Terres de Femmes

Mois : juillet 2013


  • Martine Morillon-Carreau | [Chant premier de la mer]






    Accorder [... son attente aux évocations des pierres
    Ph., G.AdC







    [CHANT PREMIER DE LA MER]



    Chant premier de la mer
    pur chant de sablier
    à la juste renverse
    de sa vague

    Parole ou bruit

    la question

    comme la soif
    de qui ne saurait boire
    que ses larmes

    reste inextinguible

    Demeure
    la joie
    pour le marcheur

    une joie
    de jour nouveau

    accorder
    son souffle
    à cette respiration

    son attente
    aux évocations des pierres




    Martine Morillon-Carreau, Pierres d’attente, Éditions du Petit Pavé, Collection Le Semainier, 2013, page 63.





    Pierres d'attente







    MARTINE MORILLON-CARREAU


    Martine Morillon-Carreau




    ■ Martine Morillon-Carreau
    sur Terres de femmes

    [La route reconnue du fond de l’enfance] [poème extrait de Poéclats (Caprice avec des ruines)]
    [Éteintes elles se sont éteintes] (poème extrait de Poésie L’Éclair L’Éternité)



    ■ Voir aussi ▼

    le site personnel de Martine Morillon-Carreau
    → (sur Terre à ciel)
    une page sur Martine Morillon-Carreau





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  • Jacques Ancet | On voit toujours







    Ensuite, on ne voit plus.
    Ph., G.AdC






    ON VOIT TOUJOURS les yeux brillants, les mains tendues. On voit le sourire. On sent les bras qui vous serrent, la chaleur de l’étreinte. Ensuite, on ne voit plus. On ne sent plus. On a un vide dans les yeux et trop d’air entre les doigts. Un pâle soleil traverse la vitre. On ne sait plus si on est là, ou là-bas. La pièce est blanche. On voit le même soleil, mais les mains sont posées, immobiles. La bouche est entr’ouverte. On n’entend plus rien qu’un peu de souffle éparpillé. Quelqu’un s’en va. On s’approche. On ne sent plus la chaleur. On ne voit plus les yeux.




    SEGUIMOS VIENDO esos ojos brillantes, esas manos tendidas. Vemos esa sonrisa. Sentimos los brazos que nos rodean, el calor del abrazo. Luego, dejamos de ver. Dejamos de sentir. Hay un vacío en los ojos y demasiado aire entre los dedos. Un sol pálido atraviesa el cristal. Ya no sabemos si estamos aquí o allá. La habitación es blanca. Vemos el mismo sol, pero las manos reposan, inmóviles. La boca está entreabierta. Apenas oímos una respiración desordenada. Alguien se marcha. Nos acercamos. Ya no sentimos el calor. Ya no vemos los ojos.



    Jacques Ancet, Puesto que él es este silencio. Prosa para Henri Meschonnic. Edición bilingüe, Editorial Salto de página, Colección Poesía 09, 2013, pp. 54-55. Traducción de Joséphine Cabello y Régulo Hernández.







    Ancet, Puesto-que-él-es-este-silencio




    JACQUES ANCET


    Jacques Ancet
    Source




    ■ Jacques Ancet
    sur Terres de femmes


    [Le chant du même oiseau n’a pas cessé de me poursuivre] (extrait de Huit fois le jour)
    Dans l’indéfini (extrait de Chronique d’un égarement)
    L’égarement
    L’identité obscure (extrait du chant 9 de L’Identité obscure)
    [Je cherche] (extrait de L’Âge du fragment)
    Image et récit de l’arbre et des saisons (lecture d’AP)
    Je reviens
    [On dit quelqu’un] (extrait des Travaux de l’infime)
    Oublier l’heure (extrait de Chronique d’un égarement)
    L’âge du fragment (extrait de La Vie, malgré)
    [Mais c’est parce qu’il est tard] (extrait de Voir venir Laisser dire)
    14 juillet | Jacques Ancet, Comme si de rien
    10 décembre 2001 | Jacques Ancet, Un morceau de lumière
    4 novembre 2012 | Jacques Ancet [Sous le bruissement du sang, tweet]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Esprits Nomades)
    une page Jacques Ancet
    Lumière des jours, le blog de Jacques Ancet





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  • Lionel Jung-Allégret, Parallaxes

    Lionel Jung-Allégret, Parallaxes,
    Éditions Al Manar | Alain Gorius, 2013.
    Interventions de Joël Leick.



    Lecture d’Angèle Paoli






    Incidence du changement de position de l'observateur sur l'observation d'un objet
    Ph., G.AdC







    « SOUS L’AGONIE, LES INSECTES ATTENDENT »



          Au commencement du poème, il y a le blanc. Blanc du silence figé de la mort. Blanc sidéral qui infuse la mémoire. Avec la montée des insectes calcinés sous les visages se dépose le temps. Comme autant de peaux sur la page. Variant les jeux typographiques et les angles d’approche, ménageant les blancs / les silences, Lionel Jung-Allégret interroge l’espace. Interruptions qui couturent l’ensemble où se croisent les voix.

    Au commencement de Parallaxes, il y a le corps douloureux du père, respiration à trois temps, de « la nuit, excédante » à « l’aube, tumorale, numérotée d’énigmes. »

    « quelqu’un, encore, respire. »

    Une première pause ponctue le poème autour d’une double suite de cinq [et non de trois] points de suspension [points de suite ou point d’orgue ?].

    Respiration. Silence.

    ….. / ….. [cinq points de suspension|espace fine|barre oblique/espace fine|cinq points de suspension]

    Un second temps fait irruption, en neuf poèmes, marqué par l’italique et la voix du « Tu » qui ramène à elle, avec l’enfance, les cendres froides, la mer grise et les enfants morts. Temps marqué par la blancheur et par l’intrusion du passé dans la mémoire. C’est le temps « d’avant », diffus de souffrances et de blessures, de failles où gisent les cris ; temps de lourdeurs ; de pesanteur de pierre, d’exil déjà, de solitude.

    « Il y a des visages comme des couteaux sous l’étreinte brûlante de la chair. »

    Et toujours les insectes qui crissent, sauterelles liées aux souvenirs.

    Respiration. Silence.

    ….. / …..

    Ainsi va le poème, de Voix en voix. De voix en voiles, « douleurs muettes », « lumières diffuses » et « insectes figés dans l’ombre verte ».

    « Il restait dans la lumière des grandes voiles affalées sous les yeux déchirés de l’enfance, des pâturages blanchis de sel où fauchaient les lames gisantes de la mémoire. »

    Il y a quelque chose d’un corps qui se déchire, s’absente, purule, se désagrège. Assailli d’images sous les draps (les « lourdes voiles » ?), le grand corps malade veille en toutes choses aux progressions insidieuses de la mort. Celle du cycle des plantes, soumises au « retournement des trajectoires ». Celle du jour qui cède la place à la nuit. Celle de la sève qui s’assèche pour laisser place au dépeçage des artères. Jusqu’à résignation.

    Respiration. Silence.

    ….. / …..

    Parallaxes ? D’autres mots me traversent l’esprit. Parataxe / paratexte / paralipomènes / paradigmes. Parallèles. On rassemble tout ce que la mémoire tient à sa disposition de termes savants (composés ou non à partir du préfixe « para ») pour tenter une approche du mot Parallaxes qui donne son titre au recueil de Lionel-Jung Allégret. Peut-être s’agit-il d’une figure de rhétorique oubliée ? Soudain, la liste tournant court, un détour par la consultation d’un dictionnaire de langue s’impose : le Trésor de la langue française propose une série de définitions ayant notamment trait à l’astronomie mais dont la première, qui est aussi la plus simple, me semble éclairante :

    « Incidence du changement de position de l’observateur sur l’observation d’un objet ».

    À lire le recueil de Lionel-Jung Allégret, il est aisé d’imaginer que l’objet recherché par le poète est bien celui d’une variation sur la distance angulaire et sur les changements de position. Comment, en effet, appréhender une réalité obsédante sinon en variant les modalités d’écriture dont le poète dispose ? Passant du « je » au « tu », du romain à l’italique, mariant les polices de caractères — des caractères avec empattements aux caractères bâtons —, scindant la page par un filet [trait] horizontal en deux pavés typographiques distincts, le poète joue avec la mise en espace et croise les angles de lecture. Ainsi est-il possible de combiner les modes de lectures – horizontal/vertical — ou de s’en tenir à une lecture linéaire. En se focalisant sur ce que le recueil compte de textes écrits en caractères romains. Ou sur tout ce qui est en italiques, au-dessous du filet qui divise la page.


    « J’entendais les douleurs muettes
    et l’inquiétude tapie dans la mutité. »


    ____________________________
    « cela ressemble à une plaque de silence qui se retourne ; on est dedans, on y entre, on en ressort ; jamais tout à fait dedans, jamais tout à fait dehors ; peut-être ne reste-t-il que la surface où l’on se tait, où l’embarras de la parole s’éloigne ; qu’il fallait cette réclusion, pour que reflue l’extérieur, pour que s’ouvre le regard ;»… (p. 31)


    Ce chassé-croisé, pourtant, ne cesse de ramener le regard au centre. Il le fixe sur la thématique qui émerge de cette structure combinatoire. Autant dire sur la faille. Une faille ancienne, originelle. Maladie du corps d’où survient le mal-être de l’âme, la constante musicale qui se dégage du recueil est celle d’une souffrance incurable :

    « Sous l’agonie, les insectes attendent ».

    ….. / …..

    Accompagné par les interventions originales de Joël Leick — paysages aux arbres décharnés ou intérieurs mystérieux — Parallaxes garde entre les pages le secret de ses abîmes et laisse dans la mémoire sa trace assourdie de cendres douloureuses.

    Respiration. Silence.

    …. / …. [cinq points de suspension moins un|espace fine|barre oblique/espace fine|cinq points de suspension moins un][p. 75/dernier folio texte déduit et non mentionné]



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Parallaxes 3






    LIONEL  JUNG-ALLÉGRET


    Lionel_jung-allegret





    ■ Lionel Jung-Allégret
    sur Terres de femmes

    [Écris ce que tu sais] (poème extrait de Ce dont il ne reste rien)
    [Derrière la porte ouverte] (poème extrait de Derrière la porte ouverte)
    Derrière la porte ouverte (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [J’ai vu les grandes digues au loin] (poème extrait d’Écorces)
    [Je regarde l’arbre dressé] (autre poème extrait d’Écorces)
    [Je suis celui qui cherche des secrets] (poème extrait d’Un instant appuyé contre le vent)
    [Il restait dans la lumière des grandes voiles affalées] (poème extrait de Parallaxes)
    Un instant appuyé contre le vent (lecture d’Angèle Paoli)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur enjambées fauves)
    un autre poème extrait de Parallaxes





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  • 7 juillet 1798 | Alejo Carpentier, Le Siècle des Lumières

    Éphéméride culturelle à rebours



    ALEJO CARPENTIER, LE SIÈCLE DES LUMIÈRES (extrait)



    Le 7 juillet 1798, — pour certains faits les chronologies du calendrier républicain ne comptaient pas — les États-Unis déclarèrent la guerre à la France dans les mers d’Amérique. Ce fut comme un coup de tonnerre qui retentit dans toutes les chancelleries européennes. Mais l’île de Notre-Dame de la Guadeloupe, prospère, voluptueuse et ensanglantée, ignora longtemps une nouvelle qui devait traverser deux fois l’Atlantique avant de l’atteindre. Chacun était accaparé par ses propres affaires, se lamentant tous les jours au sujet d’une saison sèche qui, cette année, était particulièrement chaude. Un peu de bétail mourut à cause d’une épidémie ; il y eut une éclipse de lune, la fanfare du bataillon de chasseurs basques donna quelques retraites et il se produisit quelques incendies dans les champs à cause d’un soleil qui avait trop desséché le sparte. Victor Hugues savait que le général Pélardy, dépité, faisait tout son possible pour le discréditer auprès du Directoire, mais l’agent, délivré maintenant de ses angoisses, s’estimait irremplaçable dans sa charge. « Tant que je pourrai envoyer leur ration d’or à ces Messieurs, disait-il, ils me laisseront tranquille. » On affirmait, dans les potinières de Pointe-à-Pitre, que sa fortune personnelle se montait à plus d’un million de livres. On parlait de son mariage possible avec Marie-Angélique Jacquin. Ce fut alors que, poussé par un désir croissant de richesses, il créa une agence au moyen de laquelle était assurée l’administration des biens des émigrés, des finances publiques, de l’armement des corsaires et du monopole des douanes. Violent fut l’orage déchaîné par cette initiative, qui affectait directement une foule de gens jusque-là favorisés par son gouvernement. Sur les places, dans les rues, on commenta l’arbitraire de ce procédé, si violemment qu’il fallut sortir la guillotine, pendant qu’en guise d’avertissement opportun s’ouvrait une nouvelle bien que brève période de terreur. Les nouveaux riches, les privilégiés, les fonctionnaires prévaricateurs, les usufruitiers de propriétés abandonnées par leurs maîtres durent avaler leur langue sans protester. Behemoth devenait commerçant, s’entourant de balances, de poids et de romaines, qui à toute heure évaluaient les richesses qui s’engouffraient dans ses magasins. Quand on eut connaissance de la déclaration de guerre des États-Unis, ceux-là mêmes qui avaient pillé des voiliers nord-américains rejetèrent sur Victor Hugues la responsabilité de ce qui leur apparaissait à présent comme un désastre, dont les conséquences pouvaient être catastrophiques pour la colonie. Comme la nouvelle avait beaucoup tardé à arriver, il était fort possible que l’île, déjà entourée de bateaux ennemis, fût attaquée dans la journée, le lendemain peut-être. On parlait d’une puissante escadre partie de Boston, d’un débarquement de troupes à Basse-Terre, d’un prochain blocus… Telle était l’atmosphère d’inquiétude et d’angoisse, quand, un après-midi, la voiture que Victor Hugues utilisait dans ses promenades aux environs de la ville s’arrêta devant l’imprimerie des Lœuillet, où Esteban travaillait à corriger des épreuves. « Laisse ça », lui cria l’agent, par un guichet. « Accompagne-moi au Gozier. » Pendant le trajet on parla d’événements sans importance. Arrivé devant la rade, l’agent fit monter le jeune homme dans une barque et, enlevant sa casaque, rama jusqu’à l’îlot. Une fois sur la plage, il s’étira longuement, déboucha une bouteille de cidre anglais, et d’un ton calme se mit à parler. « On me chasse d’ici ; il n’y pas d’autre façon de le dire, on me chasse d’ici… Ces Messieurs du Directoire veulent que j’aille à Paris pour rendre compte de mon administration. Et ce n’est pas tout : un traîneur de sabre, le général Desfourneaux, est chargé de me remplacer, pendant que l’infâme Pélardy revient triomphalement en qualité de commandant des forces armées. » Il se coucha sur le sable, regardant le ciel qui commençait à s’assombrir. « Il manque maintenant que je remette, moi, le pouvoir. J’ai encore des gens avec moi ! » « Tu vas déclarer la guerre à la France ? » demanda Esteban qui, après ce qui s’était passé avec les États-Unis, croyait Victor capable de n’importe quel coup de tête. « À la France non. Mais peut-être bien à son cochon de gouvernement. » Il y eut un long silence, pendant lequel le jeune homme se demanda pourquoi l’agent, si peu porté à se confier, l’avait choisi pour se soulager du poids d’une nouvelle que tous ignoraient encore, nouvelle catastrophique pour quelqu’un qui n’avait jamais connu de revers graves au cours de sa carrière. L’autre reprit la parole : « Tu n’as plus de raison de rester à la Guadeloupe. Je te donnerai un sauf-conduit pour Cayenne. De là tu partiras à Paramaribo, où il y a des navires nord-américains et espagnols. Tu trouveras bien un moyen de te débrouiller. » […]




    Alejo Carpentier, Le Siècle des Lumières [El Siglo de las Luces, 1962], Éditions Gallimard, 1962 ; Collection folio, 1977, pp. 278-279-280. Traduit de l’espagnol par René L.-F. Durand. Préface de Jean Blanzat.






    Alejo Carpentier, Le Siècle  des lumières




    ALEJO CARPENTIER


    Alejo Carpentier
    Source




    ■ Alejo Carpentier
    sur Terres de femmes

    26 octobre 1685 | Naissance de Domenico Scarlatti (extrait de Concert baroque)
    Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba (lecture de Marie-Hélène Prouteau)





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  • Edoardo Sanguineti, Corollaire

    par Marie Fabre

    Edoardo Sanguineti, Corollaire,
    Éditions Nous, Collection Now, 2013.
    Édition bilingue.
    Traduit de l’italien par Patrizia Atzei et Benoît Casas.
    Préface de Jacques Roubaud.



    Lecture de Marie Fabre


    Cette serve Italie forzitaliénée . Genova 2005
    Ph., G.AdC







    [UNE POÉTIQUE FUNAMBULESQUE]




    Poursuivant leur travail salutaire de défrichage du territoire poétique italien, les éditions NOUS offrent aujourd’hui aux lecteurs français, après Zanzotto et De Angelis, l’occasion de découvrir l’une des figures majeures de la poésie contemporaine italienne, Edoardo Sanguineti. Né en 1930, Sanguineti a d’abord été l’un des chefs de file de la néo-avant-garde italienne du Gruppo ’63, aux côtés de Nanni Balestrini ou encore d’Antonio Porta, représentant d’une génération qui a voulu rompre les cadres d’une poésie italienne perçue comme trop provinciale et trop frileuse. Au cours des années, son travail poétique ne perd rien de sa radicalité formelle, s’arrondissant cependant au fil d’un travail plus autobiographique, où le poète tire le meilleur parti de l’anecdote et du mot d’esprit. Le recueil Corollaire (1997), traduit par Patrizia Atzei et Benoît Casas, se place dans la lignée de Postkarten (1978), appliquant la fameuse recette stendhalienne du « petit fait vrai »1. Le poète nous y convie à le suivre dans ses errances mondiales, nous livrant au fil de compositions numérotées un ensemble de poèmes oscillant entre la carte postale adressée, le sonnet revisité, la déclaration d’amour, le rébus et le testament.

    Le premier poème, programmatique, nous fournit l’introduction rêvée à l’œuvre entière de Sanguineti. « Acrobate » est le premier mot du recueil, qui s’ouvre par un autoportrait en forme de définition du dictionnaire :


    acrobate (n.m.) est celui qui marche tout en pointe (de pieds) : (tel, du moins,
    pour l’étymon) : mais ensuite il procède, naturellement, tout en pointe de doigts, aussi,
    de mains (et en pointe de fourchette) : et sur sa tête : (et sur les clous,
    en fakirant et funambulant) : (et sur les fils tendus entre deux maisons, par les rues
    et les places : dans un trapèze, un cirque, un cercle, sur un ciel) :
    il voltige sur deux cannes, flexiblement, enfilée dans deux verres, deux chaussures,
    deux gants : (dans la fumée, dans l’air) : pneumatique et somatique, dans le vide
    pneumatique : (dans de pneumatiques plastiques, dans des fûts et bouteilles) : et il saute mortellement :
    et mortellement (et moralement) il tourne :

    (ainsi je me tourne et saute, moi, dans ton cœur) :


    Nous voilà donc introduits à une poétique funambulesque, où le rythme se réinvente dans la ponctuation qui fait avancer le poème par précisions successives, sur la « pointe des doigts », en de gracieux sauts périlleux. Jacques Roubaud fait remarquer dans sa Préface la « cohérence formelle et sémantique » exceptionnelle de cette œuvre, forgée dans une constance que Sanguineti poursuit depuis ses premiers recueils. Notons donc la disposition du poème, avec ses marques « déposées » que sont : les deux points venant suspendre et rouvrir à tout moment le propos, ponctuation « pneumatique », signature invitant à poursuivre par-delà la conclusion, et les parenthèses incessantes qui enferment digressions, explications, gloses ironiques, understatements. Au fil des années, Sanguineti s’est forgé bien plus qu’un style : c’est un ton, une voix, une posture à la fois maladroite, pointilleuse et dégagée que l’on retrouve de recueil en recueil.

    Frappe dès l’abord, malgré les énigmes multiples et le goût de la cryptoréponse (poème 2 : « qu’est-ce que je te demande, si tu me le demandes, je te cryptoréponds ainsi : »), l’éminente sympathie de cette poésie enlevée, où le poète assume (ce n’est pas la première fois !) la posture du vieux, accumulant les bilans tout en soufflant sur les braises d’un désir encore juvénile, la morale de l’histoire poussant toujours vers le copulo ergo sum du poème 32. Un hédonisme dont le poète aura fait sa profession de mécréant : impossible de ne pas lire en miroir le testamentaire « je n’ai cru en rien : » de Postkarten (50) et l’épigraphique « j’en ai joui, moi, de ma vie : » de Corollaire (3). Ainsi le recueil marie volontiers la sophistication extrême à la quotidienneté dans ses plaisirs élémentaires :


    à la fin (comme madrigalaient ces presque aurorales voix mixtes d’Antioquia),
    c’est la tristesse qui est la muerte lenta :

    je laisse de côté les choses simples (las pequeñas, las queridas) :
    et j’en viens au point qu’elles recommandaient (tout comme Mercedes) : muchacho, no partas ahora :
    (entonces, c’est vrai que je ne peux pas le rêver, vieillard, el regreso) : mais c’est encore plus vrai, et bien
    plus effrayant, que l’amour est simple : (y las cosas simples las devora el tiempo) :
    (si la transcription Juan Diego est correcte) :

    c’est vrai, enfin, c’est vraiment vrai, que j’ai aimé
    ma vie : (la vie) : c’est ainsi, dans cette luz major, qu’aujourd’hui, les filles, je me meurs :



    Au bout du compte, même le mea culpa du poète « épouvantable encyclopédie de conneries encouillonnées, de semi-criminelles/supergaffes » se clôt dans la tendresse :


    ce que j’ai eu, je le garde ainsi : (pourvu que je te garde, moi je me garde, à l’identique) :


    L’acrobate ne se contente pas cependant de discussions graveleuses et de déclarations. La poésie de Sanguineti garde aussi toute sa vocation critique, dans l’enregistrement d’une réalité néocapitaliste mondialisée (ses 4×4, ses hôtels Hilton, ses pré-pubères en chaleur fans de Take That). Le tout dans un joyeux plurilinguisme babélico-bordélique, qui nous mène de residencia en retiro, d’aéroport (Tegel) en taxi, d’universitaires pisans sur une plage de Tibériade en macédoniens buvant du cognac à Alger. C’est tout le bric-à-brac culturel cosmopolite de nos sociétés qui apparaît alors, passant à travers les perceptions, le corps, la langue, les rencontres, les contradictions du poète, selon une méthode d’immersion chaotique jamais reniée. La dimension politique de sa poésie est à nouveau réaffirmée à travers l’incursion dans le territoire de la « poesia civile », là où le poète-sénateur (car l’acrobate a plus d’un tour dans son sac, et Sanguineti est aussi essayiste, traducteur, professeur, politicien), comme un Pétrarque ou un Leopardi de son temps, engage le « lecteur coélécteur » à libérer « cette serve Italie forzitaliénée », ce « pays bordélisé berlusconisé » par le « simple secours d’un bulletin sagace » (48). Et le clerc organique2, l’intellectuel toujours gramscien de conclure :


    cher camarade prolétaire,

    je sais bien que le Quatrième état a presque perdu, chemin faisant,
    sa conscience de classe, il y a de ça un moment (même si pas pour toujours, j’espère
    bien) — et pas le Tiers état, parce que le bourgeois c’est le bourgeois, avec un esprit encore fortement
    conscient de lui-même : et le capitalisme c’est le capitalisme (c’est le souverain — le suprême) :
    (et il n’y a pas forcément une grande envie de communisme, là, maintenant, par ici) :

    mais là
    — là il faut voter, pour commencer, contre les libertés et leurs seigneuries : contre nos
    servitudes et chaînes :

    il faut les relever, tous ensemble, tombés dans cette boue,
    à nouveau, ces quelques vieux drapeaux : (et nous réveiller, entre temps, à notre rêve)  :



    Pour l’Italie, on sait que cette année-là (1996) fut celle de l’élection de Prodi, mais on connaît aussi la suite jusqu’à aujourd’hui, sans un brin d’utopie.

    Reste à saluer le travail à la fois précis et créatif des deux traducteurs-éditeurs (qu’on pourrait donc qualifier de passeurs organiques, sinon d’acrobates) pour ce volume soigné, mais surtout pensé jusqu’au format et à la mise en forme originale du recueil bilingue, où le lecteur italianophile pourra trouver, après la traduction française, l’intégralité du texte italien.



    Marie Fabre
    D.R. Texte Marie Fabre
    pour Terres de femmes




    _________
    NOTES
    1. Voir la célèbre recette de Postkarten (49). Le recueil fait partie des rares ouvrages traduits en français, aux éditions L’Âge d’Homme, 1990 (trad. Vincent Barras).
    2. C’est le titre d’un recueil d’essais de Sanguineti : Il chierico organico, Scritture e intellettuali (Milan, Feltrinelli, 2000), lui-même tiré d’un article écrit par Sanguineti en 1988 sur « Gramsci et la figure de l’intellectuel organique ».






    Sanguineti





    ________
    NOTE d’AP : ancienne élève de l’École normale supérieure (Lettres et Sciences humaines), Marie Fabre est agrégée d’italien. Après un « master 2 » à l’université de Bologne sur Italo Calvino et Elio Vittorini, elle a soutenu en décembre 2012 (sous la direction de Christophe Mileschi, à l’Université Stendhal – Grenoble 3) une thèse de doctorat sur les rapports entre utopie et littérature chez ces mêmes auteurs. Marie Fabre est aujourd’hui maître de conférences en études italiennes à l’École normale supérieure de Lyon.






        EDOARDO SANGUINETI


        Edoardo Sanguineti
        
    Source




        ■ Edoardo Sanguineti
        sur Terres de femmes


    [ma come siamo, poi, noi ?] (poème extrait de Corollaire)
    Ballade des femmes
    je t’explore, ma chair
    Laborintus II (extrait)
    Wirrwarr
    18 mai 2010 | Mort d’Edoardo Sanguineti
    4 juillet 1969 | L’Orlando Furioso mis en scène par Luca Ronconi (interview d’Edoardo Sanguineti)




        ■ Voir aussi ▼


    → (sur cairn.info) Edoardo Sanguineti (1930-2010). Niva Lorenzini, Jacqueline Risset, traduit de l’italien par Martin Rueff, in Po&sie 2010/1-2 (N° 131-132), pp 3-11.






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  • 4 juillet | Thierry Metz, Le Journal d’un manœuvre

    Éphéméride culturelle à rebours



    Du café pour le camarade, du thé pour moI
    Ph., G.AdC






    [DU CAFÉ POUR LE CAMARADE, DU THÉ POUR MOI]



    4 juillet. — Du café pour le camarade, du thé pour moi. Samedi à la maison. On discute au bord de la table, dans la proche banlieue d’un repas, sous une voûte. On serait mieux sous une feuillée mais tant pis, on campera devant la fenêtre avec nos mots. Quelques mots à peine qu’on a glanés à l’usine, au chantier mais plus loin aussi, dans les archipels d’une mémoire, dans le langage d’une mère.

    — Tu comprends…

    — Oui…

    — Si on pouvait…

    — On peut essayer.

    — Pas facile.

    — Je sais.

    — Quelque chose se refuse. Toujours.

    — Pas sûr. On m’a donné une pioche.

    — Mais d’autres ont des tambours.

    — Pour attirer notre silence. Pour nous montrer un bruit derrière. Un tapage.

    — Et derrière le tapage : une voix ?

    — Plusieurs : les nôtres.

    — Mais que disent-elles ?

    — Elles nous montrent un absent, l’ange peut-être…

    Impossible d’aller plus loin, de toucher la pierre pourtant si proche, la roche percée, qui se dresse dans la voix du temps. Et qui chante.

    Samedi trop court pour le buveur de thé. Trop court d’une rêverie… La soif reste entière.

    Le compagnon est parti, laissant une poignée de ses mots sur la table et le rire de ses mains. Pour moi commence ce long détour par le soir où l’ange explore des raccourcis.



    Thierry Metz, Le Journal d’un manœuvre, L’Arpenteur, Éditions Gallimard, 1990, pp. 48-49. Préface de Jean Grosjean.




    THIERRY METZ


    Thierry Metz 2
    Source




    ■ Thierry Metz
    sur Terres de femmes


    [Braise matinale]
    [De jour en jour][Giorno dopo giorno] (extrait de L’homme qui penche | L’uomo che pende)
    [Je m’en remets aux feuillages] (extrait de Tel que c’est écrit)
    [Je suis tombé] (extrait du recueil Terre)
    Le Drap déplié (extraits)
    [Vers la bien-aimée]
    28 août 1993 | Thierry Metz, Sur un poème de Paul Celan



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur remue.net)
    un dossier Thierry Metz





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  • Yannis Ritsos | Oἱ κάμαϱες βάθυναν πολύ



    La place vide, laissée vacante, signale l’absence
    Ph., G.AdC






    VI


    Οἱ κάμαϱες βάθυναν πολύ, κλεισμένες στὴ μεγάλη σκιά τους.

    Κάτι πεϱιμένουν ἢ ἑτοιμάζουν.
    Ἡ ἄδεια θέση ἀπλήϱωτη, ἐπισημαίνει αὐτὸ ποὺ λείπει —
    εἶναι σὰν ἔλλειψη τοῦ ἀέϱα ποὺ θυμίζει τον ἀέϱα, καὶ τὰ ϱουθούνια

    διαστέλλονται
    σὰν τοῦ σκυλιοῦ ποὺ ἀναζητάει τὰ ἴχνη τοῦ ἀφέντη του
    μέσα σὲ κάποιο δάσος σκοτεινό, σὲ σκιεϱά, τϱαυματισμένα μονοπάτια.


    Εἶναι σὰν παύση διάϱκειας· ἡ μουσικὴ σταματημένη
    ἐπιτϱέπει νὰ γνωϱιστεῖ τὸ πϱοηγούμενο,νὰ μαντευτεῖ τὸ

    ἐπεϱχόμενο· καὶ τὰ δοξάϱια
    μετέωρα, σὲ λίγη άπόσταση ἀπ’ τὶς χοϱδες τῶν βιολιῶν, σπουδάζουν
    τὴ μουσικὴ τῆς συντελούμενης σιωπῆς ποὺ πϱόκειται σὲ λίγο νὰ

    έκφϱάσουν.






    VI


    Les chambres ont beaucoup gagné en profondeur, closes sur leur ombre

    démesurée. Elles attendent, se préparent à quelque chose.
    La place vide, laissée vacante, signale l’absence —
    c’est comme un manque d’air qui appellerait l’air, et les narines

    se dilatent
    comme les naseaux du chien qui suit son maître à la trace
    dans une forêt obscure, sur des sentiers ombreux, accidentés.


    C’est comme une pause dans le temps qui passe ; la musique suspendue
    permet de comprendre ce qui a précédé, de deviner la suite ;

    et les archets
    en suspens, à peine au-dessus des cordes des violons, étudient
    la musique du silence qu’ils vont jouer.




    Yannis Ritsos, Figure de l’absence [Σχῆμα τῆς ἀπουσίας, 1958], Myriam Solal Éditeur, Collection « Le temps du rêve », 2013, pp. 24-25. Traduit du grec par François-Michel Durazzo.





    YANNIS RITSOS


    Yannis Ritsos
    Source



    ■ Yannis Ritsos
    sur Terres de femmes

    [Joie. Joie]



    ■ Voir aussi ▼

    le site Yannis Ritsos (en grec) créé par le Centre national du livre (EKEBI) à l’occasion de l’Année Ritsos (2009)
    → (sur Projet Homère)
    une bio-bibliographie (en français) de Yannis Ritsos
    → (sur cairn.info)
    « Trois poèmes de Yannis Ritsos », un article de François Amanecer paru dans Études 11/2005 (tome 403), pp. 509-521
    → (sur Dornac)
    plusieurs poèmes de Yannis Ritsos





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  • Laure Limongi, Soliste

    Laure Limongi, Soliste,
    éditions inculte, Collection inculte roman, 2013.



    Lecture d’Angèle Paoli





    LA PARTITA EN GRIS MINEUR D’UNE ROMANCIÈRE VIRTUOSE



          Ce pourrait être un thriller à trois tons. Noir/gris/jaune. Quelques lignes à peine dessinent la géométrie de l’espace, enserrant le visage d’un homme, entre courbes et obliques. Un regard inquiétant perce et fouille. Droit devant. La première de couverture est signée Yann Legendre. C’est la griffe d’un jeune graphiste.

    Qui est l’homme au regard perçant ? Glenn Gould, peut-être, puisque son nom apparait dès l’exergue, tirée d’un ouvrage du pianiste : Le Dernier Puritain. Profession ? Soliste. Sans indice complémentaire. Une ébauche, une esquisse. Un tracé qui suffit à donner son titre au roman de Laure Limongi. Soliste. Seulement une part du pianiste, de son étrangeté? Seulement une silhouette ? Il faut s’immerger dans le récit pour la suivre. Pour tenter de cerner la question qui l’accompagne. Est-ce bien de Glenn Gould qu’il s’agit ? De sa personne — décédée en 1982 — ou de son sosie ? Et si ce n’est lui, qui est cet étrange personnage qui se présente, chaque jour à 8 heures 10, été comme hiver, au bar de la jolie serveuse ? Le « pardessus habité » (clin d’œil au « vieux carrick » de Balzac dans Le Colonel Chabert ?) lui ressemble à s’y méprendre. Jusque dans ses moindres gestes, jusque dans ses tics vestimentaires, jusque dans ses obsessions et ses silences, rythmés par le tapotement régulier des doigts sur le zinc ou la « cadence savante » de la jambe « qui tremble sur le barreau ». Pourtant, il semble que le récit soit construit autour de la disparition du pianiste, survenue au lendemain de l’enregistrement de 1981.

    « Je trouvais donc très adéquat de disparaître non pas après les avoir jouées mais après les avoir rejouées. La première fois, j’avais la fougue ou plutôt l’empressement de la jeunesse. Je refusais les reprises et le moindre liant. On a loué ma virtuosité technique et cette manière que j’avais de traiter le piano en clavecin. De transcender le clavier. À la veille de ma disparition, j’ai appris la lenteur et la beauté de la contemplation. » (pp. 61-62)

    Autour de ce client singulier, la vie suit son cours. Avec Mizette, la jolie serveuse qui l’observe à la dérobée depuis « sa barre de capitaine », sans oser l’aborder. Avec le vieux René, qui raconte toujours un peu les mêmes histoires, avec variantes malgré tout. Il y a Ève, la coiffeuse volubile, qui philosophe sur la vie, interroge, enchaîne questions et réponses, invective et tranche, dans la fougue d’une logorrhée délicieusement saturée de clichés, à travers laquelle toute une génération peut se reconnaître :

    « Tu sais qu’avec mon mari, on s’est rencontrés chez les cocos. Il me semble que ça fait des siècles. C’était pendant une Fête de l’Huma. Il y a eu un orage mémorable. Les plus beaux éclairs de ma vie se reflétaient dans les sourires. On était jeunes, on était beaux et l’horizon, devant nous, s’affirmait, rose. Bien sûr, c’était pas parfait, mais y avait de la joie. J’ai jamais eu le couteau entre les dents. Evidemment que l’abolition des classes ça fait un peu sourire aujourd’hui… Mais je me souviens d’une énergie de partage. Celle avec laquelle tu peux soulever des montagnes… » (p. 70)

    Il y a le supposé amant de la pharmacienne (figure absente), Frédéric, étudiant passionné par les figures de grands faussaires de l’histoire — Elmyr de Hory, Clifford Irving, Han van Meegeren. Frédéric, que le soliste fascine et qui tente une approche à laquelle le pianiste, importuné, se dérobe :

    « Vous êtes passé à la radio locale, peut-être ? J’y ai animé une émission culturelle, un temps. Le pianiste grommelle indistinctement. Votre jeu, vraiment. Ce phrasé, cette vision. J’ai trouvé, ça y est. Vous jouez cette sonate comme Sviatoslav Richter. Il reste interloqué. Provocation ? Il regarde son reflet dans le Steinway rutilant. Quelque chose en lui comprend pourquoi l’importun ne le reconnaît pas, même si cela défie toute logique… » (p. 49)

    Il y a enfin un certain Thomas, Thomas Marcé, doux rêveur et grand amateur d’animaux, qui se dit plus attaché à son chien Nicky (du même nom que le chien de Gould) qu’à ses semblables. Un personnage insolite que Mizette semble avoir connu, jadis, dans la cour de l’école. Tout ce petit monde prend la parole à son tour et prête sa voix au récit. Un récit polyphonique qui joue sur les variations de langage, de rythmes et de tonalités.

    Variations ? C’est en effet sur le motif de la variation musicale qu’est construit le récit de Laure Limongi. Ni tout à fait thriller ni tout à fait fiction ni tout à fait biographie — mais tout cela habilement mêlé — , Soliste est une composition structurée selon le modèle des Variations Goldberg de Bach. Œuvre musicale « sans début ni fin », le récit de Laure Limongi est orchestré autour du personnage éminemment romanesque de Glenn Gould. Introduites par l’aria d’ouverture (intitulée « 8h10 »), les trente variations de Soliste s’enchevêtrent autour d’un même matériau auquel met fin l’aria de clôture (également intitulée « 8h10 »). Cette construction en boucle contribue à donner au récit l’impression de « cycle en perpétuel mouvement », propre au « parlé musical » des Variations. Elle permet en outre de multiples entrées dans le roman, offrant au lecteur la possibilité de vagabonder à sa guise à travers les chapitres sans pour autant qu’il s’attache à une lecture ordonnée ou chronologique. Ainsi est-il possible de lire/lier en continu « La mer » (chapitre 20) et « La mère » (chapitre 25). Ou même de lire ou de relire certains chapitres indépendamment de l’ensemble. Pour le seul plaisir du texte. C’est le cas du chapitre intitulé « Le langage des oiseaux » dans lequel s’entrelacent, sur fond cacophonique, le discours de la concierge et les propos (en italiques) émis par le téléviseur allumé en permanence. La question qui est au cœur de la thématique du roman, n’en est pas pour autant oubliée :

    « Mais le temps s’épuise. Un même individu peut ainsi entretenir deux conversations différentes, sans les confondre. Vous revenez vite ? Où est l’original ? Dites-moi que vous repassez demain. Où est la copie ? »

    Entre les deux arias, les différentes voix qui animent l’univers dans lequel évolue le soliste appartiennent au monde de la variation, tel que Bach l’avait conçu, chacun des personnages incarnant à son tour les différents paramètres musicaux qui constituent cette œuvre. Ainsi, « faisant fi des hiérarchies entre savant et populaire », adoptant toute une série de tempi — « lent, vif, joyeux, mélancolique, enthousiaste, réfléchi »… —, le récit polyphonique de Soliste s’appuie-t-il, d’un bout à l’autre, dans la facture et dans les thématiques, sur les Variations Goldberg. De sorte que, à mi-parcours du récit, le chapitre seize joue le rôle d’ouverture. Dans ce chapitre central, en effet, le narrateur (provisoire) développe sa philosophie de « L’idée du Nord » :

    « Le Nord est une recherche. On y tombe sur un miroir qui reflète davantage que celui qui s’y regarde. »

    Ou encore :

    « J’ai toujours porté l’idée du Nord en maxime philosophique, totalisante. Mon diapason. »

    Car c’est au glacé de la banquise que l’on doit « la pureté chromatique du blanc et, en lien de sens, la pureté du son ».

    Enfin, si l’on se reporte à la table des matières, l’on constate le retour explicite, par trois fois, de certains personnages. Retours, répétitions, variations, entre lesquels d’autres chapitres se combinent en échos, par « connexions synaptiques » et déroulent leur ruban. Véritable anneau de Möbius, le récit de Soliste déploie ses mouvements de courbes à l’ (à l’infini).

    On peut poursuivre plus avant encore les investigations qui conduisent à mettre en évidence les liens de Soliste avec les Variations Goldberg de Bach. Jusque dans le travail minutieux sur le nuancier de gris qui sert de toile de fond à l’univers créé par Laure Limongi pour y déployer avec virtuosité la vie de son personnage. Le gris en basse continue, comme leitmotiv pour ponctuer le récit — « Entre deux murs gris, un homme gris presse un peu le pas » — et atteindre son acmé au chapitre 19 intégralement consacré à l’appréhension de cette couleur qui « n’est pas une couleur mais une intensité ». Et, pour les Occidentaux, « Un memento mori ».

    Virtuose ? Laure Limongi l’est dans l’écriture cinématographique qui est la sienne. Une écriture foisonnante, d’une étonnante richesse, qui emporte le lecteur à son insu d’un univers à l’autre, dans une sorte de fondu enchaîné jubilatoire. Du musical au culinaire (malicieusement érotique), du mathématique à l’optique et de l’optique au poétique. Tout y est partition.

    Experte dans l’art de filer la métaphore, l’écrivain (qui est aussi musicienne) croise musique et sons jusque dans les moindres détails du réel. Depuis le cri des oiseaux jusqu’aux crissements des objets ou encore dans la moindre perception des bruits qui s’insinuent dans l’atmosphère.

    Ainsi de cette description des pigeons :

    « Il n’a pas particulièrement peur des pigeons mais quel animal ennuyeux. Son chant est monotone — tissé d’un mi bémol et de quarts de soupir ; pas les triples croches avec intervalles de sixte du merle, non ; du mi bémol, ça roucoule en croches —, son œil vide mais l’air un peu méchant quand même, son plumage sans intérêt… » (p. 43)

    Ou de la scène de bar dans l’aria finale :

    « Le torchon sur le verre émet une stridence pas si désagréable. En ré. Puis en mi. C’est que le geste devient nerveux. On passe aux tierces augmentées à la faveur d’une torsion plus rapide. Et en fa. Il sirote son thé froid. Il est 9 heures. »

    Il arrive aussi que l’on glisse sans transition de la couleur aux sonorités, l’une rejoignant l’autre pour s’y fondre totalement et former un même univers de correspondances et de synesthésies.

    « En dessous de zéro, en revanche, c’est la pureté chromatique du blanc et, en lien de sens, la pureté du son. Tout est glacé autour. Les teintes chaudes s’effacent, se terrent. Ne subsistent que des camaïeux de gris-bleu qui reposent l’iris. Les sons se raréfient car les accidents sur la portée hibernent. Et quand la note pointe, elle fend l’air pour aller tinter, juste, au tympan. C’est cristallin, ça va au cœur, de dénuement. » (p. 34)

    Colorée et vivante, cinématographique et jazzy, l’écriture de Soliste est une écriture originale. Elle pourrait tout aussi bien donner lieu à une partition opératique, tant le style est enlevé et efficace. Laure Limongi n’en ménage pas moins des pauses inattendues qui interrompent le souffle, ruptures qui créent le suspense et témoignent d’un questionnement sur la ponctuation et sur la place/fonction du silence dans la page :

    « Mon oreille aimerait un peu de : silence. » (p. 31) // « Ouvrir une porte sur : rien. » (p. 100)

    Puis l’écriture reprend ses virevoltes, belle et envoûtante jusqu’à l’ivresse. Ivresse des mots qui puise sa force dans une réflexion à la fois profonde et originale. Et gagne par vagues denses la lectrice solitaire de ces pages. « On est seul, enfin » dans cette partita en gris mineur. Virtuose et jubilatoire.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Laure Limongi, Soliste, éditions inculte, 2013








    LAURE  LIMONGI


    PORTRAIT DE LAURE LIMONGI
    Image, G.AdC



    ■ Laure Limongi
    sur Terres de femmes

    Anomalie des zones profondes du cerveau (lecture d’AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur YouTube)
    Laure Limongi présente Soliste





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  • 1er juillet 1876 | Mort de Mikhaïl Bakounine

    Éphéméride culturelle à rebours



    Portrait-Of-Mikhail-Alexandrovich-Bakunin-

    Source







    Le 1er juillet 1876 meurt à Berne, en Suisse, Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine.







    EXTRAIT D’ESPACE ET LABYRINTHES DE VASSILI GOLOVANOV



    Le 1er juillet 1876, Bakounine meurt. L’homme-légende qui, au moins dans les têtes russes, restera toujours le plus grand des rebelles, l’anarchiste numéro I quitte la vie. Il y a beaucoup d’étrangeté dans tout cela : véritablement anarchiste, professant une doctrine cohérente, c’est ce que fut Bakounine les neuf dernières années de sa vie. Parler de sa « vision du monde » avant est un non-sens, tant il s’est agi d’aspirations, de dessins et d’idées contradictoires. En revanche, il a toujours été un rebelle, avant et en dehors de toute adhésion. Spontanément. Organiquement. Les barricades et les insurgés suscitaient en lui une authentique émotion spirituelle, une « ivresse » véritable, il fonçait toujours aveuglément et, fatalement, il était incapable de se soumettre à la volonté d’autrui, c’était un réel génie de la destruction. La conversation qui avait eu lieu, en 1843, entre Bakounine et son ami le musicien A. Reichel est éloquente : à ce dernier qui lui demandait ce qu’il comptait faire, une fois tous ses plans réformateurs réalisés, Bakounine répondit : « Je les renverserai tous. »

    Un homme témoigne de ce qu’il est par sa vie entière, pas seulement par les dernières années de vieillesse solitaire, les livres ou les mémoires de ses contemporains, dans lesquels son image se démultiplie, comme dans un jeu de miroirs. Dostoïevski n’a pas résolu l’énigme Bakounine (il ne s’était pas assigné cette tâche). Nos perceptions de la réalité ont trop changé. Désormais, avec la distance des années, nous ne sommes plus en mesure de découvrir qui était ce « politicard de comptoir », comme le considérait Marx, ou ce géant, ce titan, tel que le voyaient E. Malatesta, E. Reclus, M. Sajine et C. Cafiero. Certes, ce « tombé de tout, tombé de rien », comme l’était Mikhaïl Bakounine, pouvait inspirer dans le mouvement révolutionnaire autant d’amour que de haine. En Russie, Bakounine était perçu d’une tout autre façon qu’en Europe : plus tard, tous les premiers révolutionnaires russes authentiques, même aussi différents les uns des autres que S. Petrovskaya, A. Jelabov, P. Kropotkine et G. Plekhanov, ont été bakounistes. Son image était quasi mythique. O. Aptekman, parlant de Bakounine, écrit :

    C’est le géant Sviatogor moderne, si lourd que la terre russe ne peut le porter. Sa nature fougueuse, son caractère volontaire, le discours passionné de Bakounine produisaient un effet imparable. C’était un révolutionnaire par tempérament, il agissait avant tout sur les sentiments des jeunes, « révolutionnait » leur état d’esprit, éveillait leur volonté […]

    […] Bakounine, c’est la croisée des chemins de la vie russe, selon A. Blok. Si je pouvais, je ferai remonter le temps jusqu’à ce carrefour, et j’emprunterais un autre chemin. La philosophie des jardins m’est plus proche que la rage bakouninienne, mais si Mikhaïl Bakounine parvient un jour à s’évader de son passé, ce ne sera que grâce au mot liberté, la marque de feu qu’il porte à son front. Tout le reste s’oubliera. Mais, dans ce futur dont nous ne connaissions pas le nom, elle restera. Car un futur sans liberté est inconcevable.




    Vassili Golovanov, Espace et labyrinthes, Éditions Verdier, Collection « Slovo », 2012, pp. 145-146-149. Traduit du russe par Hélène Châtelain.



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  • TdF n° 104 ― juillet 2013



    TDF JUILLET 2013
    Image, G.AdC




    SOMMAIRE DU MOIS DE JUILLET 2013


    Terres de femmes ― N° du mois de juin 2013
    1er juillet 1876 | Mort de Mikhaïl Bakounine
    Laure Limongi, Soliste (lecture d’Angèle Paoli)
    Yannis Ritsos | Oἱ κάμαϱες βάθυναν πολύ
    4 juillet | Thierry Metz, Le Journal d’un manœuvre
    Edoardo Sanguineti, Corollaire (lecture de Marie Fabre)
    7 juillet 1798 | Alejo Carpentier, Le Siècle des Lumières
    Lionel Jung-Allégret, Parallaxes (lecture d’Angèle Paoli)
    Jacques Ancet | On voit toujours
    Martine Morillon-Carreau | [Chant premier de la mer]
    Terres de femmes ― N° du mois d’août 2013

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