu” ou “anesthésiant” mais pour le velours de tons verts qui hantent la toile : en personnes ». « Le sujet reste la couleur », confie la poète.


    D’autres arbres ancrent leur fiction dans l’imaginaire pictural de la poète. Ainsi celui qui occupe une partie du retable de Sainte Marie-Madeleine lisant, œuvre du peintre vénitien Le Tintoret.


    « Arbre extraordinaire qui pousse le châssis, la toile vers le haut, qui s’étire comme un homme-cerf qui aurait levé ses bois »…


    On retrouve ici la fascination de Christine Caillon — « tellement d’arbres en moi » — pour toutes les formes que peut prendre le bois, qu’il soit à l’état de tronc — noueux, creusé ou lisse et vernissé comme celui qu’a peint Constable dans le Study of the Trunk of an Elm Tree —, de branches ou de ramures cervidées. « Lire comme dans les runes ». Les « troncs retors et membrus  », mais aussi les anamorphoses de la nature, bois de cerf et bois de hêtres, de chênes ou de peupliers, confondus.


    Quant au poème qui suit l’évocation du Tintoret, il est tout à la fois prolongement de l’observation de la toile et arborescences référentielles dont l’auteure a le secret mais aussi présence de l’une de ces poussées qui montent en elle et réalisent l’appel de la verticalité. Verticalité qui se manifeste, dans les peintures d’inspiration religieuse, au-delà des bras dressés de la croix, jusque dans la « bouche verticale » qui figure « la plaie du Christ ». Symbole de baiser.


    Pourtant, au cœur de ces anatomies de l’arbre qui prennent racine dans la peinture occidentale et en traversent l’histoire, quelque chose manque à notre regard. Que sans doute, nous nous refusons à voir :


    « jusqu’où sommes-nous capables de ne pas

    voir »,


    interroge Christine Caillon. Peut-être faudrait-il laisser la mémoire et les gestes renouer avec l’homme et à l’homme cette volonté d’accepter que s’inversent les rapports qui le lient à la forêt :


    « la mémoire de la forêt

    consiste à parcourir

    l’homme/si les racines

    et/ou proposer une sculpture

    un geste végétal

    comme un événement

    manquant »


    Peut-être faudrait-il laisser le tronc parler le langage du sens. Celui du « moment religieux » où « vocation à la cicatrice » et vocation « à l’écriture » se rejoignent. Ainsi de « l’arbre-tableau » du Tintoret, cet « arbre pantocrator, peint à la feuille d’or comme une icône »… Christine Caillon voit en lui « autre chose que ce qu’il dit ». Si « quelque chose de spirituel est représenté » (ce qui semble incontestable), ce n’est pas du côté de la sainte qu’il faut regarder ni de la Contre-Réforme. Mais plutôt faudrait-il y lire un « hymne aux divinités païennes crucifiées. » Et au-delà, dans « cette torsion organique » de l’arbre colossal, lire « la dévotion fervente de l’artiste… à son art ».


    Parvenue à l’extrême lisière de son exploration arborée, Christine Caillon se penche sur une dernière œuvre picturale. Celle de la fresque réalisée par Masolino pour la chapelle Brancacci, à Florence. La Tentation d’Adam et Ève. Interrogeant l’œuvre, la poète cherche une voie possible d’interprétation. Un autre regard traverse, qui inverse les analyses et propose une lecture singulière :


    « cet arbre interdit était de toute façon indéracinable parce que ce n’est pas lui, la métaphore, c’est Nous : c’est lui qui allait Nous goûter, Nous, ses fruits, allions tomber, mûrir, et désapprendre le jardin, appeler le cri, griffer le bois, souffrir, parler et puis blettir et pourrir


    Nous avions cet arbre en Nous et toutes ses réitérations éternelles… »


    Mais, pour conclure de manière moins tragique sur la question sournoise du mal, Christine Caillon propose une pirouette :


    « les personnages de Masolino plaident à leur façon : Nous sommes innocents et élégants, Nous n’avons fait que poser… »


    Une façon pour la poète de rejoindre cette immobilité de l’arbre qu’elle fait sienne et de déposer, dans le creusement de l’écorce et du tronc, pareille à une offrande, la question douloureuse d’un dieu séparateur.




    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Autoportrait_en_arbre_cov_400-thumb (1)







    CHRISTINE CAILLON


    ■ Christine Caillon
    sur Terres de femmes

    [quelle est la surface d’un arbre ?] (extrait de Autoportrait en arbres)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Les Journées Poésie de Rodez)
    d’autres extraits d’Autoportrait en arbres [PDF]
    le site des éditions La Pierre d’Alun





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  • Bruno Doucey | Indian-castor




    Doucey, S'il existe un pays







    INDIAN-CASTOR



    Un ruisseau de montagne
    traversait le sentier de mon enfance
    son eau vive bondissait
    du talus
    étirant vers elle la soie verte des herbes


    À la fin de l’hiver, l’eau clapotait sous la glace
    comme chante un poète dans une langue étrangère
    je l’attendais


    L’été venu, mon ruisseau découvrait

    de grandes dalles calcaires blanchies comme des os

    l’attente changeait de rive


    les mains plongées dans les remugles de son ventre
    j’arrachais des pierres
    je raclais la terre
    j’excavais des bosses
    je dressais un barrage
    pour qu’un fleuve renaisse de la vigueur de mes bras


    Mes parents n’ont jamais su
    que j’étais devenu l’aventurier d’un lointain canyon
    l’enfant-castor d’une vallée engloutie sous les eaux


    Aujourd’hui l’asphalte
    a tué le sentier
    l’eau s’est terrée
    comme une bête



    Mais je reste l’Indien des mots de mon enfance


    L’eau coule dans ma nuit et je détourne encore
    des ruisseaux de montagne
    pour entendre le temps battre contre mes paumes.




    Bruno Doucey, S’il existe un pays, Éditions Bruno Doucey, 2013, pp. 28-29.







    BRUNO DOUCEY


    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site des éditions Bruno Doucey)
    la fiche de l’éditeur sur S’il existe un pays
    → (sur Radio Occitania)
    une interview de Bruno Doucey (émission du jeudi 7 novembre 2013)





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  • William Sydney Graham | Imagine a forest



    IMAGINE A FOREST



    Imagine a forest

    A real forest.

    You are walking in it and it sighs
    Round you where you go in a deep
    Ballad on the border of a time
    You have seemed to walk in before.
    It is nightfall and you go through
    Trying to find between the twittering
    Shades the early starlight edge
    Of the open moor land you know.
    I have set you here and it is not a dream
    I put you through. Go on between
    The elephant bark of those beeches
    Into that lightening, almost glade.

    And he has taken

    My word and gone

    Through his own Ettrick darkening
    Upon himself and he’s come across
    A glinted knight lying dying
    On needles under a high tree.
    Ease his visor open gently
    To reveal whatever white, encased
    Face will ask out at you who
    It is you are or if you will
    Finish him off. His eyes are open.
    Imagine he does not speak. Only
    His beard moving against the metal
    Signs that he would like to speak.

    Imagine a room

    Where you are home

    Taking your boots off from the wood
    In that deep ballad very not
    A dream and the fire noisily
    Kindling up and breaking its sticks.
    Do not imagine I put you there
    For nothing. I put you through it
    There in that holt of words between
    The bearded liveoaks and the beeches
    For you to meet a man alone
    Slipping out of whatever cause
    He thought he lay there dying for.

    Hang up the ballad

    Behind the door.

    You are come home but you are about
    To not fight hard enough and die
    In a no less desolate dark wood
    Where a stranger shall never enter.

    Imagine a forest

    A real forest.



    W. S. Graham, “Imagine a forest” in Implements in Their Places, Faber & Faber, London, 1977, in W. S. Graham, The Dark Dialogues/Les Dialogues obscurs, Selected Poems/Poèmes choisis, Black Herald Press, 2013, pp. 84-86.







    IMAGINE UNE FORÊT



    Imagine une forêt

    Une vraie forêt

    Tu y marches et elle soupire
    Autour de toi là où tu vas dans une profonde
    Ballade à la frontière d’un temps
    Où il te semble avoir déjà marché.
    C’est la tombée de la nuit et tu avances
    T’efforçant de trouver entre les ombres
    Pépiantes l’orée précoce, étoilée,
    De la lande nue que tu connais.
    Je t’ai mis là et ce n’est pas un rêve
    Que je t’inflige. Poursuis ton chemin entre
    L’écorce éléphantine de ces hêtres
    Jusqu’à cette trouée, presque clairière.

    Et il m’a pris au

    Mot et s’en est allé

    À travers son Ettrick s’enténébrant
    Sur lui-même, puis a croisé
    Un chevalier étincelé, mourant, étendu
    Sur des aiguilles au-dessous d’un grand arbre.
    Soulève doucement sa visière
    Et découvre quelque blanc visage sous
    Le heaume qui te demandera qui
    Tu peux bien être ou si tu veux
    L’achever. Ses yeux sont ouverts.
    Imagine qu’il ne dit rien. Seule
    Sa barbe flottant contre le métal
    Te signifie qu’il aimerait parler.

    Imagine une pièce

    Où tu es chez toi

    À ôter tes bottes en revenant du bois
    Dans cette profonde ballade aucunement
    Un rêve et le feu qui avec bruit
    S’embrase et fend ses brindilles.
    Ne va pas t’imaginer que je t’ai mis là
    Sans raison. Je t’inflige ceci
    Là-bas dans ce taillis de mots entre
    Les hêtres et les chênes glauques, barbus,
    Afin que tu y croises un homme seul
    Se détachant de la cause, quelle qu’elle fût,
    Pour laquelle il se pensait mourir là.

    Pends la ballade

    Derrière la porte.

    Tu es rentré chez toi mais tu t’apprêtes
    À ne pas te battre avec assez d’ardeur et à mourir
    Dans un bois sombre et tout aussi désolé
    Où nul inconnu ne pénètrera jamais.

    Imagine une forêt

    Une vraie forêt.



    W. S. Graham, « Imagine une forêt », Ustensiles à leur Place (extraits) in Les Dialogues obscurs/The Dark Dialogues, Poèmes choisis/Selected poems, Black Herald Press, 2013, pp. 85-87. Traduit de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel et Blandine Longre.







    W. S. Graham, Les Dialogues obscurs







    W. S. GRAHAM


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Black Herald Press)
    la page de l’éditeur sur The Dark Dialogues/Les Dialogues obscurs
    → (sur le site de la librairie Compagnie)
    une fiche bio-bibliographique sur W. S. Graham





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  • Christine Caillon | [quelle est la surface d’un arbre ?]




    Kikie








    [QUELLE EST LA SURFACE D’UN ARBRE ?]




    quelle est la surface d’un arbre ?


    il y a être sous le figuier
    monter, rôder, écouter son nom
    sous l’abri transparaissant
    éprouver le soleil des feuilles
    regarder les gousses se gorger peu à peu
    flairer le lait qui filtre à travers les tiges
    imprégné de sa gomme, du grondement de ses bourdons, lentement être assimilé
    puis, au bout d’un temps se rendre à une évidence troublante : être devenu figue



    quelle est la surface de l’arbre mouillé ?



    balourd est le palmier qui, dans sa précipitation vers la feuille a oublié
    la branche []
    même la pelouse rit
    avoir envie d’habiter dans un vieux noyer tant sont convaincantes
    la force et la certitude que cet arbre met à être arbre



    debout, se tenir debout
    sous un cerisier de printemps
    et attendre -ttendre -tendre que
    vienne le vent
    pour qu’il neige enfin rose



    sentir ce que sent la feuille sensible
    comprendre par où elle va chercher la lumière
    sa souplesse — son pied nu
    son point d’appui
    elle fait tête
    vulnérable, plate,
    avec son envers et son endroit
    s’agite à la poussée qui la bat


    aimer sa chute élastique d’oiseau mort



    écrire sur les arbres, c’est se tromper de sens




    Christine Caillon, Autoportrait en arbres, Éditions La Pierre d’Alun, 2013, pp. 60-61. Flexographies de Kikie Crêvecœur. Préface de Jean-Louis Giovannoni.







    Autoportrait_en_arbre_cov_400-thumb (1)







    CHRISTINE CAILLON


    ■ Christine Caillon
    sur Terres de femmes

    une note de lecture d’AP sur Autoportrait en arbres



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site Les Journées Poésie de Rodez)
    d’autres extraits d’Autoportrait en arbres [PDF]
    le site des éditions La Pierre d’Alun





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  • Françoise Ascal | Philippe Bertin, Levée des ombres

    par Angèle Paoli

    Françoise Ascal, Levée des ombres,
    Éditions Atelier Baie, 2013.
    Photographies de Philippe Bertin.



    Lecture d’Angèle Paoli




    ANIANE, DU MAUVE SANG AUX PREMIÈRES VIOLETTES




    Tramée sur la page de faux-titre, mêlée à une écriture manuscrite fine où il est possible de déchiffrer quelques symboles et formules mathématiques —

    1re leçon – Mesure des temps —

    une clé, rattachée à une corde en fibres naturelles.

    Au-dessus se détache le titre de l’ouvrage : Levée des ombres. Signé par Françoise Ascal pour le texte courant, l’ouvrage est jalonné de photographies de Philippe Bertin.

    Dès la première de couverture, les ombres sont annoncées par un montage de deux photographies juxtaposées. L’une à dominante de couleur proche du magenta (mauve saturé de sang : « émeraude, fuchsia, noir corbeau | acrylique fauve d’un siècle flashy »), l’autre vert vif. À l’intérieur de l’ouvrage, les photos sont tout pareillement mises en page : la mauve à gauche, la verte à droite. Les photos de droite sont exemptes de personnages. Univers déserté par le temps et par les hommes. Corridors, cellules, murs avec tags et graffitis, lavabos ébréchés, tapisseries décollées, escaliers avec rampe, bureau et tiroirs vides. En lisant la préface de Françoise Ascal, on apprend qu’il s’agit de photos prises à l’infrarouge par Philippe Bertin en 2011 ; tandis que les clichés en mauve, animés de personnages, sont en réalité des négatifs qui remontent 80 ans en arrière. On y voit des hommes au travail, debout devant d’énormes métiers à tisser ; d’autres dans des ateliers, aux machines, à la cantine, aux douches, dans les salles de classe ou dans une salle de théâtre. Toujours sous surveillance. On y voit plus loin, confortablement installé dans un fauteuil et trônant dans un salon luxueux, un « patron »/« un directeur », entouré de portraits-médaillons. Deux mondes coexistent dans le même espace, deux mondes antagoniques qui jamais ne se rencontrent. Celui du monde libre et celui du monde carcéral.

    La juxtaposition de ces photos étranges intrigue. Les photos en elles-mêmes, surréelles, dérangent. Passé et présent semblent se souder, du mauve au vert vif. Ou du vert vif au mauve. Dans une même déchirure. Dans une même souffrance. Une même douleur qui abolit l’espace-temps. Ouvrage-diptyque où textes et photos se répondent en contrepoint. Progressivement, le lecteur, attentif à suivre les traces, traverse ce lieu. Revient en arrière. Passe et repasse, d’un texte à l’autre, d’un diptyque photographique à l’autre. Voyage improbable dans un même lieu qui a inspiré aux deux artistes ce travail de remontée du temps. Nous sommes à Aniane, dans une abbaye bénédictine fondée en 782 par Witiza, futur saint Benoît d’Aniane. Qui pourrait s’en douter ?

    Dans sa préface, Françoise Ascal évoque le passé historique de l’abbaye, depuis sa fondation au cours du Haut Moyen Âge jusqu’à l’année 2012, date de l’acquisition par la Communauté de Communes de la Vallée de l’Hérault de cet ensemble architectural, classé depuis 2004 au titre des Monuments Historiques. Entre ces deux dates butoir, l’abbaye a traversé les âges et connu bien des vicissitudes et bien des reconversions. Devenue filature de coton en 1810, puis centrale de détention pour adultes en 1845 (elle appartient alors au ministère de la Justice), elle devient en 1885 une colonie pénitentiaire pour mineurs délinquants.

    Lieu de mémoire hanté par l’histoire de l’enfermement, l’ouvrage duel de Françoise Ascal et de Philippe Bertin interroge les murs de cet espace de détention, soulevant les strates historiques qui le constituent, afin que se lèvent les ombres, afin que se libère le silence qui pèse entre les pierres. Prenant appui sur des documents d’archives ainsi que sur des négatifs d’époque, textes et photos s’en détachent cependant pour laisser libre cours aux images et à l’émotion que suscite l’emprise d’un tel lieu.

    Daté du 8 novembre 2011, le texte de Françoise Ascal s’ouvre par un poème qui ancre l’écriture dans un présent immobile, figé dans son labyrinthe de pierres écaillées. Il faut secouer ce qui oppresse, se dégager de la pesanteur de l’atmosphère pour pouvoir affronter la descente dans les « plis » de l’histoire. Et d’une histoire de la réclusion. Abbaye/Filature/Prison. Mais la langue se dérobe et les mots manquent. Comment faire surgir les vies qui ont peuplé cette ville autarcique sous haute surveillance ? Comment aller au cœur de ce qui a été vécu ? Enfermement, asservissement, rabaissement de l’humain ? Que disent les murs délabrés, les enfilades de couloirs, les « cages à poule » grillagées suspendues destinées à punir les récalcitrants, les niches, les cloisons, les lourdes portes ?

    Descendre encore plus loin, gratter plus avant, creuser au-delà des documents d’époque, pour tenter de comprendre à quelle existence se trouvait assujettie la « racaille » d’alors, dont la société se débarrassait à bon compte en toute bonne conscience.

    « Il faut soumettre l’enfant, s’il continue à fauter, c’est que la discipline n’est pas suffisante », est-il déclaré, en 1890, au cours d’un congrès sur les colonies pénitentiaires. Comment se protéger du « péril jeune », sinon en mettant à l’écart Apaches, Blousons noirs et autres délinquants ? Sinon en les pliant sous la férule, sous une discipline de fer. École, Discipline, Travail, lit-on sur l’arcade de la salle de théâtre.

    En 1889, 515 jeunes colons sont enclos dans 18 000 m2. Une « ruche monstrueuse ». Dans la nuit de Noël 1898, la ruche explose. Mutineries, rébellion, évasions qui se soldent par une répression.

    Françoise Ascal s’insurge contre les violences qui toujours resurgissent à l’identique, d’une époque à l’autre, sous des terminologies différentes. La nouvelle génération de scientifiques qui s’ingénient à mettre au point in utero des techniques de dépistage des criminels en herbe, la révulse. L’ombre maléfique du docteur Lombroso plane sur le rapport Bockel. Le visage terrifiant du monstre vert surgit sous l’œil du photographe. Le masque de la mort impose le sien aux vivants.

    Curieuse révolution que celle qu’a connue l’abbaye de Benoît d’Aniane. Conçue pour la lumière et pour la spiritualité, elle a basculé dans l’ombre et y a perdu son âme. Ainsi, au-delà de la misère qui griffe les murs, la poète interroge le passé religieux de l’enceinte bénédictine. À quelle vie les moines reclus dans les cellules ont-ils été conviés sinon à une vie soumise à l’acédie ?

    Et ce lieu, qui aurait dû être celui de la prière et de l’amour, s’est mué, en cours de route, en repaire de haine. Une haine « souterraine » qui


    « soudain explose

    frappe, enflamme, consume

    calcine

    chair et cœur ».


    Ailleurs, Françoise Ascal martèle par le rythme des vers, par les répétitions et par les anaphores, ce qui la hante la bouleverse la révolte :


    « Tags sur les mondes blancs de notre amnésie, de nos abandons,

    sur les tabous, les absences, les silences


    Tags sur les “plus jamais ça”

    renaissant sans cesse


    Tags

    entre ronces et barreaux

    sur le carrelage d’une ancienne infirmerie


    Tags à la place du sang qu’on ne

    verra pas ».



    Et le poème, dans tout cela ? Quel rôle peut-il jouer ? Quelle vérité peut-il transmettre ? Sans doute aucune… mais aussi tant d’autres. Son rôle de levier est modeste. Mais peut-être ouvre-t-il la voie aux poèmes à venir. Celui de Françoise Ascal « s’enracine dans une abbaye dévastée, une fabrique oubliée, une prison désaffectée, un éphémère centre de rétention… ». Il prend place parmi d’autres témoignages (d’ethnologues, d’historiens, de mémorialistes) qui se stratifient dans le silence. Mais le poème est là. Il résiste et il tient tête. Il agit subrepticement. De cette présence subreptice est né l’espoir. Un matin. Un beau matin de printemps. Des enfants ont fait irruption, réveillant de leurs cris et gambades les ombres ensevelies. À la manière de Prévert, ils ont inventé des listes « insolites », lancé des mots à la volée, réinventé la vie.



    « Ce matin-là, il suffisait de se pencher sur l’herbe que foulaient les grappes d’enfants pour découvrir, discrète entre les tiges, la poussée irrépressible des premières violettes. »



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Françoise Ascal, Levée des ombres



    FRANÇOISE ASCAL


    Francoise Ascal par Michel Durigneux
    Ph. © Michel Durigneux
    Source





    ■ Françoise Ascal
    sur Terres de femmes


    [longtemps j’ai mâché | vos grains de grès](extrait d’Entre chair et terre)
    [Carnet, 2004] (extrait d’Un bleu d’octobre)
    [Carnet, 2011] (autre extrait d’Un bleu d’octobre)
    Des voix dans l’obscur (note de lecture d’AP)
    Lignées (note de lecture d’AP)
    [Je ferme les yeux et laisse le mot venir] (extrait de Lignées)
    [tu aurais voulu l’oublier] (extrait de Des voix dans l’obscur)
    Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli (note de lecture d’Isabelle Lévesque)
    L’Obstination du perce-neige et Variations-prairie (lectures d’AP)
    Rouge Rothko
    Mille étangs
    16 juillet 1796 | Françoise Ascal, La Barque de l’aube | Camille Corot
    5-10 août 2017 | Françoise Ascal, L’Obstination du perce-neige




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site de la mél)
    une fiche bio-bibliographique sur Françoise Ascal





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  • Alain Fabre-Catalan | [À l’orée des branches basses]



    Tes mains vides épargnent la couleur des jours
    Ph., G.AdC







    [À L’ORÉE DES BRANCHES BASSES]




    À l’orée des branches basses, à demi-mot se consument les fruits avides de l’oubli tombés dans la nuit blanche de l’herbe. Tes mains vides épargnent la couleur des jours dont l’avenir ne gardera qu’un simple entrelacs de lignes.


    Sur le penchant des heures, inépuisable est le gisement du silence dans le soir qui déborde vers l’autre rive. Un peu d’espoir consommé dans le retrait de l’aube, tu te destines à reprendre le large vers l’inconnu, sur le versant de la phrase qui te porte au-devant du poème.


    Sur la page promise au rejaillissement de la langue, tu sondes le vide dans un surcroît de paroles, ce creuset où le monde ne cesse de paraître et de disparaître, surgissant et se dérobant tout à la fois.




    Alain Fabre-Catalan, Vertiges, Les Lieux-Dits éditions, Cahiers du Loup bleu, 2013, s.f.






    Vertiges





    ALAIN FABRE-CATALAN


    Alain Fabre-Catalan




    ■ Alain Fabre-Catalan
    sur Terres de femmes

    Le silence des pierres



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Recours au poème)
    une page consacrée à Alain Fabre-Catalan (notice bio-bibliographique + 5 poèmes)
    → (sur Exigence : Littérature)
    une lecture de Vertiges par Françoise Urban-Menninger
    Demeure nomade, le blog d’Alain-Fabre-Catalan
    le site de la Revue Alsacienne de Littérature, créé par Alain Fabre-Catalan





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  • Richard Rognet, Un peu d’ombre sera la réponse

    par Sylvie Besson

    Richard Rognet, Un peu d’ombre sera la réponse,
    éditions Gallimard, Collection blanche, 2009.



    Lecture de Sylvie Besson




    Ombre
    Ph., G.AdC










    « Si tu me demandes où / Est la vie promise, / Dans les méandres / Des saisons, un peu / D’ombre sera la réponse »


    Faire l’expérience du noir, saisir le moment où la nuit pénètre le jour, percevoir une ombre comme s’il s’agissait d’une lueur, tel est l’univers de Richard Rognet dont la voix tente d’émerger d’une Nuit profonde, dont la parole chante autant l’obscur qu’elle est chant de l’obscur ; et lorsque la Lumière laisse ses ombres envahir la page, on le suit dans l’Ombre et on ne sait plus où l’on est. Peu importe que ce soit sur terre ou ailleurs, l’intérêt sera alors de se frayer un chemin dans cette obscurité, car cette nuit est aussi celle du travail de création en train de se faire. Quelque chose cherche à apparaître dans le doute et la fragilité, dont rien ne garantit l’épanouissement, l’œuvre posant à la fois la question fondamentale de la création et, en double fond, celle du non-retour, d’un présent obscurci par la composition du monde, personne ne pouvant précipiter son avènement ou son retour : « tu sais que venu / de la nuit, tu / reviendras en elle ». D’un côté, le combat avec sa propre voix, ses dérobades, la tentation du découragement, de l’autre, celui avec un réel insaisissable, marqué par l’imprécation, le cri, un tragique toujours latent. Ainsi se croisent des univers si proches, le cheminement du poète et l’errance de l’homme, un tutoiement peuplé d’ombres, dialogue entre le dedans et le dehors, entre l’intime et le cosmique :


    Tu prends des notes
    le matin, pour mieux
    regarder, mieux entendre,


    tu griffonnes, tu
    gribouilles, comme
    si tu raturais les
    bavures de ton lever, […]


    mais ce matin, tu le sens
    dans ton corps, c’est pour
    bien t’appuyer sur la vie.


    De tous côtés les souvenirs douloureux surgissent, et notamment l’incapacité à en signifier la vérité, à en retrouver l’évidente beauté. Deux voix se répondent comme pour s’effacer et découvrir un autre seuil à franchir au-delà de l’insatisfaction et de l’inachèvement. L’écriture, éminemment lyrique, d’une incroyable lucidité, exprime de manière bouleversante les sentiments qui nous pénètrent de part en part ; le verbe sert une pensée forte et structurée, traversée par la précarité de la vie ; le chant prend tout son sens dès que le poète se trouve dans ce temps qu’il interroge, entre silence et mélancolie, dans une poésie qui désigne l’évanescent, questionne l’éphémère, incarnés par l’illusion du jour naissant et de tous les commencements frauduleux. La parole éperdue du Poète est ainsi jetée au vent et à un ciel assombri comme une brûlure à la face du monde :



    ce noir absolu qui
    t’emporte, plus loin
    que les lointains, où
    tout se prépare en ce
    qui disparait


    La poésie de Rognet est certes habitée par un double noir d’où émanent quelques énigmes sur l’être, mais le langage recrée des énigmes, l’aporie se referme lourdement sur l’espérance. Être poète de l’ombre, c’est donc être dans l’instable, c’est être dans la préhistoire de soi afin d’échapper à l’histoire d’une naissance qui compose l’être, puis dépasser également les mots habituels et avoir confiance en ce qui fuit l’homme. La démarche poétique retrouve l’immémorial silence, marque de la poésie la plus achevée, aux frontières mêmes du rien. :



    La nuit — la nuit
    glaciale, paisible,
    et tellement d’étoiles,
    là-bas, au fin fond


    du temps, au fond de
    mes yeux où s’écrasent
    tant de lueurs ignorées —
    c’est le noir entre
    elles qui m’attire […]


    le noir, comme les
    trous de ma mémoire plus
    ancienne et libre que moi.


    La lumière poétique, terreuse et transparente à la fois, cherche à précipiter loin, et l’écriture donne des coups de butoir au bord du gouffre, insistant sur le tragique d’un temps qui passe irrémédiablement et celui d’un espace incertain. Le poème s’érige en élégie, une longue méditation dans laquelle la nature est plus reposoir qu’incantation, prétexte davantage à retrouver un visage familier, une origine somme toute nostalgique :



    …et la rouille de l’automne
    entêté ! ça claque au
    vent
    ça se brouille !
    ça grelotte ! ça proteste !


    Où sont donc nos
    anciennes cachettes,
    si chaleureuses, si
    discrètes ?


    On croit encore que c’est une ombre mais à cette ombre s’attachent un corps, des pierres, des feuilles, des cris, une chaleur, comme un rien qui insiste, qui cherche et qui perce un mystère. Et ce corps ombrageux entre dans le regard, en un instant on est lui. Rognet nous fait ainsi sauter par-dessus la clôture : on court, on lève les bras pour porter un ciel moins lourd, les yeux se ferment et on voit ; ça danse, ça gesticule, ça vit comme une gerbe de couleurs, un rire en grelots d’enfance. Rognet tente alors de remonter les lunaisons, de raviver les parole éteintes, mais l’âge avançant (« l’âge, cette / mort à contre-jour »), les allées s’encombrent de cadavres et la mémoire devient un terrifiant sanctuaire à sauvegarder, un effeuillement d’ombres plus saisissantes les unes que les autres :



    nous entrerons dans
    la nuit sans rien dire,
    sans murmurer, nous
    laisserons nos souvenirs
    se pencher sur nous.


    Entre défloration des signes et chant occulte de l’être, la flamboyance noire d’images dévoile ce qui blesse et déchire, il faut in fine célébrer des mondes perdus qui ne reviennent que dans le sillage des pensées les plus sombres, les plus sauvages, donnant à nous reconnaître au fil d’images effrayantes, mais ô combien révélatrices !



    On dirait que le silence
    qui vient de naitre
    incise les ombres
    pour retrouver la vie.


    Dépouillement, mais non décharnement, la poésie de Richard Rognet possède une vigueur liée à sa force musicale, le poète cultive la répétition, la forme se fait obsessionnelle dans son intensité, sa hauteur d’exigence se réalise dans l’obsession de la matière, d’une matière noire de la parole qui finit, à force de fulgurances et de persévérance, par trouver sa voie. Au parcours obscur et magnifique de ce poète, rien n’indique le chemin, un peu d’ombre seulement, à moins que ce ne soit la présence de « ce rien » qui finisse par flamber au-dessus du silence : « Il faut arracher / à nos paroles / le nom lumineux / d’un monde prochain ».



    Sylvie Besson
    D.R. Texte Sylvie Besson
    pour Terres de femmes




    ________________________________________________
    NB : Dernière œuvre de Richard Rognet : Élégies pour le temps de vivre, Gallimard, Collection blanche, 2012.






    Richard Rognet, Un peu d'ombre sera la réponse, éd. Gallimard, 2009.






    RICHARD ROGNET


    Richard rognet





    ■ Richard Rognet
    sur Terres de femmes

    [Le lierre] (extrait d’Élégies pour le temps de vivre)
    [Depuis ce matin, une tourterelle] (extrait de Lutteur sans triomphe)




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Richard Rognet
    → (sur le site écriVosges)
    une fiche bio-bibliographique sur Richard Rognet
    → (sur Mediapart)
    une page sur Richard Rognet (par Bernard Demandre), dont plusieurs poèmes
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Richard Rognet, poète vosgien (par Jean Gédéon)
    → (sur écriVosges)
    une fiche biobibliographique sur Richard Rognet (+ sept poèmes inédits)
    → (sur Patrimages)
    une page sur Richard Rognet (par Patricia Laranco)



    ■ Autres notes de lecture de Sylvie Besson
    sur Terres de femmes

    Les variations poétiques de Philippe Beck ou le tempo universel du monde
    Hélène Dorion, Ravir : les lieux
    Yasmina Hasnaoui, Cargo Blues
    Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes





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  • 2 novembre 1699 |
    Naissance de Jean-Baptiste Siméon Chardin

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 2 novembre 1699 naît à Paris Jean-Baptiste Siméon Chardin.








    Chardin
    Jean-Baptiste Siméon Chardin,
    Autoportrait aux lunettes et à « l’abat-jour », 1775
    Pastel sur papier bleu, 46 × 38 cm
    Paris, Musée du Louvre.







    Fils d’un menuisier du roi, spécialisé dans la fabrication des billards, Chardin semble avoir travaillé à la restauration de tableaux, notamment chez le peintre Pierre-Jacques Cazes puis dans l’atelier de Noël-Nicolas Coypel. En 1728, à l’âge de vingt-neuf ans, Chardin entre à l’Académie royale avec deux tableaux : La Raie ouverte et Le Buffet (Musée du Louvre). Inspirées de la vie quotidienne, ses premières toiles, à la manière flamande, sont des natures mortes : Lièvre avec chaudron de cuivre, un coing et deux marrons (1726-1728) ; Lièvre avec une gibecière et une boîte à poudre (v. 1727) ; La Raie (1728). Après cette période qui fait de lui un maître de la nature morte, Chardin se consacre aux scènes de genre. L’observation de la petite bourgeoisie lui offre nombre de scènes familières ancrées dans la simplicité de la vie courante : Dame cachetant une lettre (1733, Berlin Charlottenburg), Jeune dessinateur taillant un crayon (1737), L’Enfant au toton (v. 1738, Louvre), La Pourvoyeuse (1738), L’Écureuse (1738), La Mère laborieuse (v. 1739-1740), Le Bénédicité (1740). Dans la dernière période de sa vie, Chardin se fait portraitiste : Autoportrait aux bésicles (1771), Autoportrait aux lunettes et à « l’abat-jour » (1775), Madame Chardin (1775), tous trois au Musée du Louvre, témoignent de la finesse psychologique avec laquelle Chardin a réalisé ces toiles. Certains critiques reprochèrent au peintre ses sujets « bas et communs ». Diderot lui-même fit quelque temps la moue face à ces toiles silencieuses. En 1895, Marcel Proust consacre à Chardin un manuscrit de dix feuillets (actuellement conservé à la Bibliothèque nationale de France). Ci-dessous un extrait de ce manuscrit, issu du volume Marcel Proust, Chardin et Rembrandt (Le Bruit du temps, 2009).







    JEAN-BAPTISTE SIMÉON CHARDIN, par MARCEL PROUST (extrait)




    Prenez un jeune homme de fortune modeste, de goûts artistes, assis dans la salle à manger au moment banal et triste où on vient de finir de déjeuner et où la table n’est pas encore complètement desservie. L’imagination pleine de la gloire des musées, des cathédrales, de la mer, des montagnes, c’est avec malaise et avec ennui, avec une sensation proche de l’écœurement, un sentiment voisin du spleen, qu’il voit un dernier couteau traîner sur la nappe à demi relevée qui pend jusqu’à terre, à côté d’un reste de côtelette saignante et fade. Sur le buffet un peu de soleil, en touchant gaiement le verre d’eau que des lèvres désaltérées ont laissé presque plein, accentue cruellement, comme un rire ironique, la banalité traditionnelle de ce spectacle inesthétique. […]


    Si je connaissais ce jeune homme, je ne le détournerais pas d’aller au Louvre et je l’y accompagnerais plutôt ; mais le menant dans la galerie Lacaze et dans la galerie des peintres français du XVIIIe siècle, ou dans telle autre galerie française, je l’arrêterais devant les Chardin. Et quand il serait ébloui de cette peinture opulente de ce qu’il appelait la médiocrité, de cette peinture savoureuse d’une vie qu’il trouvait insipide, de ce grand art d’une nature qu’il croyait mesquine, je lui dirais : Vous êtes heureux ? Pourtant qu’avez-vous vu là qu’une bourgeoise aisée montrant à sa fille les fautes qu’elle a faites dans sa tapisserie (La Mère laborieuse), une femme qui porte des pains (La Pourvoyeuse), un intérieur de cuisine où un chat vivant marche sur des huîtres tandis qu’une raie morte pend aux murs, un buffet déjà à demi dégarni avec des couteaux qui traînent sur la nappe (Fruits et animaux) moins encore des objets de table ou de cuisine, non pas seulement ceux qui sont jolis comme des chocolatières en porcelaine de Saxe (Ustensiles variés), mais ceux qui semblent le plus laids, un couvercle reluisant, les pots de toute forme et toute matière (la salière, l’écumoire), les spectacles qui vous répugnent, poissons morts qui traînent sur la table (dans le tableau de La Raie) et les spectacles qui vous écœurent, des verres à demi vidés et trop de verres pleins (Fruits et animaux). Si tout cela vous semble maintenant beau à voir, c’est que Chardin l’a trouvé beau à peindre. Et il l’a trouvé beau à peindre parce qu’il le trouvait beau à voir. Le plaisir que vous donne sa peinture d’une chambre où l’on coud, d’un office, d’une cuisine, d’un buffet, c’est, saisi au passage, dégagé de l’instant, approfondi, éternisé, le plaisir que lui donnait la vue d’un buffet, d’une cuisine, d’un office, d’une chambre où l’on coud. Ils sont si inséparables l’un de l’autre que s’il n’a pas pu s’en tenir au premier et qu’il a voulu se donner et donner aux autres le second, vous ne pourrez pas vous en tenir au second et vous reviendrez forcément au premier. Vous l’éprouviez déjà inconsciemment, ce plaisir que donne le spectacle de la vie humble et de la nature morte, sans cela il ne se serait pas levé dans notre cœur quand Chardin avec son langage impératif et brillant est venu l’appeler. Votre conscience était trop inerte pour descendre jusqu’à lui. Il a dû attendre que Chardin vînt le prendre en vous pour l’élever jusqu’à elle. Alors vous l’avez reconnu et pour la première fois vous l’avez goûté. […]


    Dans les chambres où vous ne voyez rien que l’image de la banalité des autres et le reflet de votre ennui, Chardin entre comme la lumière, donnant à chaque chose sa couleur, évoquant de la nuit éternelle où ils étaient ensevelis tous les êtres de la nature morte ou animée avec la signification de sa forme si brillante pour le regard, si obscure pour l’esprit. Comme la princesse réveillée, chacun est rendu à la vie, reprend ses couleurs, se met à causer avec vous, à vivre, à durer. Sur ce buffet où, depuis les plis rapides de la nappe à demi relevée jusqu’au couteau posé à côté, dépassant de toute la lame, tout garde le souvenir de la hâte des domestiques, tout porte le témoignage de la gourmandise des invités, le compotier aussi glorieux encore et dépouillé déjà qu’un verger d’automne se couronne au sommet de pêches joufflues et roses comme des chérubins, inaccessibles et souriantes comme des immortels. Un chien qui lève la tête ne peut arriver jusqu’à elles et les rend plus désirables d’être vainement désirées. Son œil les goûte et surprend sur le duveté de leur peau qu’elle humecte la suavité de leur saveur. Transparents comme le jour et désirables comme des sources, des verres où quelques gorgées de vin doux se prélassent comme au fond d’un gosier, sont à côté de verres déjà presque vides, comme à côté des emblèmes de la soif ardente, les emblèmes de la soif apaisée. Incliné comme une corolle flétrie un verre est à demi renversé ; le bonheur de son attitude découvre le fuseau de son pied, la finesse de ses attaches, la transparence de son vitrage, la noblesse de son évasement. À demi fêlé, indépendant désormais des besoins des hommes qu’il ne servira plus, il trouve dans sa grâce inutile la noblesse d’une buire de Venise. Légères comme des coupes nacrées et fraîches comme l’eau de la mer qu’elles nous tendent, des huîtres traînent sur la nappe, comme sur l’autel de la gourmandise ses symboles fragiles et charmants.


    Dans un seau de l’eau fraiche traîne à terre, toute poussée encore par le pied rapide qui l’a vivement dérangée. Un couteau qu’on y a vivement caché et qui marque la précipitation de la jouissance, soulève les disques d’or des citrons qui semblent posés là par le geste de la gourmandise, complétant l’appareil de la volupté. […]




    Marcel Proust, Chardin et Rembrandt, Le Bruit du temps, 2009, pp. 9-10-11-12-14-16.



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  • 1er novembre 1935 | Cesare Pavese, Le Métier de vivre

    Éphéméride culturelle à rebours



    La description correcte relève du sentiment
    Diptyque photographique, G.AdC







    [QUELLE SALADE !]



    1er novembre



    Elle est intéressante cette idée que le sentiment en art est le simple fragment mimétique, l’exacte description du calme plat. C’est-à-dire une description faite avec des termes propres, sans découvertes de rapports d’images et sans intrusion de la logique.

    Mais si l’on peut concevoir une description qui ne comporte pas d’images (ce que, peut-être, la nature même du langage nie), peut-il y avoir une description qui se passe de la pensée logique ? N’est-ce pas déjà l’expression d’un jugement que d’observer que l’arbre est vert ? Ou, s’il semble ridicule de voir une pensée dans une telle banalité, où finit la banalité et où commence le véritable jugement logique ?

    Pour le second alinéa, je renvoie à un meilleur philosophe. Il me semble en tout cas exact que la description correcte relève du sentiment. Utiliser les émotions pour y découvrir des rapports est en fait déjà élaborer rationnellement ces expériences.

    Et comment se fait-il que la nature du langage nie la possibilité de ne pas employer d’images ? Que vert vienne de vis et soit une allusion à la force de la végétation, c’est là un rapport aussi beau qu’indiscutable ; mais est également indiscutable l’actuelle simplicité de ce mot et sa référence immédiate à une idée unique. Qu’arriver ait jadis signifié aborder et qu’au début, c’ait été faire une image nautique que de dire que l’hiver arrivait, ne détruit pas l’absolue objectivité de la même observation faite maintenant. Ma parenthèse était donc stupide. Quelle salade !



    Cesare Pavese, Le Métier de vivre in Œuvres, Quarto Gallimard, 2008, page 1383. Édition établie et présentée par Martin Rueff.






    CESARE PAVESE


    Pavese
    Image, G.AdC



    ■ Cesare Pavese
    sur Terres de femmes

    9 septembre 1908 | Naissance de Cesare Pavese
    Cesare Pavese dans la collection Quarto (note de lecture d’AP)
    L’Idole et autres récits (note de lecture d’AP)
    Lavorare stanca (+ courte notice bio-bibliographique)
    Semplicità
    Tu as un sang, une haleine
    Jean-Pierre Ferrini, Le Pays de Pavese (note de lecture d’AP)





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