Hier,
14 septembre, naissait
Michel Butor. C’était en 1926, à Mons-en-Barœul (Nord). Il y a quatre-vingt-douze ans.
Ph. © Marc Monticelli
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SEPTEMBRE, août
III
Lundi 15 septembre
Hier, dimanche 14 septembre, comme je traversais, à la fin de l’après-midi, la place de la Nouvelle-Cathédrale, en allant à pied vers la grande maison de Geology Street où James m’attendait parce qu’il était entendu que nous irions ensemble chercher Ann avec la Morris noire pour nous rendre chez les Burton, James dont les vacances ont commencé, dont la table à côté de la mienne était vide aujourd’hui chez Matthews and Sons, James au sujet de qui j’ai longtemps craint que ce fût lui l’instrument de ta vengeance lors de l’« accident » de #660033 Street, ce qui, je le pense maintenant, du moins au sens littéral et légal est inexact, comme je traversais hier cette place où la nuit nuageuse achevait de tomber sur la Nouvelle-Cathédrale vide et le nouveau grand magasin presque achevé dont j’apercevais à peine la longue banderole déjà salie avec son annonce de l’inauguration en novembre, éclairée par de maigres projecteurs, hier, dimanche 14 septembre, à la fin de l’après midi, j’ai retrouvé au fond de moi cette terreur, cet accablement, ce découragement que j’avais éprouvés, il y a un mois, devant cette façade en plein soleil, j’ai retrouvé au fond de moi, très atténuée, la voix tonnante et dure avec laquelle tu me proclamais ce discours impitoyable dont je viens de lire le texte au milieu des pages écrites pendant la semaine qui a suivi, la troisième semaine du mois d’août, ta voix hargneuse, autoritaire et satisfaite, qui certes subsiste, mais qui traverse maintenant en ma faveur une tout autre voix bien plus profonde, une voix de lamentation éveillée par mes flammes, par la blessure que je t’ai infligée, Bleston, la voix de ta guerre intime dont je me fais l’écho maintenant, ayant été forcé d’abandonner, par ton inévitable victoire, ma querelle particulière, la voix de ton désir de mort et de délivrance, que je m’efforce d’amener au jour, à la parole, en accomplissement de ce pacte qui est intervenu entre nous.
Au sortir de chez Matthews and Sons, je suis allé au Théâtre des Nouvelles voir le film sur la Nouvelle-Zélande; puis traversant la place de l’Hôtel-de-Ville sur laquelle la nuit achevait de tomber, je suis allé dîner au premier étage de l’« Oriental Rose », d’où j’ai regardé les derniers verdoiements disparaître derrière les ridicules tours crénelées du bâtiment municipal.
Tout naturellement se mêlent à mes phrases de ce soir certains fragments du texte ancien que je viens de lire: « les jours baissent, le temps de plus en plus se gâte, mais il y aura encore d’assez belles heures jusqu’à mon départ, d’assez belles heures comme celles que j’étais incapable d’apprécier en octobre, écrasé par la désolation étrangère qu’elles m’éclairaient », certaines expressions de ce moi ancien qui vient me hanter, se teignant d’une autre lumière comme si leur signification avait mûri, comme si ces lignes d’alors n’étaient que la préfiguration de celles de ce soir, car si les jours baissaient, ils ont baissé depuis, ils baissent plus vite, et les assez belles heures que j’aurai encore jusqu’à mon départ seront de plus en plus précieuses, de plus en plus éclatantes par opposition à la nuit, à la brume, à la pluie flagellante qui gagnent, jusqu’à ce nouveau mois d’octobre tout proche que je ne verrai pas ici…
Michel Butor, L’Emploi du temps, Les Éditions de Minuit, 1957 ; 10/18, 1972, pp. 409-411.
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