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Mois : mai 2013
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Edoardo Sanguineti | [ma come siamo, poi, noi ?]
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Hervé Planquois, Ô futur
par Isabelle LévesqueHervé Planquois, Ô futur,
Lucie éditions, Collection Poésie,
30000 Nîmes, 2013.
Lecture d’Isabelle Lévesque« ÉPURE DOULOUREUSE »
Qui invoquer ?Seule instance, celle d’un futur à terre, rejoignant l’espace du phasme réduit à consumer (consommer) au plus près ce qu’il perçoit, singulière apparence de vie ? Signe sombre du temps cru qui finalement nous dévore ?Nous plongerons, nous le savons, en chute et vertige. Hervé Planquois nous mène en haut lieu de doutes et de ponctuations interrogatives. Il nous faut le suivre – nous perdre ?Le « chant à venir », quel sera-t-il ? Assurément douloureux. Celui qui le profère est en proie, le noir le déborde et l’absorbe. Au seuil, pas de miracle, l’articulation de souffrance demeure (« épure douloureuse »).« [A]u-dedans, / rien de possible, / tout est / à l’entour », espace extérieur criblé par une intériorité qu’un chant pourrait exprimer (expurger). On songe à l’un des livres antérieurs du poète, En un pays de ruine et de lumière. Élégance des affres. L’espace d’Hervé Planquois est traversé par des forces antinomiques et folles. Ironie d’un royaume réduit à si peu ou à des manifestations désorchestrées de la modernité : lumières des villes, bruits alentour. La destruction le menace en même temps qu’une force qui fut (sera-t-elle encore ?) perce, laissant poindre une lumière fragile. On la suit encore, emporté dans la chute ou le vacillement – espérant qu’une main retiendra au moment du gouffre. Figure récurrente du phasme, animal dont le nom vernaculaire « bâton du diable » pousse à redouter l’existence, elle est pourtant peut-être la seule encore possible. Sa ressemblance avec la feuille, son homotypie doublée d’une homochromie, l’autorise à tous les camouflages – à toutes les survies. Cet angle doit être considéré aussi qui permet d’envisager le phasme comme un survivant (ou, comme l’écrit le poète, « un revenant »). Ainsi, la première partie du recueil nous place face à une forme projetée de nous-même, devenue insecte « enclos », phasme protéiforme condamné à l’adaptation s’il veut demeurer. Ce futur, ou présent de désarroi et de claustration, devient un espace fermé où le mouvement est régi, limité par l’extérieur et ses bords fluctuants.Dès lors la parole prophétique devient italique, l’écriture déclame une prosopopée où les gestes d’antennes et de « pattes / levées au ciel » se disloquent dans le silence. Au phasme, cette parole coupée de l’origine sereine, il figure un devenir où seul est possible le mouvement horizontal et caduc. Aucun rachat par la parole. La prière n’est plus sacrée, elle devise, monologue et se termine en « fous rires étouffés » loin du point originel. Chronique annoncée d’un non-lieu, absence et dévoration. Phasme, poète, à la gesticulation forcenée dans une multitude perdue de poussières informes que le sens ne secoue plus. « On ne dénombre plus / les corps » (en début de seconde section). La souffrance ne serait-elle qu’une percée de plus vers le gouffre ou fera-t-elle jaillir « un frais bouton / de rose » ?
La seconde partie « Corps fantôme » ouvre encore le ballet de l’ambivalence, lieu de « déchirure » et de « césure ». Miroir, jeu de dupes : le terrain glissant de l’écriture ne dit pas son dernier mot. Il accueille dans le déchirement « l’acte secret d’aimer » au risque du « simulacre » s’il est « dérobé à la langue ».Le pronom hésite, timidement le « nous » fait irruption : la langue alors pourrait être partagée « entre carnage / et incarnation » ? Les proximités phoniques créent des alliances de mots, un suffixe peut faire basculer un radical dans le long tourment de la damnation. L’enfer humain, de chair, va sa souffrance vers la torture ou l’issue, laquelle ? Le saura-t-on ? Le corps fantôme est voué au soufre ou à la confusion des règnes « enchevêtrés ».
Accrocher : quelle certitude ?« Toujours à nous convaincrequ’un miracle adviendra. »
Nous entrons alors dans la troisième partie du recueil, « Éboulis », où la parole énonce sous forme d’aphorismes et d’interrogations les conséquences des pages antérieures, les deux premières sections du livre. État des lieux (bilan). Conclusions dressées par un « étranger » : « tout serait à refaire ». Et les préfixes re-font la langue adjoignant au verbe « faire » la privation (« défaire ») ou la refonte (« refaire ») en passant par le verbe « détruire » qui serait une nécessité préalable. Et le passé composé dès lors porte le poids de ce qui fut, cette césure entre le présent et ce qui aurait pu demeurer. Oraison, dans le chant d’Hervé Planquois demeure une musique d’adieu, « Nocturnes », c’est la quatrième partie, qu’on veut laisser germer pour un avenir énoncé sur le silence de la destruction et de la disparition. Ce que peut la langue alors. Ouvrir une « brèche » ou « fente », la syllabe enfantera car « une encre fouille, cherche ». Pour cela elle a dû consumer le temps (passé et présent ) et libérer « un cri bleu-roi » sur le dernier mot du texte, « confiants ».
Isabelle Lévesque
D.R. Texte Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes

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Sarah Kirsch | Grünes Land
Ph., G.AdC
GRÜNES LAND
Die Koppeln die verstreuten zusammen-
Gewürfelten Höfe zusammengezimmerten
Schuppen kunstlos schmucklos nach Jahren
Erkennt man den Stil Anbauten an
Anbauten herzloses nützliches Blech
Vollgestopft derzeit mit mannshohen Rollen
Blendenden Strohs allenthalben geschleppt
Aus der fruchtbaren Marsch noch sind die
Tore geöffnet durchsichtig liegt alles
Vor mir ich werde winterlang wissen
Was die grüngestrichenen Kästen verbergen
Wenn mein Kirchspiel in Regen und Sclamm fällt
Feldgrau die einzige Farbe noch ist.
VERT PAYS
Les enclos et dispersées jetées
De bric et de broc les fermes et construites à la diable
Les hangars sans art et sans luxe des années après
On découvre le style appentis ajoutés
Aux appentis utile tôle sans cœur
Bourrée par ces temps jusqu’à la gueule de balles de paille aveuglante
Et de la taille d’un homme remorquées partout
Dans les polders fertiles pour l’instant encore les
Portes sont ouvertes tout est transparent
Devant moi je saurai la longueur d’hiver
Ce que cachent les grands caissons peints en vert
Quand ma paroisse succombera à pluie et gadoue
Et que le kaki sera la seule couleur qui reste.
Sarah Kirsch, Chaleur de la neige | Schneewärme [Schneewärme, Deutsche Verlags-Anstalt GmbH, Stuttgart, 1989], édition bilingue allemand/français, Le dé bleu, Collection planète bleue, 1993, pp. 18-19. Poèmes traduits par Jean-Paul Barbe.
______________________
NOTE d’AP : Jean-Paul Barbe a reçu le Prix Gérard de Nerval 1993 (Prix de traduction littéraire de la Société des gens de lettres de France) pour sa traduction du recueil Schneewärme.
SARAH KIRSCH (1935-2013)

SourceSarah Kirsch est née en 1935 à Limlingerode dans le Harz. Après des études de biologie à Halle, elle entre au Literatur-Institut de Leipzig où, de 1963 à 1965, elle est l’élève du grand poète de l’ex-RDA Georg Maurer. Elle publie dans les années soixante — souvent en collaboration avec son mari le poète Rainer Kirsch — reportages, livres pour enfants et poèmes. Son œuvre poétique manifeste, dès cette époque, un style très particulier et une prédilection pour certains thèmes tels que l’amour et la nature. Au cours des années soixante-dix, sa vision du monde se problématise et son originalité se renforce, en particulier — mais pas seulement — à cause de la conjoncture politique : en novembre 1976, elle co-signe la lettre de protestation rédigée par les intellectuels connus de l’ex-RDA à la suite de la mesure de déchéance de sa citoyenneté prise à l’encontre du poète et chanteur Wolf Biermann ; en janvier 1977, elle est exclue du SED (Parti Communiste de l’ex-RDA) ; en août, elle gagne Berlin-Ouest où elle séjournera ensuite avant de se fixer à la campagne au bord de la Mer du Nord. Le recueil de 1973 Zaubersprüche (Formules magiques) révèle déjà les qualités qui s’affirmeront ensuite dans Rückenwind (Vent arrière) (1976), Drachensteigen (Cerf-volant) (1979), La Pagerie (1980), Erdreich (Terre) (1982), […] Schneewärme paru en 1989, […] Erlkönigs Tochter (Fille du Roi des Aulnes), paru en 1992. Dans ces poèmes, comme dans les recueils de prose impressionniste, cynique et tendre à la fois, que Sarah Kirsch publie par ailleurs, on trouvera une attention au monde faite de retenue et de ferveur, de fusion et de déréliction, d’assomption et de rébellion face aux grandes inquiétudes du siècle, telles la nature qui bascule, la paix qui chancelle, l’amour qui pâlit. […]
Jean-Paul Barbe, Chaleur de la neige | Schneewärme, Préface (extrait), Le dé bleu, Collection planète bleue, 1993, pp. 7-8.
■ Sarah Kirsch
sur Terres de femmes ▼
→ (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait de Sarah Kirsch (+ deux autres poèmes : un poème extrait de Terre | Erdreich et un autre de Chaleur de la neige | Schneewärme)
■ Voir aussi ▼
→ Sarah Kirsch, une grande voix poétique s’éteint
→ la fiche de l’éditeur sur Chaleur de la neige
→ (sur pip [project for innovative poetry] blog) une notice bio-bibliographique (en anglais) sur Sarah Kirsch
→ (sur fr.wikipedia) une notice bio-bibliographique sur Sarah Kirsch
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Guillevic | A
Image, G.AdC
A
Vive l’absolu –
Clame l’horloge
qui ne marche pas.
*
Alambics
Nous sommes.
Voici des mots
À près de cent degrés –
Parfois.
*
Une anthologie
Des abris rêvés
Depuis la bactérie.
*
Être un arc
Une arbalète,
Pour les mots.
*
Les arcanes des mots :
Un pléonasme.
*
Essayons de faire
Que les mots
Employés par nous
Ne soient pas archaïques,
Aussitôt.
*
Comment les archanges
Se reconnaissent-ils
Entre eux ?
*
Il y en a pour croire
Qu’on joue du mot
Avec un archet.
*
Trouvez-moi un mot
Qui ne se prenne pas
Pour un archétype.
*
Archicube, archichambellan,
Archichancelier, archidiacre,
Archiduc, archimandrite,
Archimillionnaire, archiprêtre –
Il y a des mots
Qui vont avec l’allure
De ces archi-là.
*
On parle de l’au-delà.
On ne dit jamais
Au-delà de quoi.
*
La planche
Séparée de l’arbre
Parle encore
D’un avenir.
*
Avoir des mots.
Avec qui ?
Avec quoi ?
*
Azotobacter.
Nom officiel
D’une bactérie.
*
Le ciel bleu
S’est forgé lui-même
Le terme d’azur.
Eugène Guillevic, Accorder, poèmes 1933-1996, Editions Gallimard, Collection blanche, 2013, pp.108-109-110-111. Édition établie et postfacée par Lucie Albertini-Guillevic.
GUILLEVIC

Source
■ Eugène Guillevic
sur Terres de femmes ▼
→ 5 août 1907 | Naissance d’Eugène Guillevic
→ À Denise Le Dantec
→ Carnac, traduit en corse par Francescu-Micheli Durazzo
→ Rites
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Laurence Bouvet | Ce vers quoi
Ph. © Peter Schnurman
Source
CE VERS QUOI
Un jour de nuit
à Sana’â
irai cueillir la fleur de Khat au pied du mont Nokoum
ravir au ravin son dénivelé de sueur fondre
dans le sang dessous le sel
mêler à la rose le miel
d’une abeille bleue quand elle meurt
Souffle couplé au souffle du désert
le jambya tombé sous l’arbre
nous ferons de l’indéfait du monde
deux bouches bées fils cousus
par plusieurs nuits de veille
dans la plainte du vent
Laurence Bouvet
poème inédit pour Terres de femmes (D.R.)
LAURENCE BOUVET

Ph. d’après Setka films
Source
■ Laurence Bouvet
sur Terres de femmes ▼
→ (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait de Laurence Bouvet (+ un poème extrait de Comme si dormir)
■ Voir aussi ▼
→ (sur La Pierre et le Sel) « Laurence Bouvet, poésie en vie », un article de Pierre Kobel
→ (sur La Pierre et le Sel) « Comme si dormir », un entretien de Laurence Bouvet avec Pierre Kobel (28 mai 2013)
→ (sur Recours au poème) une notice bio-bibliographique sur Laurence Bouvet (+ plusieurs poèmes)
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Jean-Claude Pinson, Poéthique
par Angèle PaoliJean-Claude Pinson, Poéthique, Une autothéorie,
Champ Vallon, 01420 Seyssel, 2013.
Lecture d’Angèle Paoli
Ph., G.AdC
VERS UN GENRE DE LIVRE POIKILOS, HYBRIDE ET BARIOLÉ
Qu’est-ce que la « poéthique », s’interroge-t-on d’emblée en lisant le titre choisi par Jean-Claude Pinson pour l’ouvrage récemment publié par les éditions Champ Vallon ? Une première réponse semble être apportée par le sous-titre : une « autothéorie ». Poésie/éthique/théorie (personnelle). Les trois termes orientent l’attente de lecture du côté d’un essai dont la réflexion porterait sur chacune des propositions annoncées par la première de couverture et la page de titre. De fait, dans le « prétexte » d’ouverture de l’ouvrage – « Habiter en poète » –, Jean-Claude Pinson, philosophe et poète, définit son livre comme un « pot-pourri » qui réunit des textes aussi différents par la forme que des textes narratifs tirés d’expériences vécues, des notes de lecture et des essais théoriques. Textes dont le « je », par choix, ne sera ni gommé ni exclu, parce que, citant Thoreau et le premier chapitre (« Economy ») de Walden, « c’est toujours la première personne qui parle ». Tous ont en commun la préoccupation première de l’auteur (« comment investir le monde en poète ? ») et tentent d’y répondre sous des angles divers. Ainsi cette interrogation fait-elle l’objet, à la manière d’une basse continue, de « variations ». Mais il faut également la considérer au sens phénoménologique puisqu’il s’agit de varier les angles d’approche permettant de cerner au mieux ce qui constitue le « vivre en poésie ».
Il ne s’agit donc pas d’aborder la question de la poésie sous l’angle de la technique et de la théorie (approches réservées à la poétique) mais sous celui, beaucoup plus large et beaucoup plus ambitieux, d’un ETHOS. Un lieu pour vivre. Inspirée de la célèbre formule d’Hölderlin (« Habiter en poète »), la question récurrente qui traverse l’ouvrage reprend en écho : « Comment, aujourd’hui, habiter le monde en poète ? ». Question déplacée en apparence, dans la mesure où la poésie semble avoir déserté le monde et dans la mesure aussi où le monde, préoccupé par d’autres forces plus attractives, semble s’en désintéresser. Cette question concerne pourtant l’humanité entière et, de ce fait, elle est à prendre au sérieux. Pour Jean-Claude Pinson, grand lecteur d’Hölderlin, l’humanité a besoin de la parole des poètes, seule capable d’arracher le monde au chaos dans lequel elle a chu et de fonder pour elle un séjour durable et censé. Travailler à « l’ineffacement de la poésie » est donc entreprise vitale.
Composé de quatre grandes parties, « Situation, position » / « Théorèmes » / « J’habite ici » / « Philosophes et Poètes », Poéthique décline autour de cette question préoccupante toute la « gamme de l’essai ». Avec, en quatrième partie, un répertoire de quinze philosophes et poètes à vivre – exempla – qui fait songer à l’ouvrage de Franck Venaille, C’est nous les modernes : R. Barthes, P. Bergounioux, Y. Bonnefoy, S. Bouquet, Y. Charnet, M. Deguy, G. Deleuze, P. Forest, D. Fourcade, J. Gracq, P. Michon, A. Negri/G. Leopardi, C. Prigent, O. Rolin, J. Sacré.
« Habiter en poète », « Habiter ici », « Habiter la couleur ». Ces expressions reviennent tout au long de l’entretien, accordé en 2010 par J.-C. Pinson au journaliste tunisien Aymen Hacen. Elles renvoient à une façon d’« exister », une façon particulière d’être-au-monde qui implique, comme l’avait déjà affirmé Rimbaud, au-delà de l’objet poème, le désir radical de « changer la vie ». Une préoccupation que l’on retrouve aussi chez le poète italien Giacomo Leopardi, dont Jean-Claude Pinson se dit très proche, et dont il apprécie la dissidence. S’attaquant d’une part à toutes les illusions – religieuses, métaphysiques, politiques –, Leopardi est aussi celui qui réaffirme l’espérance poétique. La poésie porte en elle l’ambition profonde d’une vita nova. Il en sera de même, plus tard, de Roland Barthes qui ne concevra plus « la littérature que sous condition d’une éthique ». Et qui « par-delà le texte et ses innovations » aura « le souci de l’existence et de sa rénovation. »
La « poéthique » ne se réduit donc pas à un art du langage, mais elle prend en compte la préoccupation constante de donner du sens à notre vie sur terre. Se poser, par un autre langage, contre la rationalité marchande et contre les stéréotypes infligés par les discours dominants, mettre l’être en lieu et place de l’avoir, tel est l’engagement du poète. Militant ardent, acteur engagé dans la volonté de changer la société (dans les années 1960-1970), l’auteur considère l’engagement littéraire comme un engagement politique. En mai 68, politique et littérature étaient indissociables. « Changer la vie et changer la syntaxe semblent alors pour nous, une seule et même chose », écrit J.-C. Pinson dans « J’habite ici ». Au-delà, l’engagement littéraire est engagement existentiel. Il est éthique poétique. Cet engagement émane, chez l’auteur, d’un désir absolu de poésie. Un désir qui se manifeste sous la forme d’un Janus bifrons. Selon J.-C. Pinson, ce Janus poétique présente en effet une face féminine/une face masculine. Côté féminin s’exprime la participation à la plénitude bariolée du monde. L’éloge du chant, du souffle, l’abandon confiant au langage, l’incantation chamanique. Le lyrisme, donc. Côté masculin se dit (tente de se dire) l’irritation face à l’incapacité du langage à dire le monde. L’inadéquation, le hiatus, la rage de l’expression. Le nihilisme poétique. Entre ces deux visages incompatibles, l’auteur balance, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, à la recherche d’un équilibre. Le plus souvent, cependant le visage féminin l’emporte. Tout simplement parce que la poésie, parce qu’elle « a soin du langage autant que de ce qui dans le monde est inaperçu, oublié, délaissé, est féminine » !
S’appuyant sur le contexte post-industriel auquel nous appartenons et sur le constat de la disparition de l’homo poeticus au profit de l’homo œconomicus, Jean-Claude Pinson développe toute une réflexion autour du « poétariat » (in « Situation, position »). Derrière ce néologisme forgé à partir des théories du philosophe italien Antonio Negri, c’est une nouvelle « classe » sociale aux contours mouvants, difficile à cerner mais toujours plus nombreuse, qui apparaît. Polymorphe et bariolé, le « poétariat » oppose à l’ordre du monde soumis aux puissances de l’argent, une résistance forcenée et joyeuse. Composée d’aspirants artistes et d’artistes en tous genres, le « poétariat » est classe créative qui rend compte de l’avènement d’une démocratie artistique impliquée dans l’idéal de « se faire le poète de sa propre existence ». Il constitue en outre une force susceptible d’alimenter le ferment d’une résistance au « populisme culturel » incarné, selon Giorgio Agamben, par la petite bourgeoisie dont l’idéal consumériste conduit à sa perte l’humanité entière.
À quoi la poésie « peut-elle encore être bonne, au-delà du plaisir esthétique ? » « Quelle est sa façon singulière de suggérer des formes de vie expérimentales, hic et nunc, capables de donner une autre qualité (une autre intensité, une autre vitesse) à l’existence ? » « Puissance souterraine », « elle continue de creuser ses galeries de vieille taupe ». « Du côté des humiliés et des offensés, du côté du poétariat ». Pour Roland Barthes, elle est « pratique de la subtilité dans un monde barbare ». « Subversive et vitale. »
À la fois philosophe (bien qu’il ait fait sa thèse sur Hegel, J.-C. Pinson ne se reconnaît pas comme « spécialiste » du philosophe allemand) et poète, Pinson, refusant de renoncer « à la clarté du concept » comme « à la musique des mots », « au est de l’ontologie » comme « au il y a de la poésie », a pris « le parti d’habiter l’entre-deux, l’entresol où se trame, entre terre et nuées, la grande affaire que demeure » à « ses yeux la recherche d’une habitation poétique du monde. »
Dans le chapitre intitulé « Par-delà les avant-gardes » (« Quasi-manifeste » in « Situation/Position »), l’auteur examine d’où il parle. Il renvoie donc à un passé auquel, jeune homme et militant, il a appartenu ; aux « groupes de travail » auxquels il a pris part et qui constituaient les avant-gardes d’alors. Aux expérimentations qui guidaient la pensée. Le groupe « Tel Quel » (Denis Roche, Marcelin Pleynet). Mais au poète d’avant-garde, J.-C. Pinson oppose le « poétariat ». Car le « tiers-état artistique » rejette en bloc l’industrie culturelle et l’avant-garde, soupçonnée, dans son activisme, de vouloir « contrôler le champ de la création » et d’ « imposer son pouvoir dans le domaine des lettres ». Le « poèthe », lui, s’emploie avec d’autres, au gré d’inventions multiformes et d’« expériences communes nouvelles », à changer « sa vie », « à rejoindre l’étoile lointaine en soi ».
Analysant plus avant les causes de la désertion de la poésie sur le théâtre du monde, J.-C. Pinson rappelle que ce phénomène est à mettre en relation avec l’entrée de notre civilisation dans l’ère des mégapoles. Jadis inséparable de la nature et des dieux qui présidaient à son harmonie, la poésie était chant de louange. L’hymne, forme première de la poésie selon Giorgio Agamben, était célébration de la grandeur des divinités et du cosmos. Intimement liée à l’expression de cette harmonie, la métaphore jouissait d’une aura et d’un pouvoir qu’elle a, depuis, totalement perdu. Qualifiée de « vieillerie poétique » mensongère, la métaphore est mise au ban dans la poésie d’aujourd’hui. Position orchestrée par Yves Bonnefoy qui dénonce dans l’Orphisme sa capacité à entretenir « le rêve mensonger d’un monde que suffirait à réconcilier la grâce de quelque surcroît d’harmonie ».
Ainsi la nature (et ses habitants, les « ci-devant campagnes » de Jean-François Lyotard) – et avec elle, la pastorale – a-t-elle désormais cédé la place au chaos des villes et à ses paysans (Le Paysan de Paris d’Aragon). Les figures de rhétorique ont disparu au profit des collages et des montages, listes et énumérations (cf. par exemple la poésie de Jude Stéfan), davantage propres à traduire l’impossible mimétique entre le langage et le réel, leur incompatibilité et inadéquation réciproque. Avec l’entrée en scène de la poésie post-moderne (par opposition à la poésie pré-moderne), la poésie change de statut. Le lyrisme – accusé d’accorder une place inconsidérée au sujet – est également condamné pour le ton élevé qui scande l’enfièvrement qui l’accompagne. Les années 1990 opposent néo-lyriques – Louis Aragon, René Guy Cadou, René Char, Saint-John Perse – et littéralistes – Francis Ponge, Denis Roche… La poésie nouvelle, refusant les séductions de la musicalité, rejette les formes d’ébriété qui président à la montée du chant. Ainsi du poète Emmanuel Hocquard qui « invite à rompre le charme du chant et à “démusicaliser” la langue ». De sorte que, déchue des hauteurs où elle était jadis placée (jusqu’à Baudelaire), « la poésie est tombée – depuis Baudelaire et les Petits poèmes en prose – dans la prose : elle s’écrit désormais en prose et se nourrit de la prose de la vie plutôt que d’ambroisie ». Quant au poète, déchu de son trône d’élu, « il préfère se promener incognito dans la foule » semblable à tout un chacun. Et s’il le peut, « se livrer à la crapule, comme les simples mortels. »
La porosité prose-poésie est à ce point évidente qu’il apparaît justifié de poser la question des frontières et des enjeux. Dans le chapitre intitulé « Roman et poésie », J.-C. Pinson analyse les ressorts qui font s’opposer ou se rejoindre les deux genres. Il apparaît que le roman constitue, pour certains auteurs, l’ultime espace d’écriture où la poésie, inapte à « raconter » le monde, peut encore trouver droit de cité. L’exemple le plus notoire est celui de Pierre Michon, dont « la prose dense, grevée de poésie » est « hantée par la préoccupation poétique ». Pour Michon, en effet, « la prose ne vaut que s’il y a en elle élévation de la phrase à la puissance rythmique du vers ». Peut-être le temps est-il venu d’imaginer une « tierce forme », une forme métissée qui, en intégrant des « dispositifs textuels divers », ferait se fondre en elle formes narratives romanesques et formes poétiques ?
Depuis (mais les choses sont en réalité beaucoup plus complexes que cela), en deux décennies, la poésie s’est déplacée à l’intérieur de l’espace littérature. Poussée par la recherche de davantage d’intensité, la post-poésie s’est entée sur d’autres arts, combinant oralité avec arts visuels et plastiques, faisant émerger de nouveaux modes de langage. Derrière cette quête d’« acméisme », cette augmentation qui engage la totalité de l’être – voix et corps –, c’est bien la quête d’une augmentation à être/d’être qui se lit. Mais, là encore, les choses ne sont pas simples et les clivages s’organisent. Depuis le début des années 2010, une nouvelle querelle oppose poésie écrite et poésie scénique. Roubaud d’un côté avec sa poésie de chambre, silencieuse et solitaire. L’espace page/livre qui privilégie la culture « froide ». Prigent l’anti-lyrique de l’autre, ses proférations, exhibitions, mots et corps, qui privilégient le partage de la théâtralité. Face à cette querelle, J.-C. Pinson, en philosophe avisé, opte pour le « continuum » plutôt que pour la « césure ». La poésie poursuit néanmoins « son travail de taupe », donnant naissance, régulièrement, à d’autres émergences. Ainsi voit-on apparaître un « lyrisme sec » qui trouve dans le free jazz d’Ornette Coleman son modèle musical et dont les vociférations de Prigent (évoquant l’écriture d’Antonin Artaud) ne sont pas exemptes. Autre forme émergente en vogue dans le « poétariat » : la voix. La poésie contemporaine n’ayant plus aucune source où puiser sa légitimation, c’est vers la voix qu’elle se tourne. Le poète s’érige alors en « poète de voix » – « de voix qui d’abord s’écrit, poète de voix fantôme ». « Déposer » sa voix est la condition pour que le poète retrouve sa voix, la réinvente et lui permette d’atteindre les multiples résonances qui font du texte un véritable oratorio. « J’éteins ma voix dans la pièce, le poème continue indépendamment de ma voix », écrit Dominique Fourcade.
Autre motif de disparition de la poésie, « la catastrophe métaphysique du sens ». « Rien n’a de sens : le monde n’a pas de sens ; pas de fondement, pas de justification, pas de fin (de finalité). Le ciel est vide, tout est absurde et l’existence avance “cap au pire” », écrit Jean-Claude Pinson au début de « Théorèmes ». Depuis Auschwitz (et les analyses d’Adorno), la poésie contemporaine est tentée par l’émiettement du sens. Il n’est plus possible, en effet, depuis la tragédie qui a ébranlé le XXe siècle, d’accepter les « valeurs » esthétiques de la poésie. Le contemporain refuse toute expression de travestissement, tout maquillage susceptible d’embellir le réel et d’anesthésier l’esprit. Toute illusion métaphorique. À quoi bon persister à vouloir s’élever au-dessus de la prose disharmonieuse du monde, si la musique des sphères est inexistante ? Le divorce entre les mots et les choses est consommé et nul n’a plus confiance dans le langage. Refusant toutes les manifestations mensongères dont le langage est capable, le poète trouve dans la forme la seule résistance possible ; le seul moyen de lutter contre les forces destructrices qui menacent le monde. Jusque dans les extrémismes esthétiques. Disjonctions, dissociations, recherche de l’atonalité, syncopes, mais aussi listes, énumérations, collages, montages, tout procédé d’écriture doit rendre compte de la rébellion dans laquelle la poésie contemporaine s’origine. Le désenchantement du monde a mis fin à un âge d’or poétique. Balayant le muthos (le mythique, le fabuleux, le religieux) au profit du logos, le désenchantement du monde est à l’origine de la dépoétisation de la poésie.
« Tout est rien » et l’éternité n’est qu’« éternullité ». Renversant le propos de Giacomo Leopardi, J.-C. Pinson écrit aussi : « Et cependant, il y a du sens. » Dans le simple énoncé d’« être au monde ».
Pourquoi écrire ? Comment vivre ? Creusant plus avant le sillon ouvert par Roland Barthes à l’intersection de la littérature et de l’éthique, Jean-Claude Pinson, le « paysan » de Nantes, poursuit l’exploration de territoires-frontières, inscrivant dans sa démarche personnelle l’invention du livre toujours à faire. Un genre de livre poikilos, hybride et bariolé, à mi-chemin du roman, du poème, de l’essai. Une « poéthique » totale pour une poésie multiforme associée à la vie dans tous les sens.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

JEAN-CLAUDE PINSON

Source
■ Jean-Claude Pinson
sur Terres de femmes ▼
→ Gagarine de la marine (extrait d’Alphabet cyrillique)
→ Là (lecture d’AP)
→ [Bucoliques feuillées] (extrait de Là)
→ Pastoral (lecture d’AP)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Champ Vallon) la page de l’éditeur sur Jean-Claude Pinson
→ le site officiel de Jean-Claude Pinson
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Béatrice Bonhomme | Le pacte des mots
Ph., G.AdC
LE PACTE DES MOTS
I – Naissance (extrait)
19 juillet 2006
18 juillet 2011
Jour pluvieux d’un été niçois. Mon père est mort et Lou est née. Elle est née un jour avant sa mort, à cinq ans d’intervalle. Il y a eu un long temps où les mots n’avaient plus de sens, où il était devenu indécent de les écrire. Et puis l’encre est revenue des tout petits cils d’enfant à la bave d’un escargot.
[…]
Lou est déjà l’indépendance des sillons. Mais elle représente un élan, une foi dans la vie qui permet de revenir aux mots et d’écouter à nouveau l’amandier qui se taisait depuis si longtemps, mort dans le jardin d’enfance.
Elle retrouvera, sans doute, le goût des amandes crues le long des espaliers d’avril.
Elle saura, le cœur battant, faire sa place à l’espoir fou dans une chambre de mai orangée de soleil.
Lou est née la veille de la mort de mon père. Elle l’a pris par la main pour redonner à la lumière un dessin de visage pur, un arc bien tracé de bouche.
Elle ne le connaîtra jamais, mais indépendamment d’elle, l’empreinte la plus ténue possible, celle d’une poussière de pluie sur le velours de sa joue, fera continuer la vie.
Elle a d’abord sorti son bras, puis sa petite tête de djinn et, sur elle, le vernix de la vie s’est superposé à l’image du gisant, et les mots morts, les mots crachés, ont repris un sens simple et ont redonné droit à la vie.
Béatrice Bonhomme, «Le pacte des mots », Textes inédits et documents in Béatrice Bonhomme, Le mot, la mort, l’amour, Peter Collier et Ilda Tomas (éds), Modern French Identities, volume 100, Peter Lang, 2013, pages 11 et 13.
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Gérard Titus-Carmel | Albâtre, I. 8
Ph., G.AdC
ALBÂTRE (extrait I. 8)
Peur & fissure de l’ombre –seule veillant au fond de l’antre nocturne
cette forme pansue impénétrable & froide
gardant au feu de son énigme
drogues & onguents pour huiler nos rêves
comme remontant tous les siècles éclairant
tous mes visages antérieurs
(… Où l’esprit se désœuvre et oublie –
où le cœur se tord, ce bloc de lumière
confond toutes les aubes.)
Gérard Titus-Carmel, Albâtre (extrait I. 8), in revue trimestrielle de poésie & littérature Diérèse, 58, automne-hiver 2012, page 31.

GÉRARD TITUS-CARMEL

Source
■ Gérard Titus-Carmel
sur Terres de femmes ▼
→ en traîne d’ocre et de blanc (extrait de Serpentes)
→ La Nuit au corps
→ Oppresse du loin montant
■ Voir aussi ▼
→ (sur La Pierre et le Sel) Diérèse 58 | Respirations de la poésie
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21 mai 1926 | Naissance de Robert CreeleyÉphéméride culturelle à reboursLe 21 mai 1926 naît à Arlington dans le Massachusetts Robert Creeley (mort des suites d’une pneumonie à Odessa, Texas, le 30 mars 2005).
À la mort de son père en 1930, l’enfant est élevé par sa mère et par sa sœur à Acton. En 1943, il entre à Harvard pour y faire ses études mais il abandonne ses études l’année suivante pour s’engager dans l’American Field Service. Ce qui l’amène jusqu’en Inde où il devient ambulancier, et dans le Sud-Est asiatique. De retour aux États-Unis, il entreprend une correspondance avec William Carlos Williams puis entre en relation avec Charles Olson. Ces deux rencontres majeures mettent Creeley sur la voie de la littérature et de l’écriture poétique.
Tout au long des années 1950-1960, Creeley s’implique dans le groupe expérimental du Black Mountain College (Caroline du Nord) qui rassemble, sous la direction de Charles Olson, poètes, écrivains et artistes novateurs. Tels Merce Cunningham, John Cage, Willem De Kooning, Robert Motherwell et Robert Rauschenberg. Creeley crée la Black Mountain Review dont il sera le coordinateur éditorial jusqu’à la disparition de la revue, en 1957. Tournant définitivement le dos aux formes versifiées traditionnelles, Olson et Creeley optent pour le « projective verse » et pour la « composition by field »/« composition par champ ». Ainsi, dans l’essai intitulé Projective Verse (1950), Creeley développe-t-il l’idée qui lui tient à cœur : « la forme n’est qu’une extension du contenu » (« Form is nothing more than the extension of content », lettre à Charles Olson, 5 juin 1950, in George Butterick (ed.), The Complete Correspondence, vol. I, Santa Barbara, Black Sparrow Press, 1980, pp. 78-79).
Après son divorce d’avec Ann MacKinnon, Creeley retourne quelque temps au Black Mountain avant de s’installer provisoirement à San Francisco où il assiste à l’explosion du « San Francisco Poetry Renaissance ». C’est là qu’il rencontre les écrivains de la Beat Generation, dont Allen Ginsberg et Jack Kerouac.
En 1960, Robert Creeley reçoit le Prix Levinson pour sa poésie. À Albuquerque (Nouveau-Mexique) où il s’installe, Creeley publie en 1962 For Love : Poems 1950-1960. Dédié à sa seconde femme Bobbie Louise Hall, ce recueil, qui rassemble dix années d’écriture, porte à la fois la trace de l’influence de William Carlos Williams et de celle du jazz. Cet opus est le premier d’une longue série de recueils, dont Words (1965 et 1967), The Finger (1968), Pieces (1968), Later (1979), Mirrors (1983), So There: Poems 1976-1983 (1984), Memory Gardens (1986), Windows (1990), Echoes (1994), Life & Death (1998), Just in Time: Poems 1984-1994 (2001). Publications consacrées en 1999 par le Bollingen Prize of Poetry.
Ses poésies complètes ont été rassemblées dans The Collected Poems of Robert Creeley 1945-1975 (University of California Press, 1982) et dans The Collected Poems of Robert Creeley 1975-2005 (University of California Press, 2006 ; reed. 2008).
En 1963, Creeley a publié The Island – dédié à Charles Olson –, unique roman dans l’abondante production de Creeley. L’action se déroule à Majorque et retrace l’histoire de la relation de Creeley avec Ann MacKinnon.

Ronald Brooks Kitaj (1932–2007),
For Love (Creeley), 1966
Lithographie, 58,42 x 40,64 cm
Source
L’INSULAIRE – CHAPITRE V (Extrait)
Le chemin grimpait au-dessus des terrasses, se continuait en pente raide, passait devant des troupeaux de chèvres, de moutons, appartenant aux dernières petites fermes en bordure du village. Puis les arbres firent leur apparition, des pins rabougris qui poussaient parmi la rocaille. La famille déboucha enfin sur une petite clairière, derrière une falaise qui tombait à pic. Au pied d’un rocher, ils trouvèrent une petite source ; on avait pratiqué une entaille afin de recueillir l’eau dans une sorte de cuvette. On avait également taillé de petits renfoncements pour y poser des pots de fleurs et diverses choses. On disait que la fontaine remontait à l’époque où les marins grecs faisaient la navette le long de cette côte depuis Marseille. En regardant au loin, on ne voyait que les arbres qui descendaient en pente abrupte, des cimes de pins qui s’étageaient jusqu’à la mer, s’étendant à perte de vue sur trois côtés.
Ils firent un petit feu à côté de la fontaine et John réussit à installer une sorte de grille avec des pierres afin que les enfants puissent y faire réchauffer leurs hot-dogs à l’aide de baguettes de bois vert qu’il avait également taillées. On étala de la moutarde et du ketchup sur les petits pains coupés en deux. Il y avait un sac pour les détritus. Les enfants mangèrent avec plaisir, burent de l’eau à la source, puis ils entreprirent d’explorer les alentours. Ils disparurent bientôt entre les arbres.
C’est le moment, pensa John. Je t’aime, Joan, dit-il. C’était après le dîner, vendredi soir, la semaine de travail terminée. Elle venait de les nourrir tous avec son propre assentiment. Ils n’étaient pas des Grecs.
Joan était contente que ce fût réussi. Ils regardèrent ensemble la petite source et pensèrent aux hommes qui auraient pu la faire. Probablement un paysan du coin. Les Grecs et les Maures qui avaient sans doute vécu ici n’étaient que des figures livresques. Mais la mer pouvait en être l’image. Au loin, là-bas, c’était possible et probable.
Comme ça, dit-elle, en tressant une couronne de fleurs hâtivement cueillies qu’elle posa dans ses cheveux. Comme ceci. Une déesse. Elle ôta la couronne et la posa près de la fontaine, dans l’un des renfoncements.
N’es-tu pas heureux, dit-elle. N’est-ce pas un endroit ravissant.
Elle venait d’accomplir un rituel. Par une sorte d’approximation grotesque, elle avait disposé son corps dans une attitude de sacrifice. Bien, bien.
Vu sous un autre angle, c’était le triomphe de la féminité américaine. Comment se trouverait-elle autrement dans un endroit pareil, avec des hot-dogs, des enfants et un mari terne, symbole d’une virilité rabougrie, qui la regardait, tassé sur lui-même en clignant des yeux à la lumière du soleil couchant. Les enfants étaient perdus dans la forêt. Le retour les attendait sur un chemin difficile, rocailleux, non familier.
Quel est l’instant où survient l’amour, le lieu, par quel moyen, quel chemin, affirme-t-il soudain sa présence. L’autel de la déesse au milieu des bois.
En effet, pensa-t-il, c’est un endroit ravissant. Répète. Un endroit ravissant. C’est un endroit ravissant. […]
Robert Creeley, L’Insulaire [The Island, 1963], Éditions Gallimard, Collection Du monde entier, 1972, pp. 55-56-57. Traduit de l’anglais par Céline Zins.
ROBERT CREELEY

Source
■ Robert Creeley
sur Terres de femmes ▼
→ The Return | Intervals
→ Words
■ Voir | écouter aussi ▼
→ le site de Robert Creeley
→ (sur Poetry Foundation) une bio-bibliographie (en anglais) de Robert Creeley
→ (sur PoemHunter.com) un grand nombre de poèmes (en anglais) de Robert Creeley
→ (sur PennSound) un grand nombre de poèmes de Robert Creeley dits par lui-même
→ (sur Culture, le magazine culturel de l’Université de Liège) un article (en français) de Gérald Purnelle sur Robert Creeley
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