Terres de Femmes

Mois : août 2008


  • 31 août 1811 | Mort de Louis-Antoine de Bougainville

    Topique : Voyage et récits de voyage
    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 31 août 1811 meurt à Paris, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, Louis-Antoine de Bougainville. Le navigateur français, auteur d’un Voyage autour du monde par la frégate du roi « La Boudeuse » et la flûte « L’Etoile » (publié en 1771), fut nommé sénateur, comte et grand officier de la Légion d’Honneur par Napoléon. La France lui fit des obsèques nationales. Louis-Antoine de Bougainville est enterré au Panthéon.






    Bougainvillegrande






    Extrait du Supplément au voyage de Bougainville ou Dialogue entre A et B


    SUR   L’INCONVÉNIENT   D’ATTACHER
    DES   IDÉES   MORALES   À   CERTAINES   ACTIONS   PHYSIQUES
    QUI   N’EN   COMPORTENT   PAS


                      At quanto meliora monet, pugnantiaque istis,
                     Dives opis Natura suae, tu si modo recte
                     Dispensare velis, ac non fugienda petendis
                     Immiscere ! Tuo vitio rerumne labores,
                     Nil referre putas ?


                            HORAT, Sat., lib.I, sat. II, vers. 73 et seq.




    I

    JUGEMENT DU VOYAGE DE BOUGAINVILLE


        A. Cette superbe voûte étoilée, sous laquelle nous revînmes hier, et qui semblait nous garantir un beau jour, ne nous a pas tenu parole.
        B. Qu’en savez-vous ?
        A. Le brouillard est si épais qu’il nous dérobe la vue des arbres voisins.
        B. Il est vrai ; mais si ce brouillard, qui ne reste que dans la partie inférieure de l’atmosphère que parce qu’elle est suffisamment chargée d’humidité, retombe sur la terre ?
        A. Mais si au contraire il traverse l’éponge, s’élève et gagne la région supérieure où l’air est moins dense, et peut, comme disent les chimistes, n’être pas saturé ?
        B. Il faut attendre.
        A. En attendant que faites-vous ?
        B. Je lis.
        A. Toujours ce voyage de Bougainville ?
        B. Toujours.
        A. Je n’entends rien à cet homme-là. L’étude des mathématiques, qui suppose une vie sédentaire, a rempli le temps de ses jeunes années ; et voilà qu’il passe subitement d’une condition méditative et retirée au métier actif, pénible, errant et dissipé de voyageur.
        B. Nullement. Si le vaisseau n’est qu’une maison flottante, et si vous considérez le navigateur qui traverse des espaces immenses, resserré et immobile dans une enceinte assez étroite, vous le verrez faisant le tour du globe sur une planche, comme vous et moi le tour de l’univers sur votre parquet
        A. Une autre bizarrerie apparente, c’est la contradiction du caractère de l’homme et de son entreprise. Bougainville a le goût des amusements de la société ; il aime les femmes, les spectacles, les repas délicats ; il se prête au tourbillon du monde d’aussi bonne grâce qu’aux inconstances de l’élément sur lequel il a été ballotté. Il est aimable et gai : c’est un véritable Français lesté, d’un bord, d’un traité de calcul différentiel et intégral, et de l’autre, d’un voyage autour du globe.
        B. Il fait comme tout le monde : il se dissipe après s’être appliqué, et s’applique après s’être dissipé.
        A. Que pensez-vous de son Voyage ?
        B. Autant que j’en puis juger sur une lecture assez superficielle, j’en rapporterais l’avantage à trois points principaux : une meilleure connaissance de notre vieux domicile et de ses habitants ; plus de sûreté sur des mers qu’il a parcourues la sonde à la main, et plus de correction dans nos cartes géographiques. Bougainville est parti avec les lumières nécessaires et les qualités propres à ces vues : de la philosophie, du courage, de la véracité ; un coup d’œil prompt qui saisit les choses et abrège le temps des observations ; de la circonspection, de la patience ; le désir de voir, de s’éclairer et de s’instruire ; la science du calcul, des mécaniques, de la géométrie, de l’astronomie ; et une teinture suffisante d’histoire naturelle.
        A. Et son style ?
        B. Sans apprêt ; le ton de la chose, de la simplicité et de la clarté, surtout quand on possède la langue des marins.
        A. Sa course a été longue ?
        B. Je l’ai tracée sur ce globe. Voyez-vous cette ligne de points rouges ?
        A. Qui part de Nantes ?
        B. Et court jusqu’au détroit de Magellan, entre dans la mer Pacifique, serpente entre ces îles formant l’archipel immense qui s’étend des Philippines à la Nouvelle-Hollande, rase Madagascar, le cap de Bonne-Espérance, se prolonge dans l’Atlantique, suit les côtes d’Afrique, et rejoint l’une de ses extrémités à celle d’où le navigateur s’est embarqué.
        A. Il a beaucoup souffert ?
        B. Tout navigateur s’expose, et consent de s’exposer aux périls de l’air, du feu, de la terre et de l’eau : mais qu’après avoir erré des mois entiers entre la mer et le ciel, entre la mort et la vie ; après avoir été battu des tempêtes, menacé de périr par naufrage, par maladie, par disette d’eau et de pain, un infortuné vienne, son bâtiment fracassé, tomber, expirant de fatigue et de misère, aux pieds d’un monstre d’airain qui lui refuse ou lui fait attendre impitoyablement les secours les plus urgents, c’est une dureté !…
        A. Un crime digne de châtiment.


    Denis Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville ou Dialogue entre A et B, Bibliothèque de La Pléiade, Éditions Gallimard, 1951, pp. 963- 964-965.





    ■ Denis Diderot
    sur Terres de femmes

    5 octobre 1713 | Naissance de Denis Diderot (+ notice sur La Religieuse de Diderot et extrait)
    14 octobre 1762 | Diderot, Lettre à Sophie Volland
    (+ Commentaire)

    9 septembre 1767 | Denis Diderot, Lettre à Sophie Volland
    4 février 1963 | Le Neveu de Rameau au théâtre de la Michodière (+ extrait du Neveu de Rameau)
    31 juillet 1784 | Mort de Denis Diderot (+ extrait des Bijoux indiscrets)





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  • Les sons cris du piano bleu


    Instables a cappella
    (avant-propos)


    Chjama è rispondi

    Instable_13_mouture_dfinitive

    Instable 13.
    Les sons cris du piano bleu

    Sur le clavier du piano de nuit
    les arpèges filent dans l’air du soir
    la pluie des notes frôle le ciel
    dans une symphonie laiteuse d’étoiles
    les papillons du jour d’avant
    grillent leurs ailes à la brise de mer
    la salamandre déchue glisse
    sur les lauzes chauffées à blanc
    par la brûlure de l’été
    les cigales désargentées grésillent
    dans la fournaise du figuier
    le geai jaillit à l’assaut des fruits mûrs
    dans son treillis zébré d’azur
    titubante l’épeire diadème
    plonge dans l’eau du ciel
    suspendue à sa corde à nœuds

    La fillette aux yeux pers luisants
    lance sa langue bien pendue
    à travers les ronds de fumée nue
    sa crécelle avide happe
    les sons cris du piano bleu


    D.R. Image et texte : G.AdC/angèlepaoli


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  • Idéal de bain


    Instables a cappella
    (avant-propos)


    Chjama è rispondi

    Instable_12_mouture_dfinitive

    Instable 12.
    Idéal de bain

    Elle a quitté le salon rouge
    excédée de tant de velours
    elle a revêtu un jeté de bain idéal
    noir et blanc rayé blanc et noir
    habillé ses diagonales

    elle a traversé le parc sidéral
    enjambé les allées peuplées d’ombres
    survolé les bancs de pierre assis
    à l’abri des grands arbres
    rejoint le lac au fond du parc

    elle a tendu son idéal de bain
    au fond de l’eau
    déposé le blanc et le noir
    en diagonale sur le sable
    habillé de sombre clarté
    sa blancheur décadente

    enlacée des langueurs de ses lianes


    D.R. Image et texte : G.AdC/angèlepaoli


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  • Illusoire trinité


    Instables a cappella
    (avant-propos)


    Chjama è rispondi

    Instable_11_mouture_dfinitive

    Instable 11.
    Illusoire trinité

    Instabilité de la couleur de la lumière
    faisceaux de bleus mêlés de rouge
    traînées de blancs mêlés de bleus
    approximative fusion
    des trois couleurs républicaines
    détrempées
    délavées
    déteintes
    dérivées
    évidement de la pensée
    très illusoire trinité


    D.R. Image et texte : G.AdC/angèlepaoli


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  • Le vertige veille


    Instables a cappella
    (avant-propos)


    Chjama è rispondi

    Instable_10_mouture_dfinitive

    Instable 10.
    Le vertige veille

    À trop vouloir fixer les vertiges
    il ne reste que les rails
    mais le vertige veille
    boursouflure dorée
    qu’aucun diapason n’arrête
    il s’enfle et se gonfle
    subtil beignet de chair
    ses cratères
    échappent à la chape
    des plaques
    aux zébrures
    acouphènes
    des ans


    D.R. Image et texte : G.AdC/angèlepaoli


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  • Canari (Haute-Corse) Loin d’Ophélie




    Loin_dophlie_2
    Ph., G.AdC
    Source




    LOIN D’OPHÉLIE

        Soleil du torrent gorgé de lumière, je m’illusionne de fraîcheur dans les reflets d’eau. Ondulations-miroitements de la peau sous l’ombrage, ronds de lucioles. Un dytique glorieux, ondoyant acrobate, gesticule pattes en croix, menues libellules or lullaby papillons des eaux émeraude. Le chant de la cascade rythme ma rêverie docile. Seules les guêpes ivres n’ont pas droit de cité sur la roche brûlante et lisse avide de rondeur. Le soleil glisse sous les eaux claires, vasques ombreuses qui appellent aux nonchalances. Dérives du désir, je hume la sérénité du lieu, ocelles mouvantes de lumière bercée par le plumetis d’un vent qui passe, friselis léger. Je lis. Une fourmi vagabonde arpente les veines bleues vibrantes sous la peau, moire chaude enivrée de soleil. Le ramage effilé des bruyères, hampes feutrées, s’allie aux mains offertes du figuier. Je savoure sauvage l’heure tiède, la rumeur fidèle de l’eau qui court de roche en roche, le plaisir rond de la sève d’été. Je plonge loin du corps de la tendre Ophélie, loin de ses pleurs enfouis sous la mousse, le temps de disparaître sous la fraîche lourdeur de l’écume et de goûter encore au bouillonnement régulier de la cascade qui court sous le soleil.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



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  • 29 août 1862/Naissance de Maurice Maeterlinck

    Éphéméride culturelle à rebours




         Le 29 août 1862 naît à Gand (Belgique) Maurice Maeterlinck.




    Maeterlinck
    Source




        Issu d’une vieille famille flamande, Maurice Maeterlinck se passionne très tôt pour la nature et la poésie. En contact avec les milieux littéraires parisiens (dont le salon de Mallarmé), le poète-philosophe belge d’expression française accède à la notoriété poétique avec le recueil des Serres chaudes (1889), encensé par Octave Mirbeau. Suivent une série de drames ― La Princesse Maleine (1889), Les Aveugles et L’Intruse (1890), Pelléas et Mélisande (1892), Ariane et Barbe-bleue (1902).
        À partir de 1896, année de publication des Douze chansons, il ne cessera de rédiger des ouvrages sur la vie des animaux : La Vie des abeilles (1901), La Vie des termites (1926), La Vie des fourmis (1930).
        Davantage connu pour son œuvre dramatique, Maurice Maeterlinck est considéré comme le plus grand représentant du symbolisme au théâtre. Cet « homme du Nord très positif, chez qui ― selon André Gide ― le mysticisme est une manière d’exotisme psychique », voit l’ensemble de son œuvre récompensée en 1911 par le Prix Nobel de littérature.




    EXTRAIT DE LA VIE DES FOURMIS

    Communications et orientation

        Comment les fourmis presque aveugles, rencontrant dans leur nid une sœur de leur race mais d’une autre famille, savent-elles qu’elles ont affaire à une étrangère ? C’est un des problèmes les plus compliqués et les plus obscurs de la fourmilière. Une patiente et ingénieuse myrmécologue, Mlle Adèle Field y a consacré des années sans parvenir à le résoudre d’une manière tout à fait satisfaisante. D’après ses expériences, le sens olfactif, qui chez la fourmi domine tous les autres, réside principalement dans les sept derniers articles de son funicule qui est l’extrémité de ses antennes. Chacun de ces articles est consacré à une odeur particulière ; par exemple l’odeur du domicile est perçue par le dernier segment, le pénultième discerne l’âge des ouvrières dans les colonies formées de diverses familles de la même espèce, et l’antépénultième capte le fumet dont la fourmi imprègne le chemin qu’elle parcourt. Quand on enlève le dernier segment, elle entre dans n’importe quelle fourmilière et s’y fait massacrer, quand on coupe l’antépénultième, elle ne retrouve plus sa piste. Dans un autre article se localisent les effluves de la reine-mère ; l’ouvrière qu’on en prive ne s’occupe plus de la pondeuse ni de la progéniture. Une autre articulation est réservée à l’odeur spécifique ; lorsqu’on la supprime, on peut mêler les espèces les plus différentes sans qu’elles se battent, etc.
        Notez que l’odeur du domicile n’est pas le même que l’odeur de l’espèce ; la première est assez variable et dépend de l’âge des habitants et d’autres circonstances, la seconde est presque indélébile. L’odeur héréditaire est encore différente, c’est l’odeur maternelle que toute fourmi porte depuis l’œuf jusqu’à la mort et qu’il ne faut pas confondre avec l’odeur de la reine qui peut ne pas être la mère de la fourmi en question.
        Mais il serait téméraire de limiter aux antennes le sens olfactif des fourmis […]
    Ajoutez à tout ceci la vie des odeurs dans la mémoire des fourmis. Elle est également variable. En certains cas elle persiste durant une dizaine de jours, en d’autres durant trois mois, en d’autres encore, notamment quand il s’agit de l’odeur héréditaire, elle se maintient pendant plus de trois ans. Ajoutez-y enfin les mélanges et les superstitions inévitables, ajoutez-y surtout le rôle électrique, magnétique et peut-être éthérique et psychique que jouent ces inépuisables organes et vous voyez à quelles incroyables complications aboutissent les moindres investigations dans ce petit monde que nous croyons beaucoup plus simple, plus rudimentaire, plus déshérité, plus dénué d’intérêt et d’imprévu que le nôtre.

    Maurice Maeterlinck, La Vie des fourmis, Fasquelle Éditeurs, 1930, pp. 129-130.





    Voir/écouter aussi :
    – (sur le site du musée provincial Félicien-Rops de Namur) une
    fiche-audio sur Maeterlinck ;
    – (sur Terres de femmes)
    30 avril 1902/Création de Pelléas et Mélisande de Debussy.



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  • Geneviève Vidal-de Guillebon | Exil

    «  Poésie d’un jour  »



    Spilliaert
    Léon Spilliaert (1881-1946),
    Vertigo, Escalier magique, 1908
    Encre de Chine, aquarelle et crayon, 64 x 48 cm
    Museum voor Schone Kunsten, Oostende, Belgique





    EXIL


    IV


    Exil
    que ce choix
    de m’évader toujours

    une promesse me lie
    qui ne m’asservit qu’à
    l’ivresse d’être

    si bien que le vertige du vide
    me porte    et
              m’allège

    si bien
    qu’à tire- d’ailes
              j’explore les nervures de l’air

    In-
    visible voilure
    qui m’entraîne
    je ne sais où

    Ex-
    ils    qui me ramènent
              à la source


    Geneviève Vidal-de Guillebon, Le Nombre de la lumière, Jacques André Éditeur, 2008, page 41.





    Vertigo
    D.R. Ph. Eric Le Parc,
    Vertigo, 22 décembre 2007

    Source





    GENEVIÈVE VIDAL



    ■ Geneviève Vidal
    sur Terres de femmes

    Exil
    Loger Lumière
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Vie donner/nommer



    ■ Voir aussi ▼

    le site de Geneviève Vidal
    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Geneviève Vidal
    → (sur le site de la Bibliothèque royale de Belgique)
    Léon Spilliaert dans les collections de la Bibliothèque royale de Belgique
    → (sur le blog de Viviane Lamarlère)
    Léon Spilliaert ou la lumière d’Ostende





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  • 28 août 1749 | Naissance de Goethe

    Éphéméride culturelle à rebours


    Le 28 août 1749 naît à Francfort-sur-le-Main Johann Wolfgang von Goethe.






    Goethe_dans_la_campagne_romaine
    Johann Heinrich Wilhelm Tischbein (1751 – 1829),
    Goethe dans la campagne romaine, 1787
    Huile sur toile, 164 x 206 cm
    Städel Museum, Francfort-sur-le-Main, Allemagne.







    Extrait du Discours de Paul Valéry en l’honneur de Goethe
    Discours prononcé en Sorbonne, le 30 avril 1932, à l’occasion de la commémoration du centenaire de sa mort
    (Weimar, le 22 mars 1832).




    Ce qui me frappe dans Goethe, avant toute chose, c’est cette vie fort longue. L’homme du développement, le théoricien des actions lentes et des accroissements successifs (qui se combine curieusement en lui avec le créateur de Faust, qui est l’impatience même), a vécu tout le temps qu’il fallut pour éprouver maintes fois chacun des ressorts de son être ; pour qu’il fît de soi-même plusieurs différentes idées, et qu’il s’en dégageât et se connût toujours plus vaste. Il obtint de se trouver, de se perdre, de se reprendre et reconstruire, d’être diversement le Même et l’Autre ; et d’observer en soi-même son rythme de changement et de croissance. Un changement d’amplitude presque séculaire, par la substitution insensible des goûts, des désirs, des opinions, des pouvoirs de l’être, fait songer qu’un homme qui vivrait assez obstinément éprouverait successivement toutes les attractions, toutes les répulsions, connaîtrait, peut-être, toutes les vertus ; à coup sûr, tous les vices ; épuiserait enfin, à l’égard de toute chose, le total des affections contraires et symétriques qu’elle peut exciter. Le Moi répond, après tout, à tout appel ; et la Vie n’est au fond que possibilité.

    Mais cette quantité de durée qui forme Goethe abonde en événements de première grandeur, et pendant cette longue présence, le monde lui offre à contempler, à méditer, à subir, et parfois à écarter de son esprit, un grand nombre de faits considérables, une catastrophe générale, la fin d’un Temps et le commencement d’un Temps.

    Il naît dans une époque, dont nous savons aujourd’hui qu’elle fut délicieuse. Il s’élève dans ce siècle de plaisirs et d’encyclopédie, où, pour la dernière fois, les conditions les plus exquises de la vie civilisée se sont trouvées réunies. L’élégance, le sentiment, le cynisme s’y voient à demi confondus. On voit s’y développer à la fois ce qu’il y a de plus sec et de plus tendre dans l’âme. Les salons mêlent aux dames les géomètres et les mystes. On remarque un peu partout la curiosité la plus vive et déjà la plus libre, l’irritation joyeuse des idées, la délicatesse dans les formes. Goethe prit assurément sa bonne part de douceur de vivre […]

    Le sentiment tout-puissant d’être une fois pour toutes possède Goethe. Il lui faut tout, il faut qu’il ait tout connu, tout éprouvé, tout créé. Et c’est en quoi il est prodigue de tout ce qu’il est ; il prodigue ses apparences et ses produits de variété ; mais il retient jalousement ce qu’il pourrait être : il est avare de son lendemain. La vie, après tout, ne se résume-t-elle pas dans cette formule de paradoxe : la conservation du futur ? […]

    Il faut donc tout à Goethe. Tout, et de plus, être sauvé. Car Faust DOIT être sauvé.


    Paul Valéry, Variété IV [1938], Éditions Gallimard, Collection Blanche, 1960, pp. 100-107.



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  • La marelle des jeux


    Instables a cappella
    (avant-propos)


    Chjama è rispondi

    Instable_9_dernire_mouture

    Instable 9.
    La marelle des jeux

    Elle nécessite une longue abnégation
    l’écriture du silence

    dans la marelle des jeux
    seules persistent encore les cases
    le palet a glissé effaçant chiffres et lettres
    sous les grillages d’acier

    emmurement glacé
    des mots


    D.R. Image et texte : G.AdC/angèlepaoli


    >>> SUITE (Instable 10)
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