Terres de Femmes


Jean-Michel Maulpoix | La mâture de la mer est illusoire

Topique : Bleu
«  Poésie d’un jour »



Bleu Guidu
Ph, G.AdC








LA MÂTURE DE LA MER EST ILLUSOIRE




Nous savons bien que sur la page le large tient par des ficelles
Nous prenons goût pourtant à bricoler sa démesure
Nous allons voir l’azur au cinéma, les bougainvillées et les voiliers blancs
Nous aimons le masque de velours de la mer, son uniforme de gala, et la tromperie de ses paupières fardées de bleu
Nous aimons que la langue lui ressemble, avec ses mièvreries, ses stéréotypes et ses bouffissures
Nous aimons croire tenir la paume de l’horizon, et cette ivresse d’y boire un peu pour ne pas rendre gorge
Nous sommes des résidus du ciel, d’anciens soupirs des dieux
Nous allumons des réverbères aux marches des palais
Et nous craignons tellement de mourir que nous savons gré à la mer de véhiculer notre angoisse sur l’énorme carrure de son bleu. »



Jean-Michel Maulpoix, Une histoire de bleu, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2005, page 79. Préface d’Antoine Émaz.





Jean-Michel Maulpoix  Une histoire de bleu




JEAN-MICHEL MAULPOIX


Jean_Michel_Maulpoix
Source




■ Jean-Michel Maulpoix
sur Terres de femmes


Un poète au jardin (extrait d’Anatomie du poète)
Bouchoreille (extrait des 100 Mots de la poésie)




■ Voir aussi ▼


le site de Jean-Michel Maulpoix





Retour au répertoire du numéro de novembre 2005
Retour à l’ index des auteurs
Retour à l’ index de mes Topiques

» Retour Incipit de Terres de femmes

Commentaires

9 réponses à “
Jean-Michel Maulpoix | La mâture de la mer est illusoire

  1. Avatar de Pascale
    Pascale

    De l’eau toujours de l’eau (angèle 2, la mâture de la mer) ; voilà bien l’élément premier. Et nous, pauvres bouseux de l’intérieur des terres, ne faisons que contempler ces merveilleuses photos de l’essentiel élément en rêvant de ses bienfaits ancestraux !

  2. Avatar de busard

    Flap … l’oiseau se pose et dépose
    *
    Fenêtre de lumières où les bleus se mêlent
    Colonne qui nous projette dans un ciel de démesure
    Brumes enveloppantes de nos doutes
    Mer sombre et profonde d’espoir ou de désespoir
    L’écume qui s’agite nous turlupine.
    *
    busard

  3. Avatar de Marielle
    Marielle

    Photographie de Guidu qui accompagne à la perfection les mots savoureux de Maulpoix. Il y a dans les deux cas un rapport charnel à la mer, mêlé à une certaine forme de distance, qui ressemble à du respect mais aussi, peut-être, un peu de crainte.

  4. Avatar de pascale
    pascale

    En contrepoint du texte d’hier de Jean-Michel Maulpoix, voici pour les anglophones et les autres, une jolie citation que j’ai trouvée sur le site de P. Smith mais dont je ne connais malheureusement pas la provenance :
    « We are tied to the ocean. And when we go back to the sea, we are going back from whence we came.  »
    « Nous sommes liés à l’océan. Et quand nous retournons à la mer, nous retournons d’où nous venons. »

  5. Avatar de chrysalide

    Magnifique, j’ai été transportée par ce livre. J’ai fait un lien chez toi. A bientôt Angèle, bon week end.

  6. Avatar de Webmestre

    Chère Pascale,
    Cette phrase a été prononcée par le président John F. Kennedy le 14 septembre 1962 (Australian Ambassador’s Dinner for the America’s Cup Crews, Newport).

  7. Avatar de pascale
    pascale

    Merci à vous. Je souhaite aussi vous dire combien je suis heureuse de pouvoir communiquer régulièrement avec vous. TdF tient désormais une place de choix dans mon existence quotidienne…

  8. Avatar de Angèle

    Oui, Chrysalide, je ne suis pas surprise que ce recueil t’ait plu. Il te ressemble.
    Si tu veux découvrir une très très grande, rends-toi ICI. J’étais totalement chavirée ce matin en mettant ce poème en ligne… Manguel fait un superbe travail d’archéologue et médiateur avec sa collection « Cabinet de lecture ».

  9. Avatar de Emilie Delivré
    Emilie Delivré

    Chemins de la Mâture
    1
    Sur les chemins de la mâture
    il faudrait une armure
    en plus de notre écorce
    mais je n’ai pas la force, mais je n’ai pas la force
    le soleil au cyprès est de mauvaise augure
    pour le tronc qui a fait le vœu de la mâture
    2
    parfois, la roche ne veut céder au bois
    bois contre pierre, falaise contre sapin
    en concurrence pour le roi
    dans les faveurs de l’eau où sourdait son destin
    qui venait te chercher, de la plaine ou de la vallée,
    sur des hauteurs qui ne regardaient que toi ?
    qui venait à tailler quelque chose de droit,
    pour l’horizontal ? chemin de labeur, route pénible,
    changement d’horizon
    pour ce tronc qui n’aspirait
    qu’à paresser
    sur les Pyrénées
    3
    sur les chemins de la mâture,
    un mètre dure plus d’une année,
    et ce qui est avant, et ce qui est après
    est d’une autre nature
    entre le tronc et le mât, dis-moi,
    quelle correspondance
    qui ne déchire l’arbre, le paysage, la vague, et toute forme de croyance?
    et Qui te fait souffrance, montagne que l’on déracine
    et que l’on redessine
    au gré non pas des choses mais des ambitions ?
    ou l’ambition des choses ?
    ambition de géant, géant contre nature, chose féroce
    qui nous force à quitter jusqu’à notre écorce
    et qui suce la sève de ce qui vivait
    – vivra encore
    mais d’une autre manière
    peut être plus choisie
    que la première
    4
    je ne suis même pas le premier tronc qui passe
    et non plus le dernier
    car la route du Moi était déjà tracée
    jusqu’à un point : la mer
    jusqu’à ce point, vois-tu, où finit le passé
    montagne de sable
    tu t’affaisseras de tous ces trous et ces tunnels
    façonnés dans ta chair
    avec ta blessure étroite et longue
    qui n’épargne
    ni la France ni l’Espagne
    ni le reste du monde
    puisque la terre est ronde
    et que ta tête est blonde
    mon enfant qui m’a creusée si intensément
    que j’ai porté jusqu’à ce maintenant
    au bord de l’eau à bord de moi
    cœur de chaud en porte à froid
    qui a plié lances de bois
    empiété dans la pierre au dessus du torrent
    mon enfant…
    5
    les Pyrénées sont un avant-départ
    ventre gonflé de l’infant qu’elles nourrissent
    bois façonnable et bourgeon à l’instar
    de la tige voilée sur la barque d’Ulysse
    le chemin de la mâture
    parfois seulement me rassure
    après trente ans de trente mètres
    peut-être…
    6
    un jour on ne retient
    que le tronc dans sa chute
    que le mont amputé
    et le lendemain
    c’est le fût transcendé
    qui apparaît en bord de mer
    mât téméraire, mer espérée!
    7
    mon rapport à la vague
    sera d’embrun
    sera d’humidité
    et seule ma voile un instant relevée
    transportera mille mers
    et sous la coque et sous mon pied
    et sous l’océan traversé
    et au delà de l’eau
    et au delà de l’ancre
    mon Dieu …. les Pyrénées
    si le sel brûle mon bois
    si la mouette pose ses fientes
    sur mon âme
    qui était végétale,
    Montagne du passé
    reconnaîtras-tu encore
    celui qui avait planté
    sa racine, profonde, en toi
    bien avant que dans la coque ?
    de terre et de mer
    ainsi va mon destin
    et de poussière et de poussière
    lorsque j’aurai fini
    de brûler pour les tiens
    8
    en certaines heures
    et à certaines places
    (comme sur la terrasse)
    c’est le vide des épines
    qui me fait souffrance
    parsemées sur un col
    près de la célestine
    au rebord de la France
    tapis épineux doux à mon pied
    qui renvoie dans le ciel
    un parfum de girolle,
    boisé, sans une once de sel
    tronc nu, mes aiguilles me manquent
    et mon habit imaginé
    les soirs d’été
    par les contrebandiers
    tronc nu, j’ai la branche oubliée
    dans les pattes de l’ours
    et ma cime a été
    rabotée par la course à la mer,
    la course à la guerre
    O fruit de mon écorce
    et je n’ai plus la force et je n’ai plus la force
    9
    le mât a ses raisons
    et ses lents mouvements
    lorsque la lune est pleine
    mais le tronc, lui
    immobile et vivant
    devient d’argent !
    les lunes se reflètent
    dans chacun de ses yeux
    et c’est un peu de Dieu
    qui descend à la plaine.
    sur le chemin de la mâture
    des demi-dieux expirent
    sans couronne d’épine
    10
    certains jours, à la seconde
    où le soleil explose
    le tronc n’est plus un bois
    qu’on traîne et qui repose
    dans l’entre-monde
    car la mer touche enfin
    aux racines perdues
    et trente ans sont passés et le passé n’est plus.
    combien de lunes ?
    combien d’étés ?
    et pour combien de nous jamais ressuscités ?
    entre-monde dans l’entrejambe
    qui sent l’arbre
    et qui sent l’ambre
    antichambre marine
    couleur de mer, parfum d’épine
    O cimetière sans tombeau
    et ceux qui le traversent ont rêvé de bateaux
    dont l’ancre aurait mémoire de racine
    et dont la voile irait remonter les cours d’eau
    11
    tombeau sans cimetière
    laisse moi deviner
    quel sera mon passé !
    sur le chemin de la mâture
    parcouru en arrière
    la mémoire n’a cure
    de lier les espaces.
    et le temps passe et le temps passe
    avec sa traîne de mariée
    brouillant la trace de l’hymen
    chaque fois consommé
    12
    double vie du bois
    l’une avide
    de ses choix
    et l’autre,
    la première
    en son destin de conifère
    qui croît, qui croît !
    double bois qui ne ment pas
    car ce que l’un oublie
    l’autre le lui rappelle
    et ce que l’un décèle
    l’autre le multiplie
    et lorsque le premier retire sa ramure
    c’est à son descendant d’en porter la blessure
    sur les chemins de la mâture
    l’être, avant de naître
    vient d’un autre avenir
    13
    renonce à ta vallée, embrasse la voilure
    et largue tes racines au gré de nos voyages
    le ciel s’étend immense au dessus du voilier
    et se souvient encore du plus beau des naufrages
    Soldat des Pyrénées
    tu seras Roi de la Mâture
    Mât de misère
    résigne
    ton essence résineuse,
    creuse
    la pierre pour mieux croiser l’air
    et pose ton mystère
    sur la forêt de signes
    sur le chemin de la misaine
    le chant du cor répond
    au chant de la sirène
    Ulysse ! Ulysse !
    est-ce la biche est-ce le goéland
    qui chuchote ton nom au travers des haubans ?
    es-tu mon fils
    ou celui de Roland
    attaché au grand mât
    et détaché du temps ?
    14
    Arbre qui dévale la pente
    promis tantôt au feu
    tantôt à la charpente
    et parfois même à l’encre
    sur le parchemin
    je te souhaite souvent le plus long des chemins
    celui qui mène au port aux marins et à l’ancre
    qui est une promesse avant d’être un destin
    c’était hier, c’était demain,
    ce sera maintenant.
    dans cent ans,
    mille ans peut-être
    bien après le déluge
    ce sont trente mètres
    de bois dur
    qui seront le refuge
    des esprits naufragés
    sur le chemin de la mâture
    la mer est au futur
    la mort est au passé
    et il n’est pas d’amour qui ne trouve voilier .
    ——————————
    (A la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, la marine royale française ne peut plus se ravitailler en bois dans les forêts du nord de l’Europe. Elle se tourne alors vers les ressources nationales, et notamment vers les Pyrénées. Des chemins parfois tracés dans la roche même, au dessus de 200 mètres de gouffre, ont gardé jusqu’à nos jours le nom de “chemins de la mâture”, puisqu’ils étaient conçus pour laisser passer des fûts de sapin longs parfois de trente mètres, destinés à faire des mâts, ainsi que les boeufs qui les tiraient. )

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *