Terres de Femmes

Mois : juin 2012


  • Lionel Ray | [Tu serais un arbre calme]




    Feuille à feuille
    Ph., G.AdC






    [TU SERAIS UN ARBRE CALME]



    Tu serais un arbre calme
    modulant feuille à feuille des syllabes
    éparses, étranger aux heures,
    par un clair après-midi de juillet.


    Tu serais l’étreinte de l’eau
    et du vent, si proche du chant,
    à l’embouchure de quelque fleuve secret,
    si frêle aussi à l’horizon d’une voix


    Qui cherche le chemin pressenti.
    Tu serais ce que tu n’as jamais dit,
    jamais vu ni rêvé ni pensé,


    Tantôt fouet tantôt silence,
    souriant miroir où quelquefois passent,
    sur fond d’enfance, des images légères.




    Lionel Ray, « Illisible visage », Syllabes de sable, Gallimard, 1996, in Comme un château défait, Éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2004, page 160. Préface d’Olivier Barbarant.






    Lionel Ray, Comme un château défait,





    ______________________________________
    NOTE d’AP : le numéro 20 de la revue Siècle 21 (printemps/été 2012, 224 pages) propose un dossier sur Lionel Ray (« Lionel Ray : Le lyrisme bien tempéré »), autour de la Journée Lionel Ray qui s’est tenue le 17 mai 2011 à l’Université Paris-Sorbonne).





    LIONEL RAY


    Ray Kobel
    Lionel Ray au festival Voix Vives
    de Méditerranée en Méditerranée (Sète)
    le 27 juillet 2010
    Ph. : Pierre Kobel
    Source





    ■ Lionel Ray
    sur Terres de femmes

    Navigation interstellaire (poème extrait d’Entre nuit et soleil)
    Résurrection (poème extrait de Souvenirs de la maison du Temps)
    Tu cherches la lettre perdue (autre poème extrait de Syllabes de sable)
    Viatique



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Lionel Ray
    → (sur le site de Patrick Raveau)
    une note de lecture de Patrick Raveau sur Comme un château défait
    → (sur enjambées fauves)
    un autre poème extrait de Comme un château défait
    → (sur le site de Poésie/première)
    une page sur Lionel Ray
    → (sur La Pierre et le Sel)
    « Lionel Ray, poète lyrique à trois têtes », une contribution de Jean Gédéon





    Retour au répertoire du numéro de juin 2012
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • 29 juin | Julien Gracq, Un beau ténébreux

    Éphéméride culturelle à rebours



    JULIEN GRACQ 1945
    Image, G.AdC






    JOURNAL DE GÉRARD


    29 juin.



        Ce matin, promenade à pied à Kérantec. Les abords de la jetée du petit port très déserts, la plage qui s’étend à gauche toute vide, bordée de dunes couvertes de joncs desséchés. Il y avait gros temps au large, un ciel bas et gris, de fortes lames plombées qui cataractaient sur la plage. Mais entre les jetées étonnait le silence de ces hautes ondulations contre les parois de pierre : de grosses langues pressées et rudes, mais agiles, inquiétantes, sautaient brusques comme une langue de fourmilier lorsque, sans crier gare, elles atteignaient le niveau de la digue et éclataient à l’air libre en gerbe glacée. J’ai déjeuné dans un restaurant désert, isolé au milieu des dunes, le plancher sur pilotis sonnait creux, l’immense salle (la jeunesse du pays doit y danser le dimanche) avec ses guirlandes de drapeaux de papier, lugubres, ses planches de sapin verni, me parlait moins de fêtes que de carré de navire, d’Abri du marin, tout ce qui, si fréquent dans ce pays, porte avec lui (les loges des canots de sauvetage en guise de granges, de celliers le long des rues) ce caractère de nécessité lugubre, avare, administrée, qui endeuille si souvent les paysages de Bretagne.

        En revenant par le chemin de la grève, j’ai rencontré des jeunes gens de Kérantec, par deux, qui venaient danser. Sérieux, presque graves – les cheveux des filles volaient dans le grand vent – et eux leurs mains dans leurs poches : il ne fait pas chaud. Un sentier pourtant solitaire. Là-bas on voyait, des dunes surplombant la grève, l’écume voler à chaque décharge de la mer par-dessus la ligne basse du toit du « Retour du Pêcheur ». Un singulier lieu de plaisir. Puis, au milieu de la canonnade sourde des vagues, sous un rayon de soleil passager, on entendit nasiller un disque et – sur la basse inégale du ressac, au milieu de la grande caisse de résonance des nuages et de l’eau – sans trace aucune de vulgarité. Une fille cependant, toute seule, suivait le bord de la grève, à contresens du courant de la fourmilière. Très désœuvrée, lente et nonchalante – se baissant parfois pour ramasser un coquillage, une épave – ou bien regardant vaguement le large, et à ce moment toujours ses mains venaient se poser bêtement sur ses hanches – quelle pensée bien à soi dans cette tête rustique ? Dans les paysages vrais tout autant que dans les tableaux continuent ainsi à m’intriguer ces flâneurs de la méridienne ou du crépuscule, qui dans un angle crachent, lancent un caillou, sautent à cloche-pied ou dénichent un nid de merle, et rembrunissent parfois tout un coin du paysage d’une gesticulation aussi ininterprétable que possible.

        Revenu en flânant, j’ai dîné seul – toute la bande straight déjà partie pour le casino.

        Quelques pas sur le sable après le dîner. Plage noble, mélancolique et glorieuse, les vitres du front de mer toutes à la fois incendiées par le soleil couchant comme un paquebot qui s’illumine. Ce sable vide, encore chaud, tiède comme une plage de chair et qu’on voudrait fouler, couvrir, souiller naïvement comme elle. Et pourtant l’air est si chaste, si purement froid, si transparent, comme lavé sans cesse par d’invisibles averses. Un doux gargouillis dans une rigole de sable (la marée baisse) travaille à appareiller à la terre ce paysage de déluge, ― bruit presque humain déjà des eaux canalisées, comme la hache du bûcheron qui défriche. J’ai respiré, ah ! quelle gorgée ! Le sable volait légèrement sur les dunes, l’air claquait comme de grandes oriflammes, droites dans le fil du vent, avec ce fouettement félin de la queue. Et vers l’horizon l’affairement de ces vagues pressées, toujours ce branle-bas d’écumes, cette usine d’émeutes, ces embarras de nuages rayés de grains et de soleil, ce train hargneux des houles, cette hâte inépuisable de la mer à l’arrière-plan.



    Julien Gracq, Un beau ténébreux [Corti, 1945], in Œuvres complètes, I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, pp. 103-104-105 (incipit). Édition établie par Bernhild Boie.





    Julien Gracq, Un beau ténébreux




    JULIEN GRACQ


    Julien Gracq, par Hans Bellmer
    Hans Bellmer, Julien Gracq, 1950
    Portrait au crayon
    Collection particulière
    © Droits réservés
    Source




    ■ Julien Gracq
    sur Terres de femmes


    27 juillet 1910 | Naissance de Julien Gracq
    1er novembre 1917 | Julien Gracq, Le Roi Cophetua
    25 avril 1949 | Julien Gracq au Théâtre Montparnasse
    3 décembre 1951 | Julien Gracq refuse le Prix Goncourt
    19 février 1977 | Julien Gracq, Les Eaux étroites
    Instants (extraits de Nœuds de vie)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Corti)
    Julien Gracq
    le site de la Maison Julien Gracq
    → (sur autourdejuliengracq.fr)
    Marguerite-Marie Bénel-Coutelou, Magies du Verbe chez Julien Gracq (Thèse pour le Doctorat de troisième cycle de Littérature française, Université Paul-Valéry de Montpellier, novembre 1975)
    → (sur Terres de femmes)
    21 mars 1926 | Naissance d’André Delvaux (Rendez-vous à Bray et Le Roi Cophetua + une autre extrait du Roi Cophetua)





    Retour au répertoire du numéro de juin 2012
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • 28 juin 1712 | Naissance de Jean-Jacques Rousseau

    Éphéméride culturelle à rebours



    Jean-Jacques Rousseau
    Image, G.AdC






         Le 28 juin 1712 naît à Genève Jean-Jacques Rousseau, fils d’Isaac Rousseau, horloger de son métier, et de Suzanne Bernard, nièce d’un pasteur. Jean-Jacques Rousseau ne connaîtra pas sa mère, morte des suites de sa naissance. Rousseau portera tout au long de sa vie et de son œuvre la marque de sa culpabilité. « Je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs », écrira-t-il plus tard dans le Livre I des Confessions.


         Au cours des derniers mois de sa vie, à partir d’octobre 1776, Rousseau compose Les Rêveries du promeneur solitaire, travail qu’il poursuit jusqu’en avril 1778. Le même mois, Rousseau confie à Moultou, son exécuteur testamentaire, divers manuscrits, dont une copie du « manuscrit de Genève », autrement dit ses Confessions. Installé à Ermenonville chez le marquis de Girardin, Rousseau meurt deux mois plus tard, le 2 juillet 1778. Les Rêveries du promeneur solitaire, ouvrage autobiographique, sont publiés à Genève en 1782 en même temps que la première partie des Confessions. Construites sur la discontinuité des rêveries, ces dix « Promenades », véritables poèmes en prose, fondent le songe comme expérience existentielle.

        Au cours de la Troisième Promenade, Rousseau, se replaçant dans le cadre de son enfance et de l’éducation qui fut la sienne, examine les influences qui ont marqué son sentiment religieux. Il refait ainsi le chemin qui l’a conduit à écrire La Profession de foi du vicaire savoyard.







    TROISIÈME PROMENADE
    (Extrait)




        Né dans une famille où régnaient les mœurs et la piété ; élevé ensuite avec douceur chez un ministre plein de sagesse et de religion, j’avais reçu dès ma plus tendre enfance des principes, des maximes, d’autres diraient des préjugés, qui ne m’ont jamais tout à fait abandonné. Enfant encore et livré à moi-même, alléché par des caresses, séduit par la vanité, leurré par l’espérance, forcé par la nécessité, je me fis catholique, mais je demeurai toujours chrétien, et bientôt gagné par l’habitude mon cœur s’attacha sincèrement à ma nouvelle religion. Les instructions, les exemples de madame de Warens m’affermirent dans cet attachement. La solitude champêtre où j’ai passé la fleur de ma jeunesse, l’étude des bons livres à laquelle je me livrai tout entier, renforcèrent auprès d’elle mes dispositions naturelles aux sentiments affectueux, et me rendirent dévot presque à la manière de Fénelon. La méditation dans la retraite, l’étude de la nature, la contemplation de l’univers, forcent un solitaire à s’élancer incessamment vers l’auteur des choses et à chercher avec une douce inquiétude la fin de tout ce qu’il voit et la cause de tout ce qu’il sent. Lorsque ma destinée me rejeta dans le torrent du monde je n’y retrouvai plus rien qui pût flatter un moment mon cœur. Le regret de mes doux loisirs me suivit partout et jeta l’indifférence et le dégoût sur tout ce qui pouvait se trouver à ma portée, propre à mener à la fortune et aux honneurs. Incertain dans mes inquiets désirs, j’espérai peu, j’obtins moins, et je sentis dans des lueurs même de prospérité que quand j’aurais obtenu tout ce que je croyais chercher je n’y aurais point trouvé ce bonheur dont mon cœur était avide sans en savoir démêler l’objet. Ainsi tout contribuait à détacher mes affections de ce monde, même avant les malheurs qui devaient m’y rendre tout à fait étranger. Je parvins jusqu’à l’âge de quarante ans, flottant entre l’indigence et la fortune, entre la sagesse et l’égarement, plein de vices d’habitude sans aucun mauvais penchant dans le cœur, vivant au hasard sans principes bien décidés par ma raison, et distrait sur mes devoirs sans les mépriser, mais souvent sans les bien connaître.

        Dès ma jeunesse j’avais fixé cette époque de quarante ans comme le terme de mes efforts pour parvenir et celui de mes prétentions en tout genre. Bien résolu, dès cet âge atteint et dans quelque situation que je fusse, de ne plus me débattre pour en sortir et de passer le reste de mes jours à vivre au jour la journée sans plus m’occuper de l’avenir. Le moment venu, j’exécutai ce projet sans peine et quoique alors ma fortune semblât vouloir prendre une assiette plus fixe, j’y renonçai non seulement sans regret mais avec un plaisir véritable. En me délivrant de tous ces leurres, de toutes ces vaines espérances, je me livrai pleinement à l’incurie et au repos d’esprit qui fit toujours mon goût le plus dominant et mon penchant le plus durable. Je quittai le monde et ses pompes, je renonçai à toutes parures ; plus d’épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros habit de drap, et mieux que tout cela, je déracinai de mon cœur les cupidités et les convoitises qui donnent du prix à tout ce que je quittais. Je renonçai à la place que j’occupais alors, pour laquelle je n’étais nullement propre, et je me mis à copier de la musique à tant la page, occupation pour laquelle j’avais eu toujours un goût décidé.

        Je ne bornai pas ma réforme aux choses extérieures. Je sentis que celle-là même en exigeait une autre, plus pénible sans doute mais plus nécessaire, dans les opinions, et résolu de n’en pas faire à deux fois, j’entrepris de soumettre mon intérieur à un examen sévère qui le réglât pour le reste de ma vie tel que je voulais le trouver à ma mort.

        Une grande révolution qui venait de se faire en moi, un autre monde moral qui se dévoilait à mes regards, les insensés jugements des hommes dont sans prévoir encore combien j’en serais la victime je commençais à sentir l’absurdité, le besoin toujours croissant d’un autre bien que la gloriole littéraire dont à peine la vapeur m’avait atteint que j’en étais déjà dégoûté, le désir enfin de tracer pour le reste de ma carrière une route moins incertaine que celle dans laquelle j’en venais de passer la plus belle moitié, tout m’obligeait à cette grande revue dont je sentais depuis longtemps le besoin. Je l’entrepris donc et je ne négligeai rien de ce qui dépendait de moi pour bien exécuter cette entreprise.

        C’est de cette époque que je puis dater mon entier renoncement au monde et ce goût vif pour la solitude qui ne m’a plus quitté depuis ce temps-là. L’ouvrage que j’entreprenais ne pouvait s’exécuter que dans une retraite absolue ; il demandait de longues et paisibles méditations que le tumulte de la société ne souffre pas. Cela me força de prendre pour un temps une autre manière de vivre dont ensuite je me trouvai si bien que, ne l’ayant interrompue depuis lors que par force et pour peu d’instants, je l’ai reprise de tout mon cœur et m’y suis borné sans peine aussitôt que je l’ai pu, et quand ensuite les hommes m’ont réduit à vivre seul, j’ai trouvé qu’en me séquestrant pour me rendre misérable, ils avaient plus fait pour mon bonheur que je n’avais su faire moi-même.

        Je me livrai au travail que j’avais entrepris avec un zèle proportionné, et à l’importance de la chose, et au besoin que je sentais en avoir. Je vivais alors avec des philosophes modernes qui ne ressemblaient guère aux anciens. Au lieu de lever mes doutes et de fixer mes irrésolutions, ils avaient ébranlé toutes les certitudes que je croyais avoir sur les points qu’il m’importait le plus de connaître : car ardents missionnaires d’athéisme et très impérieux dogmatiques, ils n’enduraient point sans colère que sur quelque point que ce pût être on osât penser autrement qu’eux. Je m’étais défendu souvent assez faiblement par haine pour la dispute et par peu de talent pour la soutenir ; mais jamais je n’adoptai leur désolante doctrine, et cette résistance à des hommes aussi intolérants, qui d’ailleurs avaient leurs vues, ne fut pas une des moindres causes qui attisèrent leur animosité.

        Ils ne m’avaient pas persuadé mais ils m’avaient inquiété. Leurs arguments m’avaient ébranlé sans m’avoir jamais convaincu ; je n’y trouvais point de bonne réponse mais je sentais qu’il y en devait avoir. Je m’accusais moins d’erreur que d’ineptie, et mon cœur leur répondait mieux que ma raison. […]


    Jean-Jacques Rousseau, « Troisième promenade », Les Rêveries du promeneur solitaire, Flammarion, Collection GF-Flammarion, 1964, pp. 50-51-52-53. Chronologie et préface par Jacques Voisine.





    ■ Jean-Jacques Rousseau
    sur Terres de femmes

    24 octobre 1776 | Jean-Jacques Rousseau, « L’Accident de Ménilmontant » (extrait de la « Deuxième promenade » des Rêveries du promeneur solitaire)
    2 juillet 1778 | Mort de Jean-Jacques Rousseau (+ extrait des Confessions)



    ■ Voir aussi ▼

    28 mai 1958 | Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle





    Retour au répertoire du numéro de juin 2012
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jean-Pierre Duprey | [Que cherchent les regards]



    QUE CHERCHENT LES REGARDS
    Ph., G.AdC







    [QUE CHERCHENT LES REGARDS]




    Que cherchent les regards du ciel au fond du lac
    Où dorment des momies ?
    Légères se balançant sur le sable bleui
    Leurs membres sont des sacs

    Je ne suis pas de celles-ci car mes bras qui sont lourds
    Ne se détachent point
    Mais mes yeux vont au loin et j’ai peur qu’un jour
    Ils perdent leur chemin

    Il a moins de soucis le vagabond qui part
    Souhaitant mourir demain
    Quant à moi mon sentier n’est pas pareil au sien
    Je veux finir plus tard

    Mais le fil qui casse laisse en guise de passé
    Des cercueils de bois
    Et la mort n’oublie pas qu’elle a pour nous faucher
    Une mer de bras





    Un jour je dormirai du sommeil dont j’ai peur
    Pour ne plus m’éveiller
    Je descendrai au fond de ces temps oubliés
    Où les sirènes pleurent

    Et les très longs voyages repliés dans ma tête
    Seront chiffons de rêve
    L’archange qui nous garde et sans nous ne s’élève
    Sera l’ange de la fête

    Puisse durer longtemps le phare du vaisseau
    Qui nous porte sur terre
    L’abri que se construisent les marins sous les flots
    Me semble bien précaire

    Allégés de leur poids ils sont bulles de verre
    Portés par les anges
    Un rêve qui les cogne claque comme une orange
    Entre deux bras de mer.



                         Juin 46




    Jean-Pierre Duprey, Un bruit de baiser ferme le monde, poèmes inédits, Le Cherche midi éditeur, Collection « Amor Fati », 2001, pp. 21-22. Édition établie et présentée par Sylvain Goudemare.







    Duprey






    JEAN-PIERRE DUPREY


    Jean-Pierre Duprey
    Ph. Luc Joubert. Doc. “Soleil noir”.
    Source




    ■ Jean-Pierre Duprey
    sur Terres de femmes

    Naufrage
    2 octobre 1959 | Mort du poète Jean-Pierre Duprey



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans L’Art d’aimer, revue d’essais critiques)
    La Vierge du Néant, Sur les premiers poèmes de Jean-Pierre Duprey, par Alexandre Secher
    → (sur Mediapart)
    Une main, demain, billet de Patrice Beray sur Jean-Pierre Duprey (11 mars 2009)
    → (sur le site de la revue Les Hommes sans Épaules)
    une notice bio-bibliographique sur Jean-Pierre Duprey, rédigée par Christophe Dauphin (Cahiers Littéraires n° 11)
    → (sur LaFreniere&poesie)
    une page sur Jean-Pierre Duprey (incluant une notice bio-bibliographique sur Jean-Pierre Duprey, rédigée par Marc Bloch pour l’Encyclopædia Universalis)
    → (sur Littérature de partout, le blog de Tristan Hordé)
    un autre poème de Jean-Pierre Duprey, extrait de La Fin et la manière





    Retour au répertoire du numéro de juin 2012
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Nathalie Riera, Variations d’herbes [lecture]

    Nathalie Riera, Variations d’herbes
    Les éditions du Petit Pois, Collection Prime Abord,
    Béziers, 2012.



    Lecture d’Angèle Paoli


    Maillol MOMA  the River
    Ph., G.AdC (juillet 2010)






    AU BOIS SACRÉ DE SON CORPS




          Dans les pliures ivoire des cahiers volants de Variations d’herbes se déploie un chant d’amour. Amour de la vie et de la nature, plaisir de l’éros, glissent à travers les poèmes-vagues de ce petit opus, séparés par des stries ondulées qui pourraient évoquer « les crinières de blé », ou le mouvement du vent dans le chignon défait de la belle, Bois sacré de son corps.


    Dès l’ouverture de Variations d’herbes, la beauté rapide des chevaux engage la poésie de Nathalie Riera dans une course à vivre en harmonie avec une nature libre, dégagée d’entraves vaines. On pourrait croire à une traversée parfaite des chevaux dans le paysage, à la fusion idéale du cheval avec son amazone, si la femme n’était une amante de feu que le moindre geste, le moindre effleurement des doigts et des langues lance sans faux-fuyant ni atermoiement dans l’ardente effusion de l’amour :


    lui dit : est lisse l’air de ta peau, hiéroglyphes tes lèvres où je m’attarde.


    Et elle :

    presque une danse           

    que nul n’oublie
    je viens du feu
    tiré du travail de mains jamais lasses


    Et eux deux, dans la symbiose des corps aimants :


    « (nos corps, je me relève, tu te redresses)


    tout apaisement est fruit, le bon est notre demeure (viens !
    donne-moi, tu aimes ça, portée par ce qui te plaît) »


    Liés à cette triade, les « mots à venir » ― dont la lenteur à poindre exaspère parfois la poète friande ― lance sur les voies du poème celle qui n’a pas « d’histoire à raconter ». Étonnante composition de textes brefs, Variations d’herbes joue sur l’alternance des caractères en italique et en romain, joue des interlignages, mais aussi des parenthèses et des esperluettes, ensemble d’une écriture « botanique » portée par « l’amande la menthe » et toujours, dans un angle [in angulo], survient « la liesse des chevaux liés au monde ».


    Les titres des poèmes, aux caractères sans empattement ― avec ou sans sous-titres, numérotés ou non ― sont à eux seuls variations ou louvoiements énigmatiques de phonèmes, de couleurs – noire ou grisée [alta voce ou voci grige a cappella] ―, d’options typographiques (avec ou sans capitale à l’initiale du mot-titre). À quel souci particulier de géométrie répondent ces dissemblances ? Rien de tangible qui permette de lever le mystère. Dès lors, se laisser porter par les variations polyphoniques de la partition, annoncées dès la vignette grise et verte encollée sur l’aplat violine d’une couverture à double rabat. Se laisser porter par cette lenteur fluide des mots, là où la poète les voudrait « guêpes galops et vent », se couler avec elle dans l’espérance qui vit dans « une poignée de terre », traverser « le livre des eaux » dans la présence discrète et bienveillante du vert, « poésie parmi les lampes et les plantes ».


    Toute la beauté du monde est au cœur des poèmes ― contrepoint de rythmes et d’images ―, comme elle l’est aussi dans les choix esthétiques de ce très élégant petit recueil. La beauté tient au corps de celle qui aime à faire palpiter la beauté au cœur de sa vie et des mots. Puisque beauté il y a.



    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli







    Nathalie Riera, Variations d'herbes





    NATHALIE  RIERA



    Nathalie Riera Gudu
    Image, G.AdC





    ■ Nathalie Riera
    sur Terres de femmes


    in angulo (extrait de Variations d’herbes)
    Carnet de campagne II (extrait de Puisque beauté il y a)
    [dévêtue la main] (extrait de Feeling is first)
    Là où fleurs où flèches (extrait de GPU 6 | ground power unit)
    [Trame blondoyante la prairie des mots] (extrait d’Instantanés des géographies de l’amour… )
    [elle a pleuré imploré la main absente] (extrait de Paysages d’été)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    page aphone où tout est voix (poème inédit)




    ■ Voir aussi ▼


    Les Carnets d’Eucharis (le site de Nathalie Riera)
    → (sur le site des Éditions du Petit Pois)
    une notice bio-bibliographique sur Nathalie Riera
    → (sur La Pierre et le Sel)
    une chronique de Sabine Péglion sur Variations d’herbes





    Retour au répertoire du numéro de juin 2012
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Jacques Ancet | Oublier l’heure



    Le noir est devenu plus noir. Je retrouve la mousse et l’écorce. Et le ciel à l’envers
    Ph., G.AdC







    OUBLIER L’HEURE (extrait)




        Ce qu’on appelle la beauté. Pour dire ce qui s’échappe. Quelque chose qui n’est ni les feuilles, ni la lumière, ni les couleurs mais l’instant de leur rencontre. Comme l’oiseau et son cri ou la main et son ombre. Un suspens de celui qui parle au milieu de ses mots. Je ne dis plus rien. Mais sur la joue, je mets en joue :


        ― Tu joues ?
        ― Je mets du jeu.
        ― Du je ?
        ― Du jeu. Le je n’y est pour rien.


        La mousse et l’écorce. Je regarde toujours. L’espace bouge, pas les feuilles. Demain s’est arrêté, comme la montagne, juste au fond des yeux. La traversée du jour se fait mal, mes mains sont trop pleines. Les vider demande un effort. Surtout quand on attend ce qui ne vient pas, puisque c’est là. Soudain, je ne sais plus. La margelle et le seau ont basculé. Le noir est devenu plus noir. Je retrouve la mousse et l’écorce. Et le ciel à l’envers.


        Parce que je suis perdu, le jour recommence. Sinon, il serait son nom, simplement. Je ne le verrais pas. Je ne dirais pas ce que j’en sais. C’est-à-dire pas grand-chose. Mais là : ce qui tombe, monte, traverse le regard ; ce qui brille, s’éteint ; ce qui tremble ou s’obstine. Se taire pour parler mieux ? Deux heures dix. Quelle somme de souffrances, dis-tu. Ça, c’est aussi le jour. Tous ces cris. On n’y voit plus. Comme tout faire tenir ensemble ? L’odeur et les pommes, le rouge et le sang. Oui, je suis perdu mais je vois quelque chose.


        ― Quelque chose ?
        ― Oui, quelque chose ― pas rien.




    Jacques Ancet, « Oublier l’heure » in Chronique d’un égarement, Éditions Lettres Vives, Collection entre 4 Yeux, 20213 Castellare-di-Casinca, 2011, pp. 32-33.




    JACQUES ANCET


    Jacques Ancet
    Source




    ■ Jacques Ancet
    sur Terres de femmes


    [Le chant du même oiseau n’a pas cessé de me poursuivre] (extrait de Huit fois le jour)
    Dans l’indéfini (extrait de Chronique d’un égarement)
    L’égarement
    L’identité obscure (extrait du chant 9 de L’Identité obscure)
    [Je cherche] (extrait de L’Âge du fragment)
    Image et récit de l’arbre et des saisons (lecture d’AP)
    Je reviens
    [On dit quelqu’un] (extrait des Travaux de l’infime)
    On voit toujours (extrait de Puesto que él es este silencio)
    L’âge du fragment (extrait de La Vie, malgré)
    [Mais c’est parce qu’il est tard] (extrait de Voir venir Laisser dire)
    14 juillet | Jacques Ancet, Comme si de rien
    10 décembre 2001 | Jacques Ancet, Un morceau de lumière
    4 novembre 2012 | Jacques Ancet [Sous le bruissement du sang, tweet]




    ■ Voir | écouter aussi ▼


    → (sur Esprits Nomades)
    une page Jacques Ancet
    Lumière des jours, le blog de Jacques Ancet
    → (sur le site de France Culture)
    Alain Veinstein reçoit Jacques Ancet (Du jour au lendemain, 11 juillet 2011)





    Retour au répertoire du numéro de juin 2012
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Denise Desautels | La dernière rivière



    Stations_Bill_Viola_1994-730
    « monochromie
    amoureuse des nageurs […]
    maladroitement nos corps plongent
    comme s’ils tombaient
    et replongent
    en désespoir de cause »
    Bill Viola, Stations
    Source







    LA DERNIÈRE RIVIÈRE, extrait




    je reconnais la rivière
    à gauche, elle coule
    sur un rectangle de vitres
    au simple toucher
    la bague d’une autre à ton annulaire
    l’acharnement de ton os de ta joue
    tout près, ailleurs


    on ne discerne plus ni qui ni quoi
    entre et sort
    dans ce jour maigre
    tandis qu’un jet de rayons touche
    tes derniers draps


    la rivière coule ― linceul déjà
    enveloppe mobile


    même sans avenir
    cette chambre n’est pas encore verte
    malgré son authentique indifférence


    est-ce encore nous, toi
    l’inconnu au bout de mes doigts
    de l’autre côté


    si peu
    ici, autrefois, tout de suite
    c’est sans mesure
    entre rivière et chambre


    du fond vers la surface
    je nous ramène
    et recense les pièces de l’étreinte


    la scène s’étend
    nous occupons mur et sol
    droite couchée, droite debout
    monochromie
    amoureuse des nageurs
    jeunes, si jeunes
    sur la tapisserie d’angle
    cinq bassins d’eau, cinq plaques de granit
    Stations de Bill Viola


    maladroitement nos corps plongent
    comme s’ils tombaient
    et replongent
    en désespoir de cause
    jusqu’au bout leur installation de silence


    puisqu’au final tout meurt
    devant
    la vie déjà se souvient
    une île et l’univers


    nulle part l’éternité
    […]



    Denise Desautels, « La dernière rivière » in L’Angle noir de la joie, Éditions Arfuyen, Paris-Orbey | Éditions Le Noroît, Québec, 2011, pp. 41-42-43.



    ________________________________________
    NOTE d’AP : dans le cadre des 6es Rencontres européennes de littérature de Strasbourg, L’Angle noir de la joie a reçu le Prix de Littérature Francophone Jean-Arp 2010.






    Denise Desautels  L'Angle noir de la joie





    DENISE DESAUTELS


    Denise-desautels
    Ph. Rémy Boily
    Source





    ■ Denise Desautels
    sur Terres de femmes

    [ça dit grand] (autre poème extrait de L’Angle noir de la joie)
    D’où surgit parfois un bras d’horizon (lecture d’AP)
    Pour dire nous voici (extrait de D’où surgit parfois un bras d’horizon)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Denise Desautels
    → (sur Mediapart)
    « Denise Desautels ou la résistance à l’écriture », par Pascal Maillard





    Retour au répertoire du numéro de juin 2012
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Sophie Loizeau | [L’œil persiste aux lisières]



    [L’ŒIL PERSISTE AUX LISIÈRES]



    L’œil persiste aux lisières
    Et ne voit pas plus loin
    Qu’un fond obscurci de fumée d’herbes barrant
    La route
    Ce for intérieur du soir à sa vie
    Moutonnante hirsute égale
    En pesanteur aux mouvements
    D’un essaim
    Bientôt le repli des perdrix
    Leurs cris de camp levé
    S’il ne reste ma part quelqu’un fait son nid
    Avec mes cheveux les feuilles
    D’un autre et la laine vierge
    De ma peau demeure
    Dans son strict dénuement
    Accrochée aux clôtures
    Qui bornent cette terre en lisière de laquelle
    Je suis
    Le symbole flottant de ma vacuité




    Sophie Loizeau, « Sous l’écorce » in Le Corps saisonnier, Le dé bleu, 2001, page 39.



    SOPHIE LOIZEAU


    Sophie Loizeau
    Ph. © Adrienne Arth
    Source




    ■ Sophie Loizeau
    sur Terres de femmes

    Sophie Loizeau, Bergamonstres (note de lecture d’AP sur Bergamonstres, publiée dans la revue Europe d’août-septembre 2008)
    vendredi (extrait de Bergamonstres)
    les rêves les mieux ouvrés (extrait de La Femme lit)
    caudal (extraits)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    le bain de diane [extrait du roman de diane, paru en mai 2013 aux éditions Rehauts]



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    le site personnel de Sophie Loizeau
    → (dans Levure littéraire n° 7)
    un entretien de Sophie Loizeau avec Rodica Draghincescu
    → (sur le blog Membrane)
    Sophie Loizeau lisant un extrait du Corps saisonnier
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique consacrée à Sophie Loizeau
    → (sur le site de l’écrivain Claude Ber)
    une bio-bibliographie de Sophie Loizeau





    Retour au répertoire du numéro de juin 2012
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • 18 juin 1964 | Mort de Giorgio Morandi

    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 18 juin 1964 meurt à Bologne, sa ville natale, Giorgio Morandi.




        Né le 20 juillet 1890, Giorgio Morandi fait ses armes de peintre et de graveur par la fréquentation de maîtres tels que Giotto et Piero della Francesca ; puis de Chardin, de Corot et de Cézanne. Diplômé des Beaux-arts de Bologne en 1913, Morandi est révélé au grand public lors de la Biennale de Venise de 1928. Vingt ans plus tard, en 1948, Morandi reçoit le Premier Prix de peinture à la même Biennale de Venise. Le peintre connaît dès lors un succès international et ses œuvres font le tour du monde.
        L’essentiel de l’œuvre de Morandi tourne autour de quelques sujets de prédilection qu’il explore ― paysages, natures mortes et fleurs – et auxquels il a consacré son art et sa réflexion.







    Morandi_natura_morta_1959
    Giorgio Morandi, Natura morta, 1959
    aquarelle sur papier, 27 x 37 cm
    Bologne, Musée Morandi
    Source







    PHILIPPE JACCOTTET, LE BOL DU PÈLERIN (MORANDI), extrait




                  Comme je refeuillette maintenant le catalogue de l’exposition d’aquarelles présentée à Florence, au Palais Medici-Riccardi, en 1991*, mon admiration croît, de page en page, jusqu’à une sorte de stupeur ; cet art en sourdine, cet art du presque rien, paradoxalement, me porte à l’acclamation. De page en page, c’est-à-dire, plus ou moins précisément, d’année en année, de mois en mois, on a l’impression de monter de plus en plus haut, vers une cime. Et les premiers mots qui viennent à l’esprit pour qualifier ces feuillets seront « noblesse », « élégance », « altitude » : je n’en peux mais.

                  À cause de ce mouvement de montée, de ces paliers successifs, j’ai tout naturellement pensé à Dante, aux chants du Purgatoire et du Paradis ; ce qui ne signifie pas, faut-il le dire ? que je compare ces œuvres, encore moins que je veuille hisser Morandi à côté de Dante dans un nouveau Parnasse, ce qui serait absurde.

                  Mais il s’est tout de même fait dans mon esprit un rapprochement plus précis, sinon plus légitime. À cause d’une phrase qui y flottait du critique Cesare Brandi notant que, dans la peinture de Morandi, les choses semblent venir à nous du fond de l’espace comme les souvenirs remontent du fond du temps et précisant : « Comme ce point au loin sur la mer qui devient peu à peu un vaisseau… » Du coup, je n’ai pas pu ne pas me rappeler le moment prodigieux, au chant II du Purgatoire, de l’arrivée, par mer, de l’ange nocher, dans une accélération fulgurante de la lumière :



             Or comme on voit, saisi par le matin,
             Mars rougeoyer dans les vapeurs épaisses,
             vers le couchant, sur la plaine marine,


             telle m’apparut, et je la vois encore,
             une lumière venant si vite sur la mer
             que nul vol n’est égal à sa course.


             Quand j’eus un peu détourné mes yeux d’elle,
             afin d’interroger mon guide,
             je la revis plus brillante et plus grande.


             Puis j’aperçus, tout autour d’elle,
             je ne sais quoi de blanc, et peu à peu,
             un autre blanc en sortit par-dessous.


             Mon maître encore ne disait rien,
             quand les blancheurs premières apparurent des ailes ;
             mais lorsqu’il reconnut le nautonnier,


             il cria : « Fléchis, fléchis donc les genoux.
             Voici l’ange de Dieu ; joins les mains ;
             tu verras désormais des officiers semblables.


             Il dédaigne, tu vous, les instruments humains ;
             il ne veut pas de rame, ni d’autre voile
             que ses ailes, entre des rives si lointaines.


             Tu vois comme il les dresse vers le ciel,
             frappant l’air avec ses plumes éternelles,
             qui ne changent pas comme poil terrestre. »
    **




                  Or, si excessif que cela doive paraître, ces premiers « blancs » qui se révèlent des ailes, je les avais vus dans certaines aquarelles de 1959 où on ne sait plus s’ils sont de hautes bouteilles blanches ou des intervalles, des lacunes qui se dresseraient, précisément, comme une paire d’ailes sans taches…


                  Accueillons ce rapprochement comme un nuage qui traverserait l’esprit de sa candeur et disparaîtrait en n’y laissant qu’à peine une trace et une indication.



                  D’une certaine manière, au demeurant, si la lecture de Dante nous exalte, au sens propre du mot, on pourrait dire que cela n’a rien d’extraordinaire ; et que, si elle y manquait, le poète aurait été inférieur à sa tâche.
                  Or, nulle Béatrice n’aimante le regard et la main de Morandi ; et l’on ne peut sérieusement vouloir retrouver dans son œuvre aucun ange « frappant l’air avec ses plumes éternelles ». N’empêche : cette impression de montée, indéniable quand on observe l’évolution de l’œuvre, si elle ne nous leurre pas, comment la comprendre ? Et n’assiste-t-on pas tout de même, à partir de ces choses presque insignifiantes, de ces sempiternels vases, brocs et bouteilles, à une espèce d’ascension, voire d’assomption qui ne semblerait vraie et ne nous parlerait que, justement, parce que ce ne sont plus des ailes d’ange, ni la danse et le rire d’aucune Mathilde qui l’annoncent et la préparent ?



    Philippe Jaccottet, Le Bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2006, pp. 69-70-71-72-74.




    * Marilena Pasquali, Morandi, Acquerelli, Catalogo generale [Firenze, Museo Mediceo: Palazzo Medici Riccardi, 16 maggio – 30 giugno 1991], Mondadori Electa, Milano, 1991.
    ** Dante, Purgatoire, Chant II, vers 13-36, Flammarion, Paris, 1988. Traduction de Jacqueline Risset.





    ■ Philippe Jaccottet
    sur Terres de femmes

    Accepter ne se peut
    Tout à la fin de la nuit
    Toute fleur qui s’ouvre
    Mai 1977 | Philippe Jaccottet, La Semaison
    Septembre 1981 | Philippe Jaccottet, La Seconde Semaison
    26 juin | Philippe Jaccottet, L’Ignorant
    Le Grand Prix Schiller 2010 remis à Philippe Jaccottet





    Retour au répertoire du numéro de juin 2012
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Brigitte Gyr | [une frontière se tisse de non-dits]



    Ne pas répondre
    Image, G.AdC






    une frontière
    se tisse de non-dits
    qui ne
    nous appartiennent pas


    comme un sourire
    qui    durcit les matins
    un appel quotidien
    dont
    la durée se mesure
    en années d’enfance


    ne pas répondre
    jeter le minuscule téléphone
    qui nous reliait au monde


    mourir au dire




    Brigitte Gyr, Parler nu, Éditions Lanskine, 2011, page 31.





    ___________________________________________
    Note d’AP : Parler nu a obtenu le Prix de poésie Charles-Vildrac de la SGDL 2012.






    BRIGITTE GYR


    Brigitte Gyr



    ■ Brigitte Gyr
    sur Terres de femmes

    Incertitude de la note juste (lecture de Mireille Fargier-Caruso)
    [Pleinement écloses enfin] (extrait d’Avant je vous voyais en noir et blanc)
    Parler nu (lecture de Cécile Oumhani)
    [quand tu as décidé d’en finir] (extrait d’Incertitude de la note juste)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    au plus gris du corps



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la SGDL)
    une note de Mathias Lair sur Brigitte Gyr et Parler nu
    → (sur le site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Brigitte Gyr
    → (sur le site des éditions Lanskine)
    une page sur Parler nu de Brigitte Gyr





    Retour au répertoire du numéro de juin 2012
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes