Terres de Femmes

Mois : avril 2009

  • 9 avril 1948/Naissance de Bernard-Marie Koltès

    Éphéméride culturelle à rebours




         Le 9 avril 1948 naît à Metz Bernard-Marie Koltès.






         Bernard-Marie Koltès
         Image, G.AdC






         Étoile filante de la dramaturgie française, Koltès, décédé le 15 avril 1989 des suites du sida, a la révélation du théâtre en voyant Maria Casarès interpréter le rôle de Médée. La Médée de Sénèque, donnée au Festival d’Avignon en 1967. Dix ans plus tard, au cours de l’été 1977, le public du Festival d’Avignon découvre Bernard-Marie Koltès avec La Nuit juste avant les forêts.
         C’est avec ce long monologue d’un « lyrisme sobre », qui ne s’arrête qu’avec le point final, que Koltès signe véritablement son entrée sur la scène française. D’autres textes suivront, de la même densité. Combat de nègre et de chiens (1983), Quai Ouest (1985), Dans la solitude des champs de coton (1986), mis en scène par Patrice Chéreau, Le Retour au désert (1988). Roberto Zucco, pièce créée après sa mort.





    EXTRAIT DE LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS


         « […] tu te promènes n’importe où, un soir, par hasard, tu vois une fille penchée juste au-dessus de l’eau, tu t’approches par hasard, elle se retourne, te dit : moi mon nom c’est mama, ne me dis pas le tien, tu ne lui dis pas ton nom, tu lui dis : où on va ? elle te dit : où tu voudrais aller ? on reste ici, non ?, alors tu restes ici, jusqu’au petit matin qu’elle s’en aille, toute la nuit je demande : qui tu es ? où tu habites ? qu’est-ce que tu fais ? où tu travailles ? quand est-ce qu’on se revoit ? elle dit, penchée sur la rivière : je ne la quitte jamais, je vais d’une berge à l’autre, d’une passerelle à une autre, je remonte le canal et reviens à la rivière, je regarde les péniches, je regarde les écluses, je cherche le fond de l’eau, je m’assieds au bord de l’eau ou je me penche au-dessus, moi, je ne peux parler que sur les ponts ou les berges, et je ne peux aimer que là, ailleurs je suis comme morte, tout le jour je m’ennuie, et chaque soir, je reviens près de l’eau, et on ne se quitte plus jusqu’à ce qu’il fasse jour-, alors elle s’est barrée et je l’ai laissée se barrer, sans bouger (le matin, sur les ponts, c’est plein de monde et de flics), jusqu’à midi je suis resté au milieu du pont, ce n’est pas son vrai nom et je ne lui ai pas dit le mien, personne ne saura jamais qui a aimé qui, une nuit, couchés sur le rebord du pont (à midi, c’et plein de bruits et de flics, on ne peut pas rester, sans bouger, en plein milieu d’un pont), alors dans la journée, j’ai écrit sur les murs : mama je t’aime mama je t’aime, sur tous les murs, pour qu’elle ne puisse pas ne pas l’avoir lu, je serai sur le pont, mama, toute la nuit, le pont de l’autre nuit, tout le jour, j’ai couru comme un fou : mama, mama, mama, et la nuit j’ai attendu en plein milieu du pont, et dès qu’il a fait jour j’ai recommencé les murs, tous les murs, pour que ce ne soit pas possible qu’elle ne tombe pas dessus : reviens sur le pont, reviens une seule fois, reviens une minute pour que je te voie, mama, mama, mama, mama, mama, mama, mais merde comme un con j’ai attendu une nuit, deux nuits, trois nuits et plus, j’ai fouillé tous les ponts, j’ai couru de l’un à l’autre, plusieurs fois chaque nuit, il y a trente et un ponts, sans compter les canaux, et le jour j’écrivais, les murs étaient couverts, elle ne pouvait pas ne pas m’avoir lu, mais merde, elle n’est pas venue, elle ne viendrait plus, mais j’ai continué à écrire sur les murs, et j’ai continué à fouiller tous les ponts, il y a trente et uns ponts, sans compter les canaux, et je ne l’ai plus retrouvée, penchée au-dessus de l’eau…


    Bernard-Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts, Les Éditions de Minuit, 1988, pp. 34-35-36-37.





    ■ Bernard-Marie Koltès
    sur Terres de femmes


    22 février 1983/Réouverture à Nanterre du Théâtre des Amandiers (Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès)


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    5 avril 1967/Maria Casarès dans Medea
    → (sur remue.net)
    un dossier Bernard-Marie Koltès



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  • 8 avril 2009 | Mort d’Henri Meschonnic



    BLANC COMME LA NUIT
    Ph, G.AdC







    BLANC COMME LA NUIT


    Blanc comme la nuit je ne dors pas
    noir comme le matin je me lève
    mes mains tremblent parce que je porte mon silence
    il faut que je dorme pour retrouver mes paroles
    je tiens bon pendant des temps pour te marier à mon bonjour.

    Parce que ton silence est une naissance
    ta gorge est serrée tu ne peux plus faire un mot
    les larmes filtrent la joie comme une essence
    tu commences tu veilles même quand tu dors.


    Henri Meschonnic, Dédicaces proverbes, poèmes, Éditions Gallimard, 1972, page 74.





    HENRI MESCHONNIC


    Henri_Meschonnic
    Ph. © Régine Blaig
    Source



    ■ Henri Meschonnic
    sur Terres de femmes

    Et la terre coule
    [chaque instant est un nouveau visage] (extrait d’Infiniment à venir)
    J’apprends une phrase qui n’a pas de fin
    nous ne savons pas si
    Un visage



    ■ Voir aussi ▼

    De la poésie osmotique d’Henri Meschonnic, article d’Angèle Paoli, publié en mai 2008 dans la revue faire part (document Word)
    → (sur Lumière des jours, le blog de Jacques Ancet)
    Critique du rythme







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  • La Pensée de midi, « L’Iran, derrière le miroir »

    Chroniques de femmes – EDITO

    Chronique de Angèle Paoli
    La Pensée de midi, n° 27, mars 2009






    La Pensée de Midi n° 27






    L’IRAN, DERRIÈRE LE MIROIR

         Coordonné par Christian Bromberger, professeur d’ethnologie à l’université de Provence, le numéro 27 de La Pensée de midi est consacré à l’Iran. Dans son introduction à ce vaste dossier ― L’Iran derrière le miroir ―, Christian Bromberger se propose de mettre l’accent sur les complexités cachées de cet immense pays. Et de bousculer les stéréotypes dans lesquels il est trop souvent enfermé. Ce dossier est complété par un cahier de photos. Des photos en noir et blanc, présentées par Abbas, de l’Agence Magnum.

         Tiraillé entre deux clichés opposés, aussi tenaces et réducteurs l’un que l’autre, l’Iran offre au monde actuel l’image d’un Janus bifrons caricatural. D’un côté clercs enturbannés et dirigeants radicaux provocateurs, décidés à jouer, sur l’échiquier international, la politique du refus. De l’autre, les intellectuels et artistes qui déjouent la censure et produisent des œuvres reconnues par les instances culturelles européennes.

         Selon Christian Bromberger, l’Iran ne peut se réduire à l’image que l’actuel président populiste Ahmadinejad veut imposer aux yeux du monde. Pas davantage à l’image dorée, exclusivement représentative d’une société très privilégiée, que certains s’appliquent à vouloir donner de ce pays. Pour tenter d’élargir les frontières entre ces extrêmes, Christian Bromberger dresse, par l’intermédiaire de ses auteurs ou de lui-même, une série de portraits d’une grande diversité, qui permettent une appréhension plus précise de la réalité complexe et polymorphe de l’Iran, divisé entre des modèles contradictoires, défense identitaire d’une part ― marquée par un attachement viscéral aux valeurs traditionnelles ― et tentations de la modernité de l’autre.

         De chapitre en chapitre se dessine le kaléidoscope mouvant où se croisent banquier pour pauvres de la capitale et chauffeurs de taxis, femmes impliquées dans la vie des quartiers ― comme cette couturière d’un nouveau style qui se bat contre la « masculinisation des rues » ou comme cette bibliothécaire acharnée à la défense des droits des femmes ―, journaliste soumise aux « patrouilles de la Guidance islamique » et politicienne attentive à l’évolution de la révolution, cinéastes engagées et artistes, jeunes couples adeptes des sports les plus divers. Les nouveaux pahlavans* du quotidien côtoient les antihéros de l’histoire, opportunistes forgés au sein de la société pahlavienne qui s’adaptent aux situations nouvelles imposées par la Révolution islamique. Quant aux « grands personnages emblématiques de la nation » ― ayatollahs, archéologues et poètes ―, leurs philosophies sont multiples et leurs croyances, difficiles à cerner parce que soumises à des influences multiples, le sont davantage encore à cataloguer.

         Ainsi, à travers le prisme changeant des personnalités qui nous sont proposées, les « paradoxes persans » apparaissent-ils plus clairement au grand jour. Dans le même temps surgit une interrogation nouvelle : Téhéran est-elle aujourd’hui en voie de devenir la capitale du monde musulman ? « Singularité de l’Iran : religion et nation ne se distinguent pas, non plus que fondamentalisme et nationalisme ».


    * Les Pahlavan mythiques luttaient contre les forces du mal. L’un d’entre eux, le légendaire Rostam, sauva plusieurs fois l’Iran.



    I. GALERIE DE PORTRAITS


    a. « Brèves de taxis à Téhéran »


         Dans son papier « Brèves de taxis à Téhéran », Christian Bromberger rapporte un échantillonnage de conversations relevées au hasard de ses courses à travers la capitale. S’il est possible d’écouter les chauffeurs de taxis évoquer les contraintes de la bigamie ou les drames provoqués par les mariages entre un chiite et une sunnite (ou l’inverse), il est bien difficile d’établir un portrait ― robot du chauffeur de taxi téhéranais. Tel d’entre eux s’intéresse à l’Holocauste et aux théories négationnistes qui émaillent les discours des politiques et des religieux, tel autre au contraire ne se passionne que pour la poésie de Mowlana, de Khayyam ou de Châmlou. Tel autre encore se réfugie, après son travail, dans la lecture de textes politiques ou religieux ou dans celle de Wittgenstein.

         Du chauffeur kurde ― dont le rêve est de retourner vivre au village ― au chef d’entreprise ruiné par sa faillite ou au commerçant forcé de fermer sa boutique parce que les vêtements « disco » qu’il propose ne correspondent pas aux règles islamiques, les raisons d’exercer cette profession sont multiples. Et les visages du chauffeur de taxis téhéranais échappent à toute mainmise qui viserait à enfermer les hommes de cette profession dans une galerie de stéréotypes aisément identifiables.


    b. Shahla Sherkat et Massoume Ebtekar, deux « métaphores du présent »

         Venu à Téhéran au printemps 2008 pour y tourner un film pour Arte, Jean-François Colosimo, théologien et éditeur, brosse le portrait de deux iraniennes de renom, Shahla Sherkat et Massoume Ebtekar.

         Grandie dans une « famille traditionnelle qui fréquente les mosquées », Shahla Sherkat, journaliste d’État, est la fondatrice de l’hebdomadaire Zanân (« Femmes »), dont l’autorisation de publication a été suspendue en février 2008 ; Massoume Ebtekar ― brillante biologiste ―, « s’est imposée comme la porte-parole des étudiants lors de la prise d’otages de l’ambassade américaine en 1979 ». Issues toutes deux de la Révolution, héritières de l’imam Khomeiny, elles sont également impliquées dans la réforme. Pour l’une comme pour l’autre, le président Khatami ― « qui prônera la liberté d’expression au cœur de la République théocratique », incarne l’islam politique. Rebelles à la « fausse modernité, à la fausse émancipation, au faux féminisme », rebelles à la société libérale du chah, elles sont engagées l’une et l’autre dans le combat « pour la liberté, l’indépendance, la dignité ». « Leur féminisme ne s’oppose pas à la religion, il s’en réclame même au besoin, et n’en regrette que la possible instrumentalisation. » Toutes deux continuent de combattre ― au même titre que l’avocate Chirine Ebadi, prix Nobel de la Paix en 2003 ―, pour les droits de la femme et au-delà de s’interroger : « Qu’en est-il vraiment de l’économie, du progrès social, de la condition des femmes ? » Au-delà de ces questions récurrentes, demeure la question fondamentale : « Sommes-nous toujours dans l’inspiration de la Révolution islamique, des idéaux de l’imam Khomeiny ? »
         Véritables « métaphores du présent », Shahla Sherkat et Massoume Ebtekar sont représentatives de ce que Jean-François Colosimo nomme le « paradoxe persan. »


    c. « Coopérative des Femmes Bien-Pensantes Vertes »

         Chargée d’une étude dans les quartiers pauvres du sud de Téhéran, la sociologue et géographe Masserat Amir-Ebrahimi a rencontré l’une des figures les plus originales du 13 Abân, Farkhondeh Gohari, et l’a suivie dans l’évolution d’une entreprise singulière, initiée en 1997.

         Volontaire du Comité d’hygiène de la ville saine (CVS) du quartier sud de Téhéran (13 Abân), Mme Gohari anime depuis des années une petite bibliothèque en même temps qu’un « Conseil des femmes », lequel a été complété une dizaine d’années plus tard par une « Coopérative des Femmes Bien-Pensantes Vertes ». Constituées à partir d’initiatives personnelles, ces petites unités de travail, destinées à pallier les déficits socioculturels de la ville, sont devenues des outils indispensables pour venir efficacement en aide aux plus démunies.

         L’ambition de Mme Gohari : agrandir encore la coopérative, la moderniser, la transformer en un centre multifonctionnel. Afin que davantage de femmes encore puissent venir s’y former, se perfectionner, apprendre un métier. Pour réaliser son rêve, Farkhondeh Gohari a besoin de toutes les bonnes volontés du quartier. Pour la plupart, des femmes.


    d. Héros du quotidien

         Architecte et urbaniste, Mina Saïdi-Shahrouz dresse avec Parvine Ghassemi, étudiante en anthropologie urbaine, le portrait de deux figures emblématiques de l’Iran d’aujourd’hui.

         Rassoul R., fondateur d’une caisse d’épargne et de prêt pour les pauvres, et Fatemeh K., organisatrice d’un atelier de couture pour les femmes en difficulté, offrent, par leur savoir-faire et par leur sens de l’organisation, de nouveaux modèles de citoyenneté et de socialisation. C’est dans le quartier déshérité de Cyrus, quartier le plus ancien de Téhéran, qu’opèrent, chacun dans leur domaine, Rassoul et Fatemeh. Véritables protecteurs de Cyrus, fidèles, par leurs actions solidaires et novatrices, à l’éthique des anciens palhavans, Fatemeh et Rassoul ont contribué à améliorer les conditions de vie des habitants du centre historique de Téhéran, mis à mal par les problèmes liés à la présence d’ouvriers afghans. Attachés à faire fonctionner les réseaux de solidarité ou à pousser les femmes à participer aux réunions publiques, Rassoul et Fatemeh sont également attachés au respect de la tradition et de l’orthodoxie religieuse. Peu enclins à la transgression, ces « leaders charismatiques » de la nouvelle citoyenneté sont devenus de « véritables modèles d’action publique ».


    e. Sâdegh, l’opportuniste d’Ispahan

         Anthropologue de formation, Mohiaddin Vatani évoque la figure contradictoire de Sâdegh.

         Grandi dans la période intermédiaire qui sépare l’Iran de la monarchie Pahlavi de l’Iran de la révolution de 1979, Sâdegh est représentatif de sa génération. Véritable « caméléon », Sâdegh offre le visage de l’opportuniste. Un opportunisme modelé par les mouvements de l’histoire et de la culture de son pays. Violemment contestataire dès l’adolescence, le jeune homme s’oppose à l’autorité paternelle, entrave à sa liberté. Son comportement rebelle, conforme à celui de nombreux habitants de son quartier de Dardecht, s’inscrit dans le refus des pratiques inhérentes aux traditions religieuses et aux contraintes familiales imposées par son milieu. Sâdegh choisit la transgression, même si s’affranchir d’un mode de vie imposé par les siens a un coût (plus lourd et plus difficile à supporter pour les jeunes filles qui transgressent les traditions). Sâdegh quitte donc son quartier originel, choisit le métier d’enseignant plutôt que celui d’artisan, et épouse la jeune fille dont il s’est épris. Cependant, quelques années plus tard, l’enseignant doublé d’un homme d’affaires attaché à sa réussite sociale se détermine en faveur des choix imposés par la révolution de 1979. Sâdegh adopte la posture pieuse opposée à l’attitude moderniste pour laquelle il avait précédemment opté. Sâdegh affiche avec ostentation son adhésion au régime politique islamique. Et s’il affiche une croyance sincère à l’islam, nul ne peut nier qu’il y trouve aussi un intérêt socio-économique en rapport avec ses ambitions. La trajectoire de Sâdegh est celle de nombreux Iraniens, qui jouent avec dextérité des fluctuations entre valeurs traditionnelles et modèles emblématiques de la modernité.


    f. L’art documentaire selon Moretza Avini

         Maître de conférences à l’université d’Avignon, Agnès Devictor a publié au CNRS Politique du cinéma iranien : de l’ayatollah Khomeini au président Khatami. Une étude qui la pousse à s’intéresser à Shahid Morteza Avini, « l’une des grandes figures de la guerre Iran-Irak (1980-1988) ».

         Praticien et théoricien, Moretza Avini s’est engagé « dans la Révolution par le cinéma documentaire ». Convaincu que cette forme d’expression pouvait contribuer « à penser les transformations politiques de l’Iran », convaincu qu’elle peut ― davantage que le cinéma ― lui permettre d’embrasser plus largement le territoire iranien, convaincu également que la Révolution lui offre d’enregistrer différemment le monde et de modifier le regard que le spectateur porte sur lui, Moretza Avini s’emploie à « rester au plus près du réel ». Ce qui implique une patiente imprégnation de son équipe sur les lieux du tournage. Aller au devant des populations villageoises, se mettre à leur écoute, enregistrer les gestes et les paroles que la Révolution a permis de libérer, telles sont les consignes et les méthodes observées par le cinéaste. La caméra devient ainsi pour les villageois « un instrument de médiation avec le nouveau pouvoir ».

         Engagé pendant les huit années consécutives de la guerre Irak-Iran (1980-1988) dans le tournage de la « défense sacrée », Avini « se livre à la quête d’une vérité philosophique de la guerre à partir de son travail cinématographique ». Parallèlement, il invite le spectateur à une véritable démarche mystique et à un questionnement, au-delà des apparences, sur le sens profond de cet événement. Cette incessante interrogation sur le visible et l’invisible place Avini « dans la lignée de la philosophie chiite ». Cependant, si Avini, grand admirateur de John Ford et d’Alfred Hitchcock ― « le grand maître du cinéma mondial »―, réussit à « concilier le régime islamique avec la modernité politique et esthétique », il se refuse aussi à renoncer à toute pensée critique. Plaidant pour l’adoption des techniques occidentales, Avini est « accusé de pactiser avec l’ennemi ». Il incarne la figure de l’intellectuel « refusant d’arrêter de réfléchir aux défis du monde moderne, une fois la révolution accomplie. »


    g. Amir Reza Koohestani : une figure théâtrale de passeur

         Longtemps muselé par le joug du régime islamique, le théâtre iranien connaît aujourd’hui un vent de folie libératrice qui le fait renaître de ses cendres. Les troupes se multiplient, les jeunes auteurs, comédiens et metteurs en scène rivalisent de talent. Figure de proue du théâtre iranien, Amir Reza Koohestani est considéré, jusqu’en Europe, comme un véritable passeur. Son écriture, qui puise « dans les conventions scéniques héritées du théâtre traditionnel » tout en s’attachant à aborder des sujets d’actualité, oscille entre symbolisme et réalisme et offre une grande diversité. « Monologues intimes, dépouillement du plateau, noirceur scénique » sont là pour servir les thèmes de prédilection du dramaturge : « usure du quotidien, incommunicabilité des êtres, réclusion des figures féminines et solitude des personnages ». Explorées par la philosophe Liliane Anjo, doctorante à l’EHESS, toutes ces données novatrices, – auxquelles s’ajoutent les multiples possibilités d’interaction avec le public -, contribuent à faire de Koohestani un dramaturge très apprécié des jeunes générations. Beaucoup moins du ministère de la Culture et de la Guidance islamique, qui lui ont refusé la représentation de sa pièce Va ruz hargez nayâmad (« Et le jour n’advint jamais »).


    h. Polygynie et art

         En matière d’art contemporain, l’Iran a opéré ces dernières années un revirement considérable. Désormais ouvert à l’art occidental, l’Iran actuel compte trois réseaux. Les artistes du « réseau officiel » développent une esthétique islamico-révolutionnaire. Les semi-officiels, de loin les plus en vogue et les plus innovateurs, bénéficient d’une marge de manœuvre plus large. Composé d’artistes indépendants, le troisième réseau est un réseau souterrain, qui vit en marge des circuits reconnus par le régime de la République islamique d’Iran. Par ailleurs, la figure de l’artiste jouit aujourd’hui en Iran d’une véritable fascination. L’historienne Alice Bombardier, doctorante à l’EHESS, travaille actuellement sur les peintres iraniens contemporains. Le sujet de son étude est la famille Sinaï, une famille d’artistes téhéranais, partagée comme tant d’autres, entre modernité et tradition. Le cinéaste Khosrow Sinaï consacre son travail à la vie et à l’oeuvre des peintres, notamment à l’œuvre picturale de ses deux épouses, Gizella Varga Sinaï (née en 1944) et Farah Ossouli (née en 1953). Les deux épouses évoluent dans le même atelier. D’origine hongroise, Gizella Varga Sinaï, divisée entre deux civilisations différentes, s’intéresse aux vieux mythes, intègre dans ses peintures modernistes les bas-reliefs de Persépolis et s’interroge sur ce qui relie le présent au passé. Graffitis et calligraphie se mêlent, qui associent impressions d’orient et pratiques occidentales. De son côté, Farah Ossouli s’inspire des anciennes épopées iraniennes et fait de la femme son héroïne privilégiée. À noter cependant que la nudité de sa Vénus — tableau inspiré de La Naissance de Vénus de Botticelli — disparaît sous une superposition de voiles, tête recouverte d’un foulard ! Quant à la nymphe que le peintre italien a représentée aux côtés de la déesse, elle a été remplacée ici par un homme qui tend à Vénus le tchador dont elle doit se vêtir! Provocation ? Contestation ? Ou au contraire, symbiose avec le régime politique actuel ? Il m’est difficile de le dire et de m’en faire une idée précise !

         Ensemble, les deux artistes ont fondé le premier groupe de femmes peintres iraniennes, Dena. Ce collectif, qui réunit des « artistes femmes de différents styles et visions », « a pour but de présenter les artistes femmes en Iran et à l’étranger comme des professionnelles indépendantes ».

         Quant à la polygynie, considérée en Iran comme un statut « d’arriération », les deux épouses Sinaï ont réussi, grâce à leur personnalité d’artistes, à lui rendre ses lettres de noblesse. Et à lui faire acquérir sa stature « avant-gardiste ». Être artiste à Téhéran, c’est aussi assumer la fonction de ciment de la société iranienne. Dans le paradoxe du marginal et de l’élitaire, de la singularité et de l’excellence.


    i. Morteza Goodarzi, le barde du Khorasan

         Vaste empire culturel aux ramifications complexes, le monde musical iranien connaît lui aussi, comme les autres domaines d’expression, le clivage entre tradition et modernité. Ce clivage alimente le discours d’Ariane Zevaco, dont les recherches anthropologiques actuelles portent sur les « modes de représentation de la musique » en Iran, Tadjikistan et Afghanistan. Ariane Zevaco a choisi de « dresser le portrait d’un musicien iranien du Khorasan » et d’en suivre la trajectoire. Formé au répertoire traditionnel des bakhshi, ou bardes, Morteza Goodarzi, qui reste très attaché au répertoire de sa région, explore néanmoins des voies nouvelles, notamment en réservant à la poésie une place de premier choix. Tenter de concilier le passé et le présent engendre des conflits générationnels. Se départager de ses maîtres oblige Goodarzi à rechercher sans cesse le juste équilibre entre ce qui est reconnu par le monde musical iranien et ce qui est soumis à la censure. À ces difficultés s’ajoutent les problèmes liés aux régions éloignées de la capitale. Ce qui implique pour Goodarzi de « trouver un espace culturel commun » tout en cherchant à concilier le répertoire traditionnel populaire de chant et les projets tournés vers l’Europe.


    j. L’escalade, une voie vers l’émancipation ?

         Docteur en anthropologie, Eric Boutroy s’intéresse aux sports de montagne et notamment à l’engouement des jeunes Iraniens pour l’escalade. Nombreux sont les jeunes gens qui, comme le couple résolument moderniste de Maryam et Hamid, pratiquent cette activité. Derrière le rayonnement de ce sport en pleine expansion, c’est un choix de vie qui se dessine, une façon d’affirmer son individualité face à une société répressive, viscéralement attachée aux institutions et aux convenances. Ouverte à la mixité, la montagne est pour ses adeptes, un espace éphémère de liberté, un « territoire de décontraction et de convivialité où il est possible de tempérer la pression des lois ordinaires ». Mais le monde de l’escalade est loin d’être unifié. À côté d’une jeunesse émancipée qui pratique l’escalade dans des tenues adaptées à ce sport, l’on rencontre des familles populaires qui varappent avec des équipements démodés. Sans parler des miliciennes montagnardes chargées de veiller à la bonne tenue des sportifs et de rappeler les codes de bonne conduite. Les « Sisyphes de Téhéran » ont encore fort à faire pour ruser avec les codes d’une société islamique extrêmement contrôlée.



    II. NATIONALISME ET POUSSÉES IDENTITAIRES

         Quelles que soient leurs origines, leurs activités et leurs formations, quels que soient aussi leur itinéraire culturel et religieux, les Iraniens sont soudés par « un fort sentiment d’orgueil national » qui fait de « l’iranocentrisme » une dimension incontournable. Encouragé par la dynastie préislamique des Pahlavis (1925-1979), ce sentiment national, qui puise ses racines dans la conviction d’appartenir à l’une des plus anciennes et des plus brillantes civilisations, s’est exacerbé sous les visées centralisatrices et unificatrices de la République islamique. Ce sentiment se traduit aujourd’hui « par une forte xénophobie envers les Arabes », les Turcs, les Anglais, les Russes, les Américains. Outre l’Iran, ce nationalisme englobe « le monde iranien » ― sarzamin-e Irân incluant l’Afghanistan, l’Asie centrale et le Caucase. Alimenté par une grande diversité ethnologique, linguistique et religieuse, le nationalisme iranien s’accompagne de fortes poussées autonomistes et indépendantistes qui inquiètent le pouvoir actuel.


    a. Islam sunnite en Iran, le renouveau

         Chargé de conférences à l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman (IISMM) de Paris, Stéphane A. Dudoignon présente pour La Pensée de midi un dossier consacré au renouveau de l’islam sunnite dans le Baloutchistan. Conduit par un puissant clergé de mawlawi*, ce renouveau a pris la place, peu à peu, des idéologies précédentes : celle qu’avait imposée la monarchie pahlavie puis celle de la République islamique. Au cours des années 1970, les mawlawi du Baloutchistan se sont hissés au rang des premiers promoteurs du sunnisme, de sorte que ce vaste mouvement confessionnel place désormais le Baloutchistan au cœur des préoccupations de l’Iran.
        La République islamique, passée depuis le tournant du XXIe siècle aux mains des Pasdaran (« les intransigeants champions du centralisme politique »), se heurte aujourd’hui aux identités confessionnelles complexes qui ont remplacé les communautarismes ethniques. À la tête des élites mawlawi, le puissant Mawlana ‘Abd al-Hamid, « recteur d’une madrasa sunnite d’audience internationale » et « l’un des plus visibles promoteurs actuels de la cause sunnite d’Iran. » Conquise de haute lutte, cette cause met en lumière les conflits qui couvent dans le monde de l’islam et opposent les sunnites aux chiites conservateurs assujettis au gouvernement militaire de Pasdaran.


    « * Le terme mawlawi désigne,dans le monde persanophone, les clercs de l’islam sunnite formés depuis le XIXe siècle dans le sous-continent indien — par opposition aux mulâ chiites, ainsi qu’aux dàmullà sunnites éduqués en Afghanistan ou en Asie centrale.


    b. Chehregani, un opposant au régime islamique

         Docteur de l’université Paris VIII, Gilles Riaux porte son attention sur la trajectoire de Mahmoud ‘Ali Chehregani, leader d’une organisation nationaliste azerbaïdjanaise, la GAMOH. Cet organisme, qui accuse l’État de mener une politique de répression systématique contre l’ensemble des autres groupes ethniques, revendique pour l’Azerbaïdjan, province du nord-ouest de l’Iran, « une large autonomie dans le cadre d’un Iran fédéral ». Opposant au régime de la République islamique, Chehregani s’est engagé dans une carrière militante qui l’a conduit, depuis sa nomination, en 1990, à l’université de Tabriz ― où il défend la langue turco-azerbaïdjanaise ― jusqu’à son engagement politique aux législatives de 1996 auxquelles il s’est présenté en candidat indépendant, jusqu’à l’exil qui a mis fin à ses activités sur le sol iranien. Des États-Unis, où il vit aujourd’hui, il continue de plaider la cause des Turcs azeris. Et le séparatisme d’avec le régime islamique.



    III. LES GRANDES FIGURES EMBLÉMATIQUES DE L’IRAN : DE L’AYATOLLAH AU POÈTE

         L’ayatollah ― « signe de Dieu » ―, le gardien de la Révolution, le chef tribal, l’archéologue et le poète comptent parmi les figures emblématiques de l’Iran.


    a. Mojtahed Shabestari, théologien chiite

         Après avoir souligné que le chiisme était, comme toute autre religion, soumis à ses propres contradictions internes, Yann Richard, professeur à Paris III et auteur de nombreux ouvrages sur l’Iran, se penche sur la personnalité de Mohammad Mojtahed Shabestari. Issu d’une famille cléricale chiite d’Azerbaïdjan, Shabestari, né en 1936, est un éminent théologien, longtemps engagé, comme nombre de ses pairs, dans des mouvements politiques. C’est d’abord, au début des années 1960, contre les réformes mises en place par le chah que s’oriente sa lutte. Dans cette optique, il publie un opuscule qui réfute les arguments en faveur du droit de vote des femmes. Puis il se lance dans une réflexion sur les communautés hétérodoxes et sur le respect qui leur est dû. Selon Shabestari, « la société islamique idéale » devrait « permettre aux différentes convictions de s’exprimer ». Après « une période d’activisme révolutionnaire mesuré », l’ayatollah Shabestari « se réfugie dans le quiétisme », se passionne « pour la philosophie mystique, l’herméneutique des textes sacrés et pour la pensée occidentale en matière de science politique » (Erich Fromm et Herbert Marcuse). Et « pose la liberté comme condition de la foi ». Un discours qui « brise le monolithisme de la pensée traditionnelle sur l’adhésion religieuse en osant des formulations qui bouleversent les systèmes théologiques ». Un itinéraire original et contrasté que celui de ce théologien pour qui l’approche du Coran doit être soumise à une sérieuse remise en question. Une prise de position qui a valu à Shabestari « une mise à la retraite anticipée de la faculté de théologie de l’université de Téhéran par l’actuel régime ».


    b. Reza Kashani ou l’itinéraire d’un « gardien de la Révolution islamique »

         Directeur de recherche au CNRS et géographe, Bernard Hourcade trace le portrait d’un personnage aux contours fluctuants et évolutifs, Reza Kashani, « gardien de la Révolution islamique ».

         Fils d’un employé municipal de Chiraz, étudiant en économie, Kashani nourrit depuis sa période estudiantine un rêve d’indépendance pour son pays. Un pays libéré des tutelles étrangères qui aspire à davantage de libertés individuelles. Contraint de servir le clergé chiite, « qu’il accuse d’avoir trahi ses idéaux révolutionnaires », Kashani poursuit l’ambition de servir l’État selon trois principes auxquels il reste attaché : Indépendance, liberté, république islamique.

         La guerre contre l’Irak en 1980, l’invasion de l’Iran, les conflits internes au pays, poussent Kashani à s’enrôler, avec d’autres, dans la milice des « gardiens de la Révolution islamique ». Sorti victorieux de la guerre, Kashani et ses compagnons révolutionnaires poursuivent le combat « du front intérieur ». Il s’agit de bouter hors du pouvoir le clergé chiite devenu très puissant. Au sortir de ce dernier conflit, en juillet 1988, les révolutionnaires sont épuisés. Mais Kashani, qui s’est remis de graves blessures, retrouve son énergie de leader et son talent d’orateur. Général à trente-trois ans, Kashani abandonne son histoire militaire et reprend ses études. Docteur en sciences économiques, devenu haut fonctionnaire au ministère du Plan et du Budget, cet homme de l’élite iranienne travaille « sur les politiques de développement des régions marginales ».

         Mais la politique conduite par Ahmadinejad, dont il est cependant proche sur le plan idéologique, le déçoit, et Kashani s’interroge sur ce qu’est devenue aujourd’hui la République islamique. Cet héritier de Khomeyni, révolutionnaire ouvert aux changements, prépare avec ses amis les élections présidentielles de juin 2009. Sans doute en vue de « réaliser enfin ses ambitions de jeune révolutionnaire » !


    c. Â Ja’far-Qoli Rostami, dernière grande figure tribale

         Ethnologue, directeur de recherche au CNRS, Jean-Pierre Digard est l’auteur, avec Bernard Hourcade et Yann Richard, d’un ouvrage intitulé L’Iran au XXe siècle : entre nationalisme, islam et mondialisation. Dans le dossier consacré à l’Iran, Jean-Pierre Digard s’intéresse à l’une des dernières figures emblématiques du monde nomade du Khuzestan, le chef de la tribu bakhtyâri, Â Ja’far Qoli Rostami.

         Disparu le 4 avril 2003 à l’âge de quatre-vingt-deux ans, Rostami est l’un des derniers représentants de la nomadisation telle qu’elle existait encore avant l’arrivée au pouvoir, en 1921, de Reza Chah. Et l’un des résistants à la réforme tribale décidée par le Chah. Les opposants à cette réforme en trois volets ― sédentarisation, déculturation, détribalisation ―, firent l’objet d’une violente répression. Affaiblies par la misère et la famine, soudain privées de leurs chefs, les tribus subirent une profonde désorganisation dans leur fonctionnement interne. Avec l’arrivée au pouvoir de Mohammad Reza, fils de Reza Chah, et la Seconde Guerre mondiale, les tribus reprirent les armes et les nomadisations. Dans le même temps, les chefs de tribus rivales — Mortezâ Qoli Khân Samsâm et Abd ol-Qâsem Khân Bakhtiyâr — se lancèrent dans de nouvelles luttes sanguinaires. C’est dans ce contexte exacerbé que grandit Ja’far-Qoli Rostami. Fasciné par les armes et partagé entre les deux tribus rivales qui le réclament l’une et l’autre, Rostami participe à toutes les aventures militaires de sa région. Souvent menacé par ses activités clandestines, dont le trafic d’armes, engagé tout au long de sa vie dans les violents conflits qui opposent l’Etat iranien aux tribus — parmi lesquelles celle des Bakhtiyâri —, Rostami apparaît comme un leader tribal qui a bien du mal à se défaire de l’image de guerrier qui est la sienne depuis tant d’années. Il finit pourtant ses jours au milieu de ses poules, dans une petite maison paysanne qu’il partage avec son unique épouse, Bibi Irân.


    d. Regards sur l’archéologie en Iran

         Ali Mousavi, archéologue, et Nader Nasiri-Moghaddam brossent pour ce dossier Iran les grandes lignes de l’histoire de l’archéologie. Au terme de leur parcours, l’un et l’autre concluent en soulignant les divergences d’objectifs et d’enjeux poursuivis par les archéologues occidentaux et iraniens. Aux visées culturelles, commerciales et patrimoniales des uns répondent les visées nationalistes des autres. Redécouvrir le passé alimente la fierté du peuple et permet de dénoncer l’ingérence des grandes puissances dans le patrimoine iranien.

         C’est en 1941, au moment où Mohammad Reza (1941-1979) prend la place de son père, que l’archéologie iranienne amorce un tournant important de son histoire. C’est la première fois en effet que travaillent côte à côte, sur les sites antiques, équipes archéologiques iraniennes et missions étrangères. Fereydoun Tavallali, « premier diplômé d’archéologie de l’université de Téhéran » entreprend des fouilles dans la région du Fârs. Mohammad Taqi Mostafavi prend la tête de la Direction générale de l’archéologie et Ali Sâmi entreprend des fouilles à Persépolis et à Pasargades dès 1949. Vient ensuite Ezatollâh Negahbân à qui l’on doit la « réorganisation et l’essor de l’enseignement de l’archéologie en Iran » et la fondation de l’Institut archéologique de l’université de Téhéran.
        « À la veille de la Révolution islamique de 1978, on comptait plus de cinquante missions iraniennes et internationales travaillant sur différents sites du pays. » La République islamique a mis fin à cette coopération ainsi qu’à toute activité de recherche dans ce domaine, considéré par les révolutionnaires comme une appartenance au passé monarchique de l’Iran.
        Aujourd’hui, « le régime protège et valorise les antiquités préislamiques iraniennes ». L’archéologie est au cœur des défis iraniens de la modernité.


    e. Ahmad Châmlou, poète

         Dernier personnage de ce dossier Iran, le poète Ahmad Châmlou (1925-2000) nous est présenté par l’interprète et traductrice Azita Hempartian, « membre du corps académique iranien ».

         Genre littéraire majeur hérité du passé, figée dans les contraintes formelles imposées par la tradition, la poésie était intouchable en Iran. Et de ce fait, considérée comme impropre à accueillir des idées neuves. Pourtant, après les graves crises qui ont bouleversé l’Iran au début du XXe siècle, deux noms ont émergé dans le monde poétique : celui de Nimâ, dont le recueil Afsâne, publié en 1921, marque un tournant dans la poésie persane. Celui ensuite de Châmlou, « qui incarne mieux que quiconque les passions et les paradoxes iraniens. Les passions, car le rêve premier de tout Iranien n’est pas d’être ingénieur, professeur ou diplomate, mais poète. Les paradoxes, car cette passion se double d’une vénération pour la métrique et la prosodie persane classiques, celles de Hâfez et de Saadi. »

         Or Châmlou, dont l’histoire personnelle a été traversée par des engagements contradictoires et mouvementés ― sympathisant nazi au temps de son adolescence, puis plus tard adhérant au parti Toude, « principale formation de la gauche iranienne » ―, balaye ces règles classiques et fait de la rue et de l’usine le décor de sa poésie. Engagé dans les combats contre la dictature et l’oppression du peuple, Châmlou invente une « poésie sociale et avant-gardiste », dont témoigne le recueil L’Air frais. Certains poèmes de ce recueil, écrits en prison, expriment la colère de Châmlou à l’encontre d’une tradition millénaire et archaïque, qui impose son hégémonie jusque dans la forme poétique. En rupture perpétuelle avec la société iranienne dont le vide culturel lui paraît vertigineux, Châmlou opte pour le journalisme et les médias. Des armes peu appréciées des intellectuels, qui offrent cependant au poète un vaste tremplin pour diffuser ses idées. Également en rupture avec Nimâ, son maître en poésie, Châmlou, très marqué par la fréquentation constante des grands poètes occidentaux (Langston Hughes, Yannis Ritsos, Zoltan Zelek, Jacques Prévert, Paul Éluard, Jean Cocteau, Alain Lance, Pierre Reverdy, Paul Fort, Bertolt Brecht, Federico García Lorca… ) crée le vers blanc.

         Décidé à évoluer ― Les Mélodies oubliées, publiées après la guerre, sont marquées par un lyrisme romantique mais Déclaration est d’inspiration sociale ―, Châmlou se veut « résolument moderne ». Une modernité qui passe par la lutte contre l’oppression asphyxiante de tous les tabous. Jusqu’au cœur de sa création.

         La poésie, qui a changé en profondeur et le poète et la vie du poète, changera-t-elle aussi, progressivement, le monde iranien ? C’est sur cet espoir que se termine ma lecture, toujours brûlante, de ce dossier.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    Voir/écouter aussi :
    – (sur le site de Télérama)
    une rencontre avec le professeur d’ethnologie Christian Bromberger (22 mars 2009. Une émission présentée par Thierry Leclère [12min52′]) ;
    – (sur Terres de femmes)
    Laure Adler/Isabelle Eshraghi, femmes hors du voile ;
    – (sur YouTube)
    Shirin Neshat. FotografIas ;
    – (sur Terres de femmes)
    La Pensée de midi, n° 19/« Qui menace qui ? » ;
    – (sur Terres de femmes)
    La Pensée de midi, n° 20/« Beyrouth XXIe siècle » ;
    – (sur Terres de femmes)
    La Pensée de midi, n° 22/« Mythologies méditerranéennes » ;
    – (sur Terres de femmes)
    La Pensée de midi, n° 23/« Tanger, ville frontière » ;
    – (dans le Magazine de Zazieweb)
    Revue des revues V : La pensée de midi. Penser le monde méditerranéen, par Angèle Paoli.



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  • 6 avril 1917 | Naissance de Leonora Carrington

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 6 avril 1917 naît à Clayton Green, dans le Lancashire, Leonora Carrington, issue d’une famille de riches industriels du textile.





    Carrington Autoportrait
    Leonora Carrington,
    Autoportrait (L’auberge du cheval de l’aube), 1937-1938
    Huile sur toile, 65 x 81,2 cm
    Collection Pierre et Maria-Gaetana Matisse
    New York City, The Metropolitan Museum of Art
    Source







    En 1936, inscrite à l’Académie d’art créée à Londres par Amédée Ozenfant, elle visite l’Exposition internationale du Surréalisme aux New Burlington Galleries. Sa rencontre, en 1937, avec Max Ernst, marquée par un coup de foudre réciproque, l’entraîne dans une relation triangulaire entre elle, Ernst et son épouse, Marie-Berthe. Cette relation lui inspire une nouvelle, Le Petit Francis. Auteur du Cornet acoustique, Leonora Carrington, célèbre pour ses peintures d’inspiration surréaliste, vivait à Mexico, où elle est morte le 25 mai 2011.

    Une exposition « Leonora Carrington, la mariée du vent » a été présentée à la Maison de l’Amérique latine, à Paris, du 30 mai 2008 au 18 juillet 2008.






    EXTRAIT DE LEONORA CARRINGTON, LA MARIÉE DU VENT D’ANNIE LE BRUN


    « Nous sommes en 1937. Et il ne faut pas attendre longtemps pour que Max Ernst nous la présente, « bon vent, mal vent », dans sa préface à la Maison de la peur de Leonora Carrington. Bien sûr, il est follement amoureux d’elle, comme elle l’est de lui. Et bien sûr, depuis lors, la pauvreté et l’abondance des commentaires, tour à tour ou en même temps universitaires, psychologiques, esthétiques, féminins, féministes, ont empêché de voir à quelle lumière d’éperdu, pour l’un et pour l’autre, « l’inconscience du paysage devient complète ». Ainsi se sera-ton bien gardé de chercher pourquoi Max Ernst commence par se demander si « la femme dont le haut du bras est cerclé d’un mince filet de sang, ne serait autre que la Mariée du vent ». Et pourquoi les questions s’enchaînent les unes aux autres : « Qui est la Mariée du vent ? Sait-elle lire ? Sait-elle écrire le français sans fautes ? De quel bois se chauffe-t-elle ? » Que veut donc Max Ernst ? Est-il indécis ? Hésitant ? Certainement pas. Cette « Mariée du vent », seul lui importe de la reconnaître.

    Car elle lui est apparue, dix ans plus tôt, comme en témoignent trois toiles de 1927, justement intitulées La Mariée du vent, où, à chaque fois, un entrelacs de chevaux impétueux, comme échappés des « hordes » de la même époque, devient le centre tourbillonnant du tableau, dont l’organisation et la beauté tourmentées rappellent celles des Deux Jeunes Chimères et de la scène d’érotisme sévère, aussi de 1927 […]

    A-t-on voulu ignorer la puissance visionnaire de ce qui s’est joué dans la jungle des formes courant à la rencontre du désir ? A-t-on voulu oublier qu’il y allait de la poésie comme exacte mesure des « influences mystérieuses qui régissent la vie des hommes » et que la grandeur du surréalisme aura été de tout mettre en œuvre pour nous en apporter les preuves bouleversantes ? […]

    Alors, comment ne la reconnaîtrait-il pas, un an plus tard, la « Mariée du vent », sous les traits de Leonora Carrington, pour qui les apparences ont si peu d’importance que, dans son autoportrait de 1938, le cheval à bascule, la couronnant comme une immense parure de tête, va donner au tableau sa structure tournoyante qui emporte d’abord le regard vers l’échappée d’un cheval blanc dans un paysage d’aube, pour d’autant mieux ramener l’attention sur une hyène noire, aux yeux bleus et aux mamelles gonflées, qui se tient en arrêt au centre de la scène, face à la jeune femme en tenue cavalière ? Comment ne la reconnaîtrait-il pas, la « Mariée du vent », dans l’innocence de celle qui dévoile quelle sauvagerie veille à l’aurore des choses comme à la naissance des rêves ? Car, à y bien regarder, ce n’est pas à l’éclat de quelque étoffe que les jambes de la jeune femme doivent d’être le centre lumineux du tableau, mais à une blancheur animale évoquant celle d’un pelage ou celle de la robe improbable dont sont revêtues les cavales du rêve. Et il n’est pas jusqu’aux petites bottines noires de la cavalière qui n’annoncent les sabots luisants dont Max Ernst va bientôt chausser nombre des apparitions de Leonora Carrington dans sa peinture des années suivantes.

    De sorte qu’on se sera beaucoup trompé à vouloir expliquer ce qui a lié et séparé les amants, à partir des grilles en mou de veau de la femme-enfant ou de la femme-muse, alors que ce sont, à l’évidence, les trajectoires du rêve qui, de part et d’autre, ont déterminé leur rencontre.

    Peut-être même, quand ils se retirèrent en 1938 à Saint-Martin d’Ardèche pour construire leur monde au moment où le monde était au bord de la destruction, ont-ils cru, comme Max Ernst l’avait rêvé, quinze ans plus tôt, dans un de ses tableaux les plus érotiques, que « les hommes n’en sauront rien. »


    Annie Le Brun, Leonora Carrington, La Mariée du vent, Maison de l’Amérique latine/Gallimard, 2008, pp. 31-39.




    Ernst - Carrington
    Source





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur America Latina)
    « L’aventure surréaliste de Leonora Carrington, évoquée par l’écrivaine Elena Poniatowska »





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  • Yves Charnet | Difficile séjour

    «  Poésie d’un jour  »


    DIFFICILE SÉJOUR



    Difficile séjour
    Ph., G.AdC



    pour Jacques Garelli






    La parole répond à l’absurde buée d’une douleur viscérale. Entre souffle et peau. Angoisse d’un spasme sans mémoire. Les hantises défilent. Carnet raturé. Fiction sabrée. Page gardée. ― Les trous dont se pare ma peau ouvriront ma parole aux morsures du vide.







    Les choses (me) pénètrent. Je suis la chaise. La vitre (me) coupe le souffle. Ô fines roues dentelées, vous moudrez le grain des angoisses ! Le poisson rouge est de la fête. Bruit d’eau dans le bocal du crâne. Odeur de Loire. Gratter jusqu’au vif. Ô fibules du froid agrafées dans la gorge ! Racler. Creuser la toux. Ce qui grognait avant les syllabes. L’autre maçonnerie de la langue. 18h40. Tic-tac immémorial, la glotte. 18h50.







    Jet sauvage ― la lumière ! Soleil, rage du cœur. Ô parole débordée ! Tu ne distingues plus l’ombre qui transporte ton corps. Souffle coupé. Pupilles criblées. Parole dérobée. Jusqu’au malaise de la couleur. Cailloux contre nuages. Du verre brisé exorcise tes vives anxiétés.







    Le silex tutoyé des étoiles, la barque pulvérisée des rumeurs, l’énigme bariolée des rêves dans l’insomnie féroce de la nuit. Tensions extrêmes d’un cri qui rudoie la conscience. Maux de ventre dans la genèse glacée du matin encore gardé de brouillards. Ces loques de patience, que couve la cendre, sont la tunique de mes déraisons. J’y nidifie jusqu’à midi. Pétrifié par le trafic nocturne de l’infini. L’ongle rongé du mur me défie avec la douceur féline d’une jeune fille. Le silence respire bruyamment. Ô souffle bref ! Feu court, mon supplice et ma furie ! Un rythme de hantise commémore l’angoisse immaculée des confins. J’y surgis sur du givre.







    L’aube prend. Dans un nid de bulles. La terre s’éclaircit. Jusqu’au bleu. Le bulbe des choses tremble. Les yeux du givre me foudroient. L’énigme de naître commence dans ce chant du monde. La clôture comme un pèlerinage du silence. L’oiseau-vitre traverse le paysage. D’un son de neige. La touffe du froid frémit. L’horizon communie avec ma solitude. Le monde s’épelle dans mon écoute. Je suis disponible au bleu. L’écuelle de chaque chose recueille ma soif. Racines, la lumière ! Les mots comme des mottes de terre. Souffle, les branches ! Les rythmes comme des éclats d’énergie. ―La fugue du matin incarne une prière nue.


    Yves Charnet, in Nu(e), Numéro 40, Numéro Yves Charnet coordonné par Philippe Met, 2009, pp. 188-189.




    _____________________________________________
    Note d’AP : Yves Charnet a consacré son mémoire de maîtrise à la poésie et à la poétique de Jacques Garelli : Le Verbe et la Pierre. La pensée du site dans la poésie et la poétique de Jacques Garelli (Paris VIII, 1988). Il emprunte ici à Jacques Garelli, dédicataire du texte, le titre d’un de ses recueils, paru avec L’Ubiquité d’être chez José Corti en 1986. Le second texte de cette suite a été repris dans Proses du fils, en tête d’une séquence intitulée « Versions du cerveau » (page 77).





    ■ Yves Charnet
    sur Terres de femmes

    14 juillet 1997 | Yves Charnet, Notes fantômes (inédit)
    La tristesse durera toujours (lecture d’AP)
    10 juin 2012 | Yves Charnet, La tristesse durera toujours (extrait)
    4 mars 2004 | Mort de Claude Nougaro (extrait de Quatre boules de jazz | Nougasongs d’Yves Charnet)
    Quatre boules de jazz | Nougasongs (lecture de Michèle Finck)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    Jacques Garelli | Démesure de la poésie
    Trois poèmes critiques. En hommage à Jacques Garelli, poète, par Serge Meitinger






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  • Alain Freixe | Bleu plié au noir

    Topique : Bleu
    «  Poésie d’un jour  »



    Yves Klein by colourlovers.com
    Source






    BLEU PLIÉ AU NOIR


    Ça a toujours déjà commencé, ce bleu. C’est juste après le noir.
    Après son bruit de semelles. Et ses dessous de terre et de boue
    comme grattés sur un paillasson de bout du monde.
    Là où personne ne va.


    À travers ces traces qu’il laisse aux murs comme au ciel,
    j’entends son balbutiement dans les vagues de fleurs blanches où tous les mots écument.
    Dans les tourbillons du soleil. Où les couleurs se noient, ivres de coups.


    Sur les devants fument les brandons calcinés du regard.
    C’est comme quand s’arrondit la véronique sous les mains du papillon et qu’entre
    ses plis et le sable qui se soulève s’engouffre le sang, la salive, la terre et la lumière.
    C’est alors que ça siffle ! Dans l’œil. Et que la pupille ne sait plus qu’entendre du vent sur les étangs gelés ou de la hache qui fend les bûches de l’hiver.


    À même la pâte du vent, l’air qui recule des deux côtés de la lame, lève. Il longe l’abrupt de nouvelles parois. L’escarpé d’anciennes falaises. Le jour en sa pointe.
    Son aigu. Avec tout au bout, le bleu.
    Ce bleu, après noir.


    Ce bleu qui revient mains tendues, paume ouverte. Comme un ciel. Inapaisé.
    Dans les hauts. Dans les trouées. Bleu qui se strie. Fait bande.
    Referme ses angles. Et qui déjà s’incline et disparaît.
    Plié au noir.



    Alain Freixe in Décharge n° 141, L’idée bleue, mars 2009, page 68.






    Yblue
    Source



    Voir aussi

    P/oésie, le blog d’Alain Freixe : La poésie et ses entours.



    ANTHOLOGIE DU BLEU

    – (sur Terres de femmes)
    Nicolas Charlet/La Trilogie du bleu  ;
    – (sur Terres de femmes)
    Michèle Dujardin/Et bleu est je ;
    – (sur Terres de femmes)
    Olav H. Hauge/Le pays bleu ;
    – (sur Terres de femmes)
    Jean-Michel Maulpoix, Une histoire de bleu ;
    – (sur Terres de femmes)
    Maddalena Rodriguez-Antoniotti, Bleu Conrad ;
    – (sur Terres de femmes)
    All blues ;
    – (sur Terres de femmes. Série Instables a cappella)
    Bleu plexiglas ;
    – (sur Terres de femmes)
    Bleu de Prusse ;
    – (sur Terres de femmes. Série Instables a cappella)
    Blues déjantés ;
    – (sur Terres de femmes)
    L’ombre portée du palmier bleu ;
    – (sur Terres de femmes)
    Plume de geai bleu ;
    – (sur Terres de femmes. Série Instables a cappella)
    Les sons cris du piano bleu ;
    – (sur Terres de femmes)
    2 janvier 1957/Exposition Yves Klein à Milan.






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  • 2 avril 1725 | Naissance de Giacomo Casanova

    Éphéméride culturelle à rebours



    Portrait apocryphe de Casanova
    Image, G.AdC






         Le 2 avril 1725 naît à Venise Giacomo Casanova, fils supposé de Gaetano Casanova et de Zanetta Farussi, acteurs. Il faut sans doute attribuer à Michele Grimani, noble vénitien, la paternité de Giacomo, dont l’éducation fut confiée à l’abbé Alvise, frère de Michele Grimani. Tour à tour secrétaire, abbé, avocat, spadassin, chargé de missions secrètes, fabricant de tissus…, Casanova fait l’expérience de la banqueroute et de la prison, des amours tempétueuses, des errances amoureuses et financières qui le conduisent à travers l’Europe. Franc-maçon et débauché, Giacomo Casanova s’attribue ― de son propre chef — le titre de chevalier de Seingalt. Contraint par la vieillesse et par les difficultés financières à renoncer à ses vagabondages, Giacomo Casanova se réfugie dans l’écriture. Outre le Soliloque d’un penseur (1786) et le roman fantastique Icosameron ou Histoire d’Edouard et d’Elisabeth (1788), Giacomo Casanova est l’auteur de deux récits autobiographiques : Histoire de ma fuite des Plombs de Venise et Histoire de ma vie, publiés en 1822. Entrepris dès 1789, ces récits occupent Giacomo Casanova jusqu’à sa mort, survenue le 4 juin 1798, au château de Dux, en Bohême.





    EXTRAIT DES MEMORIE SCRITTE DA LUI MEDESIMO


    Capitolo Tredicesimo


    Abbandono l’abito ecclesiastico e indosso l’uniforme militare. Teresa parte per Napoli e io vado a Venezia, dove entro al servizio della mia patria. M’imbarco a Corfù e scendo a Orsera per una passeggiata.

         Sul vascello col quale sarei andato a Corfù doveva imbarcarsi anche un nobile veneziano, che andava a Zante in qualità di consigliere, con un seguito numeroso e brillante. Il capitano del vascello mi disse che se avessi dovuto mangiare da solo non me la sarei passata troppo allegramente ; mi consigliò piuttosto di farmi presentare a quel signore, che senza dubbio mi avrebbe invitato a mangiare con lui. Questo consigliere si chiamava Antonio Dolfin, e lo avevano soprannominato Bucintoro a causa della sua aria da gran signore e della ricercatezza del suo abbigliamento. Non ebbi bisogno di darmi da fare, perchè l’abate Grimani mi propose spontaneamente di presentarmi al signor Dolfin ; questi, dopo avermi accolto con molto garbo e avermi invitato alla sua mensa, mi disse che gli avrei fatto cosa grata se fossi andato a fare la conoscenza di sua moglie, che si sarebbe imbarcata con lui. Vi andai l’indomani e conobbi una signora molto ammodo, ma un po’avanti negli anni e completamente sorda : la conversazione, quindi, era praticamente impossibile. Aveva una figlia belle e giovanissima, che fu lasciata in un convento e che divenne in seguito una donna famosa ; credo che viva ancora : è la vedova del procuratore Iron, la cui famiglia si è estinta.
         Posso dire di non aver mai visto un uomo più bello e più rappresentativo del signor Dolfin. Le sue doti principali erano una vivace intelligenza e delle maniere squisite : era eloquente, buon giocatore, anche se perdeva sempre, amato dalle donne, alle quali cercava di piacere, sempre intrepido e sereno sia nella buona che nella cattiva sorte.
         Si era arrischiato a viaggiare senza permesso, si era messo al servizio di una potenza straniera e per conseguenza era caduto in disgrazia presso il governo : un nobile veneziano non può commettere un delitto più grande ; ciò gli valse il piacere di passare un pò di tempo nella famosa prigione dei Piombi, piacere che in seguito ebbi anche io.
         Quest’uomo bello, generoso e niente affatto ricco, fu costretto a chiedere al gran consiglio un incarico lucrativo : per questo è stato nominato consigliere per l’isola di Zante ; ma conduceva un tenore di vita cosi sfarzoso che non poteva certo sperare di ricavare grandi utili dalla sua carica. D’altra parte quell’uomo, così come io l’ho descritto, non poteva fare fortuna a Venezia : un governo aristocratico può sperare nella tranquillità solo se riesce a mantenere l’uguaglianza fra gli aristocratici ; e l’uguaglianza, sia fisica che morale, può essere giudicata solo in base alle apparenze : dal che discende che l’individuo che non vuole essere perseguitato, se è superiore o inferiore agli altri, deve fare tutto il possibile per non darlo a vedere. Se è ambizioso, deve ostentare un profondo disprezzo per gli onori ; se vuole ottenere un posto, deve far finta di non volerlo ; se ha un bell’aspetto, deve trascurarlo : deve comportarsi male, vestirsi peggio, non avere alcuna ricercatezza, mettere in ridicolo tutto ciò che è straniero, fare in modo goffo le riverenze, non vantarsi di una educazione squisita, dare poca importanza alle arti, dissimulare il proprio buon gusto, non avere cuochi stranieri, portare una parrucca mal pettinata ed essere un pochino sporco. Poichè il signor Dolfin non possedeva alcuna di queste eminenti qualità, non poteva sperare di far fortuna nel suo paese.
         Il giorno prima della partenza non uscii di casa : ritenni mio dovere consacrare tutta la giornata all’amicizia. La signora Orio versò copiose lacrime, come pure le sue belle nipoti, e io non fui da meno. L’ultima notte che passammo insieme, le mie amiche mi dissero cento volte, mentre si abbandonavano ai più dolci trasporti, che non mi avrebbero rivisto mai più. La previsione era giusta ; ma se mi avessero rivisto, non sarebbe stata più giusta. Ecco l’aspetto pregevole delle profezie !
         Salii a bordo il 5 maggio, ben fornito di gioielli e di moneta contante. Il nostro vascello portava ventiquattro cannoni e duecento soldati schiavoni. Da Malamocco raggiungemmo l’Istria durante la notte, e gettammo l’ancora nel porto di Orsera per fare zavorra. Mentre l’equipaggio era impegnato in questo lavoro, sbarcai con molti altri passeggeri per dare un’occhiata a quell’orrendo posto dove, nove mesi prima, avevo passato tre giorni. Nel rivedere quel luogo, fui indotto a fare dei lusinghieri confronti fra quello che ero la prima volta e quello che ero in quel momento. Che differenza di condizione sociale ed economica ! Ero sicuro che, con l’abito che portavo indosso, nessuno avrebbe riconosciuto in me il misero abate che, senza frate Stefano, sarebbe diventato… Dio sa che.


    Giovanni Giacomo Casanova, Memorie scritte da lui medesimo, Aldo Garzanti Editore, Collezione I Garzanti – I Grandi Libri, 1967, pp. 249-250-251.





    Chapitre treize


    J’abandonne l’habit ecclésiastique et j’endosse l’uniforme militaire. Thérèse part pour Naples et je me rends à Venise où j’entre au service de ma patrie. Je m’embarque pour Corfou et je descends à Orsera pour faire une promenade.


         Sur le vaisseau avec lequel je devais me rendre à Corfou devait aussi s’embarquer un noble vénitien. Il se rendait à Zante en qualité de conseiller, avec une suite nombreuse et brillante. Le capitaine du vaisseau me dit que si je devais manger seul, ce ne serait pas très gai pour moi ; il me conseilla plutôt de me présenter à ce noble seigneur, que probablement il m’inviterait à partager son repas. Ce conseiller se nommait Antonio Dolfin. On l’avait surnommé Bucentaure à cause de son air de grand seigneur et de la recherche de sa mise vestimentaire. Je n’eus pas besoin de me donner du mal, parce que l’abbé Grimani me proposa spontanément de me présenter au seigneur Dolfin ; après m’avoir écouté avec beaucoup de politesse et m’avoir invité à sa table, il me dit qu’il me saurait gré d’accepter de faire connaissance de son épouse, qui s’était embarquée avec lui. Je me rendis auprès d’elle le lendemain et je fis connaissance d’une dame très comme il faut, mais déjà d’un certain âge et complètement sourde. De sorte que la conversation fut quasiment impossible. Elle avait une fille belle et très jeune, qui fut laissée dans un couvent. Et qui, par la suite devint une femme célèbre ; je crois qu’elle vit toujours. Elle est la veuve du procureur Iron, dont la famille s’est éteinte.
         Je peux affirmer que je n’ai jamais vu un homme plus beau et plus représentatif que le seigneur Dolfin. Il avait pour principaux dons une intelligence vive et des manières exquises : il était éloquent, bon joueur, même s’il perdait toujours, aimé des femmes, à qui il cherchait à plaire, toujours intrépide, aussi serein dans le mauvais sort que dans le bon.
         Il s’était risqué à voyager sans autorisation et s’était mis au service d’une puissance étrangère, ce qui lui avait valu de tomber en disgrâce auprès du gouvernement : un noble vénitien ne peut commettre délit plus grand ; cela lui donna le plaisir de passer quelque temps dans la fameuse prison des Plombs, plaisir que je connus moi aussi par la suite.
         Ce bel homme, généreux et pas du tout argenté, fut contraint de requérir auprès du grand conseil une charge lucrative ; c’est pour cette raison qu’on le nomma conseiller de l’île de Zante. Mais il menait un train de vie si fastueux qu’il ne pouvait certainement pas espérer tirer de grands bénéfices de sa charge. Par ailleurs, cet homme, tel que je l’ai décrit, ne pouvait faire fortune à Venise : un gouvernement aristocratique ne peut jouir de sa tranquillité que s’il réussit à maintenir l’égalité entre les aristocrates ; et l’égalité, qu’elle soit physique ou morale, ne peut être jugée qu’à partir des seules apparences : il en résulte que l’individu qui ne veut pas être persécuté, qu’il soit supérieur ou inférieur aux autres, doit faire tout son possible pour ne rien laisser paraître. S’il est ambitieux, il doit afficher un profond mépris pour les honneurs ; s’il veut obtenir un poste, il doit faire mine de n’en point vouloir ; s’il a belle allure, il doit l’oublier. Il doit se comporter mal, s’habiller avec peu de soin, éviter la moindre recherche, tourner en ridicule tout ce qui est étranger, faire ses révérences avec gaucherie, éviter de se vanter d’avoir reçu une éducation exquise, accorder peu d’importance aux arts, dissimuler son bon goût, ne pas avoir de cuisiniers étrangers, porter une perruque mal peignée et adopter une tenue un peu négligée. Comme le seigneur Dolfin ne possédait aucune de ces éminentes qualités, il ne pouvait espérer faire fortune dans son pays.
         Le jour qui précédait le départ, je ne sortis pas de la maison. Je m’attachais à consacrer ma journée à l’amitié. La signora Orio versa d’abondantes larmes, de même que ses belles nièces, et je ne fus pas en reste. La dernière nuit que nous passâmes ensemble, mes amies me dirent cent fois, tandis qu’elles s’abandonnaient aux transports les plus doux, qu’elles ne me reverraient plus jamais. Leurs prévisions étaient justes ; mais si elles m’avaient revu, ces prévisions n’en auraient pas été pour autant plus justes. Voilà toute la valeur des prophéties !
         Je montais à bord le 5 mai, bien pourvu en bijoux et en argent. Notre vaisseau était armé de vingt-quatre canons et de deux cents soldats esclavons. De Malamocco nous rejoignîmes l’Istrie pendant la nuit et jetâmes l’ancre dans le port d’Orsera pour délester.
         Pendant que l’équipage était occupé à ce travail, je mis pied à terre, avec de nombreux autres passagers, pour jeter un coup d’œil à cet horrible endroit où, neuf mois plus tôt, j’avais passé trois jours.
         En revoyant ce lieu, je fus amené à faire quelques comparaisons flatteuses entre mon état la première fois et celui qui était le mien en ce moment même. Quelle différence de condition sociale et économique ! J’étais sûr que, grâce à l’habit que j’endossais, personne n’aurait pu reconnaître en moi le miséreux abbé que, sans le frère Stefano, je serais devenu… Dieu sait que.

    Traduction d’Angèle Paoli




    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    Le Casanova de Fellini



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  • 1er avril 1936 | André Lhote, « Expositions Picasso »

    Éphéméride culturelle à rebours



    Picasso, Femme nue dans un fauteuil rouge
    Pablo Picasso,
    Femme nue dans un fauteuil rouge, 1932
    Huile sur toile, 129,9 x 97,2 cm
    Tate Modern, Londres





    C’EST DU FOUJITA


         « C’est du Foujita » disait, d’un ton méprisant, un peintre, naguère ami des cubistes, aujourd’hui de l’Institut, à M. Paul Rosenberg, écrasé, en lui montrant cette odalisque lunaire*, de Picasso, dont les membres se conjuguent aux détails du fauteuil qui la contient, ― et l’on ne sait si l’on voit les perles de son collier ou les clous du dossier, les fleurs de sa robe ou les ornements du siège.
         « C’est du Meissonnier » disaient, d’un commun accord, plusieurs peintres modernes au vernissage du Temps présent, devant la « Structure molle » de Salvador Dali, où l’on voit, entre autres choses, se dresser, sur un fond de paysage espagnol, une singulière pièce montée, comme il s’en trouve dans les toiles de Jérôme Bosch, faite de jambes et de bras superposés, que terminent de mains crispées, dont l’une étreint en plein ciel un sein gonflé, au bout envenimé. Une tête douloureuse et grimaçante, rejetée en arrière, surmonte le tout.
         Je ne voudrais pas être l’auteur de ces deux constructions inquiétantes ― mon dessein étant ailleurs ― mais devant les révoltes et les incompréhensions qu’elles suscitent chez trop d’artistes, je me prends la tête à deux mains, pour essayer d’en découvrir les raisons. Est-ce vraiment si difficile de reconnaître le talent où il se trouve ? Pourquoi les peintres s’obstinent-ils ainsi à demeurer aveugles aux mérites du voisin ? On ne les voit vraiment intéressés que par la médiocrité, surtout lorsqu’elle est l’œuvre d’un disciple. C’est en vain que je repasse en mémoire la liste des incompréhensions historiques, depuis Rome et Venise : Ingres et Delacroix ; Manet et Van Gogh ; Cézanne et Gauguin. Des exemples de générosité et de lucidité viennent s’y opposer : Rubens et Brauwer, Delacroix, Corot et Daumier, si différents les uns des autres, le grand et le modeste s’admirant réciproquement. Mais qui, aujourd’hui, estime véritablement un confrère ?


    André Lhote, « Expositions Picasso », La Nouvelle Revue française, 1er avril 1936, pp. 610-613 in L’Esprit NRF, 1908-1940, Éditions Gallimard, 1990, pp. 1065-1066.




    * Note d’AP : pour cette toile, La Femme nue dans un fauteuil rouge, réalisée en 1932, Pablo Picasso a pris pour modèle sa jeune maîtresse, Marie-Thérèse Walter. Cette toile de la période ingresque, aujourd’hui conservée à la Tate Modern à Londres, faisait partie des toiles présentes sur les cimaises de l’exposition Picasso-Ingres, qui s’est tenue au Musée Picasso, à Paris, du 17 mars 2004 au 21 juin 2004, et de l’exposition « Picasso: Challenging the Past » qui s’est tenue à la National Gallery (Londres) du 25 février 2009 au 7 juin 2009.





    Picasso : Challenging the Past
    Source





    ■ Picasso
    sur Terres de femmes

    13 juillet 1937 | Guernica au Trocadéro
    19 mars 1944 | Le Désir attrapé par la queue, Picasso
    8 avril 1973 | Mort de Pablo Picasso (+ vidéo)
    Dora Maar et Pablo Picasso | studio du 29, rue d’Astorg


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Wikipedia)
    la notice André Lhote



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  • TdF n° 53 ― avril 2009



    TdF ― avril 2009
    Image, G.AdC





    SOMMAIRE DU MOIS D’AVRIL 2009



    Terres de femmes ― N° du mois de mars 2009
    1er avril 1936 | André Lhote, « Expositions Picasso »
    2 avril 1725 | Naissance de Giacomo Casanova
    Alain Freixe | Bleu plié au noir
    Yves Charnet | Difficile séjour
    6 avril 1917 | Naissance de Leonora Carrington
    La Pensée de midi, « L’Iran, derrière le miroir  », par Angèle Paoli (Chroniques de femmes)
    8 avril 2009 | Mort d’Henri Meschonnic
    9 avril 1948 | Naissance de Bernard-Marie Koltès
    Poésie croisée sur les remparts de Pistoia (Toscane)
    Délires de livres à Chartres (Toscane)
    Patrick Da Silva, Demain (note de lecture d’Angèle Paoli)
    Piero Bigongiari | Pescia-Lucca
    Poésie croisée sur les remparts de Pistoia (Toscane)
    Limon de haut vertige | Limo d’alta vertigine (Angèle Paoli/Maura Del Serra/Alessandro Ceni)
    L’or des paroles | L’oro delle parole (Angèle Paoli/Maura Del Serra)
    André Ughetto | En Corse
    Myriam Eck | Cavité – Ouverte
    Olivier Bastide | BestiAire
    Martine Broda | L’aura
    Terres de femmes ― N° du mois de mai 2009



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