Terres de Femmes

Mois : février 2010


  • Fabienne Courtade | [sans titre]



    Pasneige4

    Ph. angèlepaoli





    Je reviens sur mes pas


    Aussi fragile que dormir sur morceaux de verre
    matelas de clous    Dormir dans massif

    Avec marques d’herbes
    empreintes
    sur les joues

    La nuit tombée

    Je me réveille en pleine nuit

    Il n’y a plus aucune fleur
    Les murs sont devant
    Quelqu’un chuchote :

    l’hiver tombé
    l’été passé

    Je jette tout dans un couloir

    De cet endroit – bout du monde

    J’enlève drap après drap
    Je ramasse de la terre

    humide comme dans les rêves








    Les paupières sont collées


    J’avance avec les yeux fermés




    la lumière étincelle

    Des heures après
    Le fil
    Se détache

    De moi
    la cire se défait

    en miettes

    lorsque je m’éveille


    Les cils collés
    Que l’on rince

    Le monde tremble sans bruit








    Une porte claque :
    Je garde les yeux fermés

    Je ne dois rien vous dire – des choses passantes
    Et rapides
    Et ce que je dis est d’une extrême légèreté








    Au matin
    Je frôle ses paupières


    Maintenant j’appuie sur sa bouche

    Des phrases passent
    Et son corps

    C’est moi qui fournis les éblouissements


    J’ai exactement le corps
    Entre les mains



    Avec les orties

    Le visage est de travers
    Et la lumière
    N’éclaire plus


    Mais les mains fuient
    Je les rattrape
    Je fais un geste immédiat    Je les pose sur la tête
    Toujours

    Pour m’élever

    Avec les orties
    Partout dans les terres




    Fabienne Courtade
    D.R. Textes inédits (février 2010) Fabienne Courtade
    pour Terres de femmes





    FABIENNE COURTADE



    ■ Fabienne Courtade
    sur Terres de femmes

    suffoquer prendre cette douleur (extrait de Table des bouchers)
    Table des bouchers, poésie (lecture d’AP)
    suffoquer prendre cette douleur (extrait de Table des bouchers)
    [le fleuve s’entend au loin] (extrait de Corps tranquille étendu)
    19 août 2004 | Fabienne Courtade, le cœur bat très vite



    ■ Fabienne Courtade
    sur Terres de femmes

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Fabienne Courtade



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  • Chloé Delaume | J’écris pour que tu meures

    Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre,
    Le Seuil, Collection Fiction & Cie, 2009.




    J’ÉCRIS POUR QUE TU MEURES




    Par le biais du kal-idoscope des morts
    Ph., G.AdC





        « J’écris pour que tu meures ». Cette petite phrase au scalpel définit intimement le projet d’écriture de Chloé Delaume. Dès le premier carnet ― il y en a deux ― de Dans ma maison sous terre, Chloé Delaume pose la question première qui préside à l’élaboration de son autofiction. « L’écriture ou la vie », s’interroge Chloé Delaume. L’écriture ou la mort, lit la lectrice que je suis. L’écriture et la mort. Une écriture du cran qui dit l’horreur de l’enfance et la haine de la famille ― vomie avec fureur ―, cran d’arrêt qui bistourise la chair, stylo trempé dans le sang coagulé du crime et les lymphes des cadavres. Chair meurtrie à jamais de la jeune romancière, privée d’identité, absente à elle-même, mortellement endeuillée par la double mort contigüe de la mère puis du père, chair qui cherche à comprendre la vie, sa vie, par le biais du kaléidoscope des morts que la romancière fréquente, passe en revue et interroge. Pierres tombales, quotidiennement décryptées, dans les cimetières, anciens vivants, dont l’histoire reste à inventer. « Écouter les morts se confier » afin d’« apprendre d’eux comment expirer ». Au-delà, tenter d’exorciser la mort de la mère, tête séparée du corps par la violence de son époux, cervelle et sang reçus un jour, en offrande sacrificielle, par le corps de l’enfant de dix ans. Haine de la grand-mère honnie qui révèle à l’enfant le secret de sa non-existence, en lui lançant à la figure « la bonne nouvelle » : « Sylvain n’est pas ton père = une bonne nouvelle qui va te faire plaisir ». Sylvain n’est pas Sylvain ni même Sacha. Mais Selim. Selim Abdallah. Terroriste, meurtrier de la mère.

        C’est à la grand-mère sadique ― de cette horrible tragédie, il ne reste qu’elle ― que s’adresse la petite phrase au scalpel, « j’écris pour que tu meures ». Et que meure avec elle l’histoire monstrueuse, tissée de mensonges, qui baigne l’existence de Nathalie Dalain. Il faut que Nathalie Dalain disparaisse afin que puisse advenir, peut-être, par l’écriture de ce récit, la romancière Chloé Delaume, « personnage d’affliction ».

        De cette histoire digne du plus noir des thrillers, la narratrice dit : « Je n’ai rien inventé ». « J’ai tout vu. Tout. Rien inventé », confie Chloé à Théophile, son compagnon d’errance mortuaire. Car c’est dans le dialogue avec Théophile ― quel écrivain se cache donc derrière Théophile ? ―, au cours des déambulations qui alimentent le questionnement incessant des deux amis, que se noue le projet d’écriture de Chloé (prénom emprunté à la Chloé de L’Écume des jours). Cela vaut-il vraiment la peine de consacrer son énergie à fouiller la boue de cadavres en décomposition pour en sortir un roman ? C’est vital, répond Chloé à son interlocuteur, lui-même endeuillé par ses propres renoncements. Il faudra donc aller jusqu’à la morgue. Rencontrer les thanatopracteurs.

        « L’écriture ou la vie » ? Telle est la question lancinante qui sous-tend Dans ma maison sous terre : « Je choisis l’écriture. Parce que je n’ai pas le choix, mais peut-on le comprendre, comprendre que j’ai besoin de mettre les mains dans la mort ? » Puis, deux lignes plus loin, l’inverse : « Je viens de choisir la vie. Parce que je suis trop faible, trop faible pour l’écriture. » Dilemme impossible à résoudre, pacte impossible à annuler. Puisque, pour Chloé Delaume, la langue qui alimente ce « vécu mis en fiction » est celle des « vrais battements de cœur ».

        Jeu de « variations avec les autres morts, avec les morts des autres », Dans ma maison sous terre est une construction polymorphe qui adopte différents modes d’écriture pour juguler la mort. Écrire, quelle que soit la forme que prend l’écriture, est l’unique moyen de résistance pour répondre à la quête obsédante de la libération.

        Défini par son auteure comme une « narration inoffensive », Dans ma maison sous terre est également un roman qui dérange. Met à mal. Anéantit. Un « roman Necronomicon ». De ce roman écrit avec des larmes de sang, les lectrices fragiles ― celles que les images cruelles de la mort épouvantent ― ne sortent pas indemnes. Pas davantage celles qui ne cesseraient de nouer avec leur mère un lien charnel indéfectible. Pour les autres, reste l’écriture. Cinématographique. Coupante. Sculptée au scalpel. Sur le fil du rasoir.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




        Pour information : cette note de lecture est la version intégrale d’une note précédemment parue dans la revue littéraire Europe (Jean-Luc Lagarce [86e année – n° 969-970], janvier-février 2010, pp. 347-348).





    DANS MA MAISON SOUS TERRE



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  • Françoise Clédat | Quoi de toi mort quand mort ?



    Inconnu
    Ph., G.AdC






    Quoi de toi mort
    quand mort ?

    Je n’ai pas l’imagination de ta
    vie de mort
    en mort

    Inconnu
    donne à l’inconnu
    la familiarité
    ne pas savoir
    délesté de vouloir savoir

    Je n’ai pas l’imagination
    de ta décomposition
    corps
    décomposé
    mais de l’occupation

    de ton corps
    mon corps
    occupé

    que dure cette occupation

    d’être mon corps
    de ton corps
    occupé

    Ce saut ― vertige ―

    De l’évidence corporelle de ton corps
    ― l’un l’autre évident corps paraître ―
    A l’expérience d’une survie sans probation ni corps

    Sur aucun quai se peut-il que j’apprivoise

    Atone acceptation ta finitude inacceptable
    ― Quelle confiance ou vertige ―

    Contre vertigineusement m’adressant




    Françoise Clédat, L’Adresse, Tarabuste Éditions, 2010, pp. 60-61.






    FRANÇOISE CLÉDAT


    Fran-oise Cl-dat



    ■ Françoise Clédat
    sur Terres de femmes

    L’Adresse de Françoise Clédat | Portrait d’Iseut en survivante (lecture de Marie Fabre)
    La nuit de l’ange (lecture d’AP sur L’Ange Hypnovel)
    L’Ange Hypnovel (extrait)
    A ore, Oradour (lecture d’Isabelle Lévesque)
    EtnaXios, autour de l’oiseau-fauve-vautour de Françoise Clédat (lecture d’AP)
    (où le chant sans l’organe) (extrait de EtnaXios + notice bio-bibliographique)
    Gemelle [extrait d’Ils s’avancèrent vers les villes]
    Ils s’avancèrent vers les villes (lecture d’AP)
    Mi(ni)stère des suffocations (lecture d’AP)
    [Se calmer. Reprendre souffle] (extrait de Mi(ni)stère des suffocations)
    [Disparition] (extrait de Petits déportements du moi)
    Rivière et Alaskas (lecture d’AP)
    Une baie au loin (Turnermonpère) [lecture d’AP]
    (maintenant je git) [extrait d’Une baie au loin (Turnermonpère) ]
    Du jour à personne
    → (dans l’anthologie Terres de femmes)
    Je vis une histoire d’amour
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Françoise Clédat (+ un extrait de EtnaXios)



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  • Corse_3
    Angèle Paoli | Chtoniennes (lamentu)




    Aristoloche des talus
    Ph. angelepaoli






    CHTONIENNES (LAMENTU)




    Crépitement du feu en firmament d’étoiles
    ni blasphème ni plainte
    ton ongle brisé au miroir de l’enfance
    craquement des os pris     affleurement des eaux
    ta mémoire infaillible    inlassable    des jours
    de descente en bordure    de mer


    tu marches


    effluves de printemps dans les herbes mouillées


    \ aristoloche des talus
    qui t’a donné ce nom d’aristocrate tenace
    sûre de ton élan sur ta hampe dressée
    et mouette criarde en tourbillon des flots \


    tu surveilles
    veilles à tes pas



    inconsolable de la durée des ciels
    en nuages d’ébène    fondus de gris    à l’écal du rivage
    et ton rire perlé de cils
    et tes larmes d’enfant
    accrochées aux épines     cactées plantées drues et rudes
    au revers des roches sombres     chtoniennes     des failles en
    abrupt


    il suffirait
    il suffirait d’un pas
    pour que tu glisses
          là
          en-bas
          passera
          passera pas
          un pas de plus

          un pas de trop



          et voilà que tu passes    de vie à trépas
          dans la nuit qui brasse
                                                     sans foi ni émoi
          tes monstres insoumis


          bras tendus qui t’accueillent en Charybde et Scylla
          ancillaires moissons de trouble déraison.





    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli
    _____________________________
    Note : ce poème a été publié dans l’ouvrage collectif Calendrier de la poésie francophone 2011, Alhambra Publishing (Belgium), 2010, 10.6. Choix de Shafiq Naz.






    Cact-es plant-es drues
    Ph. angelepaoli

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  • Carole Darricarrère | Ulysse (Joyce remixed)



    ULYSSE (JOYCE REMIXED)



    Bloom ballon ballant de la tête, ostensoir de ces choses minuscules, gerbes dérivations, feux brefs, abstractions spectrales, ses galaxies, rangées de ruches reine de lui-même, pensionnaire ébahi du monde déballant ses sonnets, fièvres, poches pleines, de Poucets, cailloux, cadavres, savons, de rognons, d’engeances, avatars, permanentes malles à colombes, mouchoirs, lapins, ruses, seins, soucis, ballon vague s’évadant sur le dos de quelque longue vague ravie, pauvre proie d’un rêve que rien n’assouvit.





    1 - pauvre proie d-un r-ve
    Ph., G.AdC






    Triple lecture de « l’inéluctable modalité du visible », digeste assimilation spéculative d’une représentation roide, amidon de mes abîmes, soupe de cela, théâtre intime de malfaçons sonnantes, moins vraies que nature, chacun son midi, pas de porte, son inviolable altérité territoriale, réel fantôme de lui-même par affabulations successives, maître du vivant plus fervent que la simple assertion qui tapisse avoisinant les corps. Ce bleu que je sécrète à compte d’auteur sera toujours plus bleu que celui-ci qui s’expose contournable en vérité, ce bleu de messe que je ressuscite, ma note mellifère contre un bleu patriote siliconé à la pensée unique, calqué, pixelisé, botoxé, speedé, clôné, ma saveur contre la sienne, sillage ensablé dans la quantité du monde, tout ce qui parfume en douce mes allées contre les vôtres, une ride, un brin de poésie.


    Ma musique contre les installations sonores, prêt-à-performer mondial, échafaudages secs étalonnant tout ce qu’ils touchent : le réel, ment, nouvel opium, ma réalité détrône la tienne. Ma mienne musique. Mon remix. Mes longues déclamations sensorielles décernées à l’ange derrière le masque. Sampling de mon petit oiseau siffloteur à l’abri dans ta cage. Je relis la phrase à l’envers, et je l’éternue. Molly aime. Mes stridulations solitaires, un Picasso plus réel que le réel lui-même. Dali ne condense pas la réalité. Ma claire vision. Une lecture dans les plis. Un visage peut en cacher un autre. Lumière aurorale entre les baleines de ton corset. Ce qui luit dessous le tain. Image inversée à un cri du couteau carnivore.


    Je fends le monde sur l’aile d’un oiseau voisin et le lointain me sera proche. Discernante musique, élue des sphères, et qui ne fait plus de phrases. Ma main désormais obsolète. Deux petits maçons de concert, parfois non, se repliant deux l’un contre l’autre, ailes chastes, détestant désormais les œuvres, pardonnées, bonnes dès que réunies. L’invisible règne alors sur la chair, les marées loin rougissent en quête des terres, les voiles claquent dès qu’un coin se rebiffe. Le temps est ce qui jaunit. Petit dieu aux mains percées, écume aux lèvres, tout son corps tient sur le cul de ses pieds, tandis que sur le toit du monde, ses yeux vapeur écoutent ce qui se départ. Sa vie en titre, n’est qu’un de ces extraits. La flamme consume ce que le ver ne rongera pas.





    2 - H-ros tout de m-me
    Ph., G.AdC






    Vincent a trouvé refuge dans la contemplation orphique des fleurs. La nuit dans mon jardin, les cornes de brume de ces animaux vagues tracent sur la mer brune d’indigents sillons, et voguent à qui vaque. Ils ont rasé deux plants jumeaux de tournesol, ivres bus de l’ordre de ce jaune poulain caracolant sur une monture de nuit. Leurs petites lèvres baisant les armures, fruits saignés, mollusques ceignant la fierté de nos jardins, avec quelle inusable lenteur la lune montre du doigt le bouclier d’airain. Les dents de la nuit. L’éclat pâle de ce ruissellement obscur. Ainsi apprit-il à écrire en lisant alentour, ce dont le tableau fit bon usage. Le bourdon organique par-dessus toute antienne, sa loi. Une lecture se doit d’être au moins ce corps-à-corps.


    Très tôt R. se mit à fuir les poètes, détestant la poésie vénérer le Poème. K. contemporain de la légende entre vivant dans la doublure. Molly aimerait. Héros tout de même s’en souvenir pourquoi pas ? Le doigt du maître n’est jamais très loin de la lune.



    Carole Darricarrère
    D.R. Texte inédit de Carole Darricarrère, remix février 2010
    pour Terres de femmes





    CAROLE DARRICARRÈRE

    CAROLE DARRICARRERE



    ■ Carole Darricarrère
    sur Terres de femmes


    Les doubles jeux du (Je) (note de lecture sur le recueil Le (Je) de Léna)
    Élévation du feu
    Face à face avec mes mains
    Imagine qu’un matin… (notice bio-bibliographique)
    Je coupais souvent à travers champs
    Nous vécûmes
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait de Carole Darricarrère (+ un extrait du recueil Demain l’apparence occultera l’apparition)


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Poezibao)
    Les éditions Isabelle Sauvage, par Olivier Goujat



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  • 24 février 1815 |
    Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo


    Éphéméride culturelle à rebours




    PORTRAIT D EDMOND DANTES
    Image, G.AdC





    I

    MARSEILLE ― L’ARRIVÉE



          Le 24 février 1815, la vigie de Notre-Dame de la Garde signala le trois-mâts le Pharaon, venant de Smyrne, Trieste et Naples.
         Comme d’habitude, un pilote côtier partit aussitôt du port, rasa le château d’If, et alla aborder le navire entre le cap de Morgiou et l’île de Rion.
         Aussitôt, comme d’habitude encore, la plate-forme du fort Saint-Jean s’était couverte de curieux ; car c’est toujours une grande affaire à Marseille que l’arrivée d’un bâtiment, surtout quand ce bâtiment, comme le Pharaon, a été construit, gréé, arrimé sur les chantiers de la vieille Phocée, et appartient à un armateur de la ville.
         Cependant ce bâtiment s’avançait ; il avait heureusement franchi le détroit que quelque secousse volcanique a creusé entre l’île de Calasareigne et l’île de Jaros ; il avait doublé Pomègue, et il s’avançait sous ses trois huniers, son grand foc et sa brigantine, mais si lentement et d’une allure si triste, que les curieux, avec cet instinct qui pressent un malheur, se demandaient quel accident pouvait être arrivé à bord. Néanmoins les experts en navigation reconnaissaient que si un accident était arrivé, ce ne pouvait être au bâtiment lui-même ; car il s’avançait dans toutes les conditions d’un navire parfaitement gouverné : son ancre était en mouillage, ses haubans de beaupré décrochés ; et près du pilote, qui s’apprêtait à diriger le Pharaon par l’étroite entrée du port de Marseille, était un jeune homme au geste rapide et à l’œil actif, qui surveillait chaque mouvement du navire et répétait chaque ordre du pilote. La vague inquiétude qui planait sur la foule avait particulièrement atteint un des spectateurs de l’esplanade de Saint-Jean, de sorte qu’il ne put attendre l’entrée du bâtiment dans le port ; il sauta dans une petite barque et ordonna de ramer au-devant du Pharaon qu’il atteignit en face de l’anse de la Réserve.
         En voyant venir cet homme, le jeune marin quitta son poste à côté du pilote, et vint, le chapeau à la main, s’appuyer à la muraille du bâtiment. C’était un jeune homme de dix-huit à vingt ans, grand, svelte, avec de beaux yeux noirs et des cheveux d’ébène ; il y avait dans toute sa personne cet air calme et de résolution particulier aux hommes habitués depuis leur enfance à lutter avec le danger.
         « Ah ! c’est vous, Dantès ! cria l’homme à la barque ; qu’est-il donc arrivé, et pourquoi cet air de tristesse répandu sur tout votre bord ?
         ― Un grand malheur, monsieur Morrel ! répondit le jeune homme, un grand malheur, pour moi surtout : à la hauteur de Civita-Vecchia, nous avons perdu ce brave capitaine Leclère.
         ― Et le chargement ? demanda vivement l’armateur.
         ― Il est arrivé à bon port, monsieur Morrel, et je crois que vous serez content sous ce rapport ; mais ce pauvre capitaine Leclère…
         ― Que lui est-il donc arrivé ? demanda l’armateur d’un air visiblement soulagé ; que lui est-il donc arrivé, à ce brave capitaine ?
         ― Il est mort.
         ― Tombé à la mer ?
         ― Non, monsieur ; mort d’une fièvre cérébrale, au milieu d’horribles souffrances. »
         Puis, se retournant vers ses hommes :
         « Holà hé ! dit-il, chacun à son poste pour le mouillage ! »
         L’équipage obéit. Au même instant, les huit ou dix matelots qui le composaient s’élancèrent les uns sur les écoutes, les autres sur les bras, les autres aux drisses, les autres aux hale-bas des focs, enfin les autres aux cargues des voiles.


    Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, Pocket Classiques, tome 1, 1998, pp. 25-26.



    NOTE d’AP : Le Comte de Monte-Cristo a été publié à Paris en feuilleton dans le Journal des débats du 28 août au 18 octobre 1844, et en volume chez Pétion et Baudry de 1844 à 1846.



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  • Ariane Dreyfus | SAMI



    Dans la for-t
    Ph., G.AdC





    SAMI


    Debout parce que les arbres sont serrés dans la forêt
    La peur est à qui   si on arrive à la toucher ?

    L’OGRE ET SON CHAGRIN

    Son chagrin était noir, noir comme la méchanceté
    Des gestes brusques, un fond dur comme du fer.
    Son chemin n’aimait pas les yeux rouges,
    Son malheur faisait mal.
    L’ogre regardait son visage dans les vitres,
    Son chagrin était rempli de
    Sentiments
    Encore le nord du chemin
    Imaginez au fond
    Sa propre ruse pour
    Les enfants du froid
    La tristesse se relevait
    Dans ses songes
    Les rêves se penchaient


    Tes lèvres ont les côtés qui saignent
    L’hiver est trop long ? [*]
    Tu t’étais cogné pour partir ?

    L’écriture dit

    Je veux
    Qu’on m’invente
    Je veux être
    Dans une page


    Parfois je vois les danseurs revenir d’une coulée
    Leurs gestes sont proches avec le sommeil debout
    Quelqu’un qui te secouerait au même endroit
    Sentirait que la force ne peut pas tout tenir

    Comme s’il y avait une petite étoile noire, en bas

    Ils courent vers un point pour se resserrer
    Pour remplacer avec leurs corps réels
    L’amour et il avance
    Les lancements de bras, lentement les cous
    Font danser les visages un peu seuls

    Cherche, cherche

    La couleur des gestes         n’existe pas

    Direction les gestes pliés         ils sont croisés, serrés

    Puis la marche         essaye de retrouver         de nouveaux

    Gestes froissés         tombés dans le sentier des mots

    Le vide temps long         taille grande

    L’espoir de lever         ses gestes perdus

    Lancer lentement         les distances

    Le vent des choses de lumière

    Notre nuit en dormant élément         bouge


    Les lancements de bras, lentement les cous
    Font danser les visages un peu seuls
    Leur tiédeur

    C’est une caresse avec la musique serait de l’eau
    Devant moi ils s’essuient la figure, leur absence qui reste
    Ce spectacle est trop humain.

    Celui qui est une personne du samedi mais pas une personne du dimanche
    Celui qui bouge très bas, près des ombres terrifiantes, rapides, appliquées
    Celui qui se croit grand et ses dons sont tout petits
    Celui qui souffre devant la lumière du passé et évite d’aimer
    Celui qui court dans l’herbe vert brillant et exige la chasse froide
    Celui qui danse tout seul et se délivre de l’histoire, tout surpris


    Peut-être qu’un mot sur deux tu l’as pris dehors

    Des formes s’éclairent de la sagesse des métamorphoses

    Un jour tu taches le sol de la classe avec de l’encre
    Tu as fait tomber de l’encre et rien ne t’en fait souvenir

    Seul personne ne le sait

    Un accordéon violemment incohérent


    Plus on est maladroit plus on a besoin d’oublier
    Essayer de tourner n’importe comment
    Autour de l’ogre et d’attraper son cœur
    Parce que lui se tait et pas toi

    Les poèmes sont de belles taches compliquées
    Qui vont chercher l’indulgence des inconnus
    On ne le sait pas peut-être que nous dansons
    À chaque fois que leurs yeux vont vers nous

    Je ne vais pas m’arrêter j’aime faire
    Même quand je serai morte sous les plantes
    C’est moi qui ai saigné entre mes jambes
    Ai connu ce qu’il fallait connaître

    Le printemps passe au fil des jours
    Des battements
    Inconnu veut-il le désir de danser
    Avec une puissance de femme
    Une victime qui hait le silence
    Ne passe ni la musique ni
    La danse, car le corps
    Se bouge d’un reflet, le garçon
    Piétine sur les fleurs du printemps
    Il danse pour le futur, la femme
    L’homme sont furieux, se rapprochent
    Et se mettent à danser collés l’un à l’autre
    Danser avec un art, des articulations
    Comme une immense joie à travers le ciel
    Ils s’apprécient puis ils s’approchent
    Se suivent des yeux ne relâchent pas il suffit
    D’une relation du regard


    Tu n’as plus tout à fait confiance d’être un enfant

    Alors tu hausses simplement les épaules
    Tu préfères cela à montrer ta figure et voilà

    Laissant tomber les larmes et leurs reniflements

    Mon organisme puissant et l’orage qui décide

    Laissant tomber les larmes et leurs reniflements

    À force d’avancer d’ailleurs c’est quoi le noir
    Tu arrives dans la zone de l’interminable beauté
    À chaque fois la poésie écarte une mâchoire
    Elle est touchable

    Les fontaines joyeuses
    J’aime ces bouches
    Qui répondent à ma place

    La nuit je suis par terre
    Regarde les étoiles qui envahissent
    Les nuages

    Mes bras, mes mains
    Se rejettent et se croisent
    Dans mon cœur

    Le bruit brutal
    Va dedans dehors

    Mes idées
    Sont particulières
    La nuit obscure
    Je te dis adieu



    [*] Version définitive (op. cit. infra, p. 161) :
    Le sang au bord de tes lèvres
    Quand l’hiver est trop fort




    Ariane Dreyfus
    extrait de « Petits compagnons »
    La Terre voudrait recommencer
    (texte définitif paru chez Poésie/Flammarion le 19 mai 2010)




    Note : les passages en italiques ont été écrits par Sami, élève de 6° puis de 5°, lors d’ateliers d’écriture menés au Collège Pierre Sémard de Bobigny.





    ARIANE DREYFUS


    Ariane Dreyfus
    Image, G.AdC




    ■ Ariane Dreyfus
    sur Terres de femmes

    Anatomie (extrait de Moi aussi)
    Le Dernier Livre des enfants (lecture d’AP)
    [J’écris parce que je vais disparaître] (extrait du Dernier Livre des enfants)
    Épilogue (poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    La Lampe allumée si souvent dans l’ombre (note de lecture de Matthieu Gosztola)(+ L’Amour 1 dans sa graphie originelle)
    Nous nous attendons (note de lecture de Tristan Hordé)
    « C’est tout mouillé » (poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    « Je suis en train d’oublier son visage » (autre poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    Un recoin dans un coin (poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    Comment habiter l’inhabitable (note de lecture sur le recueil L’Inhabitable)
    La nuit commence (poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    le Portrait d’Ariane Dreyfus (+ un autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la Maison des écrivains et de la littérature)
    une fiche bio-bibliographique sur Ariane Dreyfus



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    (Printemps des poètes 2010 « Couleur femme »)

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  • Hamlet ou l’impossible choix

    Le billet de Nestor

    Le billet hebdomadaire de Nestor (18)




    Ph., G.AdC





    HAMLET OU L’IMPOSSIBLE CHOIX

    (avec, selon, à la mémoire de et en hommage à Jan KOTT )



         Hamlet ne joue pas, ne sait pas jouer. L’acteur, lui, s’adapte à toutes situations, les dompte et domine, en ceci précisément qu’il ne s’identifie à aucune, assumant sans coup férir les rôles, quels qu’ils soient, parce qu’au sens fort du terme il « n’est pas », il fait semblant, rien de plus, il est par essence « au-dessus », celui qui tout survole, qui non seulement joue, mais GAGNE.
         Dans ce grand scénario qu’est littéralement « Hamlet », avec ses déchirures et son inachevé, incombe à chacun des protagonistes une tâche qu’il lui est impossible de refuser d’accomplir, car imposée de l’extérieur. C’est dans ce cadre tout à fait indépendant d’eux et qui les antécède que les héros agissent, cadre lequel définit une situation qui régit, du moins en surface, leurs relations, leur imposant de manière tantôt rigide, tantôt oblique, jusqu’aux paroles proférées et aux gestes accomplis…
         Le seul personnage que la situation ne définit peut-être pas complètement, c’est justement Hamlet. Son caractère ambigu vient très exactement de cette impossibilité d’accepter pour lui autre chose que le rôle qui lui est dévolu, mais auquel il est par ailleurs extérieur et qu’il dépasse, son acceptation étant constamment contrebalancée par la révolte contre les contraintes qui lui sont dictées et dont il ne veut pas, alors qu’elles lui sont consubstantielles et le définissent. Ce n’est que dans la sphère de l’acte que Hamlet arrive à s’accepter, ce n’est que dans ce qu’il lui faut « faire » (et non pas dans ce qu’il « pense ») qu’il croit du moins pouvoir s’engager. Jusqu’au bout du bout, Hamlet défend bec et ongles ce qu’on peut appeler sa « marge », l’insoutenable tension tout comme son échec final n’étant que l’expression de son absolu refus d’admettre que les raisons puissent être à sens unique…
         Pour faire pièce au Réel, pouvoir guérir de ses morsures ou, à tout le moins, atténuer leurs effets, se donnant ainsi une chance d’affronter ce qui en lui irrémédiablement altère et corrompt, il n’y a que deux potions qui s’offrent à nous, humains, l’irréalité et la non-adhérence.
         L’irréel, c’est tout autre chose que le faux – où l’écart par rapport à la réalité est en quelque sorte involontaire -, ou alors le mensonger, qui en est le pendant délibéré. Dans l’un de ses contes, Borges, évoquant le sort des protagonistes, parle de ces « choses qui auraient pu être autres », variantes possibles et interchangeables de ce grand scénario qu’est le Réel, apaisant et subvertissant ce qu’il peut y avoir en lui de terriblement univoque…
         La non-adhérence est très exactement une attitude d’« acteur » où, tout en assumant pleinement les rôles qu’on nous impose ou que nous sommes amenés à nous choisir, nous ne nous y identifions que dans les actions qu’ils impliquent et leurs conséquences, apparentes ou non, tout en les dépassant, en « faisant semblant » pour que l’illusion soit parfaite sans qu’elle nous enferme ou contraigne jusqu’au bout, tant nous nous éprouvons, parfois jusqu’à l’extase ou la lie, « autres » que le masque que chaque rôle nous fait porter…
         La folie d’Hamlet – dont il n’est pas aisé de savoir s’il convient ou non de l’affubler de guillemets, tant elle est à la fois maladie, fuite, ruse et arme – c’est, encore une fois, l’impossibilité de faire pleinement appel à cette pharmacopée peut-être nécessaire, mais quelque part aussi maligne et vénéneuse que la pointe empoisonnée de l’épée qui finit par l’affranchir de toute quête à venir…
         L’on a toujours le choix – et le nôtre est autre –, mais nous nous savons pourtant comme lui inguérissables, ontologiquement et irrémédiablement inguérissables…


    André Rougier
    D.R. Texte André Rougier

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  • Françoise Donadieu | L’âme des femmes




    Poup-es poup-es Porcelaine bris-e
    Ph., G.AdC







    L’ÂME DES FEMMES


    4


    Femmes mortes nées de femmes mortes
    Nos mères peut-être ou bien alors avant
    Vous qui ne leviez jamais le regard
    Et qui teniez sur vos genoux vos mains croisées
    Vos pieds sagement posés l’un à côté de l’autre

    Femmes de la misère sur un chemin de nuit à Sumatra
    La tête droite sous le ballot de linge
    Ou bien dans un métro
    Des journaux sur le bras
    Vos bras surtout vos bras si maigres
    Et le visage couleur de terre grise qui ne produira pas

    Femmes phalènes sans lumière
    En valse écervelée au sourire de l’homme
    Poupées poupées
    Porcelaine brisée
    Ou chiffons déchirés
    À votre gré violées vidées soumises

    Femmes de la guerre
    Des longs deuils de la guerre
    Vos cris dans le désert
    Vos yeux surtout vos yeux si noirs
    Vous savez bien qu’ailleurs dans nos contrées
    On peut comme les chats se tenir aux aguets de la splendeur du monde…



    Françoise Donadieu
    D.R. Texte inédit de Françoise Donadieu
    (extrait de L’âme des femmes)
    pour Terres de femmes





    FRANÇOISE DONADIEU


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Scriptorium de Marseille)
    un autre poème de Françoise Donadieu (« Porto »)



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  • Sylvie-E. Saliceti | Le batelier



    Batelier
    D.R. Ph.
    Source







    LE BATELIER


    À Dagpo Rimpotché


    « Qui atteint l’autre
    rive *,
    Du côté de l’aurore ?
    Coulant vers le soleil
    par-delà les
    remparts ?
    Courant vers les
    enfants, qui pleure
    avec la pluie ?
    Pour guider l’Océan et pourfendre la nuit ?

    Qui atteint l’autre bord ?
    Où sont les rives d’or ? »

    Le poète, batelier… le poète lui répondit Milarepa.




    Sylvie-E. Saliceti, Lettres tibétaines, Essai poétique, Éditions Flammes Vives, 2010, page 64.



    __________________________________________
    * Pâramitâ : « ce qui atteint l’autre rive »





    LETTRES TIBETAINES






    SYLVIE-E. SALICETI





    ■ Sylvie-E. Saliceti
    sur Terres de femmes

    [Ces fresques sur les murs] (extrait de Couteau de lumière)
    Couteau de lumière (lecture d’AP)
    La danse de Sakuntala
    [Dans la mer et le corps](poème extrait de La Voix de l’eau)
    Je compte les écorces de mes mots (lecture de Sabine Huynh)
    Les pierres sauvages
    Pépé l’Anguille de Sebastianu Dalzeto (café littéraire à Aix-en-Provence)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    La grenade



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