Terres de Femmes

Mois : juillet 2011


  • Terres de femmes ― Sommaire du mois de juillet 2011


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    Image, G.AdC




    SOMMAIRE DU MOIS DE JUILLET 2011


    Terres de femmes ― N° du mois de juin 2011
    Annie Salager | Le verre
    Sylvie Saliceti | Les pierres sauvages
    Juliette Zara | Énigme
    16 juillet 1999 | Robert Marteau, Le Temps ordinaire
    Édith Azam | Il n’y a cette perte de moi
    18 juillet 1898 | Giovanni Macchia, Zola : les photographies de l’exil
    Christian Dotremont | Quand l’avez-vous vue ?
    Cécile A Holdban | [Je ne tuerai point] Anthologie poétique Terres de femmes (86)
    Comme une ancienne peau tombera de Marie-Hélène Archambeaud, par Isabelle Raviolo (Chroniques de femmes)
    Stéphanie Ferrat, Abîmer de jour
    Jacques Estager | c’est re-moi
    Claudine Bertrand | Chaque seconde cède une joie nouvelle
    25 juillet 1928 | Naissance de Joyce Mansour
    26 juillet 1804 | Stendhal, Journal
    Thierry Metz | Je suis tombé
    28 juillet 1890 | Julie Beaulieu-Delbet, Souvenirs de Corse
    Pierre Dhainaut | Soudain la tête se redresse
    30 juillet 1818 | Naissance d’Emily Jane Brontë
    31 juillet 1944 | Dernière mission de Saint-Exupéry
    Terres de femmes ― N° du mois d’août 2011

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  • 31 juillet 1944 | Dernière mission de Saint-Exupéry

    Éphéméride culturelle à rebours




         Il y a 70 ans, le 31 juillet 1944 disparaissait en mer, au large des côtes de Provence, Antoine de Saint-Exupéry. Il avait décollé le matin même à l’aéroport de Poretta (près de Borgo, Haute-Corse), à bord de son F-5B-1-LO. Sa dernière mission, une mission cartographique, consistait à effectuer des repérages photographiques sur la vallée du Rhône, Annecy et la Provence, afin de tracer des cartes précises de la région. En vue du débarquement des Alliés, prévu pour le 15 août suivant.

        Le mystère de la disparition de Saint-Exupéry est aujourd’hui en partie levé. Parmi toutes les hypothèses émises concernant cette disparition, la plus couramment admise est que le P-38 Lightning que pilotait Antoine de Saint-Exupéry aurait été abattu, aux environs de midi, par un Focke-Wulf allemand. Depuis lors, la gourmette de l’aviateur, ramenée au large de Riou par les filets d’un pêcheur en 1998, a été authentifiée, ainsi que les restes de la carlingue du Lightning, remontés à la surface en 2003, et aujourd’hui exposés au Musée de l’air et de l’espace du Bourget.

         Comment, lorsque l’on vit en Haute-Corse, ne pas penser régulièrement à Saint-Exupéry, alors même que tout passager qui se rend à l’aéroport de Bastia-Poretta passe nécessairement devant la stèle qui commémore la dernière mission de l’écrivain-aviateur ? Pourtant, en écrivant ces mots, je pense davantage à une longue marche au Cap Juby, sur la côte atlantique du Maroc. À l’émotion éprouvée devant l’avion miniature ancré dans l’ancienne zone d’atterrissage, aux abords du désert de Tarfaya. C’était dix ans avant qu’y soit aménagé un petit musée créé par l’association « Mémoire d’Aéropostale ». La plage était grise et triste. Aux abords du monument dédié à Saint-Exupéry, quelques enfants, curieux de notre présence, avaient interrompu leurs jeux dans le sable. Échange de regards brefs, de signes, de sourires, de mots furtifs. La sculpture commémorative de l’aventure de l’Aéropostale n’était sans doute à leurs yeux qu’un jouet abandonné au vent. Rien ni personne à l’époque pour évoquer pour nous la présence en ces lieux, en 1927, du chef d’escale de l’Aéropostale ? Hormis l’éventuelle relecture de Courrier Sud, le premier roman d’Antoine de Saint-Exupéry, écrit durant cette période, et publié en 1930.

        « Le jour à Cap Juby soulevait le rideau et la scène m’apparaissait vide. Un décor sans ombre, sans second plan. Cette dune toujours à sa place, ce fort espagnol, ce désert. Il manquait ce faible mouvement qui fait, même par temps calme, la richesse des prairies et de la mer. Les nomades aux lentes caravanes voyaient changer le grain du sable et dans un décor vierge, le soir, dressaient leur tente. J’aurais pu ressentir cette immensité du désert au plus faible déplacement, mais ce paysage immuable bornait la pensée comme un chromo […].» (Antoine de Saint-Exupéry, Courrier Sud, in Œuvres, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, pp. 57-58)

         Si, de Vol de nuit (1931) au Petit Prince (1943), en passant par Terre des hommes (1939) et Pilote de guerre (1942), tous les écrits de Saint-Exupéry sont inspirés de son expérience d’aviateur, dans Citadelle, une œuvre posthume restée à l’état de « gangue » et publiée quatre ans après sa mort (1948), l’auteur s’éloigne du récit documentaire ou autobiographique pour donner à son témoignage l’ampleur épique et incantatoire de la parabole. La réflexion humaniste y est poussée jusqu’à un paroxysme qui, comme je l’ai constaté, dérange plus d’un lecteur d’aujourd’hui. Occasion nous est ici donnée d’en citer un court extrait.






    CITADELLE


    CLXXXIV



        Mélancolique, j’étais, car je me tourmentais à propos des hommes. Chacun tourné vers soi et ne sachant plus quoi souhaiter. Car quels biens souhaiterais-tu si tu désires te les soumettre et qu’ils t’augmentent ? L’arbre, certes, cherche les sucs du sol pour s’en nourrir et les transformer en soi-même. La bête l’herbe ou quelque autre bête qu’elle transformera en soi-même. Et toi aussi tu te nourris. Mais hors ta nourriture que souhaiteras-tu dont tu puisses toi-même faire usage ? De ce que l’encens plaît à l’orgueil, tu loues des hommes pour t’acclamer. Et ils t’acclament. Et voici que les acclamations te sont vaines. De ce que les tapis de haute laine font douces les demeures, tu les fais acheter par la ville. Tu en encombres ta maison. Et voici qu’ils te sont stériles. Tu jalouses ton voisin de ce que son domaine est royal. Tu l’en dépouilles. Tu t’y installes. Et il n’y a rien à te livrer qui t’intéresse. Il est tel poste que tu brigues. Et tu intrigues pour l’obtenir. Et tu l’obtiens. Et il n’est lui-même que maison vide. Car une maison, ne suffit point, pour en être heureux, qu’elle soit luxueuse ou commode ou ornementale et que tu t’y puisses étaler, la croyant tienne. D’abord parce qu’il n’est rien qui soit tien puisque tu mourras et qu’il importe non qu’elle soit de toi ― car c’est elle qui s’en trouve embellie ou diminuée ― mais que tu sois d’elle car alors elle te mène quelque part, comme il en est de la maison qui abritera ta dynastie. Tu ne te réjouis point des objets mais des routes qu’ils t’ouvrent. Ensuite parce qu’il serait trop aisé que tel vagabond égoïste et morne se puisse offrir une vie d’opulence et de faste rien qu’en cultivant l’illusion d’être prince en marchant de long en large devant le palais du roi : « Voici mon palais », dirait-il. Et en effet, au seigneur véritable non plus, le palais, dans son opulence, ne lui sert de rien dans l’instant. Il n’occupe qu’une salle à la fois. Il lui arrive de fermer les yeux ou de lire ou de conserver et ainsi, de cette salle même, de ne rien voir. De même qu’il se peut que, se promenant dans le jardin, il tourne le dos à l’architecture. Et cependant il est le maître du palais, et orgueilleux et peut-être ennobli de cœur, et contenant en soi jusqu’au silence de la salle oubliée du Conseil, et jusqu’aux mansardes et jusqu’aux caves. Donc il pourrait être du jeu du mendiant, puisque rien, hors l’idée, ne le distingue du seigneur, de s’en imaginer le maître et de se pavaner lentement de long en large, comme revêtu d’une âme à traîne. Et cependant peu efficace sera le jeu, et les sentiments inventés participeront de la pourriture du rêve. À peine jouera sur lui le faible mimétisme qui te fait rentrer les épaules si je décris un carnage, ou te réjouir du vague bonheur que te raconte telle chanson.
        Ce qui est ton corps tu te l’attribues et le changes en toi. Mais c’est faussement que tu prétends agir de même en ce qui concerne l’esprit et le cœur. Car peu riches en vérités sont tes joies tirées de tes digestions. Mais, bien plus, tu ne digères ni le palais ni l’aiguière d’argent, ni l’amitié de ton ami. Le palais restera palais et l’aiguière restera aiguière et les amis continueront leur vie […].



    Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1948 ; rééd. 1963, pp. 419-420.



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  • 30 juillet 1818 | Naissance d’Emily Jane Brontë

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 30 juillet 1818 naît à Thornton, dans le Yorkshire, Emily Jane Brontë.








    Emily Brontë
    Patrick Branwell,
    Portrait of Emily Brontë
    oil on canvas, circa 1833
    (546 mm x 349 mm)
    National Portrait Gallery, London
    Source








    Emily Jane, quatrième fille d’une fratrie de six enfants, est la fille du révérend Patrick Brontë, Irlandais de souche paysanne et modeste, et de Maria Branwell, issue d’une famille de Cornouailles de onze enfants. À la mort de son épouse en 1821, mort survenue peu après la naissance d’Anne (janvier 1920), le révérend confie la marche de la maison à Elisabeth Branwell, soeur aînée de Maria et l’éducation de ses cinq filles à l’institution de Cowan Bridge, destinée aux enfants d’ecclésiastiques désargentés. Peu préparées à subir les duretés de la pension de l’école anglicane de Cowan Bridge, Maria et Elisabeth, sont emportées par la tuberculose. Emily et Charlotte rentrent à la maison où elles jouissent de la liberté de courir à leur guise la lande qui servira de décor à leurs œuvres. Les enfants Brontë se divertissent en se livrant à des jeux d’écriture et s’inventent des héros. Les Légendes d’Angria [ Legends of Angria], récits « noirs » issus de l’imagination collective des trois sœurs avec leur frère Branwell, voient le jour à cette époque.

    Après des années turbulentes où chacun des enfants essaie de gagner en indépendance, les trois sœurs Brontë choisissent l’écriture comme moyen de supporter la dureté de l’existence. Mais les Poésies des sœurs Brontë, publiées en 1845, ne remportent pas le succès escompté ! Elles se lancent alors dans le roman. Les éditeurs refusent Le Prophète, roman de Charlotte, dont le Jane Eyre connaîtra un immense succès en 1847. Le roman d’Anne Brontë, Agnès Grey, est accepté. Quant au roman d’Emily Brontë, Wuthering Heights (Hauts de Hurlevent ou Hurlevent), il déconcerte critiques et lecteurs tant par l’originalité de sa forme que par la peinture exacerbée des passions.

    Dans un article publié dans The Common Reader en 1916, Virginia Woolf écrit à propos de Wuthering Heights : Emily Brontë “fill these unrecognisable transparencies with such a gust of life that they transcend reality. Hers, then, is the rarest of all powers. She could free life from its dependence on facts, with a few touches indicate the spirit of a face so that it needs no body; by speaking of the moor make the wind blow and the thunder roar.” [Emily Brontë « possède le plus curieux des pouvoirs : celui de libérer la vie de sa dépendance à l’égard des faits. Avec quelques touches, elle sait évoquer l’âme d’un visage et rendre le corps superflu ; en parlant de la lande, elle fait souffler le vent et gronder le tonnerre. »]







    HURLEVENT


             XI ( EXTRAIT)



    Quelquefois, alors que je pensais toute seule à ces choses, je me levais dans une brusque terreur et mettais mon bonnet pour aller voir ce qui se passait à Hurlevent. Je me persuadais qu’il était de mon devoir de mettre Hindley en garde contre ce que les gens disaient de lui ; puis je me souvenais de ses mauvaises habitudes invétérées et, désespérant de le convertir, je renonçais à pénétrer de nouveau dans la sinistre maison, craignant de ne pas être écoutée.

    Un jour, allant à Gimmerton, je fis un détour et franchis la vieille barrière. C’était à peu près l’époque atteinte par mon récit ; l’après-midi était clair et glacial, la terre dénudée, la route dure et sèche. J’arrivai à une borne où la grande route bifurque vers les landes sur la gauche. C’était un gros pilier de pierre friable qui portait les lettres W.H. Entaillées dans la direction du nord, G. à l’est, et T.G. au sud-est. Il sert de poteau indicateur pour la Grange, Hurlevent et le village. Le soleil dorait sa tête grise, et, je ne sais pourquoi, cette image de l’été fit affluer à mon cœur de vieilles sensations de mon enfance. Hindley et moi avions une prédilection pour cet endroit vingt ans plus tôt. Je contemplai longuement ce bloc usé par le temps et, comme je me penchais, j’aperçus à la base un creux encore plein de coquilles d’escargots et de cailloux que nous aimions mettre là en réserve avec d’autres menues choses. Soudain, je crus voir apparaître, avec toute la force de la réalité, mon jeune compagnon de jeux d’alors ; il était assis sur l’herbe desséchée, sa tête brune et carrée penchait en avant, et sa petite main creusait la terre avec un morceau d’ardoise. « Pauvre Hindley ! » m’exclamai-je involontairement. Je tressaillis. Mes yeux abusés avaient devant eux, ils en étaient sûrs, l’enfant qui levait sa figure et me regardait fixement ! Cette vision s’évanouit en un clin d’œil, mais je me sentis aussitôt le désir irrésistible d’aller à Hurlevent. Une idée superstitieuse me pressait de suivre cette impulsion… S’il était mort ! Me disais-je… ou s’il allait mourir bientôt et que ce fût un présage de mort !… Plus j’approchais de la maison, plus mon trouble grandissait, et, quand elle fut en vue, je me mis à trembler de tous mes membres. L’apparition m’avait devancée et se tenait là, regardant à travers la barrière. Ce fut du moins ma première idée en voyant un petit garçon aux cheveux comme frisés par la main des fées, aux yeux foncés, qui appuyait son frais visage contre le bois. Après une minute de réflexion, je songeai que ce devait être Hareton, mon petit Hareton, pas très changé depuis que je m’étais séparée de lui, dix mois plus tôt.

    ― Dieu te bénisse, mon chéri, criai-je, oubliant aussitôt mes craintes. Hareton, c’est Nelly, Nelly, ta nourrice.

    Il recula et ramassa un gros caillou.


    Emily Brontë, Hurlevent (Wuthering Heights), Éditions Gallimard, Collection folio classique, 2005, pp. 136-137. Traduction de Jacques et Yolande de Lacretelle.



    EMILY JANE BRONTË


    ■ Emily Jane Brontë
    sur Terres de femmes


    30 juillet 1818 | Emily Brontë & Lydie Salvayre
    27 juillet 1839 | Emily Jane Brontë





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  • Pierre Dhainaut | [Soudain la tête se redresse]


    [SOUDAIN LA TÊTE SE REDRESSE]



    Soudain la tête se redresse,
    vacille, et avec elle
    le corps cessera d’être inerte,
    les mots qui subsistent
    reprendront du sens,
    retentiront de toutes parts,
    peu à peu, par à-coups,
    qu’importe, personne
    n’a gouverné le rythme
    du sac, du ressac, des rafales,
    mais lui obéir dans l’écoute,
    ne plus redouter de conclure,
    de nous mettre à l’écart,
    que les forces manquent,
    il passe outre, il les retrempe.


    Un cœur bat en écho, plus vite,
    de plus en plus.




    Pierre Dhainaut, La Nuit, la nuit entière (4), Æncrages & Co, Collection « voix de chants », mai 2011, s.f. Dessins de Nicolas Rozier.






    Pierre Dhainaut
    Source





    PIERRE  DHAINAUT


    Pierre dhainaut profil 3





    ■ Pierre Dhainaut
    sur Terres de femmes


    Après (lecture de Sylvie Fabre G.)
    Voir de face (poème extrait d’Après)
    Ici (lecture d’Isabelle Lévesque)
    [Que respirent avant tout les mots] (poème extrait d’Ici)
    [Ce qu’est devenue la couleur] (poème extrait de Progrès d’une éclaircie)
    [Dès le seuil remercie] (poème extrait de Voix entre voix)
    Horizons, fontanelles… (poème extrait de Vocation de l’esquisse)
    [Nous étions seuls, de trop, dans nos miroirs] (poème extrait de De jour comme de nuit)
    [Ne nous en prenons pas à l’invisible] (poème extrait d’État présent du peut-être)
    [Sortir sous l’averse] (poème extrait d’Et même le versant nord)
    [Orage, tempête, séisme] (autre poème extrait de La Nuit, la nuit entière)
    [Où que tu ailles] (poème extrait de Rudiments de lumière)
    Passerelles
    Pour voix et flûte (lecture de Sabine Dewulf)
    D’abord et toujours, 4 (poème extrait de Pour voix et flûte)
    Printemps dédié (poème extrait de L’Autre Nom du vent)
    Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Rituel d’adoration (poème extrait de Transferts de souffles)
    Vocation de l’esquisse (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Voix entre voix (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino, Paysage de genèse, 10
    Pierre Dhainaut | Caroline François-Rubino | [Laissons les mots sourdre d’eux-mêmes] (autre extrait de Paysage de genèse)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours] (extraits de La Grande Année)
    Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Arfuyen)
    une page consacrée à Pierre Dhainaut
    le blog de Sabine Dewulf : Pierre Dhainaut, poète de la présence
    → (sur le site du Prix européen de Littérature)
    le Discours de réception du Prix de Littérature francophone Jean Arp prononcé par Pierre Dhainaut le 14 mars 2010 à Strasbourg
    → (sur Wikipedia)
    une notice de belle qualité





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  • Corse_3 28 juillet 1890 | Julie Beaulieu-Delbet, Souvenirs de Corse


    Éphéméride culturelle à rebours



    Château d'Ornano
    Source






    VICO



        Sainte-Marie Siché, 28 juillet 1890. ― Vico est un simple hameau dont les maisons blanches et ensoleillées s’élèvent à l’ombre des vieux ormeaux. De mes fenêtres largement ouvertes, le matin, quand une brume légère encore se drape mollement sur les branches et les buissons, voilant avec pudeur les chastes amours du petit insecte tapi sous la mousse fleurie et les frémissements d’ailes sous la ramure, quand le soleil, illuminant l’azur, lentement se montre à l’horizon, je songe et j’envie cette poignée de mortels qui, dans le vaste univers, a eu l’heureuse chance d’être placée en cet endroit prédestiné. Loin du bruit des villes, les noirs soucis, les passions violentes, les haines des méchants les atteignent-ils ? Je ne puis le croire ; ils doivent au sein du calme bonheur naître, vivre, s’aimer et mourir en bénissant Dieu.
        Une des maisons de Vico domine les autres ; elle paraît être la souche autour de laquelle les faibles rejetons sont venus se grouper. J’ai en effet sous les yeux l’antique berceau de la famille d’Ornano, qui a donné trois maréchaux à la France. À côté du principal corps de logis, qui a une belle apparence, mais qui ressemble à une vaste habitation du continent sans aucun cachet spécial, se dresse la tour ; c’est le vrai manoir du Moyen Âge en Corse. Cette construction est élevée à quarante pieds au-dessus du sol ; ailleurs cela se nommerait un colombier, ici c’est le château fort. La porte ogivale, longue et étroite, s’ouvre sur un escalier de pierre de huit à dix marches fort raide. Les fenêtres sont hautes et resserrées ; en temps de vendetta ou de guerre on les garnit dans la partie inférieure de grosses bûches, cela s’appelle des archères, et l’on peut par ces meurtrières tirer à couvert sur les assaillants.
        La famille d’Ornano compte parmi ses ancêtres l’illustre Sampiero Corse, dont la vaillante et glorieuse épée est conservée religieusement à Vico, dans cette maison même, par ses descendants.
         Sur la tour, au-dessus de la porte, le prince Napoléon a fait placer en 1876 une plaque commémorative portant cette inscription

    POUR PERPÉTUER LE SOUVENIR
    DE
    SAMPIERO
    ET DONNER UN TÉMOIGNAGE D’ADMIRATION
    À UN DES GRANDS HOMMES
    DE LA CORSE


        Les demoiselles Sampiero, qui sont en relation de bon voisinage avec ma belle-sœur, m’ont engagée à aller les voir. Je ferai cette petite course avant lundi, jour fixé pour notre départ à Ajaccio.
        Hier [i.e. le 27 juillet 1890] ma belle-sœur nous a accompagnés à Vico. […]
        Notre première visite a été pour Mme d’Ornano, qui habite la grande maison dont dépend la tour ; les pièces sont immenses, le mobilier indique une antique splendeur. Comme partout, la maîtresse de la maison improvise une collation dont les excellents fruits du pays font les principaux frais. En sortant de chez Mme d’Ornano, nous nous sommes rendus chez les Sampiero, vraie famille patriarcale : beaucoup d’enfants de tous les âges, très unis et vivant autour des vieux parents. Là encore il a fallu luncher,… tant pis pour nos estomacs. Les cinq ou six autres maisons de Vico sont habitées toujours par des d’Ornano : ce petit coin abrite l’aristocratie du pays. À droite, en quittant le hameau, on trouve la chapelle, où derrière l’autel reposent les morts de l’illustre famille. Aux anniversaires, la cloche vibre douloureusement, le vicaire de Sainte-Marie officie dans l’oratoire.



    Mme J. Beaulieu-Delbet [Julie Beaulieu-Delbet, 1863-1941], Souvenirs de Corse, A. Mame et fils, Tours, 1897 ; reproduction en fac-similé, Éditions Lacour-Ollé, 1996, in Michel Vergé-Franceschi, Le Voyage en Corse, Éditions Robert Laffont, Collection Bouquins, 2009, pp. 1049-1050-1051.




    _______________________________________________
    NOTES D’AP :
    1. A la fin de l’année 1889, Marie-Julie-Marguerite Delbet (épouse Beaulieu, dite aussi Julie Beaulieu de Comignan, arrière-petite-fille d’Alexandre de Treil de Pardailhan), tout juste âgée de 27 ans, était partie en Corse aux côtés de son mari, Alexandre Beaulieu, lieutenant d’infanterie de la Garde Républicaine, et de ses deux jeunes enfants, Julien et Aline. En effet, à la suite d’une mauvaise chute de cheval, Alexandre Beaulieu avait été mis en congé de convalescence et avait choisi de se retirer à Sainte-Marie Siché, où lui et sa famille furent hébergés par son frère (officier de gendarmerie) et sa belle-sœur. C’est là que mourra Alexandre Beaulieu, le 17 septembre 1890, des suites d’une tumeur cérébrale. La première édition des Souvenirs de voyage de Mme J. Beaulieu-Delbet date bien de 1897 et non pas de 1847, comme l’indique par erreur Michel Vergé-Franceschi dans les notes de l’anthologie Voyage en Corse (page 1197).
    2. En 1890, Sainte-Marie Siché [Santa Maria Siché] était un chef-lieu de canton de 890 habitants (400 habitants lors du recensement de 2005).






    Voyage en Corse





    ■ Julie Beaulieu-Delbet
    sur Terres de femmes

    23 août 1890 | Julie Beaulieu-Delbet, Souvenirs de Corse





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  • Thierry Metz | [Je suis tombé]



    [JE SUIS TOMBÉ]



    Mais moi je suis sorti avec mon visage. Je continue mon m-tier dans les feuilles
    Ph., G.AdC





    Je suis tombé

    dans mes pas
    jusqu’à les suivre.
    Jusqu’à ne plus dormir.

    Les mères étaient trop loin

    et je n’avais qu’une torche
    à peine pour me conduire

    assez  pour  passer  sous  chaque mot.

    Et seul, me consumer.

    Puis j’ai fait un signe
                             d’au-revoir.
    Il n’y en a eu qu’un pour me dire :
    Oui,

    tu peux sortir de la maison

    nous n’avons plus de visage.





    Mais  moi  je  suis  sorti  avec  mon visage. Je continue mon métier dans les feuilles. Sur les talus. Dans les fossés. Près des eaux. Je nettoie les bords.

    Je ne fais pas une enquête. J’essaye seulement de retrouver l’assiette et le verre, le soir, sur la table.

    Je n’ai rien à signaler que ce que je fais, parmi l’herbe et la ronce.

    Quant à mon écriture : c’est une roue qui passe, une brouette de terre. Le reste est dans ma main. Avec la sueur.

    Ici il y a plus de 36 chemins. Qui vont nulle part.

    Et j’y vais à coup de faux et de trinque.





    Le livre est livré au jour, à lui-même. Moi, dehors : j’éclaircis, je cingle l’ortie comme on frappe sur les eaux ; quelque chose alors est rendu au possible, au probable : une aile, une branche, un sourire. Mais comment ne pas faillir hors de ces rares instants, si simples et pourtant toujours remués ? Que vient faire ce que je suis là-dedans ?

    Je ne sais pas mais je m’accorde un répit. En attendant la mêlée. Sur une souche. J’ai rassemblé mes gestes comme si c’étaient des chiens, des bâtards. Mais je suis prudent avec eux car c’est partout la faim.

    Puis vient le soir, la petite heure. Le carnet est vite dépecé. Le verre de vin est bon. Le feu. Les mille et un petits gestes qui font qu’on ne fait rien.

    Qu’on ne fait rien. Que le souffle ou la main n’est admis.

    Enfin c’est le sommeil, le drap déplié, le château.

    Tout sert d’appui autour de ce qui est à rêver, dans l’oubli. Tout sert dans ce convoi, tiré par des oiseaux. C’est le jour, c’est le ciel, c’est le bonjour d’un passant qui a servi d’appât.

    Mais je ne dors pas,

    je cherche le soleil.

    Je me suis pris les mains dans ce que je disais.
    Thierry Metz, Terre, Opales/Pleine page, 1997 ; rééd. 2000, pp. 54-57.





    Metz Terre





    ___________________________________
    NOTE D’AP : pour en savoir plus sur Thierry Metz, lire les numéros spéciaux 52-53 et 56 de la revue poétique et littéraire Diérèse, tous deux consacrés à Thierry Metz.




    THIERRY METZ


    Thierry Metz 2
    Source




    ■ Thierry Metz
    sur Terres de femmes


    [Braise matinale]
    [De jour en jour][Giorno dopo giorno] (extrait de L’homme qui penche | L’uomo che pende)
    Le Drap déplié (extraits)
    [Je m’en remets aux feuillages] (extrait de Tel que c’est écrit)
    [Vers la bien-aimée]
    4 juillet | Thierry Metz, Le Journal d’un manœuvre
    28 août 1993 | Thierry Metz, Sur un poème de Paul Celan



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans Le Matricule des Anges, n° 022, janvier-mars 1998)
    une note de lecture sur Terre
    → (sur Le tiers livre)
    Thierry Metz | L’Homme qui penche
    → (sur remue.net)
    un dossier Thierry Metz
    → (sur le site du Matricule des Anges)
    Entre le silence et le cri
    → (sur Esprits Nomades)
    Thierry Metz Le journal d’un suicidé
    → (sur La Pierre et le Sel)
    Thierry Metz, Le Carnet d’Orphée (contribution d’Isabelle Lévesque)
    → (sur le site du Printemps des poètes)
    Thierry Metz, par Isabelle Lévesque





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  • 26 juillet 1804 | Stendhal, Journal

    Éphéméride culturelle à rebours



    PORTRAIT DE STENDHAL
    Image, G.AdC






    7 thermidor [26 juillet]




         Nous sortons, Tencin et moi, de Rodogune, suivie de Florentin. Nous sommes sortis après Rodogune pour ne pas affaiblir l’impression que nous avions reçue. T[encin] a failli se trouver [mal] au moment où Mlle Fleury a dit :

                                                                Voyez ses yeux
                      Déjà tout égarés, troubles et furieux.


        Talma a été sublime; je ne l’avais pas vu si bien jouer depuis Andromaque, le 5 prairial XII [25 mai 1804]. Il a supérieurement rendu tout le suave de l’amitié. Il a débuté avec un naturel parfait et n’en est pas sorti dans les quatre premiers actes ; quelques cris dans le cinquième, mais bien excusables, sur la situation affreuse d’Antiochus. Du reste superbe, il ressemble parfaitement dans toutes ses positions aux belles figures de Raphaël. Il était en blanc dans les quatre premiers actes, en rouge et en diadème au dernier. Il a rendu supérieurement l’anéantissement de la douleur. Il manque à ce grand acteur quelquefois des idées et quelquefois du naturel. Les Geoffroy et Cie lui reprochent presque d’en trop avoir ; ils disent qu’il a un naturel sauvage ; cela me ferait présumer que la manière de Lekain n’était pas très naturelle. Mlle Raucourt, Fleury et Damas ont été d’une bonne médiocrité. Mlle Raucourt était très bien mise, avec un grand manteau noir.
        Jamais Rodogune ne m’a fait autant d’impression. Dans la peinture des caractères il y a des beautés de l’ordre le plus élevé possible (valent-elles les plus belles scènes de Shakespeare?), mais il y a de grands défauts de scenegiatura. Ceux-là étaient bien aisés à éviter. Je crois que l’étude d’Alfieri me rendra ferme de ce côté-là.
        Dans la peinture des caractères, je remarque deux défauts : le premier, c’est que Cléopâtre parlant à Laonice a l’air de faire leçon de politique. Cette politique est superbe mais hors de sa place ; elle refroidit la pièce. Il fallait appliquer les maximes aux faits sans les citer.
        Le deuxième défaut vient, je crois, des Espagnols. C’est une fausse délicatesse qui empêche les personnages d’entrer dans les détails, ce qui fait que nous ne sommes jamais serrés de terreur comme dans les pièces de Shakespeare. Ils n’osent pas nommer leur chambre, ils ne parlent pas assez de ce qui les entoure.
        Séleucus n’est pas assez tendre pour son frère dans le couplet : etc., acte II, scène IV ; il est dur pour sa mère, acte IV, scène VI. En général, tous les personnages sont bavards ; il y a d’ailleurs de grandes fautes de scenegiatura, mais que ne rachèterait le cinquième acte? Shakespeare n’a rien de plus beau. Rodogune, le triomphe de la manière ferme du grand Corneille, vient, ce me semble en cet instant après le Cid, en rangeant ses pièces de cette manière : Cinna, le Cid, Rodogune, les Horaces, Polyeucte, etc. Je la mettrais immédiatement après Andromaque et Phèdre, de manière que c’est dans le rang de beauté la quatrième ou cinquième pièce française.
        Talma a très bien exprimé l’amour. […]



    Stendhal, Journal, Éditions Gallimard, Collection folio classique, 2010, pp. 126-127. Préface de Dominique Fernandez. Édition d’Henri Martineau revue par Xavier Bourdenet.





    ■ Stendhal
    sur Terres de femmes

    23 janvier 1783 | Naissance de Stendhal
    15 mai 1796 | Stendhal, Incipit de La Chartreuse de Parme
    7 janvier 1817 | Stendhal, Rome, Naples et Florence
    2 juillet 1817 | Stendhal, Rome, Naples et Florence
    23 mars 1842 | Mort de Stendhal



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  • 25 juillet 1928 | Naissance de Joyce Mansour

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 25 juillet 1928 naît à Bowden, en Grande-Bretagne, Joyce Patricia Adès, plus connue sous le nom de Joyce Mansour.







    Joyce Mansour
    Image, G.AdC






    Née dans une famille égyptienne de culture française, Joyce Mansour, cavalière talentueuse, est une passionnée de sport, spécialisée dans le saut en hauteur et championne d’Égypte du 100 m. Elle se rend en France dans les années cinquante. Sa fréquentation à Paris des surréalistes, sa découverte de l’écriture automatique, son goût pour un érotisme funèbre font appartenir l’« étrange demoiselle » (c’est ainsi qu’elle se définit elle-même) à la lignée de Leonor Fini et de Leonora Carrington.

    En 1953, la publication chez Seghers de son premier recueil, Cris, est saluée par André Breton. Dès lors, les publications de poèmes et de récits se succèdent. Déchirures (1955), Jules César (1956), Les Gisants satisfaits (1958), Rapaces (1960), Carré blanc (1965), tout imprégnés qu’ils soient de l’univers cher à André Breton, hurlent les revers déchirants de « l’amour fou ». Touchés l’un et l’autre par le rejet instillé par les blessures subies, l’homme et la femme s’y écorchent dans un processus d’autodestruction dont rend compte l’imagerie débridée et quasi cauchemardesque à laquelle Joyce Mansour fait appel. Irrévérencieuse et maléfique est l’écriture de cette « grande prêtresse du corps féminin ». Convulsive et barbare.






    UNE ÉTRANGE DEMOISELLE



    Dans Ultime Belvédère (Fata Morgana, 2003, pp. 25-26), André Pieyre de Mandiargues écrit à propos de Cris :


    « Madame Joyce Mansour se signale dès l’abord par une violence que l’on dirait provocatrice, mais que je crois tout à fait innocente. Son érotisme, acharné puis décharné sans aucun repos, se colore de nécrophilie ; il est amusant de retrouver dans plusieurs cris un thème trouvé déjà dans les vieilles Danses macabres, dans Rutebeuf, dans Maynard, chez les marinistes romains et napolitains du XVIIe siècle, dans Baudelaire (et beaucoup d’autres), et puis de voir ce thème épanoui comme dans un chant arabe, lorsque Joyce Mansour, s’adressant à une « charogne », lui dit enfin :

    Et pourtant c’est ainsi que je t’ai préférée Ma fleur.*

    Le sang, la sueur, les miasmes de toutes sortes ont un climat fiévreux, accordé à la mort (petite ou grande). L’humour n’est jamais loin ; le sourire éclaire les lieux les plus désolés, les caprices les plus cruels, comme dans un jeu de noirceur enfantine. À l’arrière-plan, voici des objets et des êtres communs à tous les pays de l’Orient méditerranéen : tombeaux, débris, ordures, mouches, chiens errants, chauves-souris, échassiers sur des ruines.

    Les jambes ailées de la vieille bossue

    Perchée sur le clocher tendu en deux

    Les chats volants sans queue ni cri

    Dans mon lit je cherche à comprendre

    Le sang qui sort de mon ventre ému.**

    Cette voix un peu rauque, ces images brutales font assurément de Madame Joyce Mansour, selon ses propres mots : une étrange demoiselle. »



    _______________________________________
    NOTES d’AP :

    * Hier soir j’ai vu ton cadavre
    Tu étais moite et nue dans mes bras
    J’ai vu ton crâne
    J’ai vu tes os poussés par la mer du matin
    Sur le sable blanc sous un soleil hésitant
    Les crabes se disputaient ta chair
    Rien ne restait de tes seins potelés
    Et pourtant c’est ainsi que je t’ai préférée
    Ma fleur

    Joyce Mansour, Cris [Éditions Seghers, Paris, 1953] in Joyce Mansour, Rapaces, Éditions Seghers, Paris, 1960, page 62.


    ** Joyce Mansour, Cris [Éditions Seghers, Paris, 1953] in Joyce Mansour, Rapaces, Éditions Seghers, Paris, 1960, page 69.






    JULES CÉSAR, incipit


    Ils étaient nés ensemble à Sodome d’une vache et d’un fossoyeur après deux heures de travail bien arrosées de bière. Ils se retrouvèrent entre les draps humides et rarement lessivés du lit paternel et regrettèrent presque aussitôt la chaleur de l’étreinte utérine. Ils gouttèrent aux délices des sécrétions rénales continues, la liberté du nombril les enchanta et, cramponnés aux mamelles gorgées de miel de leur nourrice Jules César, ils se jurèrent avec des babillements sucrés de boire tout le sang du monde. C’étaient des enfants normaux.

    Le père pencha sa tête simiesque sur le champ de bataille où sa femme se débattait contre les jumeaux et les derniers soubresauts de son mal et s’en alla, braguette ouverte et mal rasé, gagner le pain familial à la sueur de son front, entouré de pleurs, de cadavres et de vers pour cénotaphes.

    Tout se passa sur une montagne grande comme la France, cernée de lacs, de nuages à tête d’homme et de pays ennemis. De braves villageois y vivaient en paix avec leurs goitres et leurs bêtes, sans penser au lendemain, tandis qu’ils vendaient le sang de leurs veines aux hôpitaux ambulants en même temps que des horloges. Le soleil vernissait les lacs, les prés étaient riches en vaches ; les enfants apprenaient leurs leçons sur des balcons suspendus au bord de précipices souriants, habillés comme des écoliers parisiens mais avec le dialecte guttural des montagnes dans leurs bouches bien beurrées.

    Le soir, tout le monde dansait aux sons du sanatorium et le sperme coulait dans les rues ; évidemment tout était arrangé pour attirer les touristes.

    Comme toute mère qui a abrité des enfants neuf mois sous son corset avec amour, la mère ne pensait plus qu’à sa taille retrouvée et aux robes presque remettables qu’elle porterait dès que ses muscles relâchés répondraient à l’appel. Elle qui avait caressé ce ventre toujours grandissant, qui l’avait montré avec fierté aux parents, qui l’avait dissimulé avec adresse aux amants, elle qui avait nourri cette rumeur mouvante de sa graisse, qui l’avait aérée, masquée, barbouillée de rouge les jours de fête, trempée dans les torrents pour noyer le mauvais œil, elle ne songeait plus qu’à le faire totalement disparaître, jusqu’à se priver de toute nourriture avant le petit déjeuner.

    Ignorante de toute notion d’hygiène, elle aurait laissé les jumeaux mourir de saleté et de faim plutôt que de bouger un doigt enrubanné. Heureusement, il y avait Jules César.


    Joyce Mansour, Jules César in Histoires Nocives, Éditions Gallimard, Collection « L’Imaginaire », n° 518, 1973, pp. 13-14.





    JOYCE MANSOUR


    Joyce Mansour.
    Man Ray, Joyce Mansour, vers 1950
    Source




    ■ Joyce Mansour
    sur Terres de femmes

    Entre les orties et le sureau (poème extrait du recueil Carré blanc)
    Une femme créait le soleil (poème extrait de Cris)
    Cris (autre extrait du recueil)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Joyce Mansour (+ un poème extrait du recueil Rapaces)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur YouTube)
    une émission de France Culture : Poésie sur parole d’André Velter, consacrée à Joyce Mansour (première diffusion : 4 septembre 2005)
    → (sur Esprits Nomades)
    « Joyce Mansour, L’ange blasphémateur de la nuit et du sexe » (une page consacrée à Joyce Mansour)
    → (sur books.google.fr)
    J. H. Matthew, Joyce Mansour, Editions Rodopi, Amsterdam, 1985
    → (sur cairn.info)
    « Réinventer le lyrisme. Joyce Mansour, poète-femme du surréalisme » (résumé d’une thèse soutenue en décembre 2001 par Stéphanie Caron, et publiée chez Droz en février 2007 sous le titre Réinventer le lyrisme : Le Surréalisme de Joyce Mansour)
    → (sur rodin.uca.es)
    « Le langage du corps dans Cris de Joyce Mansour », par Cristina Boidard Boisson (1995) [PDF]





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  • Claudine Bertrand | Chaque seconde cède une joie nouvelle



    Des -les flottantes se d-posent sur ses hanches
    Ph., G.AdC






    [CHAQUE SECONDE CÈDE UNE JOIE NOUVELLE…]



    Chaque seconde cède
    une joie nouvelle
    à la pierre encore palpitante

    La femme à peine échappée du nid
    enlace le minéral
    de baisers malicieux
    sous un ciel ivre

    Pleine de prémonitions
    pour cette pierre des vieux pays
    elle la palpe avec frénésie
    la fait parler d’hérésie

    Des îles flottantes
    se déposent
    sur ses hanches




    Claudine Bertrand, Jardin des vertiges, L’Hexagone, 2002 in Rouge assoiffée (poèmes choisis 1983-2010), Éditions TYPO Poésie, Montréal, 2011, page 229. Choix et préface de Louise Dupré.



    CLAUDINE BERTRAND


    Claudine Bertrand 2
    Source




    ■ Claudine Bertrand
    sur Terres de femmes


    [Tu t’évertues à amalgamer] (poème extrait d’Ailleurs en soi)
    [La poésie s’abreuve | à la cruche trouée] (poème extrait d’Émoi Afrique(s))
    [Sur fond marin] (poème extrait de Fleurs d’orage)
    [Écrire pour se parcourir] (poème extrait du Jardin des vertiges)
    [Langue de voyage] (poème extrait de Murmure de rizières)
    [Mille serments sur l’oreiller] (poème extrait de Passion Afrique)
    Les passeurs de mots (poème extrait de Sous le ciel de Vézelay)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    La nomade
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Claudine Bertrand (+ un poème extrait du Corps en tête)




    ■ Voir aussi ▼



    → (sur le site L’île – L’infocentre littéraire des écrivains québécois)
    une autre notice bio-bibliographique





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  • Jacques Estager | c’est re-moi



    Bonjour c-est moi laisse-moi faire deux gestes de mes mains - tes cheveux
    Ph., G.AdC






    [C’EST RE-MOI]



    « c’est re-moi
    serre-moi
    bien dans tes bras », il dit et la terre
                                               tourna la terre au
                                               soleil et il pleura
                                               pas sur elle pas
                                               venue, sur ses bras



    « bonjour c’est moi laisse-moi faire deux gestes de
    mes mains à tes cheveux le vent m’a décoiffé et les
    feuilles d’arbres ont fouetté ma chevelure respire sur
    ma joue le printemps et embrasse-moi le soleil m’a
    sacré roi du soleil et de la pluie et du temps »



    elle met
    son museau sur le sol sa tête sur
    sa patte à sa patte jointe et dort



    elle met
    ses mains sur les ronces
    dehors les maisons, jaunes
    font un tour, l’été, dans le vent


    à côté du ciel il n’y a plus personne, entre les
    chaumes, dans les soirs à genoux, embués et illuminés
    entre les arbres ; la goutte, elle, de ciel, ne fut jamais
    respirée, ciel encore, un pas dans un pas, sur le
    chemin et c’est dans une autre histoire, dit-elle. Et à
    l’envers, encore il n’y a plus que la chute des miettes
    d’or, de sable, de pain, d’air, – l’endroit reste pur,
    sans lieux, sans fautes, inexploré ?




    Jacques Estager, Je ne suis plus l’absente, Éditions Lanskine, 2010, pp. 13-14.





    Estager






    JACQUES ESTAGER


    Estager (1)
    © Jacques Estager
    Source :
    Les Carnets d’Eucharis
    de Nathalie Riera




    ■ Jacques Estager
    sur Terres de femmes

    Douceur (lecture de Muriel Stuckel)
    [il y a des ombres…] (poème extrait de Deux silhouettes, Cité des Fleurs)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Poezibao)
    Je ne suis plus l’absente, de Jacques Estager (par Chantal Dupuy-Dunier)
    → (sur Un nécessaire malentendu)
    une note de Claude Chambard sur Je ne suis plus l’absente





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