Dans son grand roman épique
La Guerre et la Paix, composé de 1864 à 1869,
Léon Tolstoï (1828-1910), grand admirateur de Stendhal, évoque, sur fond d’épopée princière et sociale, les différents épisodes de la Campagne de Russie, conduite par l’Empereur Napoléon.
Après la victoire de la Moskowa, remportée le 7 septembre 1812, Napoléon entre dans Moscou. Il occupe la capitale incendiée et désertée pendant un mois. Le 19 octobre commence la retraite de Russie, suivie du
passage de la Bérézina (du 26 au 29 novembre). La Grande Armée est décimée.

Peter von Hess (1792-1871),
Le Passage de la Bérézina, 1843
Huile sur toile, Musée de l’Hermitage,
Galerie de 1812 du Palais d’hiver,
Saint-Pétersbourg
Source
EXTRAIT
« L’armée française fondait régulièrement selon une rigoureuse progression mathématique. Et même ce passage de la Bérézina sur lequel on a tant écrit ne fut qu’une des phases successives de la destruction de cette armée et non un épisode décisif de la campagne. Si l’on a tant écrit et si l’on écrit encore tant sur la Bérézina, du côté des Français, cela vient uniquement de ce que, sur le pont rompu de la Bérézina, les épreuves que l’armée française subissait jusqu’alors progressivement se concentrèrent soudain en un moment et en un spectacle tragique qui s’est gravé dans toutes les mémoires. Du côté des Russes, on a tant parlé et écrit sur la Bérézina uniquement parce que, loin du théâtre de la guerre, à Pétersburg, un plan avait été conçu (par Pfuhl) pour attirer Napoléon dans un traquenard stratégique sur la Bérézina. Chacun était persuadé que, dans la réalité, tout se passerait conformément au plan, aussi affirmait-on que c’était précisément le passage de la Bérézina qui avait perdu les Français. En fait, les conséquences de ce passage furent bien moins désastreuses pour les Français que leurs pertes en canons et en prisonniers à Krasnoïe, comme en font foi les chiffres.
La seule signification du passage de la Bérézina consiste en ce que ce passage a administré la preuve évidente et indubitable de l’erreur de tous les plans tendant à couper l’ennemi et du bien-fondé de la seule façon d’agir possible, celle que réclamait Koutouzov, c’est-à-dire qui consistait à suivre seulement l’ennemi. La foule des Français fuyait avec une vitesse sans cesse accrue, toute une énergie tendue à atteindre son but. Elle fuyait comme une bête blessée et elle ne pouvait s’arrêter en route. Cela est prouvé non pas tant par l’organisation du passage que par le mouvement sur les ponts. Lorsque les ponts furent rompus, soldats sans armes, habitants de Moscou, femmes et enfants qui se trouvaient dans les convois français, tous, sous l’influence de la force d’inertie, au lieu de se rendre, fuirent droit devant eux, dans les barques, dans l’eau glacée.
Ce mouvement était sensé. La situation des fuyards comme celle des poursuivants était également mauvaise. En restant avec les siens, chacun comptait, dans le malheur, sur l’aide des camarades, sur la place bien déterminée qu’il occupait parmi les siens. Mais en se rendant aux Russes on restait dans la même misère, tout en se trouvant relégué dans la dernière catégorie quant à la satisfaction des besoins vitaux. Les Français n’avaient pas besoin de renseignements sûrs pour savoir que des prisonniers dont les Russes ne savaient que faire, malgré tout leur désir de les sauver, la moitié mourrait de froid et de faim ; ils sentaient qu’il ne pouvait pas en être autrement. Les chefs russes les plus enclins à pitié et ceux qui éprouvaient le plus de sympathie pour les Français, les Français eux-mêmes au service de la Russie ne pouvaient rien pour les prisonniers. Ce qui perdait les Français, c’était le dénuement dans lequel se trouvait l’armée russe. On ne pouvait ôter le pain et les vêtements aux soldats affamés dont on avait besoin, pour les donner à des Français inoffensifs, qu’on ne haïssait pas, qui n’étaient pas coupables, mais qui n’en étaient pas moins des bouches inutiles. Certains le faisaient pourtant ; mais ce n’était qu’une exception.
En arrière, c’était la perte certaine ; en avant l’espoir. Les vaisseaux étaient brûlés; il n’était pas de salut hors de la fuite en commun, et toutes les forces des Français tendaient vers cette fuite. »
Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix [1878], Éditions Hazan, 1950 ; Le Livre de Poche, tome II, 1963, pp. 577-578. Traduction de Élisabeth Guertic.
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